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À partir d’une étude systématique des connaissances accumulées au fil des ans à travers les monographies d’entreprises, Randy Hodson construit un cadre interprétatif autour du concept de dignité au travail.
Suivant une démarche méthodologique rigoureuse, et bien exposée dans l’ouvrage, l’auteur a procédé à un repérage exhaustif des études ethnographiques publiées en langue anglaise. Après avoir identifié 365 ouvrages, l’auteur et son équipe en ont retenu 86 pour l’analyse quantitative, à partir d’un système de codification élaboré. Les monographies retenues sont celles qui résultent de plus de six mois d’observation dans une même organisation et présentent des informations complètes sur un groupe occupationnel donné (ou parfois deux, ce qui permet une analyse sur 108 cas). Ces critères excluent des monographies que bien des spécialistes considèrent comme marquantes, et je pense par exemple à celle de Batstone, Boraston et Frenkel (1977) ou encore celle plus récente de Barker (1999) sur les équipes de travail. Mais cette remarque n’est pas fondamentale : l’ajout de tel ou tel ouvrage n’aurait changé ni les analyses statistiques ni l’argumentation, d’autant plus que la discussion s’appuie sur une bibliographie beaucoup plus large que les seules études retenues pour l’analyse quantitative. Soulignons toutefois une limite inévitable, la grande majorité des études retenues ont été réalisées aux États-Unis ou en Grande-Bretagne, alors que les quelques monographies portant sur la France, où cette tradition ethnographique fut longtemps si riche, sont celles traduites en langue anglaise (M. Crozier et R. Linhart). L’auteur insiste (p. 56-57), il ne s’agit pas d’une méta-analyse, qui consiste à faire le bilan des études quantitatives sur tel effet spécifique, mais bien d’une étude quantitative réalisée à partir d’études ethnographiques.
Utilisé ici dans un sens fondamental, avec notamment la connotation de respect de soi et de respect des autres, le concept de dignité est riche et prometteur. Il est opérationnalisé autour de quatre entraves ou menaces à la dignité au travail (la mauvaise gestion, la surcharge de travail, les limites à l’autonomie, et les contradictions suscitées par l’implication des employés) et de quatre possibilités d’action pour sauvegarder la dignité (la résistance, la citoyenneté au travail, la recherche de sens, et les relations de groupe). Ces dimensions, sur deux axes, structurent l’ouvrage.
L’auteur n’a pas l’ambition de présenter un cadre explicatif général. Notamment, il n’y a pas de correspondance entre les quatre menaces et les quatre possibilités d’action, ces dernières constituant plutôt un éventail de solutions possibles pour pallier les obstacles à la dignité. Aussi, me semble-t-il, la signification des notions d’autonomie et d’implication des employés pose une certaine difficulté dans le modèle conceptuel suggéré. Ces limites n’invalident pas pour autant le concept de dignité au travail, qui sera retenu à juste titre par bien des lecteurs, mais suggèrent une poursuite de la réflexion théorique.
Pour chacune des menaces et des contraintes à la dignité au travail, l’auteur présente une analyse statistique selon plusieurs indicateurs, en faisant le plus souvent porter la discussion sur les facteurs qui atténuent ou amplifient celles-ci. Parmi ces facteurs, les différentes formes de résistance et de citoyenneté au travail (engagement, fierté à l’égard de son travail, satisfaction, etc.) retiennent suffisamment l’attention pour constituer des thèmes récurrents. Ainsi, le chapitre 4 démontre que « mismanagement and abuse have a central role in generating resistance and undermining citizenship in the workplace » (p. 83). Bien que la discussion à partir de l’analyse statistique devienne parfois assez technique, le texte est à la fois plus agréable et plus convaincant parce qu’il est illustré de nombreuses citations tirées des monographies.
Au fil des chapitres d’analyse, puis de façon plus explicite dans la dernière partie de l’ouvrage, le fil conducteur de l’ouvrage devient évident : le principal obstacle à la dignité au travail se situe du côté du management. De façon récurrente, l’analyse de ces monographies montre que les abus de la part du management et la mauvaise gestion suscitent la résistance des employés et réduisent l’engagement au travail et l’efficience de façon plus générale. De fait, le chapitre 8 rappelle aussi que, loin de favoriser la solidarité parmi les salariés, la mauvaise gestion suscite des tensions et conflits parmi ceux-ci. Ainsi, « solidarity among coworkers is higher under conditions of competent management than under mismanagement » (p. 217).
En revanche, la possibilité d’appliquer son savoir-faire et sa créativité, ainsi que la fierté de bien faire son travail constituent la principale source de bien-être au travail. Ce faisant, Hodson met en lumière l’un des traits marquants de la sociologie du travail, à savoir « l’intérêt » des salariés à l’égard de l’efficience organisationnelle. La formule qui suit mérite d’être citée plus longuement parce qu’elle indique les implications plus larges de cette réflexion sur la relation d’emploi, réfutant du même coup des analyses encore trop récurrentes en relations industrielles, des analyses qui consistent à associer trop facilement l’efficience aux intérêts de l’employeur ou encore au management. « The efficiency of the production process and the quality of the product are only secondary goals for management—they are means to the end, which is profit…Workers have a different orientation. They have an abiding interest in the efficiency of production and in the quality of the product because their own well-being and the quality of their daily lives at work depend on efficiency and quality. Increasing the efficiency of production and the quality of the product is their principal, and often sole, avenue for ensuring organizational success and the continuation of their own jobs » (p. 256-257).
L’ouvrage cherche aussi à évaluer dans quelle mesure la participation et l’engagement des salariés favorisent ou non la dignité au travail. Les résultats, nuancés, sont dans l’ensemble positifs. Notamment, la proposition souvent avancée selon laquelle les équipes de travail atténuent la solidarité et suscitent un glissement de la loyauté, du collectif des salariés vers l’employeur, n’est pas appuyée par l’analyse des monographies (p. 187-189, 226). L’auteur souligne d’ailleurs en conclusion, sur une note positive, que les systèmes de production complexes et fondés sur les connaissances dépendront de plus en plus de l’engagement des salariés et de leur volonté d’utiliser leur savoir et leur expertise. « Working with dignity will not come automatically with new skills, but workers today, to a greater extent than at any time in history, have important new tools they can use in their struggle for dignity at work » (p. 269).
En puisant dans la richesse de ces monographies, la démarche quantitative de Hodson ajoute aux connaissances sur les rapports sociaux au travail. Elle met en valeur la contribution des études ethnographiques. Une limite importante de cet ouvrage, toutefois, a trait au traitement des institutions, un aspect central dans le champ des relations industrielles. Certes, le fait d’être syndiqué ou non et la distinction entre États-Unis et Grande-Bretagne sont parmi les variables considérées dans l’analyse quantitative. Mais pour le reste, le contexte de l’observation, pour ces monographies publiées entre 1952 et 1992, et la façon dont les formes institutionnelles conditionnent l’action ne transparaissent pas dans la discussion et l’analyse. Or, la possibilité de situer les rapports sociaux dans leur contexte, dans le temps et dans l’espace, et de porter attention à la culture et aux institutions, représente pourtant l’une des richesses de l’approche ethnographique. En somme, cet ouvrage incite à poursuivre dans la voie de l’observation en profondeur dans les milieux de travail.
Sur le plan théorique, le principal apport de cet ouvrage a trait à la réflexion sur la question classique de la structure et de l’action (surtout les pages 238-241 et 264-267). L’auteur a bien raison, « in order to understand workplace behaviors we need a theoretical model of the worker that is neither anesthetized nor limited to resisting management strategies of control » (p. 266). Dans l’ensemble du livre, l’accent porte beaucoup sur les moyens et les ressources par lesquels les salariés, de différentes catégories occupationnelles, peuvent souvent créer la cohésion sociale nécessaire pour résister ou dire non, et donner un sens à leur travail, malgré les contraintes associées à la relation d’emploi. L’espace social et l’autonomie qui contribuent souvent à réduire l’aliénation et à accroître la dignité au travail sont explorés avec beaucoup de pertinence.
Dans les courants de recherche internationaux sur l’évolution du travail, Dignity at Work sera considéré comme un ouvrage de référence. Et pour les spécialistes de la sociologie du travail et de l’entreprise, son étude est incontournable.