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Introduction

Cet article s’intéresse à l’Organization United for Respect at Walmart, l’une des initiatives nationales les plus ambitieuses en matière d’organisation de la main-d’oeuvre lancée aux États-Unis au cours de la dernière décennie. Apparue en 2011, l’association, financée par l’un des grands syndicats des services nord-américain (United Food and Commercial Workers - UFCW), OUR Walmart (OWM) a, en effet, contribué à l’obtention d’une série de victoires salariales face au géant de la distribution Walmart, resté inflexible devant les précédentes tentatives d’organisation des salariés. Comment cette campagne d’organisation des inorganisés est-elle parvenue à s’étendre dans une industrie qui s’appuie sur une main d’oeuvre à bas salaire et à mobiliser des salariés au bas de l’échelle… à grande échelle ? À partir d’une enquête qualitative menée autour du travail d’organisation des « associés » (nom donné par Walmart à ses salariés) lors d’actions et de mobilisations OWM entre 2013 et 2018, cet article s’intéresse à la trajectoire d’une longue campagne d’organisation des inorganisés (organizing en anglais) visant une multinationale des services.

En nous appuyant sur une analyse diachronique de l’approche à la fois pratique et rhétorique de l’organisation des salariés par OWM, nous verrons que la poursuite de son effort d’organisation de manière indépendante a conduit l’organisation à opérer un virage numérique. Tout particulièrement, cet article souligne que le lancement d’OWM par UFCW dans le cadre de la campagne syndicale visant le distributeur Walmart et sa poursuite indépendamment du syndicat depuis 2014 se caractérisent par deux orientations différentes en matière d’organisation des inorganisés. Après un retour sur la littérature relative aux enjeux liés à cette stratégie, sur les caractéristiques de la campagne et la méthodologie adoptée, nous verrons comment OWM est passée d’une approche de l’organisation des inorganisés selon un grand syndicat des services à une campagne indépendante, beaucoup plus modeste en effectifs et en ressources financières. Liant innovations numériques et participation active des salariés, le virage technologique et réticulaire entamé par OWM en 2015 a permis de rendre visibles les inégalités raciales et de genre, tout en favorisant la coconstruction d’une solidarité professionnelle à grande échelle dans une entreprise et un secteur auparavant jugés hors d’atteinte.

L’émergence de l’organizing comme stratégie de revitalisation syndicale

Avec un taux de syndicalisation en recul constant (6 % dans le secteur privé en 2019), les syndicats sont, au début des années 2010, quasiment au même niveau qu’avant leur reconnaissance institutionnelle, et ce, pour des raisons aussi bien externes (législation défavorable, déstabilisation économique et politique) qu’internes (bureaucratisation, faible prise en compte des mutations économiques et démographiques, coûts d’héritage reportés sur les nouveaux embauchés). Toutefois, depuis le milieu des années 1990, une quantité croissante de ressources sont consacrées à des campagnes visant des entreprises et des industries longtemps restées des angles morts de la lutte syndicale aux États-Unis (Bronfenbrenner et al., 1998; Heery, 2003). Si la perte d’influence progressive des syndicats au cours des cinquante dernières années a régulièrement poussé le mouvement syndical nord-américain à réfléchir à des stratégies de revitalisation capables d’inverser cette tendance (Hurd, 2004), l’organisation des inorganisés est apparue comme la principale réponse.

L’organizing est, en effet, devenu un moyen d’agréger les critiques à l’égard du syndicalisme conservateur dominant au sein de la grande fédération AFL-CIO. Qualifié de syndicalisme d’affaires, pyramidal, bureaucratique et passif, ce dernier est souvent tenu pour principal responsable du déclin syndical (Fantasia et Voss, 2004). À l’opposé, l’organizing s’oriente vers l’activisme. Inspiré des stratégies d’organisation citoyenne dans les quartiers populaires, il vise les industries et les travailleurs difficiles à atteindre, en l’occurrence, les salariés des grandes industries de main-d’oeuvre à bas salaire des services peu enclines, voire hostiles, à la représentation syndicale (Martinez Miguel et al., 2017). Cette main-d’oeuvre est en majorité composée de salariés travaillant à temps partiel, percevant une rémunération horaire gravitant autour du salaire minimum, dans des industries où sont sur-représentés les femmes (qui constituent 54,7 % des salariés percevant moins de 15 dollars de l’heure contre 46,8 % de la population active), les noirs (15 % contre 12 %) et les latinos (23 % contre 16,5 %) jusqu’à présent largement invisibilisés par le mouvement syndical (NELP, 2016). L’organizing s’est développée au sein d’associations d’aide aux travailleurs dans les années 1980, avant d’être repris par les organisations syndicales à la fin des années 1990 (Milkman et al., 2010). S’il n’existe pas de consensus sur la manière d’opérer, une série de recherches dresse une liste de recommandations. Ainsi, il y a quinze ans, la littérature soulignait que la plupart des initiatives en la matière continuaient d’être dominées par des structures syndicales bureaucratiques et hiérarchiques (Nissen, 2004). Près d’une décennie plus tard, Simms (2012) évoquait l’incapacité des campagnes d’organisation menées jusqu’alors à créer une rhétorique capable de réunir les travailleurs par-delà la diversité de leurs situations en matière d’emploi et d’expériences au travail. Depuis, les recommandations se portent davantage vers la création de modes d’organisation dans les industries précaires basés sur de nouvelles formes conjointes d’action et de dialogue, invitant à renouveler les stratégies rhétoriques et discursives, mais aussi à innover en s’appuyant sur les nouvelles technologies (Martinez Lucio et al., 2017).

Les principes, apports et limites de l’organizing dans le mouvement syndical états-unien

Au-delà de cette définition générale, la littérature suggère qu’une campagne d’organisation réussie exige deux activités distinctes mais complémentaires (Milkman, 2006; Voss, 2010; Blyton et Jenkins, 2013). D’une part, centrée sur les travailleurs, l’organisation interne consiste à insuffler une dynamique d’auto-organisation sur le lieu de travail. D’autre part, l’organisation externe consiste à faire pression sur les employeurs et les pouvoirs publics en s’appuyant sur une variété d’alliés (associations, syndicats, communautés, élus). L’organisation externe repose sur la création d’alliances entre syndicats, associations de quartier et mouvements sociaux (Lévesque et Murray, 2005). Le développement du syndicalisme communautaire (Tufts, 1998; Fine, 2005; Martinez Lucio et Perrett, 2009) correspond à cette forme d’organisation externe qui tente de compenser le faible niveau de solidarité au travail en s’alliant à des organisations et communautés solidement ancrées localement (McAlevey, 2012; Tapia, 2013).

La capacité du mouvement ouvrier états-unien à gagner en taille dépendrait donc de sa capacité à combiner avec succès organisations interne et externe (Sharpe, 2010), à l’image des campagnes victorieuses menées selon cette formule dans le secteur public et le secteur industriel au cours des deux dernières décennies. Abondant en ce sens, Voss (2010) encourage le développement d’un discours qui permettrait à cette approche syndicale de mieux faire écho aux préoccupations majeures d’une main-d’oeuvre en marge des syndicats, mais loin de constituer une frange anecdotique du salariat. En effet, en 2016, près de 64 millions de travailleurs états-uniens sont rémunérés moins de 15$ de l’heure, soit plus de 40 % de la population active du pays (NELP, 2016).

Néanmoins, la littérature a régulièrement souligné les difficultés de diffusion de telles stratégies à grande échelle et d’une dynamique durable au sein des multinationales des services qui constituent les principales industries de main-d’oeuvre à bas salaire. Le plus souvent, ces efforts d’organisation sont à la fois épisodiques (durant quelques mois, rarement plus d’une année) et ciblés (ville, comté, État), cela en fonction du périmètre syndical dans un pays où les relations professionnelles sont décentralisées (Martinez Lucio et al., 2017). Certains suggèrent même d’abandonner de telles stratégies d’organisation dans ces industries (de Turberville, 2004) face à des barrières structurelles estimées trop hautes (fragmentation de la main-d’oeuvre, roulement de personnel ou turnover élevé, faible identification professionnelle, représailles systématiques de l’encadrement), alors que d’autres considèrent que mobiliser la main-d’oeuvre à bas salaire des services à grande échelle demeure possible si les syndicats parviennent à imaginer des formes nouvelles de solidarités au travail adaptées aux contraintes spécifiques auxquelles font face ces travailleurs (Hyman, 1999; Simms, 2012). Organization United for Respect at Walmart/OUR Walmart (OWM) vise le géant de la grande distribution et plus grand employeur privé au monde, Walmart. Dans une industrie figurant parmi les premières créatrices d’emplois rémunérés au salaire minimum, avec la restauration, la multinationale originaire de l’Arkansas est particulièrement connue pour ses pratiques managériales très dures et son hostilité envers les syndicats (Hocquelet, 2016). Cet article questionne ainsi les manières dont OWM est parvenu à mobiliser des travailleurs au bas de l’échelle à grande échelle, en passant d’un organizing où coprésence et structure verticale prédominent à un usage étendu et horizontal des outils numériques. Campagne majeure des années 2010, OWM est d’abord parvenue à étendre ses mobilisations à une centaine de villes dans 46 États depuis les principaux bastions syndicaux des services avant de contribuer à l’augmentation du salaire minimum pour près d’un million d’« associés ».

Une posture méthodologique réajustée au gré des transformations du mouvement

Cet article est le fruit d’une enquête qualitative qui s’appuie, d’une part, sur une ethnographie du travail des organisateurs OWM et, d’autre part, sur l’analyse des répertoires d’actions et rhétoriques investis par l’organisation alors que l’arrêt des financements syndicaux en 2014 marque un hiatus entre deux périodes distinctes. Il s’appuie d’abord sur des études de terrains de quatre semaines chacune menées à Los Angeles et Chicago en 2013, deux bastions syndicaux des services qui constituent, par ailleurs, des épicentres des mobilisations OWM. Cette ethnographie multi-située est complétée par des entretiens avec les organisateurs locaux. Sur ses deux terrains, une dizaine de jours ont été consacrés à suivre la préparation et le déroulement des mobilisations.

Entre 2011 et 2015, alors affilié à UFCW, OWM s’appuie sur des organisateurs locaux répartis dans des aires métropolitaines considérées comme mobilisables : des régions, villes et magasins où des salariés, soutiens associatifs, communautaires, syndicaux et politiques sont susceptibles d’organiser les « associés » et faire pression afin que des conventions collectives d’entreprises soient conclues et des lois plus favorables sur le salaire minimum soient adoptées. Enquêter à chaud sur ces mobilisations, dans différentes villes et différents États a impliqué une adaptation aux réajustements stratégiques opérés par la campagne (Hocquelet, 2020). Dans le cadre de deux contrats de recherche postdoctoraux, nous avons participé, entre 2013 et 2015, à des réunions regroupant des « associés », organisateurs, syndicats et associations alliés, à la préparation d’actions et de mobilisations locales et nationales à Chicago, Los Angeles et Miami. Puis, entre 2015 et 2017, nous avons analysé les publications et les échanges diffusés sur la page Facebook d’OWM (Hocquelet et Pasquier, 2017) au cours d’une période couvrant les deux premières années d’indépendance de l’organisation. Utilisé régulièrement par 68 % de la population états-unienne selon le Pew Research Center, Facebook constitue alors l’outil majeur de communication entre ses membres. Par ailleurs, le réseau social est aujourd’hui largement reconnu comme un media central pour les organisations lorsqu’il s’agit de cadrer leur discours (Harlow, 2012). Nous avons sélectionné de manière aléatoire 14 publications par mois, sur une période de 21 mois, pour ensuite coder les messages en insistant sur les éléments rhétoriques cadrant l’action collective au sens de Kelly (1998), nous focalisant sur le type d’injustice subie ou observée, sur l’identité collective et les responsables désignés de ces injustices (À qui renvoient le « nous » et le « eux » ?) (Hoggart, 1970). Enfin, de manière transversale, 33 entretiens ont été conduits entre avril 2013 et janvier 2018 avec le directeur de la campagne (à deux reprises, en 2016 et 2018), des organisateurs, des « associés » leaders et d’autres salariés non investis dans la campagne OWM qui portaient sur leur travail quotidien et leur engagement dans les mobilisations.

OUR Walmart : l’organizing selon un grand syndicat des services

En raison de nombreux obstacles à l’action collective, le syndicalisme est très peu présent dans la grande distribution, comme l’illustre son taux de syndicalisation très bas (5,3 %). Le secteur se caractérise par des emplois en grande majorité non ou peu qualifiés, des salaires bas, une rotation du personnel élevée, des conditions de travail dures et des pratiques managériales antisyndicales (Lichtenstein, 2009; Hocquelet, 2016). À l’instar de la plupart des emplois à bas salaire des services, les emplois de la grande distribution comptent une majorité de femmes et une grande proportion de noirs et latinos, davantage concentrés dans les emplois subalternes et en contact avec la clientèle, une division du travail que l’on retrouve chez Walmart où les « associés » racisés constituent 43 % des employés (emplois occupés à 55  % par des femmes), 31 % de l’encadrement en magasin et 21 % de l’encadrement national (Walmart, 2017).

Dans ce contexte, le distributeur constitue une cible stratégique à divers titres. Il s’agit d’abord d’un symbole, incarnation paradigmatique du volet commercial du fordisme (Lichtenstein, 2009). La multinationale de l’Arkansas compte plus de 4 000 magasins et 1,2 million de salariés aux États-Unis, soit 1 % des effectifs du secteur privé et 10 % de la main-d’oeuvre de la grande distribution du pays. En dépit des obstacles précédemment évoqués, OWM est parvenue à innover et à obtenir gain de cause à différentes échelles. À ce titre, l’organisation est parfois citée comme une figure du renouveau du mouvement ouvrier nord-américain (Smiley, 2015; Reich et Bearman, 2018). En effet, OWM a réussi à faire suffisamment pression sur le géant de la distribution pour que la multinationale décide, pour la première fois en plus de 50 ans d’existence, d’augmenter le salaire minimum horaire pour plus d’un million de ses salariés états-uniens en 2016, 2017, puis 2018 (passant par paliers de 8 à 11$ de l’heure). La campagne a, par ailleurs, poussé Walmart à fournir à ses salariés leurs emplois du temps une semaine à l’avance et à expliciter ses politiques en matière de gestion de la main-d’oeuvre au niveau national. Le suivi de la trajectoire du mouvement révèle ses particularités et ses approches distinctes de l’organisation des inorganisés.

Contourner les contraintes imposées aux syndicats

La campagne organisée par United Food and Commercial Workers (UFCW), syndicat des travailleurs de l’agroalimentaire comptant 1,4 million de membres en Amérique du Nord, a débuté en 2011. Our Walmart se définit alors comme une association indépendante réservée aux employés et ex-employés de l’entreprise qui vise à recruter et à former les employés afin qu’ils puissent s’organiser de manière autonome face à leur employeur. OWM réclame le droit à la représentation des salariés sans subir de représailles de la part de l’encadrement, un traitement digne et respectueux de la part de la hiérarchie et une augmentation substantielle du salaire minimum. L’organisation multiplie alors les actions. Ses membres distribuent des tracts aux membres de l’encadrement des supermarchés Walmart et aux clients dans et autour des magasins et manifestent régulièrement lors d’actions courtes et médiatisées. L’organisation est notamment connue pour ses mobilisations coordonnées à l’échelle nationale lors du Black Friday, journée de soldes suivant l’Action de grâces (Thanksgiving en anglais) qui constitue une journée majeure en termes de chiffre d’affaires pour le distributeur.

La création d’OWM par UFCW partait du constat qu’à court terme, une stratégie syndicale traditionnelle était vouée à l’échec. La taille de l’entreprise rendait difficile l’accès à l’ensemble des salariés. La dissémination de sa main-d’oeuvre au sein de milliers d’établissements et la prévalence de la propriété privée sur le droit syndical permettaient à l’entreprise d’isoler les contestations les plus vives. Les deux prérequis de la campagne sont alors de vaincre la peur (éviter les dispositifs antisyndicaux déployés par l’entreprise, établir le contact avec des employés qui craignent de perdre leurs heures de travail ou d’être licenciés au moindre faux pas) et de catalyser la conflictualité autour d’enjeux locaux et nationaux. Son statut d’organisation à but non lucratif a permis à OWM de s’affranchir des limites juridiques imposées aux syndicats. En se défendant de toute volonté de représentation, OWM peut organiser des mobilisations courtes à répétition, sans obligation de s’engager dans un processus d’élection. Par ailleurs, en tant qu’association, OWM affiche très discrètement ses liens avec UFCW dans le but de convaincre les employés parmi les plus réfractaires aux organisations syndicales, un sentiment à la fois accentué par un argumentaire antisyndical des employeurs largement diffusé et par les travers du syndicalisme d’affaires. Elle s’appuie, pour ce faire, sur un fort ancrage local.

Choisir des terrains de lutte favorables et symboliques où fédérer les colères

Pour mener à bien sa campagne, UFCW déploie des équipes locales d’organisateurs salariés OWM par l’intermédiaire desquels le syndicat tente d’organiser les employés de Walmart et de mobiliser les associations et les communautés locales. Ces équipes sont réparties sur tout le territoire autour des principales métropoles et, plus particulièrement, à proximité des grands bastions syndicaux des services (comme en Californie, dans l’Illinois, à New York, à Washington D.C.), mais aussi dans des États voisins (Virginie, Maryland, New Jersey) et dans d’autres États plus conservateurs dont les dynamiques conflictuelles récentes, qu’elles soient liées au travail (conflits collectifs débutés dans différents magasins Walmart de Floride et du Texas) ou à des thématiques plus larges et a priori favorables à l’implantation locale de l’organisation (comme dans le Wisconsin face aux réformes impopulaires du Gouverneur Républicain Scott Walker portant notamment sur les droits syndicaux dans le secteur public). OWM s’inscrit, par ailleurs, dans une campagne d’organisation externe, Making Change at Walmart (MCWM) qui se définit alors sur son site officiel comme : « une coalition multiethnique d’employés de Walmart, de membres du syndicat, de petits commerçants indépendants, de leaders religieux, de groupes d’organiseurs des communautés locales et de défense des droits des femmes, d’élus et de citoyens ordinaires convaincus que changer Walmart est vital pour l’avenir du pays ». Cette double posture correspond aux nouvelles orientations de l’AFL-CIO convertie à l’organizing. MCWM fait sienne la nouvelle devise de la grande fédération syndicale Community Is the New Density, l’objectif étant, au-delà de l’organisation des salariés, de rallier les communautés environnantes afin de faire infléchir les employeurs en s’appuyant sur les associations et les élus. Longtemps considéré comme le premier objectif du mouvement syndical, l’accroissement du taux de syndicalisation (union density) laisse davantage place à l’organisation externe afin d’agir comme levier à différentes échelles, comme le souligne, en novembre 2013, le président de l’un des bureaux de UFCW à Chicago : « Les lois ne sont pas de notre côté, certains politiciens non plus. L’entreprise diffuse des publicités vantant les avantages d’être employé chez Walmart. On doit donc revenir aux basiques en dialoguant avec les salariés, les communautés et les alliés sur les manières de changer les choses ».

Évaluer, classer, convaincre, mobiliser avec méthode

Comme dans la plupart des campagnes de syndicalisation aux États-Unis (Voss et Sherman, 2000), les financements et les orientations sont centralisés. La majorité des organisateurs rencontrés est rémunérée par le syndicat. Ces derniers sont en contact permanent avec leur hiérarchie et doivent régulièrement rendre compte de leurs démarches et résultats en matière de recrutement et d’actions. À l’aide d’outils communs à tous (outils de démarchage et guides de recrutement, tracts comprenant un argumentaire national standard et un encart à compléter par les organisateurs avec le témoignage d’un employé local), ils sont chargés de repérer et de former des leaders locaux parmi les salariés des magasins, autrement dit des employés capables, une fois formés, de rallier de nouveaux membres. Si dans les campagnes classiques, les organisateurs distinguent trois types de salariés (meneur; favorable; défavorable à la campagne), ceux travaillant pour Our Walmart les classent en cinq catégories : meneur, militant (reconnu apte à s’exprimer devant les médias sans toutefois recruter parmi ses pairs), adhérent/sympathisant, membre potentiel (movable en anglais) et « anti-organisation ». La typologie s’étoffe ici en distinguant deux catégories de meneurs comme autant de figures de l’organizing : l’une davantage portée sur le travail d’organisation interne quotidien, l’autre destinée à jouer un rôle de figure des mobilisations combinant souvent éloquence, trajectoire résumée en une histoire captivante et poignante (compelling story en anglais), tout en ayant les caractéristiques sociodémographiques des salariés et communautés visés localement. En effet, les organisateurs entretiennent par ailleurs des liens avec le tissu associatif et communautaire environnant en tentant de convaincre les pasteurs locaux et les membres d’associations de défense des travailleurs pauvres de prendre part à leurs actions et leurs conférences de presse.

Malgré un cadrage national fort, la dimension locale joue un rôle majeur dans la progression de la campagne lors des premières années. Des réunions entre organisateurs, salariés, activistes et coordonnateurs nationaux sont régulièrement organisées à l’échelle locale comme nationale (par conférence téléphonique) en aval et en amont des mobilisations et actions menées (préparatifs et débreffages collectifs). Dans l’idéal, le modèle de l’organizing vise à transformer les salariés en militants de leur propre cause. Il suit une logique de remontée vers ses dirigeants répondant non plus aux nécessités internes des centrales syndicales, mais aux problèmes spécifiques rencontrés par les salariés sur leur lieu de travail, notamment en développant la capacité à s’organiser et à mener des actions des premiers salariés mobilisés. Les réunions observées semblent obéir à une logique similaire. Se déroulant toutes les deux à trois semaines, elles ont en général lieu en fin de service, à 8 heures du matin ou à 17 heures, dans des lieux familiers (restaurant, église, domicile des employés). Après avoir présenté les thèmes à discuter (prochaines actions locales et nationales, moyens d’approcher les « associés » réticents), les organisateurs donnent la parole aux salariés, prennent note de leurs suggestions et des thèmes qui font débat, ponctuant les interventions de chacun d’encouragements répétés. Lors des actions menées devant les magasins, le rituel est généralement le même. Après avoir scandé des slogans et distribué des tracts aux clients du magasin, généralement sous l’oeil de la police et d’un cadre venu spécialement du siège de l’entreprise dans l’Arkansas, les salariés s’expriment tour à tour devant une ligne de managers souriants et imperturbables qui les invitent en vain à s’entretenir en tête-à-tête. Les « associés » qui protestent reprennent alors en coeur les messages délivrés par leurs collègues qui ont pris la parole.

L’observation de mobilisations OWM à Los Angeles et Chicago en 2013 souligne des actions traversées par deux principales orientations qui constituent autant de pôles d’acteurs, de répertoires rhétoriques et d’actions majeurs dans une campagne alors très large. Renvoyant aux trajectoires des organisateurs, des militants et des « associés » mobilisés, ces deux pôles s’avèrent alors peu perméables, pour des raisons historiques d’une part et en raison d’approches différenciées de la part d’UFCW autour de groupes de salariés : entre un mouvement ouvrier essentiellement blanc et un mouvement des droits civiques rassemblant majoritairement Noirs et Latinos. Cette division reflète à la fois la division du travail chez Walmart et plus largement dans les industries de main-d’oeuvre à bas salaires, les tensions nées de la rencontre entre salariés « tombés » dans la grande distribution à la suite de la Crise de 2008 et ceux qui ne peuvent en sortir, mais aussi la division du travail d’organisation, entre permanents issus du mouvement syndical et organisateurs issus des communautés voisines des magasins Walmart (Hocquelet, 2014). Ainsi, lors des premières années de mobilisation, OWM apparaissait comme la première étape d’un processus de syndicalisation long et incertain. Les stratégies d’organisation adoptées par UFCW pour entrer en contact avec les travailleurs de Walmart et rompre avec un anti-syndicalisme ancré dans l’entreprise, semblaient fructueuses : la première mobilisation nationale de novembre 2012 s’est répétée et étendue pendant trois ans avant qu’OWM ne connaisse une réduction drastique de son budget par le syndicat.

De OUR Walmart à United for Respect : un appui numérique à l’émergence d’une solidarité professionnelle

Fin 2014, OWM connaît un tournant majeur. Après l’élection de Marc Perrone à la présidence d’UFCW en décembre, le syndicat décide de réduire les fonds alloués à la campagne, jugeant cette dernière trop coûteuse et trop incertaine. OWM prend alors l’allure d’une courte campagne de relations publiques, UFCW finançant principalement une campagne publicitaire télévisée visant le distributeur au cours des primaires démocrates. Accompagné de quelques « associés » qui deviendront organisateurs par la suite et d’une poignée d’organisateurs issus de la précédente campagne, l’ex-directeur de campagne décide de poursuivre l’effort d’organisation chez Walmart en s’appuyant sur d’autres sources de financement. L’association ne dispose, depuis sa réapparition au printemps 2015, que d’une dizaine de leaders payés par OWM et elle doit davantage compter sur l’implication de ses 2000 à 4000 « associés » membres (selon ses propres chiffres). Affaibli, OWM entend bien poursuivre sa campagne en se joignant à la demande des employés de la restauration rapide réclamant 15 dollars de l’heure (Fight for $15), mais aussi en insistant sur le fait qu’une large majorité des « associés » travaille à temps partiel et qu’une telle augmentation, sur un salaire partiel, demeure mineure. Les moindres ressources de l’organisation, tout comme les restrictions progressivement imposées par Walmart aux organisateurs dans une dizaine d’États (qui ne peuvent plus pénétrer sur les propriétés du distributeur, ni entrer dans les magasins, ni s’adresser à l’encadrement ou aux clients) vont réorienter leurs activités vers l’animation d’un réseau numérique « d’associés ». Entre une catalyse de la conflictualité et de la solidarité s’appuyant de manière centrale sur Facebook et sur la diffusion d’une application pour téléphone portable visant à informer les « associés » de leurs droits, cette dernière soulève plus largement la question des capacités du mouvement syndical à faire sien le succès des réseaux sociaux en ligne (Bryson et al., 2010).

Co-construire un réseau collaboratif de travailleurs

Afin de maintenir son ancrage auprès des « associés », et ce, malgré des ressources financières réduites limitant la présence d’organisateurs sur le terrain, OWM s’est redéployé en remodelant sa stratégie à partir de sa nouvelle structure et de ses ressources, tout en tendant vers davantage de participation des « associés ». Cette orientation constitue selon l’un des organisateurs OWM rencontré lors d’une mobilisation du mouvement Fight for $15 en 2016 à la Nouvelle-Orléans une façon efficace d’atteindre les « associés », en dépit des moyens financiers et humains limités, sans toutefois renier la précédente approche :

En tant qu’organisateur national, mon rôle est de redonner le pouvoir, de rendre autonomes dans leurs combats autant d’employés que possible. Nous avons un programme qui permet aux « associés » de devenir eux-mêmes organisateurs. L’un des grands engagements d’Our Walmart a toujours été, aussi bien avec UFCW et aujourd’hui en tant qu’organisation indépendante, de rendre le pouvoir à autant d’employés de Walmart que possible pour qu’elles et ils deviennent organisateurs à leur tour. Personne n’a de meilleure compréhension du travail, de ce que cela signifie de travailler ici que des « ex-associés ».

Convertir les employés en organisateurs, autrement dit, associer les « associés » à l’organisation de la campagne, semble alors être l’une des seules manières d’en atteindre de nouveaux sans faire appel à des centaines d’organisateurs salariés répartis dans tout le pays. Pour accompagner cette posture « par les travailleurs et pour les travailleurs », OWM s’appuie largement sur les technologies numériques qui permettent potentiellement à l’organisation d’atteindre la plupart des employés travaillant dans l’un des 4 000 magasins du distributeur aux États-Unis. L’importance des TIC en tant qu’outil facilitant les échanges apparaît clairement en comparant le nombre d’interactions de chaque publication diffusée sur la page Facebook officielle de l’organisation avec la page Facebook de Fight for $15 (FF15), campagne avec laquelle OWM a partagé de nombreuses similarités lors des premières années (approche locale supervisée à l’échelle nationale, financement par un grand syndicat des services, structures, revendications et répertoire d’actions actions proches, tout comme les profils des employés visés) et qui a contribué, lors de ses cinq premières années d’existence à l’augmentation du salaire de plus de 20 millions de travailleurs à bas salaire (NELP, 2016). Sur la période étudiée (2015-2017), si l’audience de la page FF15 est près de 6,5 fois supérieure à celle de la page OWM, le taux d’engagement sur cette dernière est 30 % supérieur à celui de la page FF15. Qu’il s’agisse d’un « J’aime » (Like en anglais), d’un partage ou d’un commentaire, une publication d’OWM génère en moyenne 945 réactions comparé aux 730 pour la page FF15, avec un nombre moyen de réactions par abonné qui est neuf fois plus élevé sur la page OWM qui s’adresse directement et quasi-exclusivement aux « associés » de Walmart.

En novembre 2016, le lancement de l’application pour téléphone portable WorkIt marque une nouvelle étape dans l’approche collaborative d’OWM. Cette campagne poursuit deux objectifs. D’une part, elle sert de guide en matière de règlement interne et de ressources humaines chez Walmart. D’autre part, il s’agit de constituer un outil dont le contenu est affiné et enrichi par les « associés », en partageant leurs propres expériences pratiques. Malgré les tentatives de dissuasion du distributeur, l’application est téléchargée 10 000 fois lors de sa première année de diffusion (Avins et al., 2018). Ainsi, lorsque FF15 s’appuie surtout sur les médias sociaux pour informer de manière unilatérale ses abonnés (similaire à l’usage syndical le plus répandu), OWM parvient à s’appuyer plus largement sur les TIC pour encourager un dialogue direct avec les travailleurs, anonymement pour les plus méfiants. Elle fournit, par ailleurs, à l’organisation et aux « associés » de nombreuses ressources sur lesquelles s’appuyer en dépit de leur dissémination et du faible nombre d’organisateurs ancrés localement après 2014.

S’appuyer sur la participation des employés malgré la distance

Au-delà de l’application WorkIt et du taux d’engagement élevé sur la page Facebook de l’organisation, le virage numérique d’OWM se caractérise par la manière dont les organisateurs utilisent les medias sociaux comme un agrégateur d’informations et d’avis documentés produits par les « associés », permettant ainsi à l’organisation de produire ses propres données sociales. OWM demande, par exemple, aux employés de partager leurs expériences quotidiennes des dysfonctionnements vécus sur leur lieu de travail et contribue à publiciser des problèmes souvent considérés comme interindividuels ou locaux par les employés afin d’en souligner le caractère récurrent et, ce faisant, la portée collective au sein de l’entreprise. OWM invite, par ailleurs, à dénoncer les pratiques managériales déloyales de manière à assister les employés concernés dans la formulation de plaintes individuelles et collectives (unfair labor practices en anglais) auprès du National Labor Relations Board (NLRB). Enfin, l’organisation appelle fréquemment les employés à formuler des propositions afin de réformer les conditions de travail et d’emploi, notamment en matière d’arrêts maladie et de congés de maternité. Elle demande également aux dirigeants de Walmart de communiquer davantage de données chiffrées portant sur l’accès au temps complet des salariés en fonction de leur race et genre.

Dans tous les cas, OWM s’appuie sur ces dispositifs numériques pour faciliter, agréger, fédérer à grande échelle et servir de catalyseur aux réactions (sondages réguliers, débouchant généralement sur des rapports rédigés en collaboration avec d’autres associations progressistes), questions et griefs des « associés », tout en préservant leur anonymat. Cette orientation prise par OWM, qui tend vers une coproduction de l’éventail des revendications entre organisateurs et « associés », s’appuie sur une communication directe soulignée par les débats que l’on peut suivre sur la page Facebook d’OWM. Ces derniers s’avèrent plus vifs lorsqu’OWM demande à ses abonnés de donner leur avis à propos de la politique de répartition des profits dans l’entreprise, sur les manières de réformer la politique de l’entreprise en matière d’arrêts maladie, sur les nouveaux échelons salariaux ou, encore, à propos de la suppression progressive d’heures de travail dans les différents services et magasins. L’accès au temps complet devient particulièrement difficile dans les emplois les plus répandus (employés de caisse et de rayon), par ailleurs considérés comme emplois au bas de l’échelle, mais qui constituent pour la majorité des salariés une zone de stagnation permanente, entre plafond de verre et plancher collant pour les femmes et les employés racisés (Thomas-Breitfeld et al., 2015). C’est précisément ces employés qu’OWM cherche à recruter et c’est autour de leurs expériences que l’organisation refonde progressivement son approche.

Insuffler une identité de métier dans les services à bas salaire

Au-delà d’une démarche collaborative autour des conflits du travail, la communication en ligne d’OWM vise, dans cette nouvelle période, à développer un sentiment de solidarité professionnelle parmi les travailleurs. Alors même que l’entreprise est généralement associée à une identité professionnelle négative (emplois des services pour la plupart non qualifiés, peu reconnus, à bas salaire, à temps partiel, image dégradée du distributeur), OWM s’appuie sur des expérimentations menées à plus petite échelle, telle celle de l’organisation Retail Action Project qui visa, dès 2005, à organiser les salariés de la grande distribution à New York en suivant les recommandations de l’historienne du travail Dorothy Sue Cobble. Elle invite à un retour au syndicalisme de métier (occupational unionism en anglais), cela en insufflant une identité de métier dans les emplois post-industriels (Ikeler, 2016). Dans cette perspective, l’approche d’OWM ambitionne de refonder une solidarité basée sur le travail et le lieu de travail. Les publications en ligne de l’organisation rendent régulièrement hommage au courage des employés du distributeur, présentés comme des « héros » du quotidien faisant face à des conditions de travail difficiles et des contraintes multiples : travailler de nuit, ramasser des chariots sur le stationnement des magasins par tous les temps, faire avec les consignes contradictoires de l’encadrement, travailler constamment en sous-effectif, faire face à des clients en colère sans avoir les moyens de les satisfaire, bien faire son travail en dépit des nombreuses contraintes dont le manque d’effectifs et d’outils de travail en bon état de fonctionnement ou plus récemment, en étant exposés aux risques liés à la pandémie de Covid-19.

La communication d’OWM met alors en avant le rôle central joué par les employés ordinaires dans le bon fonctionnement des magasins, en dépit des nombreux témoignages de dysfonctionnements organisationnels recueillis. L’organisation insiste régulièrement sur la manière dont celles et ceux qui occupent des emplois subalternes à bas salaire limitent les effets de la mauvaise gestion de l’entreprise sur ses résultats grâce à leur investissement quotidien. Ainsi, la stratégie discursive d’OWM en ligne loue la conscience professionnelle et l’éthique de travail des « associés », en s’appuyant sur des exemples concrets issus de leurs expériences, facilitant l’investissement de leurs pairs sans leur coprésence. Pour soutenir cette stratégie autour d’une solidarité au travail, le ton adopté par OWM reprend délibérément le ton familier et direct d’une discussion entre collègues de travail autour du travail quotidien et de son organisation (soulignant régulièrement une certaine complicité et une communauté d’expérience inspirant la confiance : « Ça arrive tout le temps ! », « C’est tellement vrai ! », « Ça vous rappelle quelque chose ? » en évoquant les problèmes rencontrés quotidiennement par les « associés). Comme un pair, OWM utilise le jargon professionnel, s’appuie sur un humour d’initié, utilise de l’argot et des memes (photographies rendues populaires sur internet pour leurs détournements humoristiques). Les discussions en elles-mêmes prennent l’apparence d’échanges courants entre collègues ou membres d’une même famille professionnelle avec une touche d’humour autour de thèmes récurrents : le weekend tant attendu, l’inutilité des supérieurs hiérarchiques, l’anxiété du lundi matin ou encore le chef de magasin stressant son personnel avant l’arrivée d’un cadre venu du siège pour effectuer une visite du magasin. Adopter une telle communication est pour le directeur d’OWM le seul moyen de créer des liens forts avec les « associés », et ce de manière durable, comme il nous l’explique au début de 2018 :

Si vous utilisez des approches traditionnelles, telles que Walmart Watch ou Wake Up Walmart (campagnes externes de mise au pilori menées par les syndicats UFCW et SEIU au début des années 2000), Walmart répond : « Ce sont des outsiders, ce ne sont pas des travailleurs de Walmart ». Ces campagnes ont été efficaces un temps, mais Walmart a su rebâtir sa communication, ses relations publiques et son image en faisant toutes sortes de changements minimes… Et nous nous sommes aperçus que les travailleurs ne lisaient pas ça… C’était l’une des limites de ces campagnes. Même moi, en tant qu’organisateur, je ne croyais pas dans ces campagnes qui ne s’adressaient pas aux personnes concernées.

L’émergence de cette approche qui catalyse principalement les solidarités internes contribue aux débats actuels en théorie des organisations et relations professionnelles. D’une part, elle souligne qu’une organisation réticulaire permet de dépasser les limites organisationnelles décrites par la littérature. D’autre part, face aux travers organisationnels du modèle de l’organizing tel que conçu par les grands syndicats des services, l’évolution d’OWM suggère l’importance de la catalyse d’une mise en réseau des salariés, ici par l’intermédiaire de dispositifs numériques et rhétoriques. Il s’agit, d’une part, d’envisager le syndicalisme solidaire comme un éventail de façons d’être membres du mouvement ouvrier et non plus de façon binaire comme le prévaut le modèle classique (Freeman et Rogers, 2002). L’appui sur les outils numériques et l’usage spécifique des réseaux sociaux par OWM permet d’observer une transition d’un modèle où la participation est agrégée, synthétisée et cadrée par des équipes d’organisateurs locaux et par les cadres du syndicat supervisant la campagne, à un modèle où la participation « pair à pair » est facilitée et modérée par quelques organisateurs. Il s’agit, dès lors, pour OWM de construire des indicateurs chiffrés et un argumentaire autour des conditions de travail et d’emploi face au distributeur. Si ces thèmes peuvent sembler habituels dans les relations professionnelles européennes, négocier sur des enjeux complexes, comme les prestations sociales, a modifié les missions des syndicats américains. Considérés au début des années 1950 comme des avantages obtenus à la marge des revendications défendues par les organisations syndicales, ils sont devenus peu à peu les enjeux centraux. Les conditions de travail et la définition des moyens de production sont alors reléguées en tant qu’objets secondaires, voire laissées à la discrétion de l’employeur (Lichtenstein, 2013). OWM a approfondi, dans sa deuxième phase, son analyse des transformations du travail et de l’emploi au sein des magasins en s’appuyant sur des innovations technologiques et rhétoriques favorisant le recueil et le partage d’informations internes entre pairs — informations particulièrement difficiles d’accès par des méthodes d’organisation plus classiques —, tout en travaillant à mettre en exergue l’identité professionnelle des « associés » autour de l’entrecroisement de liens de participation élective et organique (Paugam, 2012). Il s’agit d’abord d’oeuvrer à renforcer les liens de participation élective autour d’OWM où les « associés » bénéficient d’une reconnaissance à la fois par similitude et affective dans un entre soi professionnel et militant élargi. OWM met, d’autre part, en exergue les liens de participation organiques dans le quotidien professionnel des « associés » en rendant visible leur travail, ce qui vient répondre à leur demande d’une plus grande reconnaissance.

Rendre visible les inégalités raciales et de genre au travail

Partant des deux pôles d’acteurs, de rhétoriques et d’action déjà présents lors des premières années de mobilisation soutenues par UFCW, Organization United for Respect at Walmart marque, tout comme le mouvement Fight for 15$ (Hocquelet, 2017), le retour d’une seconde dimension séculaire quasi oubliée des débats autour du syndicalisme et du travail. En effet, tout comme l’organisation soutenue par l’autre grand syndicat des services Service Employees International Union (SEIU), OWM contribue au rapprochement d’un mouvement syndical initialement biracial qui, s’il n’est plus strictement clivé, peine aujourd’hui à dépasser des campagnes faisant fi des expériences des travailleuses et travailleurs racisés. En effet, au 19e siècle, à la suite de la Guerre Civile, les principales fédérations ouvrières sont tombées dans l’exclusion raciale pour devenir un mouvement ségrégationniste. Cette séparation s’est déroulée selon trois processus interdépendants. Un processus discursif d’abord, les dirigeants du mouvement ouvrier blanc présentant la lutte pour les droits civiques comme déjà accomplie par la Guerre Civile, et la lutte contre l’« esclavage salarial » comme la lutte naturelle qui lui succède. Un processus institutionnel ensuite, le mouvement ouvrier se scindant en syndicats blancs et noirs et les dirigeants noirs changeant de stratégie pour se concentrer sur la réalisation des droits civiques par les voies partisanes. Un processus local enfin : les travailleurs noirs étaient systématiquement exclus des organisations membres de la première Fédération nationale du travail (National Labor Union) et de l’organisation de défense ouvrière Knights of Labor (Chevaliers du Travail en français), et, au quotidien, par les travailleurs blancs. En dépit d’un mouvement ouvrier initialement biracial, ce triple processus est au coeur du mouvement de polarisation des questions ouvrières et raciales, voyant émerger un mouvement ouvrier blanc et un mouvement des droits civiques noir (de Leon, 2016).

En 2017, lors de l’assemblée annuelle des actionnaires de Walmart, OWM a demandé aux dirigeants de l’entreprise de publier les chiffres concernant l’évolution professionnelle des « associés » en fonction de leur origine ethno-raciale, données ne figurant dans aucun document publié par la multinationale, et ce, malgré l’abondante communication de l’entreprise. Depuis, OWM a publié, mi-2018, un rapport issu de sa propre enquête menée en ligne auprès de plus de 6 000 « associés » actuels venant de tout le pays. Intitulé « Piégés dans le temps partiel. L’échelle des opportunités fantôme chez Walmart » (Center for Popular Democracy, 2018), il met en exergue une décennie de restructurations discrètes au sein des magasins du distributeur. Les données issues du sondage en ligne révèlent que Walmart a progressivement réduit la part des emplois à temps complet pour aboutir à 50 % de temps partiels en 2018 (contre 20 % en 2008 et 29 % en moyenne dans le secteur en 2018). L’enquête révèle que 69 % des « associés » à temps partiel interrogés souhaiteraient accéder au temps plein contre 9 % en moyenne pour le secteur (BLS, 2017). Parmi les employés concernés, les « associés » racisés sont sur-représentés : 4 « associés » noirs, latinos ou asiatiques sur 5 sont bloqués dans l’emploi à temps partiel, des disparités raciales, certes présentes ailleurs (à l’échelle nationale, les salariés racisés sont deux fois plus exposés au temps partiel subi que les blancs), mais plus prononcées encore chez Walmart. En outre, les bas salaires, tout comme les obstacles de plus en plus nombreux à l’accès au temps complet, défavorisent particulièrement les femmes, mères seules ayant des proches à charge et les familles, dont OWM souligne qu’elles sont pourtant au centre des campagnes commerciales de l’enseigne. Il est souvent nécessaire de faire part à sa hiérarchie d’une disponibilité quasi-permanente, tout en étant exposé à l’arbitraire managérial, 68 % des « associés » interrogés soulignent le rôle du favoritisme comme facteur majeur de promotion chez Walmart. Enfin, le rapport souligne qu’un « associé » sur cinq ayant répondu à l’enquête a connu une expérience de discriminations en lien avec le genre, la sexualité et/ou la race avec, ici encore, une surreprésentation des femmes et des « associés » racisés. Face à un bilan social foisonnant, mais incomplet et non mis en perspective par le distributeur d’une année à l’autre, l’approche en ligne d’OWM permet de réunir et d’analyser rapidement les témoignages de milliers d’employés, cela afin d’interpeler le géant de la distribution sur des problèmes rencontrés par ces derniers localement ou dans tout le pays, tout en proposant une série d’indicateurs critiques de l’entreprise et de propositions concrètes à destination du distributeur et des élus, une approche que OWM souhaite désormais étendre à d’autres enseignes du secteur.

Conclusion

Fort de son succès s’appuyant sur des dispositifs numériques et rhétoriques innovants pour compenser son manque de ressources, OUR Walmart se dirige aujourd’hui vers un élargissement de son spectre. L’organisation s’affiche, depuis la fin de l’année 2018, comme Organization United for Respect (OUR)/United for Respect, s’appuyant sur les outils précédemment évoqués pour accompagner les salariés des distributeurs spécialisés, notamment Toys’R’Us et Sears, dans leur lutte pour l’obtention d’indemnités de licenciement. Dans un climat de crise de la grande distribution, entre fermetures massives de grandes surfaces et disparitions d’enseignes, OUR semble avoir saisi l’opportunité de toucher un plus grand nombre de salariés partageant les mêmes conditions d’emploi et de vie. Sur le site Internet de OUR, on peut lire que le mouvement souhaite lutter contre le temps partiel imposé, les faibles avantages sociaux, les horaires irréguliers, les bas salaires et la surcharge de travail. L’organisation évoque leurs conséquences sur la vie quotidienne des travailleurs et de leurs familles, et notamment les difficultés à payer son loyer par manque d’heures et/ou d’un salaire décent. Appelant les salariés des villes et des communautés rurales à s’unir pour exiger davantage de respect et de dignité au travail, OWM est parvenu, en opérant un virage vers l’organizing numérique, à contribuer au développement d’une communauté de soutien mutuel à distance face aux problèmes rencontrés au travail, davantage informée des politiques et pratiques de l’entreprise à grande échelle qu’au cours de la première phase du mouvement marquée par son affiliation à UFCW.

Partant de cette expérience d’élaboration d’outils innovants en matière d’organisation interne à distance, OUR semble vouloir rallier l’ensemble des salariés des grandes industries de main-d’oeuvre à bas salaire du commerce, comme la campagne financée par SEIU l’a fait dans la restauration rapide. À travers les transformations organisationnelles et stratégiques d’OWM s’esquisse ainsi l’émergence d’un « syndicalisme d’industrie » en ligne (ou d’abord en ligne, OWM décrivant sa stratégie comme « online to offline ») visant les grandes entreprises à forte intensité de main-d’oeuvre des industries peu syndiquées. Ainsi, OUR a su se renouveler en promouvant la coconstruction d’une solidarité professionnelle, l’animation de réseaux collaboratifs en ligne et le rapport social participatif, rendant visibles les inégalités de genre et de race au travail et dans l’emploi. Couplée à des formes d’organisation externe reposant en partie sur la formation et l’embauche d’anciens « associés », cette approche a permis à l’organisation, en dépit de moindres moyens financiers et logistiques, de faire pression sur la direction de Walmart et d’obtenir une revalorisation du salaire minimum à 11$ de l’heure contre 8$ précédemment, une amélioration de la politique de la firme en matière de congés maternité, des congés familiaux pour plus de 500 000 « associés » à temps plein, 6 jours de congés payés garantis, ainsi que des emplois du temps établis à l’avance afin d’éviter les « horaires-représailles » définis au dernier moment par les managers. Aujourd’hui, OUR demande la présence d’employés rémunérés sur une base horaire au conseil d’administration du distributeur, et ce, afin de s’assurer « que leurs voix, leurs problèmes, leurs expériences puissent contribuer à changer réellement Walmart ». Les principales revendications restent les mêmes : un salaire minimum de 15$ de l’heure, l’accès au temps complet, à une couverture sociale décente, ainsi que la fin des discriminations raciales et sexuelles au sein de l’entreprise. La réorientation de OUR vers un organizing numérique ou à distance semble avoir porté ses fruits. L’objectif sera, à l’avenir, de convertir le plus grand employeur états-unien, bastion de l’anti-syndicalisme et des bas salaires, en entreprise exemplaire comme « porte d’entrée à une transformation de l’économie des services dans son ensemble ». La pandémie de Covid-19 et la mobilisation nationale des travailleurs « essentiels » le 1er mai 2020, comptant une majorité de salariés des services à bas salaire et de travailleurs des plateformes (Target, Amazon, Instacart, Walmart) nous rappelle, à la fois, la dimension indispensable et urgente des luttes pour la santé et la dignité des plus précaires au travail, comme les défis qui attendent le mouvement syndical face à la fragmentation des conditions d’emploi et de travail, ce qui rend l’émulation technique, organisationnelle et rhétorique plus que jamais nécessaire à la catalyse de la conflictualité et de la solidarité chez les inorganisés.