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Ce livre dirigé par le penseur syndical Laurent Vogel est plus qu’un portrait de la situation de la santé des femmes au travail en Europe. Pour emprunter une phrase à Catherine Teiger, il s’agit de représentations pour l’action. On veut mobiliser le mouvement syndical autour des problèmes des femmes, trop longtemps absents du domaine de l’action syndicale en Europe. En même temps on réfléchit sur les relations, en milieu syndical, entre les tendances féministes et les militants de la santé et la sécurité du travail (SST), sur les sciences, sur les inégalités dans les rapports sociaux et sur le travail en général.
Le livre provient du Bureau technique syndical européen pour la santé et la sécurité, un centre permanent qui s’occupe de SST pour la Confédération européenne des syndicats et bénéficie d’un soutien financier de la Commission européenne. Sa parution est donc un signe très officiel d’un nouvel intérêt porté à la santé des femmes par les militants en santé-sécurité de l’Europe. En ceci, les Européens suivent l’exemple du Québec et cette dette est reconnue à plusieurs endroits dans le livre.
Le traitement est organisé en quatre parties : la présentation des résultats d’une enquête menée dans les 15 pays de l’Union européenne originale, une revue de littérature, une revue de politiques et un groupe de neuf études de cas effectuées dans sept pays de l’Europe de l’Ouest.
L’enquête a été menée en 2001-2002 en collaboration entre le BTS (Vogel) et des unités de recherche de l’Université libre de Bruxelles auprès de plus de 800 intervenants en santé et en sécurité du travail qui proviennent de syndicats, gouvernements et entreprises. La question posée semble être de décrire les pratiques concernant les rapports sociaux de sexe et la santé et la sécurité du travail. Il s’agit de pratiques de recherche mais aussi de campagnes ou d’activités de formation et d’information.
Vogel synthétise et discute des réponses. Par exemple, trois typologies de pratiques sont relevées à partir des réponses, qui varient selon que la région soit scandinave, latine ou anglaise (cette dernière comprend les pays allemands). Il y a, entre autres, des variations dans le degré d’institutionnalisation d’analyses différenciées selon le sexe (fort en Scandinavie), de pratiques syndicales de communication entre les féministes et les syndicalistes (relativement fortes en pays latins mais en déclin actuellement, ce qui ressemble à la situation au Québec), et d’intégration des questions de genre dans les pratiques en SST (relativement forte au Royaume-Uni). S’ensuit une discussion assez intéressante de ce qui est inclus ou exclu des pratiques, en particulier des questions concernant le temps de travail et le rapport travail – hors travail, qu’il trouve sous-traité dans les milieux de la SST. Un avertissement cependant : ce chercheur décrit la recherche comme étant « qualitative », et il ne s’agit surtout pas d’une recherche positiviste classique. Le rapport des résultats ne répond pas aux canons de la recherche : le questionnaire n’est pas présenté, les résultats sont présentés par région mais le taux de réponse par région n’est pas fourni, idem pour les résultats selon le type de milieu.
La recension d’articles scientifiques est assez surprenante pour des intervenants en SST : dans sa liste de périodiques examinées, les revues féministes (Travail Genre et Sociétés, les Cahiers du Genre) et les revues progressistes en SST (New Solutions et des revues syndicales européennes) côtoient les revues plus classiques (American Journal of Industrial Medicine, Ergonomics, PISTES). De ce mélange, et de ses multiples autres lectures, Vogel construit une discussion étoffée des indicateurs utilisés en SST, des bases de la division sexuelle du travail, de la construction sociale de la notion du risque, de la sexualité dans le travail, et de bien d’autres questions.
Il présente par exemple une analyse de l’apport des syndicats à la recherche en SST, en soulignant que les enquêtes syndicales servent à identifier des problèmes connus des travailleuses bien avant que les scientifiques les découvrent. Il insiste sur la nécessité que les préventionnistes et autres intervenants incluent la « double journée de travail » dans leur conceptualisation et pratique, en montrant par un cas vécu comment cette double journée a agi pour produire une épidémie de dommages aux reins dans l’industrie horlogère. Il appelle à la collecte d’informations supplémentaires sur l’accès des femmes aux dispositifs de prévention, suite à une étude espagnole qui établit que les femmes sont trois fois moins nombreuses que les hommes à avoir reçu une formation sur les risques de leur travail. Il analyse des résultats à l’effet que la catégorie professionnelle serait un déterminant de santé moins important pour les femmes que pour les hommes pour montrer que ce « fait » est le résultat d’une erreur : le statut socio-économique avait été pris en compte, mais il avait été décrit en fonction du seul emploi de l’un de deux conjoints.
Il décrit les conséquences de la marginalisation des recherches sur le genre en SST : un relevé des articles publiés en 1993-2001 dans la prestigieuse revue Safety Science montre qu’une petite minorité d’articles traite de la question du genre ou de populations de femmes ; cette minorité vient exclusivement de la Suède ou du Québec. Il met une emphase importante sur la nécessité d’entamer des recherches interdisciplinaires sur plusieurs plans : sciences sociales-sciences biomédicales ; féministes-syndicalistes ; épidémiologiques-qualitatives.
L’analyse des politiques publiques en santé au travail et en égalité au travail constitue une bonne documentation de la situation de discrimination que vivent les femmes. Bien que la plupart des exemples proviennent de sources européennes, ils ressemblent beaucoup à ce qui a été relevé au Québec par des chercheures comme Maria De Koninck, Katherine Lippel et Romaine Malenfant, et la discussion des divers types de discrimination systémique est suffisamment générale pour intéresser des lecteurs hors-Europe.
La dernière partie du livre, les études de cas, intéresseront sûrement les syndicalistes et préventionnistes à la recherche d’applications pratiques et utiles de l’analyse du genre en santé au travail. En même temps, elles rendent plus vivantes les questions discutées dans le reste du livre.
Le livre mérite d’être lu. Il représente la réflexion de plusieurs années sur les rapports sociaux de sexe en santé au travail. Puisque l’auteur est à la fois théoricien sur les rapports sociaux, expert en santé au travail et militant syndicaliste, sa contribution fouille les pratiques syndicales et représente la réflexion syndicale à son meilleur. Le livre ne se limite pas aux risques traditionnellement traités chez les femmes, soit les troubles musculo-squelettiques et le stress. Une force spécifique est le traitement, à plusieurs endroits, avec exemples, des risques chimiques dans les emplois féminins.
Ce livre englobe tellement de do-maines que quelques problèmes s’y sont glissés inévitablement. La revue de la littérature, très vaste, est synthétisée de façon passionnante et stimulante, mais elle n’est pas systématique. Le lecteur intéressé par un traitement plus standard (mais beaucoup plus institutionnel) devrait compléter ses lectures par le récent Gender Issues in Safety and Health at Work produit par la European Agency for Safety and Health at Work en 2003. Les notes bibliographiques auraient profité de vérifications. La recension de la littérature féministe ou sur la santé des femmes, qui a déçu l’auteur par le peu d’intérêt accordé à la santé au travail (huit articles dans 22 ans de publication du Women’s Studies International Forum) aurait profité d’une considération de la revue Women and Health. Cette revue, partie et pendant longtemps dirigée par la spécialiste en SST Jeanne Stellman, publie régulièrement des articles sur la santé des femmes au travail.
Problème plus grave, la question des rapports sociaux de sexe n’est que peu abordée pour ce qui concerne la santé des hommes au travail. Peu de questionnement par exemple, de l’excès d’accidents chez « le sexe fort ». On mentionne que les hommes sont assujettis aux emplois ou les risques sont plus « violents » mais il n’y a pas beaucoup de discussion sur ce point, reflétant sans doute le manque de recherches.
Dans la deuxième partie du livre, les différences biologiques entre hommes et femmes sont rejetées comme facteur explicatif des différences de santé un peu trop vite à mon avis. Dans des emplois ou situations où les travailleurs et travailleuses sont poussés à la limite de leurs capacités, et chez ceux où les postes ne sont adaptés à l’anthropométrie moyenne que d’un sexe, une petite différence de force physique ou de taille peut avoir des répercussions sur la santé. Ce fait revient dans l’une des études de cas, qui en parle de façon plus nuancée.
Ceci dit, le livre est brillant, bien écrit, stimulant et informateur pour quiconque s’intéresse aux questions sociales en santé au travail.