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C’est par un titre explicite et interpellant que Yvan Sainsaulieu, dans son dernier ouvrage Le malaise des soignants : le travail sous pression à l’hôpital, tente de susciter l’attention non seulement des chercheurs du milieu universitaire, qu’ils soient sociologues, anthropologues, économistes ou politologues, intéressés par ce champ d’activités humaines et sociales qu’est celui de la santé, mais plus largement de l’ensemble des professionnels de la santé et des citoyens patients. L’objectif est alors de taille : mettre en lumière les conditions diverses qui prévalent dans les établissements de soins hospitaliers de façon à comprendre les logiques (« rouages ») sous-jacentes à leur fonctionnement global, dans un contexte profondément changeant et caractérisé par un malaise généralisé que l’auteur tente justement d’analyser. Pour ce faire, l’auteur a souhaité comprendre ces changements à partir de ceux par qui les soins sont possibles, c’est-à-dire essentiellement les professionnels de la santé (infirmières, médecins, mais aussi chefs d’établissement). L’ouvrage se veut alors ambitieux, dans la mesure où l’établissement de soins représente, comme l’évoque l’auteur à plusieurs moments de l’ouvrage, un type d’organisation dont le mode de fonctionnement soulève plusieurs enjeux, qu’ils soient éthiques, sociaux, médicaux, politiques ou économiques.
L’ouvrage s’inscrit très nettement en complémentarité avec les travaux de plus en plus nombreux, que ce soit en France ou dans d’autres pays industriels avancés, faisant état de la crise des services publics qu’on dit soumis au joug de la rationalité économique qui se conjugue, que ce soit dans le secteur de la santé ou dans le secteur de l’éducation où les restrictions budgétaires des dernières années, voire des dernières décennies, ont été particulièrement contraignantes, avec l’effritement de la qualité des services. Une qualité qui serait compromise dans la mesure où la réorganisation des services repose d’abord et avant tout sur une reconfiguration du travail, ici du travail médical comme l’analyse Sainsaulieu, de plus en plus modelé par une certaine raison économique prééminente sur toutes autres raisons, particulièrement cliniques.
Comme le montre Sainsaulieu, plusieurs contraintes pèsent sur le travail du personnel soignant dans les établissements de soins hospitaliers, telles que la lourdeur de la charge de travail, l’augmentation de la demande de soins, le déploiement de certaines technologies qui, dans certains cas, créent de nouvelles attentes, etc. Mais la contrainte la plus fondamentale trouve sans aucun doute son origine dans l’imposition d’une logique productiviste du travail (Sainsaulieu parle de productivisme) dans l’organisation systémique des établissements hospitaliers. Cette logique, qui tend à s’imposer comme surdéterminante des autres logiques possibles, conduit à un essoufflement des personnels soignants, résultat de ce travail « sous pression » qui reconfigure l’ensemble des rapports de soins. Surcharge de travail, obligation de répondre à une demande croissante dans un contexte où les ressources se font de plus en plus rares, pression au rendement qui s’impose de façon souvent coercitive face à la prise en charge des patients, etc., voilà autant de facteurs qui contribuent au « malaise des soignants » comme phénomène profondément inscrit dans la logique de fonctionnement des établissements hospitaliers.
Mais il y a plus : au-delà de ces tensions qu’on pourrait qualifier d’exogènes, on doit aussi noter celles qui sont endogènes et qui sont liées aux transformations, dans certains cas, des interactions entre les personnels soignants dans les établissements de soins hospitaliers. À ce titre, il faut noter les conflits qui se construisent chez les acteurs principaux des établissements de soins hospitaliers, dans un contexte de tensions vécues subjectivement par des individus aux prises avec des pressions organisationnelles, cliniques, sociales, économiques, etc. qui conduisent, dans certains cas, à l’effritement d’une certaine harmonie dans les relations sociales régissant le bon fonctionnement des établissements de soins hospitaliers.
Bref, ce sont ces différentes contraintes, qu’on pourrait qualifier de structurelles si l’on suit la rhétorique de l’ouvrage, qui sont mises en lumière par Sainsaulieu au moyen de témoignages recueillis auprès de 255 professionnels de la santé. Et c’est là la richesse de l’ouvrage qui s’appui sur une analyse rigoureuse des conditions de travail, changeantes, dans les établissements de soins hospitaliers. Les témoignages de ces professionnels de la santé sont agencés de telle sorte que Sainsaulieu réussi, très nettement, à distinguer les formes que prennent l’intensification du travail en appuyant sa démonstration sur des extraits d’entrevues qui ont le mérite d’apporter une grande consistance et rigueur au discours sur les conditions du travail médical dans le contexte socio-économique actuel, où l’on valorise de plus en plus la performance, la rapidité, l’efficacité, bref où le productivisme devient triomphant en s’imposant comme une fin en soi qui tend à s’immiscer dans l’ensemble des rapports sociaux au et en dehors du travail.
Toutefois, même si le point fort de l’ouvrage réside dans la mise à contribution des extraits d’entrevue, l’auteur aurait pu opter pour un style analytique plus précis, plus clair, en dégageant très précisément les témoignages qu’il utilise du corps du texte. C’est là, sur le plan de la forme, l’une des faiblesses de l’ouvrage, dans la mesure où il est assez difficile de cerner, en substance, l’essentiel de l’analyse. À ce propos, la lecture de la table des matières, qui manque de clarté, suffit à étayer ce jugement.
En outre, en termes de fond, il aurait été intéressant de replacer le contexte qui prévaut en France, tel qu’analysé par l’auteur, avec celui qui prédomine actuellement, et qui est de plus en plus documenté par ailleurs, dans d’autres pays industriels avancés qui ont le même, ou sinon similaire, régime public de soins. De cette façon, l’analyse aurait eu le mérite de s’insérer dans une perspective socio-historique fort intéressante qui lui aurait permis d’adopter un point de vue sans doute plus éclairé, plus global, plus critique, de la transformation des établissements de soins hospitaliers.