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1. Problématique

En France, diverses dispositions du Code du travail (articles L1131-1 et s.), du Code de la fonction publique (articles L131-12 et s.) et du Code pénal (225-1 et s.) portent sur l’interdiction des discriminations basées sur l’origine ethnique ou raciale, l’âge, le handicap, le genre, l’orientation sexuelle, etc. Aux États-Unis, le Titre VII du Civil Rights Act de 1964 (Loi fédérale sur les droits civils) couvre les cas de discrimination dans le domaine du travail et interdit la discrimination fondée sur la race, la couleur, le sexe, l’origine, la religion, etc. Dès 1975, le Québec, pour sa part, s’était doté d’une Charte des droits et libertés qui avait préséance sur les autres lois et bénéficiait d’un statut quasi constitutionnel. Cette charte a ensuite été enrichie au cours des années pour tenir compte de l’évolution de la société, notamment en ce qui concerne les droits des minorités ethniques, et interdit ainsi la discrimination lorsqu’elle se fonde sur la race, la couleur de la peau, l’origine ethnique ou nationale, etc.

Il s’ensuit que dans nos sociétés en mutation normative et législative tendant vers plus d’égalité sociale, le racisme ne s’exprime plus aujourd’hui de façon aussi explicite qu’auparavant (Katz & Hass, 1988). Le racisme classique, purement « émotionnel, proche et direct », basé sur la hiérarchisation sociale et la différentiation interethnique, a cédé la place à un racisme moderne, qui est plutôt « rationnel, distant et indirect » (Pettigrew & Merteens, 1995). Les « racistes modernes » s’efforcent de masquer leurs attitudes discriminatoires en évitant les évocations de race ou d’ethnie pour justifier leur refus de l’autre (Ndobo & Gardair, 2006). On parle ainsi de racisme symbolique (McConahay, 1986), de racisme ambivalent (Katz & Hass, 1988 ; Katz, Wackenhut, & Hass, 1986), de racisme voilé (Pettigrew & Merteens, 1995), de discrimination implicite (Bertrand, Chugh, & Mullainathan, 2005), de racisme subtil (Dovidio, Kawakami, & Gaertner, 2002 ; Sue, 2010 ; Van Laer & Janssens, 2011), de racisme insidieux (Bellemare, 2020, p. 58), de nouveau racisme (Noon, 2018), ou encore de racisme indirect (article 1 de la loi n°2008-496 du 27 mai 2008). Tel est par exemple le cas des recruteurs qui tentent de masquer leurs préjugés racistes en utilisant des voies détournées pour les justifier ou pour les exprimer, en invoquant par exemple l’absence de compatibilité avec le poste (Ndobo, 2010). Or, ce racisme voilé n’en demeure pas moins discriminatoire, c’est-à-dire qu’il conduit à une privation relative se traduisant par une différenciation entre deux personnes (ou deux groupes) sur la base d’un critère conduisant à injustement priver l’un de deux de quelque chose comparativement à l’autre.

Amadieu et Roy (2019, p. 162) notaient qu’en France, selon l’enquête 2016 de la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques), les candidats noirs avaient 23 % de chances en moins d’avoir une réponse positive après l’envoi de leur CV que les Blancs dans les grandes entreprises. Plus récemment, le 15ème baromètre sur la perception des discriminations dans l’emploi (Défenseur des droits- OIT Paris, 2022) indique que 41 % de la population active globale déclarent avoir été, au moins une fois, témoins de discrimination. Le même baromètre, réalisé en 2021 spécifiquement auprès des 18-34 ans, souligne que plus d’un jeune sur trois rapporte avoir vécu une situation de discrimination ou de harcèlement discriminatoire dans le cadre de sa recherche d’emploi ou de sa carrière. Le baromètre de 2020 précise aussi que 41 % des répondants considèrent que les discriminations se produisent souvent ou très souvent lors de la recherche d’un emploi (qui est, avec la recherche de logement, le domaine de discrimination le plus fréquemment cité), et que ces discriminations sont d’abord basées sur l’origine ou la couleur de peau.

Il importe alors de noter que les réactions aux discriminations sont d’abord tributaires de la capacité à les identifier, cette capacité étant d’autant plus aiguë que l’on aura, antérieurement, déjà été l’objet d’autres injustices. Inversement, le fait de se considérer historiquement indemne de toute discrimination est susceptible de conduire au déni de la discrimination. Cela dit, chacune de ces deux options peut avoir des conséquences néfastes. L’identification d’une discrimination, qui revient à expliquer cette dernière par une cause externe, risque d’affecter la composante sociale de l’identité individuelle (Tajfel & Turner, 1986). Quant au déni, il conduit à une attribution interne susceptible de mettre à mal l’image et l’estime de soi. Comment préserver cette identité ou cette image et cette estime est l’une des questions que nous examinerons. Ne peut-on par exemple penser qu’en cas de reconnaissance de la discrimination, le maintien ou le rééquilibrage identitaire peuvent consister à altérer la croyance selon laquelle l’individu pensait vivre dans un monde équitable où chacun obtient ce qu’il mérite ? À l’inverse, ne peut-on considérer qu’une personne en déni de discrimination maintiendra intacte une telle croyance, et que pour conserver ou restaurer une image de soi satisfaisante elle devra utiliser une autre stratégie, comme la dévaluation du domaine de manifestation de la discrimination ? Telles sont également certaines des questions auxquelles la présente étude se propose de répondre.

On peut enfin se demander si ces altérations d’identité et d’image de soi se manifesteront à la fois dans une situation de privation intragroupale et dans une situation de privation intergroupale alors que dans ce dernier cas la discrimination est difficilement contestable.

Avant d’aborder les étapes empiriques destinées à répondre à ces questions, nous commencerons par spécifier nos ancrages théoriques.

2. Cadre théorique

2.1 La privation relative

La Privation Relative (Crosby, 1976) renvoie au fait de se sentir privé de quelque chose relativement à d’autres personnes, situations ou groupes avec lesquels on se compare (Croizet & Martinot, 2003 ; Guimond & Tougas, 1994). Il s’agit d’un sentiment subjectif qui peut être totalement différent de la situation objective. Ainsi, une personne totalement démunie peut se satisfaire de son sort dans la mesure où elle se compare à d’autres qui vivent la même situation de privation et où elle n’espère pas davantage. À l’opposé, une personne objectivement très à l’aise sur le plan économique peut se sentir profondément insatisfaite de sa situation si elle se compare à ceux qui jouissent d’une situation meilleure que la sienne et si elle aspire au même type de situation. Le sentiment de Privation Relative, qu’il résulte d’une comparaison intragroupale (avec un membre de l’endogroupe) ou intergroupale (avec un membre de l’exogroupe), transite par deux processus : l’un cognitif, qui revoie à « la perception de disparités suite à une comparaison désavantageuse » (De la Sablonnière, 2002, p. 10), et l’autre affectif, qui réfère au sentiment de mécontentement et de colère issu de la privation perçue (Azzi, 1998 ; Dubé & Guimond, 1986 ; Taylor, 2002 ; Tougas & Beaton, 2002 ; Walker & Mann, 1987).

En réaction, des stratégies comportementales et/ou cognitives peuvent être déployées. Les premières peuvent permettre une amélioration concrète de la situation (par exemple en entrant dans la revendication sociale : Dubé & Guimond, 1986), tandis que les secondes conduisent à une réinterprétation de la situation sans aucun changement réel quant au statut des individus ou des groupes (Croizet & Martinot, 2003). Parmi ces dernières, on peut citer l’appel à des explications externes discriminatoires. Certaines données de la littérature indiquent que le désavantage perçu rendrait ses victimes enclines à reporter les causes de leur désavantage sur les attitudes discriminatoires d’autrui (Schmitt & Branscombe, 2002). Ce processus attributionnel est appelé discounting dans le sens où une telle attribution externe aux préjugés d’autrui permet de se déresponsabiliser de ses échecs et ainsi de protéger l’image que l’on a de ses capacités et compétences (Crocker & Major, 1989). Bien que cette thèse ait séduit plusieurs chercheurs, son bien-fondé théorique est parfois contesté (Branscombe, Schmitt & Harvey, 1999 ; Schmitt, Branscombe, Kobrynowicz & Owen, 2002). Selon certains auteurs (Ruggiero & Taylor, 1995, 1997 ; Schmitt & Branscombe, 2002), l’attribution à la discrimination serait préjudiciable au bien-être personnel et plus coûteuse du fait qu’elle mettrait en cause une partie importante de l’individu, à savoir son identité sociale, c’est-à-dire celle qui le relie à son groupe d’appartenance. Dès lors, attribuer un échec aux préjugés d’autrui serait une stratégie relativement peu utilisée. Les auteurs à l’origine de l’hypothèse du discounting ont d’ailleurs eux-mêmes reconnu que la portée de leurs travaux demeure relativement spécifique à certains groupes stigmatisés et à certaines situations particulières (Major, McCoy, Kaiser & Quinton, 2003). Une stratégie défensive alternative au discounting, et plus pertinente, serait de nier la discrimination.

Il a ainsi été observé que les individus peuvent avoir conscience que leur groupe d’appartenance est victime de discrimination sans pour autant avoir l’impression d’en être elles-mêmes victimes (Crosby, 1982 ; Ruggiero & Taylor, 1995). Crosby (1984) a par exemple constaté que des femmes, objectivement moins bien payées que les hommes à âge, ancienneté et formation égaux, se considéraient paradoxalement comme satisfaites de leur sort personnel comparativement à celui des autres membres de leur groupe. Il émet l’hypothèse d’un déni de la discrimination. Plusieurs explications cognitives et motivationnelles ont été avancées pour rendre compte de cette tendance à nier ou à minimiser la discrimination dont on est victime comparativement à celle rencontrée par son groupe (pour une revue, voir Dupont & Leyens, 2003). Certaines hypothèses avancent que ces deux types de discriminations (individuelle vs groupale) mobilisent deux points de comparaisons sociales différents : pour estimer la discrimination individuelle, les personnes choisiraient de se comparer aux autres membres de leur groupe, tandis que pour estimer la discrimination groupale, elles compareraient l’ensemble de leur groupe à l’ensemble du groupe discriminant (Postmes, Branscombe, Spears & Young, 1999 ; Dupont & Leyens, 2003).

Il semble par ailleurs que les comparaisons intragroupales soient généralement préférées aux intergroupales. Elles permettent en effet aux individus de considérer que leur situation n’est pas trop négative et qu’ils sont même dans une situation plus satisfaisante que dans le cas d’une comparaison intergroupale (Michinov, 2003). Crosby (1982) note ainsi qu’une grande majorité des employés se comparent à des personnes du même sexe et que les femmes — en dépit de l’inégalité professionnelle dont elles sont victimes — préfèrent se comparer à d’autres femmes plutôt qu’à des hommes. De même, Crocker & Major (1989) observent que pour protéger leur estime de soi, les personnes stigmatisées préfèrent se comparer à des membres de l’endogroupe. Il peut cependant exister certaines situations de menace où les personnes stigmatisées ne peuvent échapper à des comparaisons ascendantes avec les membres de leur propre groupe. Certaines recherches soulignent que de telles comparaisons intragroupes ascendantes sont associées à des effets positifs sur l’estime de soi (Martinot, Redersdorff, Guimond & Dif, 2002). Ces résultats ont été expliqués par un effet d’assimilation des bons résultats des membres de l’endogroupe (Huguet, Dumas, Monteil & Genestoux, 2001 ; Mussweiler et Bodenhausen, 2002). Il s’agit d’un processus de réfléchissement (Reflection process), une sorte de reflet de miroir pour soi-même (Tesser, 1988) : se comparer avec des individus que l’on estime supérieurs à soi permet de s’autovaloriser. Mais d’autres résultats ont montré qu’une telle comparaison peut, à l’instar des comparaisons intergroupes, avoir des effets négatifs pour l’estime de soi, les réactions aux comparaisons intragroupales pouvant être de nature non pas « assimilative » mais « contrastive » (Mussweiler, Ruter & Epstude, 2004).

2.2. Le désengagement psychologique

Major, Spencer, Schmader, Wolfe et Crocker (1998) ont mis en évidence que l’une des stratégies de protection de l’estime de soi utilisée par certains membres de groupes stigmatisés consiste à se désengager de façon sélective des domaines dans lesquels leur endogroupe a mauvaise réputation. Le désengagement psychologique (Crocker & Major, 1989 ; Crocker, Major & Steele, 1998 ; Major, Spencer, Schmader, Wolfe & Crocker, 1998) est un mécanisme de défense qui se traduit par l’affaiblissement, voire la disparition du lien évaluatif qui existe entre ce que l’individu obtient dans un domaine (le travail, les études…) et la valeur qu’il attribue à ce domaine. Il s’agit d’une stratégie de retrait mental face à des situations dévalorisantes (Schmader, Major, Eccleston & McCoy, 2001) avec deux mécanismes opérant : le discrédit et la dévaluation du domaine concerné (Major & Schmader, 2001). Le discrédit permet de remettre en cause la validité des évaluations reçues (feed back) dans un domaine particulier en leur conférant peu de valeur ; l’estime de soi n’est alors plus dépendante des succès et des échecs vécus dans ce domaine (Major & al., 1998). Ainsi, une personne échouant dans une tâche professionnelle peut considérer que cet échec ne reflète pas ses vraies compétences : on parle alors d’une « remise de diagnosticité du renforcement » (Laplante & Tougas, 2011). Le second mécanisme se traduit par un retrait professionnel des domaines d’intégration sociale aussi importants que le travail, en le reléguant à un rang de priorité moindre (Laplante & Tougas, 2011).

Bien que le désengagement psychologique permette de protéger l’estime de soi, y avoir recours contribue de façon insidieuse à l’exclusion sociale (Croizet & Martinot, 2003). En effet, en se désidentifiant des domaines valorisés par les dominants, les personnes stigmatisées légitiment, tout autant à leurs yeux qu’à ceux des individus avantagés, l’existence même de ces inégalités. Le plus dangereux réside dans le fait que cette stratégie est vécue par l’individu non pas comme un abandon dû à des pressions sociales, mais comme un choix personnel librement consenti (« Je n’aime pas les maths car je n’ai pas l’esprit logique » : Croizet & Martinot, 2003, p. 58). Par exemple, si l’on renonce à suivre des études scientifiques au profit d’études littéraires, on pourra facilement se convaincre qu’il ne s’agit pas d’un renoncement mais que l’on a plutôt toujours été attiré par les matières littéraires, sans être conscient des mécanismes structuraux, économiques et psychosociaux qui sont à l’origine de cette orientation[1]. Dès lors, ce qui est peu coûteux pour l’individu en matière de salut psychologique personnel immédiat peut aussi se révéler très coûteux à long terme pour le destin collectif du groupe d’appartenance.

Cela dit, on peut se demander si ce désengagement, visant à la protection d’une estime de soi mise à mal par une comparaison intragroupale désavantageuse, ne peut pas transiter, du moins partiellement, par une accentuation de la croyance en un monde juste.

2.3. La Croyance en un Monde Juste (CMJ)

Les études sur la CMJ (initiées par Lerner & Simmons, 1966) ont été inspirées des postulats de Heider (1958) sur l’équilibre cognitif et de ceux de Festinger (1954) sur la dissonance cognitive. Selon les théoriciens de l’attribution (Heider, 1958), les individus ont besoin de croire qu’ils exercent un contrôle sur leur environnement (Keyes & Ryff, 2000). Pour Lerner (1975, 1980), la seule façon est donc de croire que nous vivons dans un monde ordonné, prédictible, contrôlable et juste. La CMJ consiste alors à considérer que « les individus obtiennent ce qu’ils méritent et méritent ce qu’ils obtiennent » (Lerner & Simmons, 1966, p. 204). Elle est considérée comme une illusion positive qui, comme l’erreur fondamentale d’attribution (Ross, 1977), accentue le poids des acteurs au détriment des facteurs situationnels. Ce phénomène d’attribution de la responsabilité découlerait d’un besoin psychologique de croire en une forme de justice méritocratique qui permet aux individus de se sentir moins menacés face à l’injustice (Bègue & Bastounis, 2003). La CMJ fonctionne ainsi comme un bouclier cognitif préservant la santé mentale et le bien-être en permettant à l’individu de se protéger contre la fragilité du système dans lequel il vit, en particulier lorsqu’il est confronté à des événements injustes et négatifs (Dalbert, 2002). Elle lui procure le sentiment d’être traité de façon équitable et d’obtenir une juste récompense de ses actions. Reste maintenant à examiner si la CMJ ne peut pas médiatiser, et selon quelles conditions, la relation entre la privation relative et le désengagement.

3. Première étude : situation intergroupale

Comme cela a été noté par Mussweiler, Ruter et Epstude (2004), les relations intergroupales sont principalement de nature contrastive et rendent saillante la différence d’identité sociale. Aussi nous considérons qu’une personne ayant déjà subi des discriminations sera facilement conduite à identifier comme telle une nouvelle discrimination ; de même, il nous semble peu probable qu’une personne qui n’en a jamais été victime puisse considérer ne jamais pouvoir l’être et ne pas procéder à une semblable identification. Nous supposons donc que dans une situation de Privation Relative intergroupale, les participant(e)s de la condition « Négation » (modalité 1 de la VI) et ceux (celles) de la condition « Reconnaissance » (modalité 2 de la VI) fourniront des réponses similaires, tant sur le plan de la CMJ (VD1, hypothèse 1) que sur celui de la dévaluation du travail (VD2, hypothèse 2).

3.1. Méthode

3.1.1. Participants

80 Français(e)s d’origine maghrébine[2], salarié(e)s dans plusieurs secteurs d’activités (banque, enseignement, usines, etc…), sollicités par la technique de la boule de neige[3], ont été invités à participer anonymement, sur la base du volontariat, à une recherche universitaire portant sur l’avenir professionnel des jeunes. Cet échantillon était composé de 42 % de femmes et 58 % d’hommes ; 16,3 % avaient moins de 25 ans, 75 % avaient entre 25 et 50 ans, et 3,8 % plus de 50 ans.

3.1.2. Procédure

Nous avons utilisé la méthode « persona » (Bornet & Brangier, 2013) en demandant aux participant(e)s de se mettre à la place d’une personne d’origine maghrébine, nommée Omar, qui subit un refus de promotion à un poste vacant en interne malgré des années de dévouement à son entreprise. Empli de désarroi, Omar apprend de source sûre, par l’entremise d’un ami proche de la direction, que son chef a préféré recruter François, un Français de souche (privation relative intergroupale)[4].

Nos participant(e)s ont été assigné(e)s aléatoirement à deux conditions expérimentales (40 par condition), en manipulant le « type d’attribution » (VI) : négation de discrimination vs reconnaissance de la discrimination. Dans la première condition, il a été présenté comme une personne niant avoir subi de la discrimination : « Interrogé sur son cursus professionnel, ce jeune Français d’origine maghrébine déclare qu’il a rarement subi personnellement de la discrimination dans le domaine professionnel même s’il admet que d’autres personnes d’origine étrangère en subissent ». Dans la seconde condition, Omar a été présenté comme quelqu’un reconnaissant avoir déjà été victime de discrimination : « Interrogé sur son cursus professionnel, ce jeune Français d’origine maghrébine dit qu’il a souvent subi personnellement de la discrimination dans le domaine professionnel ».

3.1.3. Matériel

Après lecture des situations décrites, les participant(e)s ont répondu à un questionnaire de 16 items (plus une fiche signalétique), en y indiquant leur accord ou désaccord sur des échelles en 7 points allant de « 1 » (pas du tout d’accord) à « 7 » (totalement d’accord). La consigne : « À la place de Omar, vous vous diriez que ... » a été rappelée au début de chaque question.

Le questionnaire intègre huit items (ɑ=.72) de l’échelle de Croyance en un Monde Juste Professionnel (Duchon, 2010) : item 1 : « Dans la vie professionnelle, même quand on fait très bien son travail, on est rarement promu » ; item 2 : « Les personnes qui ont une augmentation de salaire exceptionnelle l’ont souvent méritée » ; item 3 : « Les personnes qui réussissent leur vie professionnelle le doivent souvent à leurs compétences ou à leurs efforts » ; item 4 : « Dans la vie professionnelle, les gens qui obtiennent des promotions l’ont rarement mérité » ; item 5 : « Au travail, même si les personnes sont paresseuses, elles bénéficient souvent d’augmentations de salaires équivalentes à celles reçues par ceux qui travaillent dur » ; item 6 : « Au travail, il est fréquent que les gens qui ne le méritent pas soient gratifiés et récompensés » ; item 7 : « Dans la vie professionnelle, les personnes qui ne réussissent pas à obtenir de promotion en sont souvent responsable » ; item 8 : « Il est fréquent que même les salariés qui ont de bons résultats dans leur travail soient mis au placard »[5].

Les huit autres items (ɑ=.69), de désengagement psychologique, mesurent la dévaluation du travail (Laplante & Tougas, 2011) : item 1 : « Ce n’est pas dans mon travail que je donne le meilleur de moi-même » ; item 2 : « Être un(e) travailleur(se) compétent(e) est important pour l’image que j’ai de moi-même » ; item 3 : « Être apprécié(e) de mes collègues de travail ne fait pas partie de mes critères de réussite dans la vie » ; item 4 : « Être bien évalué(e) par mes supérieurs est un critère important pour ma satisfaction personnelle » ; item 5 : « Les évaluations de rendement ont une grande influence sur moi » ; item 6 : « Réussir dans mon travail n’est pas parmi les choses les plus importantes dans ma vie » ; item 7 : « Que je sois considéré(e) comme compétent(e) ou non selon les critères de mon employeur ne me dérange pas » ; item 8 : « J’apprécie mon travail car il me permet de me développer en tant que personne »[6].

3.2. Résultats

Une analyse de variance ANOVA à un facteur (« Négation » vs « Reconnaissance ») a été réalisée sur la CMJ puis sur la dévaluation au travail.

Conformément à nos hypothèses, les participant(e)s placé(e)s dans la condition « Négation » déclarent croire autant en un monde juste (M = 3,95, ET = 0,97) que ceux et celles placé(e)s dans la condition « Reconnaissance » (M = 3,90, ET = 0,99) : F(1,78) = .051 ; p = .821. De même, concernant la dévaluation du travail, les participant(e)s placé(e)s dans la condition « Négation » (M = 2,65, ET = 0,94) ne se différencient pas de ceux et celles placé(e)s dans la condition « Reconnaissance » (M= 2,99, ET = 0,88) : F(1,78) = 2,708 ; p = .104

4. Seconde étude : situation intragroupale

4.1. Hypothèses

Nous avons voulu poursuivre ce travail en examinant si nous n’obtiendrions pas, lors d’une Privation Relative intragroupale, des résultats bien différents de ceux de l’étude précédente, en considérant qu’ici la discrimination est plus difficilement identifiable.

Nous supposons ainsi que les participants placés dans la condition « Négation de discrimination » seront plus enclins à croire en un monde juste (hypothèse 1) et à dévaluer le travail (hypothèse 2) que ceux placés dans la condition « Reconnaissance de discrimination ». Nous supposons également que si ces deux hypothèses sont vérifiées, la croyance en un monde juste jouera un rôle de médiation entre la privation relative et la dévaluation du travail ; c’est-à-dire expliquera, du moins en partie, l’effet de la privation sur cette dévaluation.

4.2. Méthode

Comme dans l’étude précédente, 80 Français(e)s d’origine maghrébine (12,5 % avaient moins de 25 ans, 82,5 avaient entre 25 et 50 ans, et 5 % plus de 50 ans ; 40 % de femmes et 60 % d’hommes), tous ses salarié(e)s, ont été contactés par la technique de la boule de neige et assignés aléatoirement à nos deux conditions expérimentales (40 par condition), Négation de la discrimination vs Reconnaissance de discrimination.

Nous avons reproduit fidèlement le dispositif expérimental de l’étude précédente, avec le même questionnaire, en changeant uniquement la cible de comparaison qui n’est plus François, un Français de souche, mais Djamel, un autre Français d’origine maghrébine : « De source sûre, par le biais d’un ami proche de la direction, Omar apprend que le chef a préféré recruter Djamel, un autre Français d’origine maghrébine »[7]. Après lecture de l’un des deux scénarios, les participant(e)s, devaient là encore répondre au questionnaire en se mettant à la place d’Omar, en indiquant leur accord et/ou désaccord sur les mêmes échelles en 7 points que celles de l’étude 1.

4.3. Résultats

Comme dans la première étude, une analyse de variance ANOVA à un facteur (« Négation de discrimination » vs « Reconnaissance de discrimination ») a été réalisée sur la CMJ puis sur la dévaluation au travail.

Concernant la CMJ, les participant(e)s placé(e)s dans la condition « Négation » déclarent croire davantage en un monde juste (M = 4,02, ET = 0,83) que ceux et celles placé(e)s dans la condition « Reconnaissance » (M = 3,58, ET = 0,89), avec F(1,78) = 5,03 ; p < .05, n2 = .56. Le type d’attribution explique ainsi 56 % des variations du score de la CMJ et notre première hypothèse est validée.

Concernant la dévaluation du travail, on constate que les participant(e)s placé(e)s dans la condition « Négation » dévaluent plus le travail (M = 3,40, ET = 0,87) que ceux et celles placé(e)s dans la condition « Reconnaissance » (M= 2,90, ET = 1,03), avec F (1,78) = 5,28 ; p < .05, n2 = .18. Le type d’attribution explique donc 18 % des variations du score de la dévaluation au travail et notre deuxième hypothèse est validée.

Nos hypothèses se trouvant validées, nous avons souhaité examiner les relations entre nos différentes variables en considérant que la CMJ pouvait jouer un rôle médiateur (VM) dans la relation entre le type d’attribution (VI) et la dévaluation du travail (VD). Nous avons donc réalisé une analyse de médiation en suivant les étapes préconisées par Baron et Kenny (1986).

Les régressions linéaires réalisées dans le cadre de notre analyse de médiation nous ont permis de valider notre modèle causal. Les étapes 1 et 2 indiquent respectivement que le type d’attribution (VI) a un effet sur la CMJ (VM) (β = -.246, p < .05) et sur la dévaluation du travail (VD) (β = -.252, p < .05). En étape 3, on constate que la CMJ a un effet sur la dévaluation du travail (β = -.282, p < .05). Une fois la CMJ contrôlée, le lien entre le type d’attribution et la dévaluation du travail reste significatif (β = -.321, p < .05). Nous avons alors réalisé le test de Sobel en incluant les bêtas β non standardisées et les erreurs standards, respectivement pour le lien entre VI et VM (β1 = 0.217, ES = .097) et le lien entre VM et VD, après avoir intégré la VI (β2 = 0.314, ES = .121). Le test de Sobel est proche de la significativité, avec (S = 1.69441, p =.09). Il y a donc une certaine diminution de Bêta.

En résumé, les résultats de cette étude de Privation Relative Intragroupale montrent que les participant(e)s placé(e)s dans la condition « Négation » croient davantage en un monde juste et dévaluent plus le travail que ceux (celles) placé(e)s dans la condition « Reconnaissance ». De plus, la CMJ semble partiellement médiatiser la relation entre le type d’attribution et la dévaluation du travail.

5. Discussion - conclusion

Nos résultats indiquent que les conséquences découlant de la Privation Relative sont diamétralement opposées selon que l’on se situe à un niveau intragroupe ou intergroupe : reconnaître avoir été discriminé ou le nier conduisent à des conséquences différentes selon que l’on se compare défavorablement à un membre de l’endogroupe ou à un membre de l’exogroupe.

On remarque plus précisément que dans la situation intergroupale (étude 1), la comparaison, très contrastive, d’avec le candidat retenu, qui est un Français de souche, rend l’appel à la discrimination aisé, et cela quel que soit le vécu du candidat évincé : la condition « Négation de discrimination » et la condition « Reconnaissance de discrimination » ne conduisent ainsi à aucune différence de réponse, ni au niveau de la CMJ ni à celui de la dévaluation du travail. Cette absence d’effet risque alors de conduire l’exclu à n’avoir d’autre alternative, pour le maintien d’une identité sociale satisfaisante, que de « s’en prendre au système social [… ce qui] pourrait conduire à sa remise en cause, quelque part du côté de la révolution » (Maisondieu, 1997, p. 178).

Toute autre est la situation intragroupale (étude 2). On y remarque, conformément à nos hypothèses, que le fait de nier avoir été victime de discrimination amène les personnes désavantagées à croire davantage en un monde juste que si elles avaient admis l’avoir été : elles préfèrent endosser la responsabilité de leur échec, et donc croire en un monde juste, plutôt que se penser victimes des inégalités et des discriminations. Il apparaît cependant que cette stratégie n’est pas que positive. Nos résultats montrent qu’elle conduit également à une dévaluation de la valeur attribuée au travail, ce qui corrobore les résultats de Laplante et Tougas (2011) observant que la Privation Relative intragroupe amène à la dévaluation du travail et au désengagement psychologique. Il convient alors de rappeler que dans la première comparaison intragroupale, les participants se sont identifiés à un candidat qui déclare ne pas avoir de vécu personnel de discrimination, et qui peut donc éprouver une certaine difficulté à détecter la discrimination. Les participants sont alors facilement conduits à admettre que leur éviction est explicable par une meilleure adaptation au poste à pourvoir du candidat retenu : la décision est donc équitable, chacun a été traité selon ses mérites, le monde est juste. Mais cette reconnaissance d’une infériorité en matière de compétences n’est pas sans mettre en jeu l’image de soi, la valeur que l’on s’accorde. Pour se prémunir contre cette perte de valeur, les participants la transfèrent au domaine de manifestation de leur infériorité. L’infériorité de compétence, transférée sur un domaine qui perd ainsi de sa valeur (le domaine professionnel) leur permet de préserver leur valeur personnelle. La seconde situation de privation intragroupale est différente : les participants se sont identifiés à un candidat qui reconnaissait avoir déjà été, dans le passé, victime de discrimination. Une telle reconnaissance rendait ainsi saillante l’existence des discriminations, avec comme conséquence une propension à attribuer toute privation relative à une conduite discriminatoire. D’où un degré de croyance en un monde juste plus faible que dans la situation de négation et nulle nécessité de trouver une stratégie sauvegardant l’estime de soi : l’injustice suffisant à expliquer l’éviction, l’estime de soi n’était pas affectée.

Nos résultats mettent ainsi en évidence le rôle de l’expérience dans l’appréhension des situations de privation relative, que la mémoire de cette expérience (ou son utilisation) soit exacte ou inexacte : lors d’une comparaison intragroupale négative, reconnaître ou nier avoir été l’objet de discrimination conduisent à des attitudes totalement différentes. Rappelons que Morse et Gergen (1970), ou encore Wills (1981), avaient montré que les comparaisons descendantes (avec des individus qui réussissent moins bien que soi) amélioraient l’estime de soi, tandis que les comparaisons ascendantes (avec des individus qui réussissent mieux que soi) la diminuaient. De même, Major, Sciacchitano et Crocker (1993) avaient constaté que les comparaisons ascendantes avec des membres de l’endogroupe entraînaient une diminution de l’estime de soi (alors que les comparaisons ascendantes avec des membres d’un exogroupe étaient sans conséquence sur cette dernière). Nos données complètent cette littérature en montrant que, dans une situation de comparaison sociale qui s’impose à l’individu, c’est-à-dire une situation de comparaison sociale subie (pour la distinction entre comparaison sociale choisie et comparaison sociale subie, voir Locke, 2003, ou Wood, 1989), l’estime de soi peut ne pas être affectée par une comparaison ascendante endogroupe : soit que l’individu lésé, rendu sensible, de par son vécu, aux discriminations, attribue son préjudice à une discrimination, soit encore (situation « Négation de discrimination ») qu’il adopte une stratégie de remédiation basée sur la dévaluation du domaine dans lequel son infériorité s’est manifestée. On remarque également, dans ce second cas, que cette dévaluation peut se produire directement mais qu’elle est aussi susceptible d’une mise en oeuvre indirecte, en transitant partiellement par une augmentation du degré de croyance en un monde juste. Outre les apports théoriques de cette étude, nous espérons que les données obtenues permettront d’alimenter la réflexion, et par suite les conduites, non seulement des personnes sujettes à de la discrimination lorsqu’elles seront confrontées à des privations relatives, mais également des praticiens en prise avec les situations qu’elles évoquent.

Signalons, pour terminer, quelques limites à notre étude. Nous venons d’indiquer que l’image de soi pouvait être préservée en transférant sa dévaluation au domaine incriminé, mais cette possibilité sera fonction des caractéristiques de ce domaine. Plusieurs auteurs (Croizet & Martinot, 2003 ; Major & Schmader, 2001)) soulignent en effet que cette stratégie d’ajustement est tributaire de la valeur sociale accordée au domaine en cause. Laplante et Tougas (2011) observent ainsi que, dans les domaines socialement prestigieux, ce recours à la dévaluation ne permet pas de préserver l’estime de soi ; il peut même se traduire par un effet boomerang (Tougas, Lagacé, Laplante & Bellehumeur, 2008). Nous n’avons pas, dans notre étude, mesuré la valeur attribuée au travail : en cas de valeur importante, nos résultats auraient pu être différents. Une étude complémentaire devrait donc s’en assurer. Une autre limite concerne la non-vérification de l’identification de nos participants avec les « personas » présentées, et spécifiquement avec leurs prénoms ; mais comment expliquer les différences obtenues dans la seconde étude si ce n’est par des identifications effectives ? Rappelons également que nous avons pris appui sur les données de la littérature dans le choix de nos variables, en nous centrant sur des variables considérées comme intervenant sur l’identité sociale et l’image de soi. Il pourrait être intéressant de reproduire certaines phases de ce travail en y intégrant ces deux variables. Il est enfin évident que les résultats ici obtenus ne pourront conduire à une meilleure régulation des relations au travail que si, complémentairement, sont aussi menées des études parallèles destinées à mieux comprendre, et peut-être à modifier, les représentations des gestionnaires RH dans la détermination des indices et critères sur lesquels ils s’appuient lors de l’évaluation de leur personnel (cf. Arrow, 1973 ; Phelps, 1972 ; Spence, 1973).