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En 1996, les États-Unis ont fondamentalement transformé leur système d’aide sociale, en adoptant la réforme la plus imposante que ce pays ait connue depuis l’institution par F. D. Roosevelt, en 1935, du système de protection sociale. Or, ce bouleversement en profondeur des programmes catégoriels d’assistance sociale (en particulier les transferts financiers aux familles monoparentales et l’aide alimentaire du programme Food Stamp) s’est effectué sans réflexion préalable sur la diversité spatiale des régions, dont le clivage urbain-rural est une dimension essentielle. Par la suite, la recherche et les débats sur les conséquences de la réforme de l’aide sociale ont surtout porté sur les populations urbaines, quand bien même 60 % des familles pauvres et presque la moitié de l’ensemble des allocataires de l’aide sociale habitent hors des centres urbains (p. x). C’est donc pour combler cette lacune de la méconnaissance des dimensions rurales de la réforme de l’aide sociale que cet ouvrage a été réalisé. Y ont été réunies une partie des contributions présentées lors d’une conférence tenue en mai 2000 et organisée par le Service de recherche économique (Economic Research Service) du ministère fédéral de l’agriculture, le Joint Center for Poverty Research de l’Université Northwestern et de l’Université de Chicago et l’Institut de recherche sur la politique rurale (Rural Policy Research Institute).
L’ouvrage est structuré en cinq grandes parties. Dans la première d’entre elles (chap. 1 à 3), sont présentés des éléments de cadrage nécessaires à la compréhension du contexte particulier des débats américains sur l’aide sociale en cette période d’après-réforme. Les auteurs y analysent les effets des changements apportés au système d’aide sociale pour l’ensemble du pays et procèdent à un état des lieux concernant l’évolution récente des marchés du travail ruraux. La deuxième partie de l’ouvrage (chap. 4 à 7) a pour thème général l’analyse comparative des dynamiques d’entrées et sorties à l’aide sociale entre zones urbaines et zones rurales tandis que la troisième section (chap. 9 à 13) est consacrée à l’évaluation des effets de la réforme sur la situation économique des allocataires, dans le but cette fois-ci d’en dégager les caractéristiques spatiales. Les problèmes de la faim et de l’assistance à l’alimentation font l’objet d’une section spécifique du volume (chap. 14 et 15), dans laquelle on s’interroge sur la nature différenciée de la situation des familles pauvres vivant en milieu rural qui ne reçoivent plus les bons d’alimentation du programme Food Stamp. Enfin, la section 5 (chap. 16) consiste en une synthèse des principaux résultats présentés dans les contributions précédentes et des implications qu’il est possible d’en tirer pour la conduite future des politiques d’aide sociale.
Dans l’ensemble, l’ouvrage est bien fait, clair et bien documenté. On apprécie l’uniformité des contributions pour ce qui est de l’exposé schématique des méthodologies des recherches utilisées, des résultats obtenus et de leurs implications en matière de politiques publiques. L’ouvrage offre aussi un excellent survol des réalités et problèmes spécifiques des régions rurales et des défis particuliers que ceux-ci entraînent en matière d’intégration en emploi pour les allocataires de l’aide sociale. Dans un premier temps, la partie introductive du volume résume bien certains des enjeux principaux de la période actuelle dans le domaine de l’assistance sociale américaine. À cet égard, on lira avec intérêt le texte de S. Danziger (chap. 1), qui présente une vue d’ensemble de l’évolution des dernières années de l’emploi et des revenus des mères seules ainsi que de leur taux de pauvreté. Si les scénarios catastrophistes sur les conséquences de la réforme de l’aide sociale ne se sont pas réalisés, indique l’auteur, la situation matérielle des mères seules s’étant en général améliorée depuis 1998, nul, en revanche, ne peut prédire l’impact que ces changements auraient dans une conjoncture économique dégradée. De plus, souligne l’auteur, compte tenu de l’imposante diminution des effectifs à l’aide sociale survenue depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, on peut considérer que la pauvreté a peu diminué aux États-Unis. Dans un second temps, l’ensemble des questions relatives aux effets de la réforme de l’aide sociale dans les zones rurales est traité de façon très diversifiée, autre intérêt de ce volume. Les contributions varient en effet, tout d’abord, selon les sujets couverts (dynamique de l’emploi saisonnier et réforme de l’aide sociale, caractéristiques de la structure industrielle en milieu rural, particularités des « barrières à l’emploi » pour la main-d’oeuvre rurale, singularité de la situation des localités marquées par une pauvreté persistante, problèmes de mise en oeuvre des mesures d’intégration en emploi, rôle des employeurs dans ce domaine, etc.). Elles diffèrent ensuite selon la provenance des points de vue énoncés, cela, en particulier, relativement au fonctionnement des programmes : sont ainsi présentées les opinions des bénéficiaires, des opérateurs-terrain, des administrations locales qui en sont responsables, de même que des employeurs. La diversité des contributions transparaît aussi dans le choix des méthodologies de recherche (enquêtes longitudinales effectuées à partir de bases de données exhaustives, d’entretiens individuels ou de groupe, études d’impact, études économétriques, etc.). Le constat de diversité ressort enfin des résultats des recherches. Les textes permettent en effet de mettre en relief l’importance de distinguer les réalités locales, certes, entre les milieux urbains et les milieux ruraux, mais également au sein même de la ruralité.
Comme la réforme américaine de l’aide sociale est fortement axée sur l’intégration en emploi des allocataires de l’aide sociale, l’étude de ses dimensions rurales débouche nécessairement sur une analyse spatiale des marchés du travail locaux. En cela, l’ouvrage contribue directement à l’enrichissement du savoir dans le champ des relations industrielles. Les contributions à signaler dans cette optique sont celles figurant en particulier aux chapitres 5 (sur la dynamique de l’emploi saisonnier), 11 (sur les problèmes d’appariement entre les compétences recherchées par les employeurs et celles des bassins de main-d’oeuvre locaux) et 13 (sur les caractéristiques des « structures d’opportunités » de l’emploi rural). Les auteurs y démontrent notamment : (1) l’existence d’interdépendances entre les structures d’emploi et les comportements des allocataires de l’aide sociale, comme la saisonnalité de certaines industries permet de le faire ; (2) l’insuffisance de services publics de soutien à l’emploi en milieu rural (services de transport, de garde, de santé, de formation, etc.) ressortant de la prévalence de certaines « barrières à l’emploi » (employment barriers) (éloignement géographique entre le domicile et l’entreprise, disparités régionales dans l’offre de services en raison des faibles densités de population, bas niveau de scolarisation en région rurale, etc.) ; (3) les différences de perception des principaux acteurs (employeurs, cadres des agences d’aide sociale et allocataires) quant aux priorités à mettre de l’avant pour améliorer l’intégration en emploi des populations rurales. Il se dégage de ces quelques exemples l’importance de l’étude des modalités spatiales d’organisation des structures d’emploi, qui évoluent en interaction avec les politiques publiques.
Certaines répétitions, portant notamment sur les problèmes particuliers rencontrés dans les régions rurales, dont l’énumération est reprise presque systématiquement dans chacun des chapitres, auraient pu être évitées. De plus, l’ouvrage aurait gagné en qualité si la thématique de la ruralité et des politiques publiques avait fait l’objet d’un traitement théorique approfondi. Une contribution de cette nature, en guise d’introduction aux chapitres à contenu plus appliqué, aurait ainsi donné au volume un caractère plus achevé. L’article de M. Harvey et al., qui est celui qui va le plus loin du point de vue théorique, puisqu’il comprend une section sur les « théories des marchés du travail ruraux », nous laisse néanmoins sur notre faim. À un tout autre niveau, on est aussi surpris de constater l’unanimité prévalant parmi les experts « libéraux » américains de l’assistance sociale en faveur des politiques de supplément au revenu du travail pour les bas salaires. Certes, ce type de politiques tend à se généraliser dans les pays de l’OCDE, à l’instigation notamment des États-Unis. Toutefois, on ne peut s’empêcher de noter la contradiction que représente, dans un pays misant sur les vertus de la « responsabilité individuelle » et de l’intervention économique « privée », une politique publique qui permet aux employeurs de se départir de leur responsabilité de bien rémunérer le travail (to make work pay) en transférant sur l’État cette fonction qui est la caractéristique principale du salariat.
En somme, sous de nombreux angles, cet ouvrage est d’un intérêt indéniable. Les personnes s’intéressant aux politiques d’assistance sociale et d’intégration en emploi américaines y trouveront quantité d’informations, tant sur la situation générale prévalant dans la période actuelle que sur les modalités de mise en oeuvre des programmes. Elles auront également accès aux résultats de recherches récentes dans le domaine de l’emploi et de l’aide sociale aux États-Unis. D’autre part, pour les personnes travaillant sur les questions d’emploi et de politiques publiques, la lecture de cet ouvrage permet d’ouvrir la réflexion sur l’analyse spatiale de l’application des politiques publiques et la variété des arrangements organisationnels qui en ressort. Cela permet de faire émerger des questions comme celles de l’inégalité de traitement dans l’accès à l’emploi ou encore des délicats arbitrages à opérer entre les politiques publiques universelles et les mesures spécifiques reflétant la variété des réalités locales.