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Si vous désirez prendre du recul devant le foisonnement parfois déconcertant des idées qui pullulent dans les sciences qui étudient l’individu en organisation évoluant dans un environnement aux multiples facettes, rien de mieux que de parcourir un ouvrage qui classifie et décrit systématiquement les conceptions élaborées par les théoriciens sur le réel organisé. Le livre de Linda Rouleau vient répondre à un besoin pressant de clarification dans ce champ en traçant des contours clairs dans la mosaïque bigarrée des théories des organisations.
Parmi les nombreuses qualités qu’il faut souligner de cet ouvrage, mentionnons sa structure, explicite dès la lecture du sous-titre général (approches classiques, contemporaines et de l’avant-garde), qui annonce la subdivision de l’ouvrage en trois parties respectant un ordre chronologique. Les chapitres suivent à peu de choses près le même ordre – exception faite de la deuxième partie, où les approches contemporaines sont clairement réparties selon leur origine disciplinaire (sociologie, économie, politique, anthropologie). Chaque chapitre décrit entre deux et quatre théories, types d’analyse ou points de vue théoriques, chacun formant une section agencée de la même façon. Le texte, accessible, est entièrement structuré en mode dissertation : entrée en matière (circonstances entourant l’apparition de l’approche théorique, ses origines, sa finalité, définition des concepts centraux), noeud (principaux auteurs et résumé de leur(s) oeuvre(s) phare(s), puis travaux réalisés dans leur foulée, ainsi que méthodes utilisées) et aboutissement (principales contributions de l’approche et critiques). Chaque section comprend en plus un encadré résumant les fondements de l’approche étudiée. Les chapitres se terminent par une conclusion-résumé, où les approches se trouvent comparées et différenciées. Plus pertinent encore, chaque partie se clôt par une conclusion où l’auteure dégage la conception de l’individu, de l’organisation et de l’environnement qui distinguent les approches, selon qu’elles soient classiques, contemporaines ou de l’avant-garde. La conclusion générale du livre fait état de l’évolution de ces conceptions : ainsi, les théories des organisations oscillent entre la rationalisation, particulièrement prévalante dans les deux premiers tiers du XXe siècle, et la subjectivation, omniprésente dans les approches d’avant-garde. Les tendances formulées à la suite d’une étude menée avec autant de rigueur présentent une portée considérable.
L’ouvrage est très bien documenté : les constats avancés se trouvent abondamment appuyés par des références appropriées, parfois en bibliographie, parfois en note de bas de page. Soulignons toutefois que les raisons expliquant cette bimodalité référentielle ne sont pas claires : par exemple, même si des auteurs aussi importants que Goffman, Foucault et Derrida font l’objet d’un traitement spécifique dans l’ouvrage, aucune de leurs oeuvres ne se retrouve en bibliographie. L’étendue des connaissances de l’auteure aurait donc gagné à être élargie dans cette dernière portion du livre. Néanmoins, Linda Rouleau fait montre d’érudition en définissant, dans un glossaire, nombre de notions dont il importe de préciser le sens pour tenir des échanges significatifs sur le plan théorique. Autre signe d’une grande rigueur intellectuelle, à différents endroits dans le livre, l’auteure distingue avec nuance plusieurs termes apparentés : actionnisme et actionnalisme; dualité et dualisme; postmodernisme et postmodernité. Il faut déplorer par contre qu’un livre de cette qualité, véritable ouvrage de référence, ne comprenne pas d’index, qui aurait permis rapidement de repérer l’ensemble des auteurs cités, ainsi que les principales idées abordées. Si la trame du livre se suit dans un enchaînement sans faille, un index aurait facilité son usage comme vade-mecum.
Plusieurs références sont récentes, certaines datant de 2006, ce qui témoigne du souci de mise à jour des connaissances de l’auteure. Il y a bien sûr des manques, ce qui est presque inévitable dans un ouvrage portant sur un champ aussi vaste. La conception réflexive de la culture organisationnelle proposée de manière originale par John Week aurait pu faire l’objet d’une mention, ou du moins servir d’exemple d’hybridation des approches théoriques en fin d’ouvrage. On aurait pu aussi souligner l’oeuvre de Michel Freitag, en particulier la distinction qu’il opère entre organisation et institution. Peter Drucker aurait mérité un traitement plus spécifique, surtout sur la question de la gestion par objectifs, concept qu’il a proposé dès 1954 dans The Practice of Management.
De plus, une approche théorique aurait mérité un plus grand approfondissement, l’institutionnalisme, du moins celui ayant précédé Philip Selznick et mené à une plus grande reconnaissance juridique des syndicats et à l’avènement du capitalisme social (la moins mauvaise traduction de welfare capitalism) au début du XXe siècle. Un auteur comme John Commons, instigateur de l’économie institutionnaliste du travail, est central à cet égard. En début d’ouvrage, Rouleau souligne à deux reprises l’éclatement à cette époque de « grèves sauvages », vues comme un « problème » auxquelles tentent de répondre les premières approches classiques. Cependant, l’organisation scientifique et administrative du travail ainsi que l’école des relations humaines n’apportent pas de solution directe à ce problème. En étudiant les travaux de Sumner Slitcher, professeur à Harvard dans les années 1920 et disciple de Commons, l’historien des relations industrielles Bruce Kaufman souligne que deux facteurs ont changé fondamentalement la façon de gérer les organisations durant cette période : la gestion du personnel et la représentation des travailleurs. Rouleau aborde effectivement le premier facteur dans son livre, mais le second ne se trouve qu’effleuré. En effet, c’est uniquement dans l’énumération des principes de gestion élaborés par Henri Fayol (p. 16) qu’on retrouve, en dernier lieu, « l’union du personnel ». L’apport des instigateurs de l’institutionnalisme a marqué un tournant dans les premières décennies du XXe siècle en permettant de mieux légiférer la représentation des employés et en ouvrant la voie au New Deal, qui marque l’avènement du capitalisme social. Cet apport a entraîné des effets tangibles et irréversibles sur la vie organisationnelle. Il s’inscrit d’ailleurs dans une logique de régulation, que Rouleau aborde plus loin dans son ouvrage. C’est donc dans la traduction juridico-politique de l’institutionnalisme émergeant de l’entre-deux-guerres que se trouve régulé le problème des grèves sauvages.
Mentionnons en parallèle que Rouleau accorde une place importante à l’évolution des entreprises dans son livre, mais peu à d’autres types d’organisations. Le terme « syndicat » ne s’y retrouve que cinq fois, dont deux en note de bas de page; « coopérative » ne fait l’objet d’aucune mention. Si l’auteure souligne la « victoire » des écoles de gestion au milieu du XXe siècle, le texte est moins explicite sur les vaincus (cela mériterait éventuellement un exercice de déconstruction à la Derrida). Retenons toutefois de la valeur de cet ouvrage moins une orientation axée sur « nos enseignements en gestion » (p. 55) qu’une large ouverture laissée à de nombreux points de vue.
En conclusion, ce livre remarquable est à recommander à tous les étudiants et chercheurs qui veulent y voir plus clair dans le paysage touffu des théories des organisations. Mais la recherche doit se poursuivre pour maintenir à jour nos connaissances sur ce champ, mais aussi enrichir la représentation que l’on se donne de ses débuts.