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Titre provoquant dans la lignée d’ouvrages parus récemment sur les raisons de la performance décevante de la France, cet ouvrage met particulièrement en cause les politiques économiques, sociales et éducatives inadaptées qu’ont poursuivi depuis vingt-cinq ans les gouvernements de gauche comme de droite. (Notons, à titre d’exemples, les ouvrages de Patrick Artus et Marie-Paule Virard, Comment nous avons ruiné nos enfants, Paris, La Découverte, 2006 et Le capitalisme est en train de s’autodétruire, Paris, La Découverte, 2005; Thomas Philippon, Le capitalisme d’héritiers, Paris, République des Idées, Seuil, 2007.) Ces politiques n’ont pas réussi à venir à bout d’un chômage massif et persistant, ni à dynamiser le marché de l’emploi qui est caractérisé par les faibles taux d’emploi des jeunes, des femmes et des personnes à mi-parcours de la vie professionnelle.
Quelles sont les raisons de ce constat sans complaisance ? Les auteurs se demandent si ce sont les responsables politiques qui n’ont pas su définir des politiques pour faire fonctionner le modèle français ou si c’est le modèle social français qui est en crise. Et, dans ce dernier cas, s’il est possible de changer de politique sans toucher aux principes fondamentaux qui sous-tendent le modèle de protection sociale et le droit du travail.
Sur la deuxième question, ils répondent dans l’affirmative, constatant que le modèle social français (notons que les auteurs définissent le « modèle social » comme « l’ensemble des principes, règles et arrangements institutionnels qui organisent les relations sociales ») subit une crise majeure attestée par tous les indicateurs du marché du travail, notamment les taux élevés de chômage, y compris de longue durée, bien supérieurs à la moyenne européenne, et ce malgré quelques baisses entre 1997 et 2001 (et, ajoutons, en 2006-7). Le chômage affecte de façon disproportionnée les diverses catégories de la population, touchant davantage les jeunes, les seniors et les personnes peu qualifiées ; de même, les taux d’emploi français sont parmi les plus faibles en Europe, touchant là aussi davantage les jeunes, les plus âgés et les femmes de tout âge ; et l’emploi lui-même a changé de nature, avec une forte croissance des emplois temporaires et précaires, à faible productivité, sans avenir, offrant peu de sécurité d’emploi et des faibles chances de sortir du chômage ou de trouver un emploi stable. D’ailleurs, notent-ils, il n’y a pas d’incitations aux employeurs pour investir dans la formation et le « capital humain » des salariés, notamment précaires. Ainsi s’érige un marché du travail de plus en plus dual et inégalitaire.
En réponse à la première question, les auteurs scrutent les politiques et les arrangements institutionnels que la France a utilisés pour faire face à ces problèmes. Là aussi, le constat est accablant. La mobilité professionnelle est faible et concerne principalement une « mobilité de précarité » de jeunes ouvriers et employés non qualifiés et des personnes en seconde partie de carrière. Qui plus est, les personnes les plus fragiles ont du mal à accéder aux dispositifs publics d’accompagnement vers l’emploi. L’effort de formation continue diminue depuis 1971 et n’est pas utilisé pour prévenir la dégradation des compétences, améliorer l’employabilité ou faciliter la mobilité. Il est concentré sur les plus diplômés et a peu d’effet. L’accompagnement des demandeurs d’emploi est éclaté et cloisonné – les fonctions de placement, d’indemnisation et de formation relèvent de trois organismes publics distincts et l’organisation territoriale comporte quatre niveaux – d’où un déficit de pilotage et une moindre efficacité de l’ensemble du dispositif qui est ainsi peu accessible aux demandeurs d’emploi. Cette fragmentation rend aussi difficile la sécurisation des parcours professionnels sur l’ensemble de la vie active, pourtant clé du succès des pays nordiques, devenue revendication reconnue de l’ensemble des syndicats français. En effet, les individus relèvent d’une institution donnée selon leur statut (un salarié, un chômeur indemnisé, un allocataire de revenu minimum d’insertion relèvent respectivement de l’entreprise, du service d’allocation de chômage, et enfin de la collectivité locale) sans qu’il y ait un pôle unique qui puisse assurer la cohérence et la maîtrise des parcours professionnels.
Par ailleurs, l’impact des restructurations d’entreprises n’est pas anticipé et les mesures de reclassement ne touchent qu’une faible proportion des personnes licenciées. Qui plus est, les politiques publiques d’emploi sont contradictoires, juxtaposant des incitations à l’inactivité (préretraite, dispense de recherche d’emploi, politique familiale qui tend à éloigner les femmes du marché du travail pendant plusieurs années, rendant difficile leur réinsertion) et des mesures tendant à développer l’emploi (des seniors, des femmes, des jeunes, des personnes handicapées). Il n’y a point de coordination entre les divers ministères compétents et entre les différents niveaux territoriaux.
Au-delà de ces faiblesses des politiques de l’emploi, les auteurs notent diverses autres défaillances, dont les ratés du système d’enseignement général avec la sortie précoce des élèves sans diplôme, le faible nombre de jeunes ayant un diplôme d’enseignement supérieur – éléments importants à la fois pour l’insertion des personnes dans l’emploi et pour la compétitivité des entreprises ; la faiblesse des budgets consacrés à la recherche et à l’innovation ; l’importance de la dette publique (et, j’ajouterai, des déficits publics) parmi les plus élevées d’Europe ; la difficulté d’intégrer la population immigrée ou issue de l’immigration (dont il est difficile de mesurer l’importance faute de statistiques dont le relevé est interdit pour éviter toute discrimination… autre effet pervers).
Les auteurs rappellent que les équilibres sur lesquels fut fondé le modèle social français jusqu’en 1970 sont menacés par la mondialisation, le changement technologique et le vieillissement démographique. Ces trois évolutions mettent les systèmes de protection sociale en concurrence et les soumettent à une forte pression financière qui obligent les gouvernements à les réformer. Mais ces réformes ont trop souvent été partielles ou « rafistolées » et ont toujours suscité une vive opposition au nom de principes que les auteurs trouvent souvent contestables (par exemple, le spectre de l’étatisation qui interdirait le rapprochement ou la rationalisation des services publics susmentionnées, comme le spectre du marché qui interdit le recours au secteur privé pour des services de placement, de formation ou d’évaluation des politiques publiques).
Certes, insistent les auteurs, les réformes ne doivent pas se faire aux dépens des Français. Il faut permettre à tous les citoyens d’accompagner le changement et de le maîtriser, grâce à deux types de réforme : l’une visant à développer un nouvel État-providence, fondé sur le concept d’investissement social, l’autre créant de nouveaux droits individuels transférables et négociés collectivement.
On sait que toutes les tentatives de réformes dans ce domaine depuis les années 1990 ont suscité une vive opposition des partenaires sociaux et de la population et ont dû être retirées ou reformulées pour tenter de préserver les acquis sociaux. Les auteurs, comme plusieurs autres observateurs (notamment Philippon dans l’ouvrage susmentionné), notent l’incapacité des partenaires sociaux et du gouvernement à s’accorder sur des objectifs communs et sur les moyens nécessaires pour les atteindre, manifestant une prédilection pour le conflit comme mode de résolution de problèmes plutôt qu’un consensus. Ainsi, contre toute attente, les réformes du système de protection sociale en France ont surtout préservé la reproduction des inégalités sur le marché du travail. Au lieu d’inciter au développement d’un travail « soutenable » tout au long de la vie, elles incitent à concentrer l’emploi sur une seule génération et sur les travailleurs les plus productifs. Ce système s’est surtout construit sur le caractère très secondaire de l’activité féminine.
Pour surmonter ces handicaps, les auteurs se proposent de porter le regard sur d’autres pays – notamment nordiques – qui ont réformé leur système de protection sociale en préservant l’équité et la solidarité mais aussi la compétitivité, en répartissant équitablement la charge de l’ajustement sur l’ensemble des membres de la société. Ce modèle repose sur un haut niveau de redistribution, une résistance de l’État-providence, une alliance entre compétitivité et solidarité et le souci de la reconnaissance de l’individu dans une société dont la cohésion est essentielle. Ce modèle, constatent les auteurs, n’est finalement pas très éloigné des valeurs et options qui étaient à l’origine du modèle social français fondé en 1945.
Certes le modèle des pays nordiques qui associe flexibilité et sécurité (la « flexicurité ») n’est pas transférable tel quel, puisqu’il correspond à des caractéristiques historiques, sociales, économiques et culturelles de ces pays. Il peut néanmoins inspirer les gouvernements et les partenaires sociaux en France – voire en Europe – pour élaborer un nouveau modèle social, hautement compétitif mais solidaire, comportant des droits sociaux et un nouveau type d’État-providence. Ce modèle pourrait contribuer à une relance de l’économie française et donner un nouveau souffle à l’Union européenne pour affronter la mondialisation croissante de l’économie et ses effets sociaux pervers dont les gouvernements des deux côtés de l’Atlantique se rendent de plus en plus compte, quel que soit leur couleur politique ou leur penchant idéologique.
Dans ce vif débat, encore attisé par les campagnes électorales en France, en Allemagne, au Royaume-Uni, aux Pays-Bas, au Canada et aux États-Unis, la lecture de ce bref ouvrage sera apprécié par les décideurs politiques et les partenaires sociaux, notamment par ses analyses éclairées des ressorts de la crise actuelle du modèle social (européen) et de l’État-providence et des voies pour la surmonter, comme l’ont fait les pays nordiques, qui ont eux aussi eu à affronter de graves crises économiques et sociales en ayant trouvé une voie de sortie « par le haut ». Ce qui a l’avantage de montrer que le dumping social n’est pas la meilleure solution !