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Sous le titre Ce que sait la main, Richard Sennett souligne la valeur du travail bien fait tant pour l’artisan lui-même que pour la société. Cette étude précise le sens profond et véritable à la formule populaire d’un savoir « sur le bout des doigts ». Par ses multiples illustrations, Richard Sennett nous fait comprendre que le travail bien fait, qu’il soit manuel ou intellectuel, exige tout autant d’intelligence, de patience et d’attention de la part de son auteur. On calculerait, aux États-Unis, qu’il faudrait, en moyenne, 10 000 heures d’expérience pratique pour obtenir une véritable maîtrise d’un métier. L’auteur conteste d’ailleurs avec véhémence la thèse soutenue par Hannah Arendt à savoir que les « gens qui font » ne comprendraient pas toujours ce qu’ils font... ! En réplique, Sennett formule cette contre-question : « Est-ce que Oppenheimer savait bien ce qu’il faisait lorsqu’il réalisa la bombe atomique ? ».
Peut-être est-ce cette dichotomie factice du POURQUOI et du COMMENT qu’il nous faudrait savoir réconcilier, entendu qu’un véritable enseignement ne saurait s’astreindre à un seul de ces deux volets. Si la connaissance peut avantageusement débuter par un pourquoi, elle devrait aboutir par le comment se réalise le projet. Il est d’ailleurs logique qu’il en soit ainsi du fait que la cause (le pourquoi) est souvent semblable alors que le comment demeure évolutif du seul fait des acquis de l’expérience des uns et des autres.
Suite à la lecture de cet ouvrage, on ne peut qu’être ébloui à la fois par la diversité des champs explorés par l’auteur et par sa maîtrise du sujet traité. Que ce soit la reconstruction de Londres incendiée à l’aide de la brique ou de la recherche d’un matériau léger et fort pour la toiture du musée de Bilbao ou encore, du procédé d’assèchement du tunnel servant à un métro, il y eut des hommes déterminés, imaginatifs et perspicaces qui réalisèrent de tels projets jugés jusqu’alors impossibles.
Richard Sennett est d’abord sociologue et connaît fort bien l’univers du monde du travail. Ses trois ouvrages les plus connus en font foi : Travail sans qualité; Respect de la dignité de l’homme dans un monde d’inégalités et La culture du nouveau capitalisme. Que l’on soit sociologue du travail, économiste du travail et même juri-laboriste, à titre de lecteur, on ne saurait trouver un meilleur compagnon pour entretenir une réflexion sur les multiples implications du travail et les diverses facettes de la vie professionnelle. Déjà, par la simplicité du plan retenu, l’auteur indique bien le parcours qu’il nous propose. En effet, l’ouvrage comprend ces trois parties : l’artisan, le métier et l’artisanat. Chacune d’elles est écrite de manière à pénétrer en divers milieux concrets du travail et des efforts et expériences qui y furent entrepris en vue de relever de véritables défis.
L’auteur met en pratique un conseil pédagogique essentiel en milieu professionnel et qu’il énonce en une phrase concise et lapidaire : « Montre, ne dis pas ». Il en explique le sens et les implications sous le titre évocateur : « Instructions expressives » car, souligne-t-il, comment dire ou écrire ce que la main devrait faire ? Pourquoi une recette de cuisine peut être si difficile à écrire et, une fois bien transcrite, pourquoi sa réalisation peut varier d’une personne à une autre qui s’y essaie (p. 249 et suiv.). S’il en est ainsi pour traduire concrètement une recette, ainsi peut-il en être de l’élaboration d’instructions ou de méthodes de travail adressées aux salariés afin qu’ils puissent bien les réaliser.
Le travail bien fait ou excellent, nous explique Sennett, ne peut être que le fruit de l’expérience et de la curiosité de l’artisan, c’est-à-dire celui qui tente, en continu, à dégager de son propre travail un enseignement et à tirer des leçons de l’ambiguïté. C’est cette compétence ainsi acquise qui confèrerait la véritable autorité professionnelle, laquelle n’aurait aucun rapport direct avec l’autorité formelle et notamment celle provenant directement ou par personne interposée du droit de propriété (p. 69 et suiv.).
Richard Sennett compare l’artisan à l’artiste (p. 92 et suiv.) bien qu’il reconnaît qu’il n’y aurait pas d’artistes sans métiers. L’artiste serait davantage tourné sur lui-même alors que l’artisan aurait vocation à tenter de répondre aux besoins des autres. Par ailleurs, l’auteur souligne que dès le XIe siècle, le rapport était déjà établi entre l’artiste et l’artisan. La conception originale de l’orfèvrerie fut d’abord exprimée à l’aide d’un dessin puis, l’orfèvre effectua le passage du plat (2D) au relief (3D) (p. 99). Sur ces thèmes, Sennett donne l’exemple de Stradivarius dont le savoir-faire fut un « non-dit » et qu’il périt dès son décès alors que tant d’autres tentèrent, en vain, d’imiter ce maître. Aussi, pose-t-il cette question : « Pourquoi tâcher de trouver l’originalité d’un autre ? Il suffit d’apprendre grâce au maître-artisan le savoir faire nécessaire puis, de travailler à surpasser le modèle et non à l’imiter ». En somme, imiter c’est se limiter soi-même !
Sous le titre « La Machine » (p. 115 et suiv.), l’auteur conteste l’idée générale à savoir que la « machine » électronique et l’ordinateur ne s’attaquerait qu’au travail manuel. Il montre, à titre d’exemples, que le diagnostic médical et que de multiples services financiers peuvent être effectués par la « machine » au lieu et place d’une intervention directe de la personne : « le C.A.O. » ou la conception assistée par ordinateur ! S’il en est ainsi, il en découle que les descriptions de bien des postes devront être réécrites, notamment quant aux qualifications professionnelles requises.
Suite à ces exemples, Sennett nous fait part d’une observation que bien des gestionnaires contemporains pourraient mettre en pratique : « Les gens se replient sur eux-mêmes quand l’engagement matériel se révèle vide » (p. 199). Il en serait autrement de l’artisan même s’il est trop souvent peu considéré par le public : sa croyance en son propre travail et ses implications personnelles (sa main) lui permettent de s’en sauver (p. 220).
La main de l’artisan est la voie de son expression et Kant affirmait que la main était la fenêtre ouverte sur l’esprit puisque le sens du toucher peut affecter la façon de penser ! Pour étayer cette dernière assertion, Sennett souligne l’importance du doigté à l’aide de trois exemples : la main du musicien, celle du cuisinier et celle du souffleur de verre. En d’autres termes, trois situations de « mains intelligentes ».
Au sujet du siècle des lumières (XVIIIe) et de l’artisan éclairé, Richard Sennett rappelle que Diderot fit d’abord appel à des artistes pour dessiner et présenter, par la voie de l’image, différentes étapes des processus de production des artisans. Il dut s’y soumettre car les artisans ne savaient formuler d’une façon abstraite ce qu’ils faisaient et maîtrisaient bien in concreto. Ainsi, illustre-t-il que ceux qui savent bien dire ne sauraient pas nécessairement réaliser le projet traité. L’inverse peut être tout aussi vrai, soit le passage du concret à l’abstrait effectué de la même main (p. 133). Sennett remarque qu’il serait toujours possible que le mauvais ouvrage d’un jour conduise son auteur à réfléchir plus à fond et à s’améliorer si toutefois il dispose des qualités essentielles nécessaires à l’oeuvre. C’est ainsi que l’on peut découvrir ses propres limites et ainsi, en tirer profit.
En somme, Sennett démontre que l’exemple de la pratique d’un métier importerait davantage que de tenter d’imiter l’oeuvre du maître. Il termine cette leçon « de chose » sur le thème : « Montre, ne dis pas » (p. 245), en commentant l’oeuvre de Ruskin (1849) connue sous le titre Les sept lampes de l’architecture : celles devant éclairer et guider l’artisan pour éviter qu’il ne soit qu’un ustensile animé, soit le prolongement de la machine.
Au chapitre 4, l’étude porte sur des domaines plus philosophiques : la métamorphose, la présence et l’anthopomorphose. Le travail de qualité, qu’il soit manuel ou intellectuel, implique que les efforts requis demeurent tributaires de la curiosité de son auteur (p. 166). À titre d’exemple, il rappelle « l’histoire du potier » et « l’histoire du briquetier » où on sut faire de nouveaux usages d’outils ou de techniques bien connus jusqu’alors. Il arrive que suite à une étroite relation entre l’artisan et l’objet travaillé, ce dernier s’en « approprie » en quelque sorte. Dès lors, on aboutit à investir les choses inanimées de qualité humaine du moins métaphoriquement. On parlera alors de matériaux nobles, de briques honnêtes, etc. (p. 188). D’ailleurs, n’employons-nous pas l’expression de « tissu urbain » ?
Comment croire que l’emploi de quelques verbes d’action pourrait suffire pour faire avec succès ce que l’on demande : couper, tirer, détacher, etc. On ne saurait se limiter à indiquer l’action à poser et sans le montrer. L’usage de verbes précis et impératifs supposent de la part du lecteur un savoir tacite préalable qui demeure nullement dévoilé par l’usage de simples formules écrites. C’est pourquoi de tels énoncés, selon l’auteur, demeurent des « détonations mortes » (p. 250). Pour mieux illustrer la nécessité pédagogique de montrer le comment faire sans se limiter à le dire, l’auteur donne l’exemple de la réalisation de la recette de la « poularde à la Albufera » (p. 252). Si on peut facilement rire d’un tel propos, ce ne peut être, tôt ou tard, qu’un rire jaune, notamment pour ceux qui doivent transmettre par écrit des directives sur les actions et les comportements exigés des autres en une même entreprise.
Au sujet du « comment et du pourquoi », l’auteur démontre que « faire et réparer » forme un tout de la connaissance et que même les premiers astronomes ne disposaient pas toujours d’outils adaptés à leurs besoins et qu’ils durent apprendre rapidement sur le tas à tirer profit des seuls moyens qu’ils avaient.
Les besoins, les défis, l’imagination créatrice permettent, lorsque réunis en une même personne qui travaille avec méthode et intelligence, de trouver des avenues jusqu’alors inconnues et insoupçonnées. Il qualifie ce dernier phénomène de « saut intuitif » (p. 285). À l’aide de plusieurs exemples, Richard Sennett illustre ce phénomène de l’aventure professionnelle entreprise, entre autres, par Wren et les télescopes et microscopes en 1665 et suiv. puis, son oeuvre d’urbanisme suite à l’incendie de Londres (p. 274 et suiv.), ou encore Luigi Galvani au sujet des moyens nécessaires à juguler l’énergie électrique (p. 280 et suiv.).
Puis, l’auteur tente d’expliquer comment peuvent se produire ces « sauts intuitifs ». Hume expliquait que ce fait surviendrait lorsque « l’esprit élargit son cadre de référence en trébuchant sur de l’inattendu, de l’imprévu ». Ce sentiment que ce qui n’est pas encore pourrait néanmoins survenir, résulterait de la pratique d’un métier « dans la frustration née des limites d’un outil ou provoquée par ses possibilités inexplorées » (p. 286). Ainsi, Sennett rappelle que le téléphone mobile, si populaire aujourd’hui, résulte néanmoins de la conjugaison de deux technologies bien connues auparavant mais qui demeuraient jusqu’alors étrangères l’une à l’autre : celle de la radio et celle de la téléphonie (p. 287).
Ces « sauts intuitifs » résulteraient de raisonnements inductifs et non déductifs. Hume en avait fait une éclatante démonstration par l’étude du rapport de cause à effet : Enquête sur l’entendement humain (1746). Ces « sauts intuitifs » résulteraient aussi de l’expérience pratique qui sert de guide et permet d’effectuer cette connexion entre des éléments apparemment plus ou moins compatibles les uns aux autres, du moins à première vue.
Il nous semble que les personnes dont la fonction consiste à la gestion des relations du et de travail et ceux qui s’y préparent dans les institutions dites de « relations industrielles » peuvent profiter de cette lecture. Les observations, les critiques et les conseils de l’auteur de La main qui sait ne peuvent que nous être profitables si ce n’était que de nous rappeler les implications du travail dans la vie de chacun au-delà et par-delà le « 9 à 5 » !
C’est pourquoi je ne peux que remercier Richard Sennett des belles heures consacrées à sa lecture.