Résumés
Précis
Une meilleure pollinisation croisée entre l’économie du travail et les relations industrielles conduirait à des gains mutuels. Le présent article s’articule autour de critiques courantes de l’économie du travail qui sont illustrées par des exemples tirés des relations industrielles. Ces critiques, ainsi que leurs principes sous-jacents, expliquent souvent d’importants concepts des relations industrielles et apportent par le fait- même des connaissances susceptibles d’enrichir les réflexions en économie du travail. L’intention de cet article est d’avoir un regard prospectif pour faire avancer la réflexion théorique et empirique sur les aspects actuels et futurs du travail et de l’emploi.
Résumé
L’économie du travail, qui se centrait autrefois sur les institutions et l’analyse descriptive à l’instar des relations industrielles, se concentre aujourd’hui sur une théorisation et des techniques empiriques rigoureuses comme le fait la science économique. Cet article relève des critiques courantes formulées à l’égard de l’économie du travail, qui sont illustrées par des exemples tirés des relations industrielles. Ces critiques dénoncent notamment que l’économie du travail formule des hypothèses irréalistes ; présume que tout un chacun est rationnel et parfaitement informé ; compte sur la défection (exit) comme moyen pour discipliner le marché et ignore la prise de parole (voice) ainsi que la loyauté (loyalty) ; adopte une approche quantitative selon laquelle tout est quantifiable et analysable, de sa cause jusqu’à son effet ; fait preuve d’impérialisme et croit que l’économie s’applique à tous les éléments du comportement humain ; ignore les déséquilibres de pouvoir, le déterminisme historique et les institutions ; s’entête à décrire les conséquences involontaires d’initiatives politiques bien intentionnées ; néglige les marchés internes du travail des entreprises ; se concentre sur l’efficacité au détriment d’importants enjeux de répartition et d’équité ; considère uniquement les effets sur les parties du secteur privé et ne tient pas compte des effets globaux sur la société dans son ensemble ; et fonctionne en vase clos et ignore les autres disciplines.
Tout en défendant l’économie du travail contre ces critiques, l’article adopte une perspective prospective pour faire avancer la réflexion théorique et empirique sur les aspects actuels et futurs du travail et de l’emploi en soulignant les gains mutuels qui pourraient provenir d’une intégration en économie du travail de principes bien établis en relations industrielles, tels que l’inégalité du pouvoir de négociation, l’importance de la prise de parole (voice) et de la loyauté, du raisonnement inductif par le biais de l’analyse qualitative et discursive ainsi que de l’utilisation de méthodes mixtes, impliquant à la fois des analyses quantitative et qualitative. De la même manière, les relations industrielles pourraient bénéficier des principes d’économie du travail tant sur le plan empirique que sur le plan théorique, puisque le travail empirique est essentiel pour tester et faire progresser la théorie. Cet article fournit des exemples précis issus de la littérature pour illustrer comment ces deux domaines peuvent contribuer l’un à l’autre.
Mots-clés :
- Économie du travail,
- relations industrielles,
- gains mutuels
Corps de l’article
1. Introduction
Le gain mutuel est un concept important en relations industrielles, tout comme l’est l’« amélioration de Pareto », son pendant en économie du travail. L’objectif du présent article est de mettre en évidence les gains mutuels possibles qui résulteraient d’une meilleure pollinisation croisée entre ces deux domaines. Il s’articule autour de critiques courantes de l’économie du travail qui sont illustrées par des exemples tirés des relations industrielles. Ces critiques, ainsi que leurs principes sous-jacents, expliquent souvent d’importants concepts des relations industrielles et soulignent l’intérêt des principes de cette discipline pour enrichir les réflexions en économie du travail.
2. Évolution de l’économie du travail et des relations industrielles
Comme le soulignent Boyer et Smith (2001) ainsi que Kaufman (2012, 2020), avant les années 1960, l’économie du travail était proche des relations industrielles, ces disciplines étant alors toutes deux fortement centrées sur les institutions (p. ex., Lester, 1946) et l’analyse descriptive. L’accent était mis sur les études de cas et les observations du « monde réel » plutôt que sur la théorie abstraite et la construction de modèles. Les forces économiques étaient minimisées et les hypothèses des marchés concurrentiels, remises en question. Cette symbiose entre les relations industrielles et l’économie du travail a commencé à s’altérer vers les années 1960, lorsque la perspective néoclassique devenait de plus en plus dominante en économie du travail ou, autrement dit, lorsque les chercheurs commencèrent à utiliser des outils économiques conventionnels pour analyser le marché du travail. Derrière ces outils se trouvait la loi de l’offre et la demande, un concept fondamental pour les économistes, tel que l’a illustré Thomas Carlyle dans la citation suivante : « Apprenez à un perroquet les termes offre et demande et vous obtiendrez un économiste. »
La divergence entre l’économie du travail et les relations industrielles se révèle dans la nature changeante des économistes du travail qui ont occupé la fonction de président de l’American Economic Association. Parmi eux, il y a notamment eu Richard Eli vers 1900-1901, John R. Commons en 1917, Sumner Slichter en 1941 et Edwin Witte en 1956. Tous étaient des économistes du travail ancrés dans la tradition des relations industrielles. Tandis que les économistes du travail qui ont occupé cette même fonction par la suite, comme Gary Becker en 1987, Sherwin Rosen en 2001, Orley Ashenfelter en 2011 et David Card en 2021, s’inscrivaient tous dans la tradition économique néoclassique.
3. Critiques de l’économie du travail
3.1 Le manque de réalisme des hypothèses des modèles
Dans son élaboration d’un modèle d’économie politique des relations industrielles, Kaufman (2018, p. 132) citait et approuvait les travaux antérieurs qui décrivaient la théorie économique néoclassique et orthodoxe et ses hypothèses irréalistes comme une « rêverie romantique » et une « charmante fantaisie ».
De nombreux modèles de comportement en économie du travail s’appuient sur des hypothèses simplificatrices et irréalistes, telles que la concurrence parfaite, l’information complète, l’absence de coûts de transaction et l’absence de risque ou d’incertitude. De telles hypothèses constituent un point de départ, mais elles sont ensuite assouplies pour examiner les implications de l’intégration d’hypothèses plus réalistes, comme le risque et l’incertitude, l’information imparfaite, l’asymétrie de l’information et les coûts de transaction. Par exemple, le prix Nobel Oliver Williamson (1985) s’est concentré sur l’idée que les décisions économiques sont en grande partie motivées par une volonté d’économiser sur les coûts de transaction.
Ainsi, lorsque les coûts de transaction sont majoritairement indépendants des heures travaillées (p. ex., les frais de déplacement et les frais de garde d’enfants), ils peuvent dissuader les individus d’entrer sur le marché du travail et d’engager ces coûts, mais s’ils y entrent, leur volonté d’amortir ces coûts quasi fixes peut les inciter à travailler de longues heures. Ces coûts peuvent entraîner des décisions rationnelles et aider à expliquer un grand nombre de phénomènes reliés aux relations industrielles tels que les choix de faire exclusivement appel à la main-d’oeuvre existante pour effectuer de longs quarts de travail et des heures supplémentaires plutôt que d’embaucher de nouveaux travailleurs; de recourir abondamment à la main-d’oeuvre temporaire ; de privilégier la sous-traitance et les travailleurs à la demande (gig workers) ; de maintenir en emploi la main-d’oeuvre et de réduire le nombre d’heures de travail en période de récession ; ou de garantir de longues heures de travail et d’engendrer un déséquilibre entre le travail et la vie privée pour de nombreuses personnes, qui sont peut-être confrontées à des coûts fixes importants (Benjamin et coll., 2021, pp. 177-186).
Les employeurs peuvent également faire face à des coûts quasi fixes, qui sont associés au recrutement, à l’embauche et à la formation, ainsi qu’à des coûts reliés à un licenciement prévu ou à un éventuel congédiement, lesquels peuvent être pris en compte à l’étape de l’embauche (Lazear, 1990). Pour amortir ces coûts fixes sur un temps de travail plus long, les employeurs peuvent être amenés à faire des choix rationnels qui correspondent à une variété de phénomènes bien établis dans la littérature des relations industrielles. Les employeurs peuvent préférer demander à leurs effectifs de faire des heures supplémentaires à un tarif majoré plutôt que d’embaucher de nouveaux travailleurs au tarif normal et de devoir assumer les coûts quasi fixes inhérents à leur embauche. Ils peuvent également choisir de segmenter leur main-d’oeuvre en un noyau de travailleurs « internes », qui sont protégés en raison des coûts quasi fixes qui leur sont associés, et en une périphérie de travailleurs « externes », formée de travailleurs atypiques, qui sont engagés de manière occasionnelle pour un contrat à durée déterminée, un travail saisonnier ou un emploi à temps partiel ou encore embauchés par le biais d’un sous-traitant ou d’une agence de placement temporaire.
Les enjeux mentionnés ci-dessus sont abordés dans des perspectives plus proches des relations industrielles que de l’économie du travail. La segmentation, ou dualité, du marché du travail, impliquant des travailleurs centraux et des travailleurs périphériques (Doeringer et Piore, 1971), met en relief un marché du travail interne à l’entreprise, dans lequel les décisions en matière de rémunération et de ressources humaines sont régies par des règles et des procédures administratives ainsi que largement isolées des forces de la concurrence, qui dominent le marché du travail externe. Dans son ouvrage influent sur la « fissuration du travail », Weil (2014) décrit comment la montée du travail atypique sert à contourner les lois du travail conçues pour protéger les travailleurs, comme le soulignent les relations industrielles. Notons d’ailleurs que Doeringer, Piore et Weil étaient tous supervisés par John Dunlop, une icône des relations industrielles.
En abandonnant l’hypothèse d’une information parfaite et en examinant les conséquences d’une information imparfaite et asymétrique, les chercheurs ont développé une meilleure compréhension de divers phénomènes traités par les relations industrielles. Par exemple, l’asymétrie de l’information permet d’expliquer les raisons pour lesquelles il arrive que des travailleurs pourtant peu enclin au risque s’opposent à une légère baisse de salaire qui concernerait un ensemble de salariés, même si leur refus engendre le risque d’un licenciement coûteux pour quelques travailleurs. Comme les employeurs ont toujours tendance à affirmer qu’ils n’ont pas la capacité d’offrir des augmentations salariales plus importantes, un syndicat peut, en toute rationalité, refuser une légère baisse de salaire et contraindre l’employeur à procéder à des licenciements afin d’amener celui-ci à exposer sa situation financière réelle. Si les affaires se portent bien et qu’il a finalement la capacité de payer, celui-ci est plus susceptible de se résoudre à payer des salaires plus élevés plutôt que des licenciements, qui lui coûteraient cher en matière de satisfaction des besoins de son marché (Wachter, 2012). Essentiellement, cette stratégie syndicale incite l’employeur à dévoiler des informations quant à sa réelle capacité de payer.
Un processus similaire de divulgation de l’information est à l’oeuvre dans les modèles des grèves axés sur l’information asymétrique et imparfaite (Cousineau et Lacroix, 1986 ; Reder et Neumann, 1980). Là encore, les employeurs sont toujours portés à affirmer que les revendications salariales ne peuvent être satisfaites. Dans ce cas-là, il peut être judicieux pour le syndicat de confronter l’employeur au choix d’accepter une grève ou d’accéder aux revendications salariales. Si la demande pour le produit ou le service offert par l’entreprise est élevée et que l’employeur a la capacité de payer, ce dernier est plus susceptible de répondre aux revendications salariales. En bref, cette stratégie amène l’employeur à révéler sa véritable capacité à payer.
Les économistes du travail proposent d’appréhender la grève non seulement sous l’angle de l’information asymétrique, mais également à partir de leur théorie des coûts conjoints (Kennan, 1986 ; Siebert et Addison, 1981). Pour les chercheurs en relations industrielles, les facteurs explicatifs de la grève sont nombreux. La grève peut être attribuable à des informations erronées ou des erreurs de calcul. Elle peut également représenter une soupape pour libérer les frustrations refoulées, servir à améliorer la réputation des agents négociateurs, à ajuster les attentes de la base syndicale ou encore à déterminer les points de résistance des parties et les compromis qu’elles sont prêtes à faire. Cependant, selon la théorie des coûts conjoints, peu importe les raisons contenues dans la « boîte noire » de la grève, la probabilité et la durée de celle-ci diminuent lorsque les coûts communs aux deux parties sont plus élevés que les coûts associés à d’autres mécanismes de règlement des différends.
Les cadres d’analyse centrés sur l’information asymétrique et les coûts conjoints ont tous deux été mobilisés pour préciser les déterminants de la fréquence et de la durée des grèves ainsi que les impacts prévus et réels de nombreuses variables politiques sur les relations industrielles au Canada, telles que les périodes de réflexion, le vote de grève obligatoire et l’interdiction de recourir à des travailleurs de remplacement (Cramton, Gunderson et Tracy, 1999). Campolieti, Hebdon et Dachis (2014) se sont appuyés sur les théories de l’information asymétrique et des coûts conjoints pour expliquer les effets de ces diverses variables politiques sur les grèves. Ils ont également enrichi leurs analyses par la prise en compte de plusieurs caractéristiques institutionnelles de la relation de négociation (soulignées en relations industrielles), notamment la divergence des attentes entre les dirigeants syndicaux et leur base, les ressources financières du syndicat et la réduction du nombre d’enjeux faisant l’objet d’une négociation.
3.2 L’hypothèse d’un comportement rationnel guidé par l’intérêt personnel
Dans un article sur les relations industrielles consacré aux cadres de référence, Budd, Pohler et Huang (2022, p. 272) illustrent cette critique : « Le cadre néolibéral-égoïste est dérivé de la pensée économique néoclassique et repose sur un ensemble d’hypothèses selon lesquelles les employeurs, les gestionnaires et les employés sont des agents rationnels qui poursuivent leurs propres intérêts (d’où l’“égoïsme”) dans des marchés qui se rapprochent des conditions de concurrence idéales. » Par ailleurs, Kaufman, Barry, Gomez et Wilkinson (2018, p. 675) soulignent : « La poursuite effrénée de l’intérêt personnel et la libre concurrence du marché, contrairement au récit utopique de la main invisible en science économique traditionnelle, contribuent à saper les institutions et les codes moraux fondés sur la coopération. »
Cependant, la figure de l’Homo oeconomicus n’implique pas nécessairement une interprétation étroite de l’intérêt personnel rationnel et du comportement non coopératif. Le terme rationnel en économie signifie que les agents agissent de manière cohérente pour atteindre les objectifs qu’ils se sont fixés. Il ne dit rien sur les objectifs en eux-mêmes. Ces derniers pourraient être motivés non seulement par l’intérêt personnel, mais aussi par l’altruisme, par exemple lorsque ceux-ci impliquent des activités de bénévolat, un souci d’équité envers ses collèges, une volonté d’aider les personnes en situation de pauvreté ou des préoccupations sur les effets intergénérationnels des changements climatiques (Bénabou et Tirole, 2006 ; Fehr et Schmidt, 2006 ; Freeman, 1997). À l’autre extrémité du spectre, les objectifs pourraient également être motivés par la vengeance et même s’accompagner d’un prix à payer pour la partie qui cherche à se venger (Fehr and Gächter, 2000).
3.3 La défection comme moyen pour discipliner le marché, sans égard à la prise de parole et à la loyauté
Un extrait de l’article de Kelly (2018, p. 708) illustre cette critique : « Même lorsque les salariés sont confrontés à des problèmes au travail, leurs solutions actuelles préférées, du moins dans les économies de marché libérales, semblent être extrêmement individualistes : elles consistent à aborder la question avec leur supérieur hiérarchique ou à démissionner et à trouver un autre emploi. » Dans le même ordre d’idée, Godard (2017, p. 11) a souligné : « Lorsque les travailleurs sont sous-payés ou traités injustement, ils sont toujours libres de quitter leur emploi et d’en trouver un autre. » Kaufman (2010, p. 434) a affirmé de même : « Le marché du travail offre également une protection totale aux travailleurs, puisqu’à coût nul, ils peuvent démissionner , et trouver un emploi ailleurs et aller ailleurs »
Pour l’économie du travail, la solution repose largement sur la défection (exit) : les consommateurs se tournent vers un concurrent pour obtenir un meilleur rapport qualité-prix, les travailleurs quittent leur emploi pour avoir un meilleur salaire et jouir d’une meilleure qualité d’emploi. En fait, il suffit d’une menace crédible de défection de certains consommateurs ou travailleurs pour que les forces concurrentielles puissent jouer.
Comme l’illustre la littérature sur l’économie du travail portant sur la discrimination, les forces concurrentielles du marché devraient dissiper la discrimination. Autrement dit, les entreprises qui ne pratiquent pas la discrimination devraient être plus performantes que celles qui la pratiquent, car les entreprises qui ne discriminent pas sont disposées à embaucher et à promouvoir une main-d’oeuvre moins chère, mais tout aussi productive, qui est victime de discrimination. Certes, il existe des raisons pour lesquelles la discrimination pourrait survivre à ces forces du marché. Gunderson (2006) a d’ailleurs souligné que les clients sont susceptibles de payer plus pour satisfaire leur goût pour la discrimination. En outre, les collègues peuvent résister à l’intégration. La discrimination à l’extérieur du marché du travail peut se répercuter sur le marché du travail en raison du partage inégal des responsabilités familiales, lequel entraîne une « pénalité liée à la maternité ». Les établissements d’enseignement et les conseillers d’orientation peuvent favoriser la ségrégation des femmes dans des catégories d’emplois moins bien rémunérés (Levine et Zimmerman, 1995). Même si ces forces compensatoires favorisent la discrimination, les forces concurrentielles du marché, sous forme de défection, devraient dissiper la discrimination (les entreprises discriminantes ne survivent pas, et les minorités quittent ces entreprises pour travailler pour les entreprises non discriminantes). Les données empiriques de l’économie du travail soutiennent fortement l’idée selon laquelle les forces concurrentielles du marché contribuent à dissiper la discrimination (Gunderson, 2006).
Bien que l’économie du travail insiste sur l’importance de la défection pour favoriser les forces concurrentielles du marché, cette dernière a bénéficié des concepts de la prise de parole et de la loyauté, issus des relations industrielles (Freeman et Medoff, 1979, 1984 ; Budd, 2004 ; Bryson, Gomez, Willman et Kretschmer, 2013). Il faut savoir que Freeman était supervisé par John Dunlop, tout comme l’étaient Doeringer, Piore et Weil, ce qui explique en partie pourquoi les idées des relations industrielles se sont infiltrées en économie du travail !
Selon l’idée reçue, les syndicats, grâce à leur monopole, sont à l’origine de salaires élevés. Freeman et Medoff ont renversé ce rapport de causalité en soutenant l’inverse : des salaires élevés entraînent la syndicalisation puisque les individus n’ont aucun intérêt à quitter une entreprise offrant des salaires élevés (ou, autrement dit, à lui faire défection). Par conséquent, la syndicalisation leur permet de prendre la parole (voice) pour améliorer leur situation au travail et de s’assurer d’une équité procédurale . . Essentiellement, la réduction de la défection renforce la dimension de la prise de parole permise grâce à la syndicalisation par le biais, par exemple, de la procédure de règlement des griefs et de la communication bilatérale avec la direction. Freeman et Medoff ont soutenu que cette dimension peut accroître la productivité, le moral, la loyauté et l’engagement en plus de réduire les départs et le roulement du personnel. Dans la littérature sur les relations industrielles, la prise de parole est non seulement considérée comme un moyen d’atteindre des objectifs, mais aussi comme une fin en soi pour favoriser la dignité et l’autodétermination des travailleurs (Budd, 2004, pp. 23-28).
L’importance de la prise de parole et de la loyauté se révèle dans la littérature sur les salaires basés sur le rendement. Les entreprises font le choix rationnel d’offrir un salaire supérieur à la norme concurrentielle pour favoriser la loyauté et réduire la défection et le roulement du personnel (Krueger et Summers, 1988). Le recours à la prise de parole et à la loyauté (par opposition aux forces de défection du marché) apparaît également dans la littérature sur la réputation, l’investissement relationnel et les codes de conduite des entreprises encouragés par les groupes de pression et les ONG (Lazear et Freeman, 1987). L’importance de la loyauté, par opposition à la défection, est étayée par les résultats d’une enquête d’Elliott et Freeman (2002) selon laquelle les consommateurs sont prêts à payer un supplément de prix de 5 à 10 % pour des produits fabriqués dans de bonnes conditions de travail.
Dans un numéro spécial sur le concept de la prise de parole dans diverses disciplines, Wilkinson et Barry (2016) ont montré comment ce concept en relations industrielles a contribué à la théorie du capital humain de l’économie du travail en soulignant l’importance des connaissances des employés, en tant que source de valeur économique pour l’entreprise et d’avantages concurrentiels à travers l’apport de solutions concrètes aux problèmes organisationnels. Pour l’économie du travail, cette perspective sur la prise de parole et la loyauté a clairement élargi la portée du concept de défection en tant que moyen pour favoriser les forces concurrentielles du marché.
3.4 Une approche quantitative selon laquelle tout est quantifiable et analysable, de sa cause jusqu’à son effet
Cette critique de l’économétrie est illustrée par cette citation d’Arthurs (2016, p. 2) : « Thomas Huxley, intellectuel public du XIXe siècle, avait peut-être raison lorsqu’il affirmait que certaines idées survivent longtemps après la condamnation virulente de leurs auteurs. Le néolibéralisme pourrait en être un bon exemple. Tout comme peuvent l’être la fausse promesse d’une prospérité découlant de la théorie du ruissellement la poursuite déraisonnée d’une flexibilité du marché du travail et les conclusions prédéterminées de nombreuses analyses économétriques. Ces idées discréditées continuent pourtant d’occuper une grande partie du discours politique » (italique ajouté). Les préoccupations concernant la quantification sont également soulignées par McCloskey et Ziliak (2008) dans leur livre intitulé Le culte de la signification statistique : Comment l'erreur standard nous a coûté des emplois, la justice et des vies.
Dans leur analyse des principales revues scientifiques en relations industrielles, Wilkinson et Barry (2016, pp. 141-148) ont décrit le passage d’une approche inductive, qualitative et orientée vers la formulation de politiques, qui est typique en relations industrielles, à une approche déductive, quantitative et disciplinaire, orientée en particulier sur l’économie du travail. En outre, ils ont souligné les risques de ce passage : « (i) la quantification peut orienter la recherche sur des sujets plus facilement quantifiables (comme le roulement de personnel) au détriment de sujets potentiellement plus importants (comme la culture) ; (ii) elle peut aussi focaliser la recherche sur la relation statistique entre x et y plutôt que sur les mécanismes de causalité (la petite boîte noire) qui lient ces variables ou sur l’influence de l’environnement dans lequel elles opèrent. »
L’économétrie empirique appliquée a réalisé ses plus grandes avancées en économie du travail, y compris en économie de l’éducation. L’intention était de reproduire l’étalon or de l’assignation aléatoire (également de plus en plus utilisée en économie du travail) pour garantir la causalité plutôt qu’une simple association ou corrélation. Cette causalité est importante pour des raisons politiques et pratiques (soulignées en relations industrielles), mais aussi pour tester des hypothèses dérivées de la théorie et ainsi faire progresser la théorie. Ci-dessous se trouvent des exemples de méthodes d’estimation de l’effet de causalité :
La méthode de la discontinuité par régression : les individus à proximité du seuil de traitement sont considérés de la même manière que les individus assignés de manière aléatoire au traitement et sont comparés avec ces derniers ;
La méthode de l’assignation aléatoire à la marge : les rares places dans un programme disposant d’un bassin de candidats sont attribuées au hasard ;
La méthode des expériences naturelles : un « acte de la nature » ou un choc exogène (p. ex., une catastrophe naturelle, une pandémie, un coup d’État politique, un choc d’immigration, etc.) assigne littéralement des individus à un groupe de traitement ou à un groupe de contrôle ;
La méthode de correction du biais d’échantillonnage : l’équation des résultats inclut un terme de correction, qui est estimé à partir d’une équation distincte prédisant l’assignation du traitement en fonction de tous les facteurs de base disponibles ;
La méthode des variables instrumentales : des instruments exogènes sont utilisés pour prédire la probabilité de recevoir un traitement ou une intervention (et pour ainsi éliminer les facteurs de confusion non observés) ;
La méthode d’appariement : les individus traités sont appariés avec les individus non traités (groupe de contrôle) selon les caractéristiques observables et les scores de propension (la probabilité du traitement étant conditionnée par ces mêmes caractéristiques) ;
La méthode des doubles différences : la comparaison des différences entre le groupe de contrôle et le groupe traité avant et après le traitement, qui entraîne une double différenciation permettant de contrôler les facteurs invariants dans le temps qui n’ont pas été observés ainsi que les chocs temporels courants ;
La méthode du contrôle synthétique : le groupe de contrôle approprié est extrait de plusieurs groupes de contrôle potentiels.
Même si bon nombre de ces méthodes ont été appliquées aux enjeux des relations industrielles, les possibilités qu’offre encore l’application de ces méthodes m’apparaissent étendues. Il est également possible d’envisager une amélioration de la méthodologie grâce à une meilleure compréhension des détails qualitatifs de la collecte de données. Dans leur analyse des chaînes d’approvisionnement mondiales, Amengual, Distelhorst et Tobin (2020) ont utilisé des méthodes de recherche mixtes en combinant l’analyse qualitative des études de cas et des entretiens avec une analyse quantitative. Hirsch, Kaufman et Tetyanazelenska (2015) ont également utilisé des méthodes mixtes dans leur analyse des mécanismes alternatifs d’ajustement du salaire minimum. Non seulement cette analyse intégrait-elle des estimations économétriques, mais elle reposait également à la fois sur des données quantitatives sur la masse salariale de propriétaires de franchises qui ont été recueillies lors d’une enquête menée séparément auprès de directeurs de restaurant et sur des données qualitatives/anecdotiques collectées sur le terrain par le biais d’entretiens avec des propriétaires et des gérants de restaurant et d’un questionnaire soumis aux employés.
Parallèlement, les récits qualitatifs sont progressivement — mais lentement — introduits en économie. À titre d’exemple, Schiller (2017, 2020), prix Nobel et ancien président de l’American Economics Association, a utilisé des récits historiques tirés de journaux, de carnets personnels, de reportages, de livres, de films documentaires et de sermons. Bewley (2002) a quant à lui interrogé plus de trois cents cadres, dirigeants syndicaux, recruteurs professionnels et conseillers auprès des chômeurs pour montrer que les salaires avaient tendance à ne pas baisser en période de récession en raison des préoccupations concernant le moral des travailleurs et la loyauté envers l’entreprise.
3.5 Une pensée impérialiste : l’application de l’économie à tous les éléments du comportement humain
En faisant référence à « l’arrogance des économistes », la revue The Economist (April 8, 2023, p. 65) a déclaré que « l’impérialisme de la discipline — sa tendance à revendiquer le territoire des domaines adjacents à l’économie — représente un fléau pour les spécialistes des sciences sociales. »
Il est certain que les principes fondamentaux de l’économie du travail ont été appliqués à un large éventail de domaines qui ne sont pas communément considérés comme relevant de l’économie (Becker, 1976). Un article portant sur cette question s’intitule d’ailleurs « L’impérialisme économique » (Lazear, 2000). Toutefois, pour déterminer si la théorie économique s’applique à un aussi grand nombre d’éléments du comportement humain, il faut se pencher sur son pouvoir explicatif et sur les idées qu’elle fournit, et non pas se contenter d’affirmer qu’elle franchit les limites de son domaine.
Par exemple, l’économie de la fécondité a démontré que les femmes disposant d’une capacité de gain élevée ont, toutes choses égales par ailleurs, moins d’enfants en raison de leur coût élevé occasionné par la perte de revenus découlant des interruptions de carrière (Becker, 1960 ; 1981). Ce coût élevé peut influencer le moment et l’espacement des naissances (Merrigan et St. Pierre, 1998). Cela suggère également que l’amélioration de l’éducation et de la participation au marché du travail des femmes dans les pays en développement pourrait constituer une politique viable de contrôle de la population. Finalement, dans la continuité de ce raisonnement, l’utilisation de méthodes contraceptives comme la pilule peut faciliter la participation des femmes au marché du travail (Goldin et Katz, 2002).
L’économie du crime a quant à elle montré que le crime se modélise comme un choix professionnel par lequel les individus répondent aux incitations du marché en étant davantage portés à s’engager dans une activité criminelle lorsque le coût d’opportunité est faible en raison d’un taux de chômage élevé et de possibilités d’emploi restreintes (Freeman, 1999 ; Koskela et Viren, 1997).
L’économie de l’éducation a de son côté démontré que l’éducation peut être considérée comme un investissement dans le capital humain avec une rentabilité pécuniaire future, et que l’un des principaux coûts associés à l’éducation est le coût d’opportunité ou la perte de revenu dans le cas d’une formation complémentaire (Hanushek, Machin and Woessmann, 2016). Cette conception suggère également que l’éducation peut générer des retombées sociales positives sous diverses formes.
3.6 Les déséquilibres de pouvoir
Godard (2017, p. 11) illustre la négligence du rôle des différences dans le pouvoir de négociation : « Les néolibéraux considèrent généralement la relation patronale-syndicale comme un échange libre et égal entre deux acteurs économiques rationnels ayant des objectifs différents, mais compatibles. […] Comme les forces du marché du travail font en sorte qu’aucune des parties n’est désavantagée sur le plan économique, le pouvoir et les conflits ne devraient jouer qu’un rôle minime. »
Même si les déséquilibres de pouvoir sont certes reconnus en économie du travail, ces derniers ne sont pas au centre de l’attention comme dans le domaine des relations industrielles, qui considère la correction de ces déséquilibres de pouvoir entre employeurs et travailleurs comme un principe central de la régulation du travail. Cette négligence en économie du travail est cependant corrigée par les récents développements dans des domaines de recherche tels que celui du monopsone dynamique (Ashenfelter, Card, Farber et Ransom, 2022 ; Benjamin et coll., 2021 pp. 200-206 ; Card, 2022).
Auparavant, l’approche du concept de monopsone tendait à supposer que les employeurs disposaient d’un bassin de main-d’oeuvre parfaitement élastique, autrement dit, que ceux-ci pouvaient embaucher toute la main-d’oeuvre dont ils avaient besoin au taux de salaire en vigueur pour un type de travail donné. Dans cette perspective, c’est le marché qui fixait le salaire et non les employeurs. Le cas des villes mono-industrielles demeurait alors le plus souvent la seule exception puisque les employeurs y disposaient du pouvoir de marché leur permettant de fixer le salaire. Les recherches plus récentes indiquent toutefois que de nombreux employeurs détiennent un pouvoir de monopsone dans la mesure où ceux-ci peuvent gérer le flux de travailleurs au sein de leur entreprise par le biais de leur politique salariale. Le choix d’une baisse des salaires engendrera la perte d’une partie de la main-d’oeuvre, mais pas de sa totalité étant donné que de nombreux travailleurs sont liés à leur famille et à leur communauté ou qu’ils manquent d’informations de qualité sur les autres emplois disponibles. Il est également possible que leur mobilité soit restreinte par des clauses de non-concurrence, voire par la collusion des employeurs, car les lois antitrust n’ont pas réussi à protéger les travailleurs dans la même mesure qu’elles ont protégé les consommateurs du monopole du marché des produits (Posner, 2021). À l’inverse, si les employeurs augmentent les salaires, ils augmenteront également le flux entrant de nouveaux travailleurs. Ceux-ci hésitent pourtant à le faire, même pour atténuer les pénuries de main-d’oeuvre, car ils craignent, par mesure d’équité interne, de devoir faire de même pour les travailleurs similaires déjà en poste. En d’autres termes, en augmentant les salaires des nouveaux travailleurs, les employeurs induisent des coûts supplémentaires, car ils doivent payer des salaires plus élevés aux travailleurs similaires déjà en poste.
De toute évidence, l’augmentation des salaires peut s’avérer très coûteuse pour les employeurs, qui préfèrent limiter l’embauche des travailleurs et payer des salaires moins élevés que ceux qu’ils verseraient s’ils agissaient de manière concurrentielle. Un tel pouvoir de monopsone contribue à expliquer également divers phénomènes familiers aux relations industrielles. Pour les employeurs, il s’agit notamment :
d’accepter des pénuries de main-d’oeuvre persistantes, car la solution d’offrir des salaires plus élevés implique d’augmenter les salaires de travailleurs déjà en poste ;
de recourir à l’externe pour combler les pénuries ;
d’utiliser des mécanismes non salariaux, tels que le remboursement des frais de déménagement, les primes à la signature et la publicité, plutôt que d’offrir des salaires plus élevés aux nouveaux employés et donc d’augmenter les salaires de travailleurs déjà en poste ;
d’essayer de différencier les nouvelles recrues des personnes en poste, par exemple, en exigeant des qualifications que les nouvelles recrues possèdent même si celles-ci ne sont pas pertinentes pour le poste ;
d’exiger la confidentialité des salaires afin que les personnes en poste ne connaissent pas les salaires des nouvelles recrues ;
de demander à chaque nouveau travailleur de révéler le montant de son dernier salaire pour pouvoir individualiser les salaires (c.-à-d. payer un salaire de réserve (le taux le plus bas qu’il serait prêt à accepter), fixé le long d’une courbe d’offre ascendante) ;
d’essayer de différencier les travailleurs, autrement semblables, en fonction de leur sexe, de leur statut d’immigration ou de leurs diplômes ;
de se limiter à offrir le salaire minimum imposé par une législation puisque cette dernière n’aura pas d’effet négatif sur l’emploi (comme le prédisaient les économistes néoclassiques) et que les employeurs ne sont pas contraints d’offrir un salaire plus élevé.
En reconnaissant le déséquilibre du pouvoir de négociation en faveur des employeurs, les économistes du travail ont évolué vers une préoccupation centrale en relations industrielles.
3.7 Le rôle des institutions sur le marché
Hirsch, Kaufman et Zelenska (2015, p. 5) ont déclaré : « Les écrits passés et futurs inscrits dans la tradition institutionnelle mettent l’accent sur plusieurs idées centrales : le rejet d’une courbe de demande de main-d’oeuvre descendante clairement définie ; des marchés du travail imparfaitement concurrentiels, institutionnellement segmentés, socialement ancrés, et sujets à une offre excédentaire ; l’importance des facteurs technologiques et psychosociaux dans les systèmes de production des entreprises et les marchés du travail internes en tant que déterminants des coûts et de la productivité » (italique ajouté).
Cette position est nuancée par Kaufman (2010, p. 449) : « Ils [les institutionnalistes] ne considèrent pas le modèle concurrentiel des marchés du travail comme complètement erroné ou inutile; ils jugent plutôt que ce modèle offre des idées et des perspectives utiles sur les marchés même s’il amène des réponses et des conclusions systématiquement trompeuses en négligeant indûment les facteurs humains et institutionnels. »
Comme l’a illustré Lester (1946), il est vrai que la naissance d’une analyse institutionnelle et descriptive des marchés du travail a laissé place à l’application d’outils économiques de base pour l’étude du marché du travail. Comme il a été mentionné précédemment, les lois et les institutions (ci-après dénommées « institutions ») sont souvent simplement traitées comme des variables exogènes dont les effets peuvent être évalués. Toutefois, les institutions sont de plus en plus considérées comme endogènes et leur comportement s’explique maintenant souvent par des principes économiques. Cela peut d’ailleurs être attesté dans divers domaines.
En s’appuyant sur le cas du Canada, Blais, Cousineau et McRoberts (1989) ont montré que la législation du salaire minimum est influencée de manière endogène par les groupes d’intérêts politiques. Bon nombre des processus d’estimation de l’effet de causalité évoqués précédemment sont nés de la crainte que l’effet de l’institution à l’étude soit corrélé à des facteurs non observables qui ne peuvent pas être contrôlés, mais qui influencent les résultats. La solution consiste alors à trouver une situation où l’institution peut être envisagée de manière exogène, soit une situation équivalente à l’assignation aléatoire. Par exemple, en utilisant la méthode de la discontinuité par la régression décrite précédemment, Knepper (2020) a obtenu des estimations de l’effet de causalité des syndicats à travers la comparaison de situations dans lesquelles le syndicat remportait le vote d’accréditation avec une faible majorité avec celles où le syndicat le perdait de peu, la logique étant qu’une accréditation obtenue par un vote aussi serré est le « jeu du hasard » ou une assignation presque aléatoire. Campolieti (2018) a quant à lui utilisé l’appariement des scores de propension pour estimer les effets des syndicats sur les salaires en comparant les salaires de travailleurs syndiqués avec ceux de travailleurs non syndiqués ayant la même probabilité d’appartenir à un syndicat. Gunderson et Krashinsky (2015) ont produit des estimations de l’effet causal de la formation d’apprenti en prenant comme variable exogène la fraction des compagnons certifiés capables de former des apprentis étant donné qu’ils agissent sur le statut des apprentis sans influencer leur situation salariale en dehors du rôle qu’ils jouent dans la modification du statut d’apprentissage des travailleurs. La littérature sur l’économie de l’éducation regorge de tentatives pour trouver des facteurs institutionnels exogènes qui affectent la capacité d’obtenir une formation supplémentaire et qui permettent de contrôler les effets des facteurs non observables, tels que les capacités naturelles ou les compétences organisationnelles (Gunderson et Oreopoulos, 2020). Oreopoulos (2016), par exemple, a estimé les rendements pécuniaires de la scolarité en utlisant les lois sur la scolarité obligatoire qui influencent de manière exogène les décisions en matière d’éducation des jeunes.
Les changements institutionnels, tels que le déclin du syndicalisme et les précédentes baisses du salaire minimum réel, ont manifestement contribué à accroître les inégalités salariales (DiNardo, Fortin et Lemieux, 1996; Fortin et Lemieux, 1997; Fortin, Lemieux et Lloyd, 2021; Nickell et Layard, 1999). Card et Freeman (1993) ont montré que de petites différences dans les lois et les institutions entre le Canada et les États-Unis peuvent mener à des réalités grandement différentes.
Le nivellement versl e bas constitue une préoccupation majeure pour les relations industrielles. Les entreprises étant de plus en plus en mesure de délocaliser leurs usines et leurs investissements vers des juridictions aux lois et réglementations laxistes, celles-ci entraînent une uniformisation à la baisse de l’environnement juridique autour du plus petit dénominateur commun. Essentiellement, la menace d’une telle concurrence pour les investissements des entreprises et les emplois qui y sont associés affecte de manière endogène les lois et réglementations sur le travail. Les forces du marché que sont la mondialisation, la libéralisation du commerce et les chaînes d’approvisionnement, qui incluent la conteneurisation, ont une incidence sur les lois, les institutions et la syndicalisation. Les preuves d’un tel nivellement par le bas, bien que controversées, suggèrent fortement que ces forces du marché limitent les lois et les réglementations sur le travail, y compris celles sur la syndicalisation. Comme l’affirme DiGiacomo (2016, p. xxvi), « Personne ne suggère que la main-d’oeuvre retrouvé sa force d’antan, et il est peu probable qu’il la retrouve tant que les gouvernements seront préoccupés par la concurrence pour les investissements. » Gomez et Gunderson (2022) concluent : « De notre point de vue, il existe de nombreux facteurs qui pourraient rompre le lien entre les impératifs de la mondialisation, ou de l’intégration, et l’uniformisation autour du plus petit dénominateur commun […], mais ceux-ci ne feraient qu’affaiblir ce lien de sorte que ce nivellement s’effectue plutôt vers le bas de la plupart des politiques, et non pas par le bas de toutes les politiques. »
3.8 Une insistance sur les marchés externes plutôt que sur les marchés internes
Budd et Bhave (2019, pp. 3-19) ont déclaré : « Dans l’approche pluraliste de la relation d’emploi, en revanche, les cheminements professionnels et d’autres éléments du marché du travail interne résultent d’une combinaison de pressions, telles que l’efficacité économique, le pouvoir de négociation relatif et les coutumes. […] Toutefois, en comparaison aux théories égoïstes, cette approche considère que les points d’entrée limités du marché externe vers le marché interne protègent certaines pratiques de ressources humaines des pressions concurrentielles. […] Dans cette perspective, la détermination des pratiques de gestion des ressources humaines représente donc un juste milieu conceptuel entre le déterminisme complet des marchés du travail concurrentiels (externes) du modèle égoïste et le contrôle managérial unilatéral du modèle unitariste. »
Auparavant, l’économie du travail se concentrait presque exclusivement sur le marché du travail externe, par opposition au marché du travail interne à l’entreprise. Le champ émergent de l’économie des ressources humaines (personnel economics) cherche cependant à utiliser les principes fondamentaux de l’économie pour expliquer les pratiques administratives au sein des marchés du travail internes des entreprises (Lazear, 1998).
L’économie des ressources humaines utilise les principes de base de l’économie pour expliquer l’existence des pratiques de gestion du personnel et leur évolution. Il est important de trouver les explications causales de ces pratiques souvent perçues comme le reflet des règles administratives et internes pour prédire l’influence qu’auront sur elles des changements de politiques (p. ex., l’interdiction de la retraite obligatoire) ou des changements apportés à leurs déterminants sous-jacents (p. ex., le passage au télétravail).
Comme le décrit Gunderson (2001), cette discipline émergente a expliqué les pratiques de gestion du personnel suivantes : la rémunération différée, selon laquelle les individus sont sous-payés par rapport à leur productivité au cours de leurs premières années de mandat en échange d’une sur-rémunération dans leurs dernières années ; les règles sur la retraite obligatoire et les conséquences de leur interdiction ; les salaires exorbitants des cadres ; les heures supplémentaires et les longs quarts de travail qui coexistent avec le chômage ; les travailleurs qui, en dépit de leur aversion au risque, prennent le risque d’un licenciement plutôt que d’accepter une légère baisse de salaire qui pourrait leur éviter d’être licenciés ; la réticence des entreprises à augmenter les salaires pour réduire les pénuries persistantes de main-d’oeuvre et les postes vacants ; le choix d’offrir une rémunération à la pièce plutôt qu’un salaire horaire ; les règles de permanence ou dites de « promotion ou congédiement » (« up or out »), selon lesquelles les personnes, soumises à des évaluations périodiques, se voient licenciées lorsqu’elles ne satisfont pas aux normes de rendement plutôt qu’autorisées à travailler à un salaire inférieur qui correspond à leur rendement ; et la « fissuration » du travail notamment caractérisée par l’emploi atypique, la sous-traitance et le recours à des travailleurs temporaires.
3.9 Une obsession pour les conséquences involontaires de politiques bien intentionnées
Peetz (2021, p. 21) a affirmé : « Les politiques reposant sur diverses formes de mécanismes du marché ont maintes fois échoué à atteindre leurs objectifs : elles ont souvent entraîné des avantages plus importants pour ceux qui disposent déjà de plus de ressources, au détriment de ceux qui en ont le moins, et ce, même si elles visaient ces derniers. » En faisant référence à l’impact du salaire minimum, Kaufman (2010, p. 430) soulignait les possibles conséquences négatives involontaires d’une telle politique : « Les opposants, par exemple, citent un certain nombre de raisons pour lesquelles le salaire minimum est une façon très brutale et parfois perverse d’atteindre ces objectifs : il réduit les emplois pour les travailleurs à bas salaire, augmente le chômage, contribue très peu à la réduction de la pauvreté (étant donné que la majorité des travailleurs au salaire minimum ne sortent pas de la pauvreté), réduit les opportunités de formation pour les jeunes et entraîne une baisse de salaire pour les travailleurs peu qualifiés dans les emplois non couverts. »
Cette tendance à souligner les conséquences involontaires de politiques bien intentionnées explique en partie pourquoi l’économie a été surnommée la science lugubre. Il importe toutefois de déterminer le plein effet des politiques et la manière dont les acteurs privés peuvent y réagir, afin que les décideurs puissent anticiper leurs réactions.
Par exemple, la politique de « la suppression de la case » (ban-the-box), qui interdit à l’employeur de poser des questions sur le casier judiciaire, avait pour objectif de permettre aux criminels libérés d’obtenir un emploi et d’ainsi réintégrer la société et réduire leur risque de récidive dans un contexte où les Noirs, en particulier, étaient condamnés et/ou emprisonnés de manière disproportionnée. Malheureusement, dans les États où une loi interdisait l’utilisation d’une case relative à la déclaration d’antécédents judiciaires, le taux d’emploi des personnes noires a chuté par rapport à celui des autres États. Du fait que les employeurs ne pouvaient plus différencier les demandeurs d’emploi possédant un casier judiciaire de ceux n’en ayant pas, ils se sont livrés à une discrimination statistique fondée sur la supposition que les Noirs étaient plus susceptibles d’avoir un casier judiciaire et, par conséquent, ils sont devenus moins enclins à embaucher des Noirs, en général (Doleac et Hansen, 2020).
De la même manière, la législation protégeant l'emploi des personnes handicapées peut réduire leurs possibilités de travailler, car les employeurs craignent les litiges et les mesures d’accommodement qui en découlent. (DeLeire, 2000). De plus, les travailleurs peuvent finir par assumer une partie des coûts liés au retour au travail d’un collègue blessé qui implique des réaménagements du lieu de travail (Gunderson et Hyatt, 1996). Enfin, les charges sociales initialement imposées à l’employeur peuvent se répercuteer ensuite sur le travailleur sous la forme d’un salaire inférieur (Kesselman, 1996).
De telles conséquences involontaires, soulignées par les économistes du travail, ne signifient pas que les politiques en question ne doivent pas être adoptées. Elles signifient plutôt que les acteurs privés de la relation d’emploi réagissent de manière subtile aux nouvelles politiques, et que de telles réponses doivent être prises en compte lors de la formulation de ces politiques.
3.10 Une fixation sur l’efficacité au détriment de la répartition et de l’équité
Budd, Pohler et Huang (2022, p. 273) ont décrit l’économie conventionnelle comme « la perspective néolibérale-égoïste qui suppose que les politiques et les pratiques des RH répondent largement à ce que dicte le marché. En outre, ce point de vue représente l’hypothèse néolibérale du laissez-faire selon laquelle la concurrence du marché et le libre choix entraînent des résultats équitables parce qu’ils permettent d’éviter les abus en offrant la possibilité de sortir librement de la relation » (italique ajouté). Kaufman (2018, 137) a également suggéré que l’économie néoclassique fournit une justification théorique à la position du courant dominant selon laquelle « la répartition n’a pas d’importance ». Dans le même ordre d’idées, Godard (2017, p. 10) a affirmé : « Selon les néolibéraux, les forces du marché poussent non seulement les directions à rechercher une efficacité maximale, mais elles garantissent également un traitement juste et équitable des travailleurs. »
De toute évidence, l’économie mise sur l’accroissement de l’efficacité pour augmenter la taille du gâteau à répartir. Cependant, les questions de répartition et d’équité sont bel et bien prises en compte , même si ce n’est peut-être pas suffisamment. L’économie du travail valorise les avantages en termes d’efficacité de la mondialisation, de la libéralisation des échanges, des réformes orientées vers le marché, de l’économie de plateforme et de l’économie à la demande. Il est également vrai que les conséquences des ajustements ne sont souvent évoquées que du bout des lèvres, notamment en ce qui concerne leur impact sur les travailleurs vulnérables et défavorisés, tel que le soulignent les relations industrielles. Toutefois, les études économiques documentent de plus en plus les effets négatifs des ajustements fondés sur le marché, des fermetures d’usines, des licenciements massifs et la restructuration de l'industrie manufacturière vers des services haut de gamme et bas de gamme polarisés. Ces études soulignent notamment :
Des pertes de revenus de 20 à 30 %, ainsi qu’une augmentation du taux de mortalité et une réduction de l’espérance de vie pour ceux qui perdent leur emploi et qui optent pour la meilleure solution de rechange (Frenette, 2007 ; Sullivan et von Wachter, 2009) ;
Les effets négatifs à long terme sur la santé en général (Black et coll., 2015 ; Michaud, Crimmins et Hurd, 2016), y compris les effets se manifestant plus de 30 ans après une perte d’emploi due à un licenciement ou à une fermeture d’usine ;
Les effets négatifs à long terme sur les jeunes, en particulier les jeunes défavorisés, en ce qui concerne l’avancement professionnel, les revenus, la situation maritale, les activités criminelles, l’alcoolisme, la santé et le taux de mortalité à l’âge mûr (Daly et Delany, 2013 ; Schwandt et von Wachter, 2019 ; Vobemer et coll., 2018 ; von Wachter, 2020) ;
Les effets négatifs sur la santé et le fonctionnement cognitif des travailleurs âgés contraints à une retraite involontaire (Kuhn et coll., 2020) ;
L’augmentation de la toxicomanie, des crises d’opioïdes et des suicides résultant de la perte d’emploi (Case et Deaton, 2020) ;
Les effets intergénérationnels à long terme attribuables à la négligence envers les enfants et à leur éducation réduite (Kalil et Ziol-Guest, 2011 ; Stevens et Schaller, 2011) ;
Une augmentation de la criminalité et des comportements antisociaux (Dell et coll., 2019 ; Dix-Carneiro, 2018).
L'inégalité et la polarisation croissantes qui sont associées à ces réformes axées sur le marché sont considérées comme négatives non seulement en soi, mais aussi parce qu'elles peuvent favoriser l'agitation sociale et accroître la résistance aux changements motivés par l’efficacité. Les travaux empiriques en économie du travail ont souvent examiné l’effet de ces initiatives de réforme non seulement au niveau de la moyenne de la distribution, mais aussi à différents quantiles de la distribution et en regard de différents indicateurs d’inégalité.
3.11 La considération des effets sur les acteurs privés, sans égard aux effets externes importants sur la société dans son ensemble
Kaufman (2010, p. 445) a affirmé : « [L’économie néoclassique] intègre généralement les externalités dans les analyses comme des “exceptions” au fonctionnement des marchés concurrentiels. »
Les externalités ou les effets à l’égard des tiers sont, par exemple, considérés dans la littérature sur les rendements sociaux de l’éducation (Gunderson et Oreopoulos, 2020). Cette littérature fournit des preuves causales d’un rendement externe ou social de l’éducation de l’ordre de 7 à 10 % par année de scolarité, soit un rendement similaire à celui du rendement privé pour des individus qui acquièrent une éducation supplémentaire, ce qui implique des rendements totaux de 14 à 20 % pour les individus et la société dans son ensemble. Les exemples de ces retombées pour les tiers incluent :
Des effets d’entrainement au chapitre des connaissances, puisque l’éducation supplémentaire des uns peut accroître la productivité des autres, notamment grâce aux effets de pairs ;
Une réduction des activités criminelles ;
Une augmentation de la participation civique, notamment par l’exercice du droit de vote et le bénévolat ;
Des améliorations en matière de santé, de planification familiale et de compétences parentales susceptibles d’avoir des effets sur les enfants des générations futures ;
Des réductions des dépenses sociales grâce à ces effets externes positifs.
3.12 La recherche en vase clos, détachée des autres disciplines
La discussion précédente sur la nature impérialiste de l’économie du travail, qui applique sa méthodologie à un large éventail d’autres disciplines, illustre peut-être mieux cette critique.
L‘économie du travail, cependant, intègre des concepts issus de disciplines telles que la psychologie, entre autres les idées d’incitatifs, d’encadrement, d’options par défaut, d’effet de pairs, de rationalité limitée, de biais cognitifs, de dissonance cognitive et de l’importance des discours. D’ailleurs, l’économie comportementale, qui emprunte à la psychologie, est une branche en pleine croissance. En guise d’exemple, le prix Nobel James Heckman a documenté l’importance de l’influence des cinq grands traits de personnalité (l’ouverture, le caractère consciencieux, l’extraversion, l’agréabilité et le névrosisme) sur la qualité de vie en particulier en ce qui concerne le salaire, la santé et la longévité (Heckman, Jagelka et Kautz, 2021). Les compétences professionnelles sont affectées par ces caractéristiques, ainsi que par l’éducation, le rôle parental, l’environnement et les incitations économiques. Flinn, Todd et Zhang (2018) ont décrit les effets des traits de personnalité sur la performance sur le marché du travail et l’écart de rémunération entre hommes et femmes
4. Conclusion
De toute évidence, l’économie du travail mérite certaines critiques qui lui sont adressées par les autres disciplines, dont les relations industrielles. Toutefois, plusieurs autres reproches formulés à son égard apparaissent injustifiés et peuvent être réfutés par son intégration de principes bien établis en relations industrielles, tels que l’inégalité du pouvoir de négociation, l’importance de la prise de parole et de la loyauté ainsi que par le raisonnement inductif par le biais d’analyses qualitatives et discursives.. Certes, l’économie du travail doit reconnaître ses lacunes et ses problèmes et rester ouverte aux idées issues des relations industrielles et d’autres disciplines. Comme pour les Alcooliques anonymes, reconnaître le problème est la première étape pour le résoudre !
À titre personnel, je crois que les relations industrielles pourraient bénéficier d’une plus grande utilisation des méthodes d’estimation de l’effet de causalité utilisées, et souvent développées, par les économistes du travail. À l’inverse, l’économie du travail pourrait profiter d’une plus grande mobilisation des connaissances acquises grâce à des méthodes qualitatives rigoureuses, plus courantes en relations industrielles. De telles méthodes serviraient à identifier d’éventuelles variables et leurs interactions pour l’estimation de l’effet de causalité et faciliteraient l’interprétation des résultats empiriques. Comme l’ont bien établi les relations industrielles, des gains mutuels sont possibles.
Parties annexes
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