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Résumer, synthétiser, relier entre elles les thèses et avancées théoriques comme empiriques qui ont marqué le domaine de la sociologie du travail depuis le moment de sa naissance comme discipline des sciences humaines : c’est bien à cet objectif que répond la seconde et dernière édition de l’ouvrage intitulé Traité de sociologie du travail que signent Thierry Pillon et François Vatin (2007). Il s’agit là certes d’une tâche complexe puisque, bien qu’assez récente, la sociologie du travail a généré une littérature foisonnante que peu d’auteurs se sont risqués à synthétiser depuis la parution du célèbre Traité de sociologie du travail de Friedmann et Naville (1962). À n’en pas douter, le travail de recension accompli par Pillon et Vatin impressionne. La hauteur de leur expérience de sociologue a sans doute participé à la qualité et à la richesse de cet ouvrage. Mais c’est le regard critique qu’ils posent sur les multiples objets interrogés par la sociologie du travail qui constitue leur principal mérite.
D’abord, on peut dire sans ambages que l’ouvrage remplit l’objectif pédagogique annoncé. Car le livre se présente bien sous la forme d’un « traité », une sorte de « manuel » donc, et non pas sous celui d’un essai, format de loin privilégié par les sociologues du travail. Son écriture toujours épurée ne fait que mieux servir le but fixé par les auteurs : dresser un portait représentatif d’un champ de réflexion et de connaissance, celui de la sociologie du travail, des années 1960 à aujourd’hui. Y sont introduits et décrits les grands moments théoriques de la discipline, ses concepts incontournables, ses auteurs marquants, de même qu’y sont abordées les disciplines qui se sont détachées au fil du temps de la sociologie du travail (sociologie des professions, sociologie des organisations, etc.). De même, les auteurs consacrent une large partie de leur ouvrage à expliciter les liens que l’objet « travail » entretient avec les autres disciplines des sciences humaines, mais aussi avec les sciences de la nature : le travail comme catégorie juridique, le travail comme marchandise, le travail comme somme d’énergie dépensée, etc. Ces différents visages revêtus par le travail permettent une compréhension large des enjeux et problèmes qu’il soulève depuis son apparition comme lien social fondamental.
L’une des constantes de cet ouvrage est la large place accordée à la mise en contexte des objets qui ont tour à tour suscité la curiosité et l’attention des sociologues du travail. En effet, chaque avancée empirique et théorique introduite est précédée par son contexte historique d’apparition. Les auteurs sont clairs à ce sujet : pour eux, il n’existe pas de rupture claire entre la discipline historique et sociologique, qui a tout à gagner à asseoir ses données et ses interprétations sur le champ de la connaissance historique. Voilà pourquoi les auteurs n’hésitent pas à réactiver le passé politique et social de la France de la fin du XVIIIe siècle pour éclairer les concepts qui occupent aujourd’hui la réflexion sociologique sur le travail. Prenons le cas de l’apparition récente de la thématique de l’« exclusion » en sociologie. Non seulement les auteurs confirment l’introduction de cette thématique dans la pensée sociologique, mais surtout ils apportent les éléments de compréhension nécessaires pour saisir d’où elle vient, c’est-à-dire quelles ont été les préoccupations initiales qui ont abouti à son développement comme thématique sociologique. Avec l’exclusion, Pillon et Vatin parlent « d’un renouveau de la question sociale, au sens du retour d’un “refoulé”, celui de la peur d’une désagrégation de la société qui inquiétait les observateurs du XIXe siècle » (p. 161). Ainsi ils n’hésitent pas à faire le pont entre la crainte contemporaine d’une « désagrégation » sociale sous-jacente à l’idée d’exclusion et l’appréhension forte d’une recrudescence des révoltes urbaines et des actions désorganisées de contestation qu’éprouvaient les autorités dirigeantes à l’égard des classes laborieuses à la fin du XIXe siècle.
Ce souci pour la mise en contexte historique n’a pas empêché les auteurs d’initier leurs lecteurs à une quantité étonnante de thèses parmi les plus marquantes de la sociologie du travail. Les grands thèmes des chapitres ouvrent chaque fois la possibilité de présenter l’apport d’auteurs importants qui surprennent tant par leur nombre que par la pertinence du lien qu’ils entretiennent avec l’histoire de la sociologie du travail. Le tour d’horizon proposé surpasse largement la liste des auteurs généralement présentés pour initier au champ de la sociologie du travail. Dès que l’occasion se présente, Pillon et Vatin puisent dans le corpus large des sciences humaines comme des sciences de la nature pour fournir à leurs lecteurs les connaissances nécessaires à la compréhension des liens théoriques qui unissent ou séparent deux concepts, deux auteurs, deux thèses. C’est le cas par exemple de la lutte ouvrière qui « jadis principalement conçue comme une stratégie offensive pour la conquête d’un monde meilleur va se focaliser [dans la période contemporaine] sur un objectif défensif : le maintien de l’emploi » (p. 322). Ainsi, au fil de la lecture, c’est ni plus ni moins une histoire des idées qui prend forme en filigrane.
À moult reprises, Pillon et Vatin apportent à la description d’un concept ou d’une proposition théorique un éclairage critique. Parfois c’est en n’hésitant pas à soulever des questions souvent mises de côté ou laissées à l’état de veille par bon nombre de penseurs et de chercheurs en sciences sociales. Par exemple, lorsqu’ils s’interrogent sur la valeur du concept de « révolution industrielle » pour désigner les transformations qui ont eu cours en France et en Angleterre au milieu du XIXe siècle. Ou encore, lorsqu’ils rappellent que « le système français de protection sociale n’est pas né simplement du combat revendicatif [mais qu’il] résulte aussi d’une stratégie délibérée de contrôle de la main-d’oeuvre et d’hygiène sociale à l’initiative d’une fraction du patronat » (p. 158). On aura tôt fait de s’en apercevoir, le travail de synthèse auquel se sont livrés les auteurs évite la voie des raccourcis historiques trop brutaux. L’histoire sociale détaillée de la réalité du travail qu’ils tracent a le mérite d’en souligner les portions les moins bien connues. L’occasion est alors belle pour le lecteur d’en profiter pour irriguer les chemins de sa propre réflexion.
À d’autres moments, c’est en bousculant certaines conclusions généralement admises que les auteurs manifestent une perspective d’analyse critique qui poussent le lecteur à réinterroger certains des cadres de pensée utilisés en sociologie du travail. Citons à ce propos l’exemple d’une sociologie qui, pour comprendre le travail, se réapproprie le modèle de l’économie classique. Dans le sillage de Polanyi, Pillon et Vatin rappellent que cette démarche porte en elle l’important risque de faire des conditions abstraites de ce modèle des objets sociaux que seul un regard normatif sur la société rend possible (p. 56). À nouveau, les auteurs visent juste. Les positions qu’ils prennent, au détour de longs développements descriptifs, rafraîchissent tant par la rigueur du raisonnement que par le sérieux du questionnement épistémologique qui les a fait naître.
À une sociologie du travail « trop » microsociologique, c’est-à-dire incapable de formuler des liens avec une pensée générale sur l’homme et son monde à force d’être trop repliée sur ses données empiriques, les auteurs préfèrent une sociologie qui a pour priorité, comme ils le disent, de reprendre « les choses à la base en soumettant le riche matériau d’enquête existant aujourd’hui sur le travail et ses multiples formes, à une interrogation philosophique, historique, anthropologique ». Non seulement revendiquent-ils son importance et sa grandeur, mais la lecture de leur Traité de sociologie du travail nous convainc que le travail qui a présidé à cet ouvrage constitue un exemple de ce type de sociologie au regard large et riche de sens. En somme, pour cette raison et pour toutes les autres évoquées plus haut, nous pouvons affirmer qu’avec cet ouvrage, Pillon et Vatin sont parvenus à rester fidèles au projet initié avant eux par Naville et Friedmann, les fondateurs de la sociologie du travail française : « penser, autour de la question du travail, la civilisation contemporaine » (p. 2).