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Aujourd’hui, le basket-ball est le premier sport collectif pratiqué par les femmes en France avec 40 % de licenciées[1]. Le basket-ball des femmes s’est développé dans ce pays, dans un premier temps, au sein de la Fédération sportive féminine internationale (FSFI), qui a organisé en 1923 les premiers Jeux mondiaux dits « féminins » (Arnaud 2000). Le premier championnat de France des femmes de la Fédération française de basket-ball (FFBB) a été organisé en 1937, et le premier championnat d’Europe de la Fédération internationale de basket-ball (FIBA) l’année suivante, en 1938. Après la Seconde Guerre mondiale, en 1953, le premier championnat du monde de basket-ball pratiqué par les femmes a eu lieu au Chili (Hult et Trekell 1991)[2]. Le basket-ball pratiqué par les femmes n’est devenu une discipline olympique qu’en 1976, 40 ans après l’entrée des hommes dans la discipline. Dès 1977, la barre des 100 000 licenciées a été franchie à la FFBB[3]. Cependant, si cette discipline s’est ouverte relativement tôt aux femmes, les championnats du monde de basket-ball des femmes en France n’ont été diffusés à la télévision qu’à partir du milieu des années 2000 sur la chaîne payante Sport+[4], à une période où les championnats du monde de football des femmes ont également commencé à être diffusés sur le petit écran[5]. Les basketteuses ont introduit de nouvelles représentations des sportives à la télévision dans un contexte de sous-médiatisation du sport des femmes et de trivialisation des sportives (Messner 2007).

Afin d’analyser les représentations des basketteuses à la télévision française et leur évolution dans une perspective ouverte par les études de genre, nous étudierons un corpus de retransmissions de compétitions des championnats du monde et des Jeux olympiques, sur une période de dix ans, de 2005 à 2015. Nous verrons que, de 2005 à 2008, les basketteuses étaient trivialisées par les commentateurs sportifs. Puis, de 2009 à 2012, en raison de résultats sportifs décrits comme historiques lors des retransmissions de compétitions, les performances sportives des basketteuses de l’équipe de France ont été reconnues, et cette dernière a été présentée comme incarnant la nation. Enfin, de 2013 à 2015, n’ayant pas accompli d’exploits sportifs exceptionnels, les basketteuses françaises n’étaient plus dépeintes de façon aussi élogieuse.

Penser les représentations télévisuelles du basket-ball des femmes

Sous-médiatisation et représentations stéréotypées du basket-ball des femmes à la télévision

Les représentations télévisuelles du sport se sont longtemps focalisées sur les sports « centraux » pratiqués par les hommes (le football et le rugby en France), des sports qui concentrent un important pouvoir médiatique et économique, et qui donnent à voir des corps d’hommes, forts, puissants et agressifs qui mettent l’accent sur la virilité des hommes (Messner 2007). En France, une étude conduite par le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) a démontré qu’en 2016, les retransmissions de compétitions des sportives ne représentaient que 16 % à 20 % des représentations totales du sport à la télévision (en 2012, uniquement 7 %)[6]. Une autre enquête menée par l’Inathèque[7] a révélé que seulement 6 % des sujets abordés dans les journaux télévisés du soir qui portaient sur le sport (de 2010 à 2015) traitaient du sport de haut niveau dit « féminin »[8]. Les médias ont reproduit les stéréotypes de genre dans le sport en sous-médiatisant le spectacle sportif des femmes, en infantilisant et en trivialisant les sportives, et en discréditant celles qui ne sont pas conformes aux normes de beauté hétéronormatives occidentales (Montañola 2011; Lapeyroux 2021a).

En ce qui a trait au basket-ball de haut niveau dit « féminin », les recherches effectuées aux États-Unis dans les années 90 ont établi que les finales des grandes compétitions du basket-ball opposant des hommes étaient présentées comme des événements historiques par les instances de production médiatique qui en assuraient la promotion sur les chaînes de télévision (Messner et Carlisle 1996). A contrario, les matchs de basket-ball opposant des femmes étaient très peu diffusés à la télévision et, lorsqu’ils l’étaient, ils étaient faiblement publicisés ou valorisés par les producteurs médiatiques, et les sportives étaient trivialisées et infantilisées par les commentateurs sportifs lors des retransmissions de compétitions (Messner et Carlisle 1996). Par ailleurs, les représentations télévisuelles des basketteuses sont marquées par certains stéréotypes qui se situent à l’intersection des rapports sociaux de genre, de race et de classe, avec une stigmatisation marquée des athlètes afro-américaines (Cooky et autres 2010).

En France, les travaux de Yann Descamps (2017) au sujet des représentations télévisuelles des basketteuses et des footballeuses de l’Hexagone ont pointé une rupture en faveur d’une reconnaissance des qualités athlétiques des sportives. Les matchs des basketteuses et des footballeuses étaient diffusés de manière plus récurrente, les chaînes en assuraient la promotion, et les représentations ont évolué en faveur d’une valorisation de leurs performances sportives. Cependant, les sportives étaient toujours sexualisées, et leur conformité (ou transgression) par rapport aux canons hétérosexuels de beauté était toujours l’objet de discours. De plus, des qualités « féminines » comme la discipline et la solidarité leur ont été attribuées, ce qui permettait de créer de nouvelles représentations des sportives qui ne menaçaient pas l’hégémonie masculine. Enfin, une opposition a été construite entre d’un côté les sportives françaises décrites comme des athlètes méconnues (outsiders) qui faisaient l’apprentissage du très haut niveau, et de l’autre les sportives américaines robustes, fortes et athlétiques qui dominaient les compétitions internationales de football et de basket-ball (Descamps 2017). Afin de compléter les apports novateurs de cette recherche qui se centrait majoritairement sur l’étude des retransmissions de compétitions du football de haut niveau des femmes – seuls les Jeux olympiques de 2012 de basket-ball ont été examinés –, notre recherche se focalise sur l’analyse de cette dernière discipline sportive sur une période de dix ans, en incluant les championnats du monde et les Jeux olympiques de basket-ball pour inscrire l’évolution notée dans cette discipline sportive dans le temps et la contextualiser.

Socio-sémiotique des représentations genrées du basket-ball des femmes en France

À partir d’une posture déconstructiviste, les médias peuvent être appréhendés non pas comme un lieu d’enregistrement ou de présentation du réel, mais en tant que (re)présentation de scènes sociales (Esquenazi 1999). Ce sont des « interfaces signifiantes » situées à l’articulation de l’espace de production et de l’espace de réception (Lochard et Soulages 1998). Afin d’étudier les rapports sociaux de sexe, de cerner les éléments systémiques du genre et les rapports de pouvoir qui se manifestent (Julliard 2013) dans un dispositif de communication particulier, nous effectuerons une analyse socio-sémiotique des représentations genrées qui circulent au sein des retransmissions de compétitions sportives. Ces retransmissions sont appréhendées en tant que dispositif médiatique dans lequel seront analysées les images filmées (les mouvements de caméra) qui participent à la construction de la retransmission (Lochard 2010) et dans lesquelles les différents plans vont valoriser et mettre en avant certaines athlètes, et en dévaloriser ou en faire disparaître d’autres (Whannel 1992). Lors des retransmissions, les discours des commentateurs et commentatrices (journalistes et consultants ou consultantes) au sujet des sportives qui participent à la construction de l’imaginaire en ajoutant des symboles et des valeurs (Foucault 1971) aux images filmées seront principalement analysés. Dès les années 70, des recherches ont indiqué que les commentaires sportifs jouent un rôle important dans la manière dont les sports télévisés sont appréciés par les téléspectateurs et téléspectatrices, car ils contribuent à la création de la retransmission en complétant le visuel par des discours (Comisky, Jennings et Zillman 1977). Par ailleurs, les femmes dans le journalisme sportif font l’objet d’expériences professionnelles différenciées et ont été exclues des normes d’excellence dans ce champ, dont le commentaire sportif effectué pendant les retransmissions de compétitions fait partie (Schoch et Ohl 2014). Le sport moderne s’étant développé essentiellement autour des hommes, les femmes journalistes sportives peinent à être reconnues (St-Pierre 2018). Pour la période étudiée, de 2005 à 2015, certaines femmes en France commentaient les retransmissions de compétitions en tant que consultantes, mais elles n’accédaient pas au statut de journaliste (Lapeyroux 2021a).

Afin d’analyser les représentations du basket-ball des femmes, nous effectuerons une analyse socio-sémiotique à partir d’un corpus de retransmissions de compétitions des championnats du monde et des Jeux olympiques diffusées, sur une période de dix années, de 2005 à 2015, corpus qui sera étudié de manière diachronique afin de saisir les moments de rupture et les discontinuités (Foucault 1969). Nous avons sélectionné l’ensemble des matchs auxquels a participé l’équipe de France à partir des quarts de finale et l’ensemble des finales des championnats du monde et des Jeux olympiques. Il s’agit des rencontres qui atteignent le plus haut taux d’audience à la télévision en France et qui sont donc les plus regardées par les téléspectateurs et téléspectatrices, ce qui correspond en tout à un corpus de 15 retransmissions de compétitions. Dans une perspective féministe queer, le concept de performance de genre de Judith Butler sera mobilisé afin de saisir les stéréotypes ou les innovations en matière de normes de genre produites ou reproduites par les basketteuses ainsi que pour analyser les discours des commentateurs et commentatrices ayant trait à ces performances de genre (Butler 2005). Les représentations seront analysées à l’intersection des rapports sociaux de genre, ethnoraciaux, de sexualités et d’identité nationale (Crenshaw et Bonis 2005). Nous verrons que les représentations des basketteuses évoluent; les idéologies de genre n’étant jamais fixes, elles sont le lieu d’articulation et de réarticulation (Lauretis 2007).

Une reconnaissance contextuelle du basket-ball des femmes à la télévision française

Les basketteuses françaises qui concouraient « sans pression » face aux nations phares de la discipline[9]

Durant la Coupe du monde 2006, l’équipe de France de basket-ball s’est qualifiée en quart de finale face à une des meilleures équipes au monde de l’époque : l’Australie[10]. Plutôt que de valoriser cette qualification, les commentateurs (tous des hommes) et l’entraîneur de l’équipe de France ont au contraire dévalué les basketteuses françaises en pronostiquant la défaite de l’équipe dès le début de cette rencontre : « Les Françaises ne sont pas favorites, ce serait une énorme surprise. La France est aux pieds de son Everest avec cette équipe[11] ». Durant cette compétition, la France aurait disputé, selon le journaliste sportif, son quart de finale des championnats du monde en affrontant une des meilleures équipes au monde de basket-ball « sans pression[12] » (ce terme a été répété à trois reprises). Affirmer que l’équipe de France participait au championnat du monde sans pression a eu pour effet de rendre invisibles les enjeux compétitifs et de discréditer l’équipe de France de basket-ball des femmes qui ne s’était pas qualifiée pour les Jeux olympiques de 2008. A contrario, durant les championnats du monde de 2006 et les Jeux olympiques de 2008, les équipes d’Australie et des États-Unis ont été présentées en tant que nations dont le niveau était au-dessus des autres :

Ce qui se fait de mieux au monde, juste derrière les États-Unis[13]. L’Australie fait figure d’épouvantail[14], ultra-favorite[15].

Les meilleures basketteuses de ces deux nations ont été érigées au rang de meilleures basketteuses au monde, sur la base de critères de performances sportives, et ont été mises en avant par le dispositif médiatique qui a réalisé des gros plans sur leurs exploits pendant que les commentateurs vantaient leurs mérites. L’Américaine Lisa Leslie a été décrite comme « la grande star de cette équipe, trois fois médaille d’or aux JO », l’Australienne Lauren Jackson comme « la meilleure joueuse au monde[16] ».

À cette époque, les sportives dans les médias et plus généralement dans le monde du sport souffraient d’un manque de reconnaissance, c’est-à-dire qu’elles faisaient l’objet de croyances et de représentations dépréciatives les empêchant de participer en tant que paires dans le monde du sport de haut niveau en raison d’une différence historiquement attribuée avec excès (Fraser 2011) dans un univers sportif construit par les hommes pour les hommes. Certes, les performances sportives des meilleures équipes de basket-ball et des meilleures joueuses étaient valorisées par le dispositif médiatique. Toutefois, les performances des basketteuses françaises étaient dévalorisées sans qu’il soit fait mention du fait que ces sportives ne bénéficiaient pas des mêmes conditions matérielles et financières d’encadrement que celles d’autres nations. En effet, le basket-ball n’est pas un sport national en France lorsqu’il est pratiqué par des femmes, contrairement aux États-Unis. Le récit médiatique a ainsi construit des mythologies autour de certaines nations dans le basket-ball, ce qui a contribué à définir « l’Autre » (Descamps 2017). L’identité est toujours « une représentation structurée qui ne gagne sa positivité qu’en passant par le chas de la négativité. Elle doit passer par le chas de l’aiguille de l’autre avant de pouvoir se construire elle-même » (Hall 2013). Cette représentation de « l’Autre » venait ici distinguer différents modèles de « féminité » et diverses performances de genre. D’un côté, des athlètes américaines et australiennes aguerries et performantes; de l’autre, des basketteuses françaises peu compétitives.

En parallèle, les représentations des performances de genre des basketteuses étaient ambivalentes. D’une part, les qualités telles que la détermination, le courage et l’agressivité dont ont fait preuve les basketteuses des nations participantes ont été signalées par les commentateurs sportifs :

A participé à la finale […], malgré une intoxication alimentaire […] Il y aura du physique entre la 11 au maillot rouge et la 15 au maillot or[17]. Tente beaucoup, apporte sa pugnacité[18].

D’autre part, des stéréotypes de genre ont été véhiculés au sujet des basketteuses. Un ton paternaliste et infantilisant a parfois été utilisé pour les désigner : « Il faut quand même rappeler que ces jeunes femmes, ces jeunes filles […] Bravo, les filles, pardon mesdames[19] ». De plus, les basketteuses ont été présentées comme n’ayant pas la capacité de réaliser des performances sportives spectaculaires propres à cette discipline (trois points, dunk) et comme à peine capables de supporter la difficulté des compétitions :

Jamais vu de smash d’une fille durant les JO[20]. Toutes les grandes équipes sont armées avec des tireurs à trois points, c’est une nouvelle évolution du basket-ball féminin […] 9e jour, elles sont un petit peu émoussées, elles ont de la chance de ne pas être blessées[21].

Ces divers commentaires au sujet des basketteuses des différentes nations renforçaient « la valence de la différence des sexes » selon laquelle les hommes seraient plus performants que les femmes (Héritier 1996) et participaient au processus de trivialisation des sportives de haut niveau (Messner et Carlisle 1996). Enfin, les basketteuses portant les apparats de la « féminité » (maquillage impeccable, cheveux longs attachés et tirés en arrière) ont été mises en avant par les caméras, qui ont réalisé des gros plans sur leur visage. Si les silhouettes des sportives étaient uniformisées par les tenues aux couleurs des équipes souvent « passablement » androgynes (Métoudi 1993), les basketteuses australiennes ont performé le genre « féminin » en arborant des combinaisons moulantes, laissant entrevoir les formes de leur corps. L’entraîneuse de l’équipe d’Australie était par ailleurs vêtue d’une robe et d’une veste de tailleur sur le terrain de sport et a été encensée pour sa présentation de soi par le journaliste : « elle s’est mise sur son 31 avec une très seyante robe noire, émaillée de quelques petites étincelles de pépites[22] ». Même lors de compétitions internationales, les femmes doivent se parer en fonction « d’idées reçues sur l’attirance sexuelle qu’elles peuvent exercer et se prépare[r] pour réussir leur apparition dans les lieux publics » (Goffman 2002 : 62). Toutefois, à partir de 2010, les représentations télévisuelles des basketteuses ont évolué en faveur d’une reconnaissance de leurs performances sportives.

Des résultats sportifs « historiques » : une reconnaissance des performances sportives des basketteuses françaises qui incarnaient la nation

Les performances sportives des basketteuses françaises, qui jusqu’alors étaient dévalorisées, ont été soulignées durant les championnats du monde de 2010 et les Jeux olympiques de 2012, introduisant un mouvement de rupture dans les représentations télévisuelles de ce sport ainsi que des contre-discours dans la sphère publique (Fraser 2005). La victoire de l’équipe de France lors de la Coupe d’Europe de basket-ball en 2009 a été mentionnée à plusieurs reprises pendant les championnats du monde de 2010, et les basketteuses françaises ont été dépeintes en tant que sportives de haut niveau ayant « les armes pour y arriver […] prêtes encore à affronter un défi […] bâties pour un avenir radieux[23] » par la consultante sportive. Par ailleurs, la participation des basketteuses françaises aux Jeux olympiques de 2012 puis les victoires successives qui les ont menées en finale de cette prestigieuse compétition ont été décrites comme historiques[24] pour le sport collectif : « La première finale olympique pour le sport collectif féminin […] Il y a 15 jours, personne n’aurait parié sur le fait que les Françaises soient vice-championnes olympiques[25] ». Durant cette compétition, les performances sportives des basketteuses françaises ont été valorisées à la fois par le journaliste : « Là, c’est du super basket, c’est du vrai beau basket, un super match féminin[26] » et la consultante : « Beaucoup de travail, beaucoup d’abnégation[27] ». Les discours ont introduit des représentations culturelles contre-hégémoniques dans lesquelles les performances sportives des basketteuses n’étaient plus déniées. Selon la définition gramscienne des luttes de pouvoir, on retrouve des luttes de significations dans lesquelles les groupes subalternes (ici les sportives) cassent le sens que l’on accorde habituellement aux choses (les allants de soi) en incorporant les voix dissidentes. À l’instar du football de haut niveau des femmes au même moment, les performances sportives des basketteuses durant cette période ont été valorisées en raison de leur qualification en finale d’un événement sportif majeur – les Jeux olympiques – à une époque où leurs homologues « masculins » se sont inclinés en quart de finale de la même compétition, mais aussi parce qu’à cette période, les sportives étaient dépeintes comme offrant au monde du sport une image plus « fraîche » et moins obscure que le sport dit « masculin », terni par des scandales (Descamps 2017). Cette image « positive » du basket-ball de haut niveau dit « féminin » a été mise en avant par le journaliste sportif durant les retransmissions de compétitions :

Elles sont sympas, elles sont souriantes[28] […] Elles sont simples, elles sont très fraîches en interview […] Agréables à entendre en zone mixte lorsqu’elles discutent avec les journalistes, respectueuses de leurs adversaires[29].

De plus, si précédemment les basketteuses françaises étaient principalement présentées en tant qu’équipe, lors de la Coupe du monde 2010 et les Jeux olympiques de 2012, la capitaine de l’équipe de France, Céline Dumerc, a été héroïsée par le journaliste : « Époustouflante […] La meilleure marqueuse de la France[30] »; les consultantes : « Elle est là, elle tient cette équipe, elle prend ses responsabilités[31] », « Formidable […] Phénoménal[32] »; mais aussi par les basketteuses de l’équipe de France durant les interviews qui ont lieu à la fin des rencontres : « C’est un talent pur qui nous arrache des victoires […] On a besoin d’elle, c’est notre capitaine, c’est le coeur de cette équipe[33] ».

Les retransmissions de compétitions lors des Jeux olympiques sont suivies par une large audience, ce qui place momentanément le sport au centre de l’attention (Puik 2000). Les sportives bénéficient de ce moment d’exposition singulier (Markula 2009), et particulièrement les athlètes qui réussissent et remportent des médailles et sont les plus performantes lors des compétitions (Wensing et Bruce 2003). Remporter des victoires lors des phases finales des Jeux olympiques offre aux sportives de haut niveau la possibilité lors de ces moments uniques d’incarner la nation à l’instar des hommes dans le sport (Markula 2009). En effet, lors des Jeux olympiques de 2012, les basketteuses ont été représentées à des moments où elles faisaient corps avec l’emblème national qu’est le drapeau. De gros plans ont été réalisés, notamment sur la basketteuse noire Isabelle Yacoubou qui concourait avec une chevelure tressée bleue, blanc, rouge sur l’ensemble de la tête[34], et la « diversité » des identités ethnoraciales des sportives a été évoquée par le journaliste : « J’espère que vous avez apprécié cette image de cette équipe française, pluriethnique[35] ». Comme l’a observé Joseph Maguire (2006), lorsque les équipes nationales dans lesquelles concourent des athlètes noirs ou noires, ou non blancs ou non blanches, gagnent, elles sont représentées comme incarnant la nation, symbolisant une société multiculturelle. Les représentations du sport de haut niveau où les femmes compétitionnent n’échappent pas à ce processus.

Le parcours effectué par l’équipe de France de basket-ball lors des Jeux olympiques de 2012 a été présenté comme un événement ayant permis aux basketteuses françaises de bénéficier d’une exposition médiatique inédite (la caméra a montré la photo d’un journal avec les basketteuses françaises en double page) qui pourrait susciter des vocations chez certaines femmes selon le journaliste :

Un vrai beau spectacle à une heure de grande écoute[36]. Un Français sur deux était devant son poste de télévision […] Je peux vous assurer qu’en 15 jours, vous êtes entrées dans le coeur des Français[37]. Je pense que ce genre de rencontre doit donner des idées à des petites filles devant la télé[38].

Le succès des retransmissions de compétitions est tributaire des résultats positifs des athlètes de nationalité française et de la beauté des retransmissions de compétitions sportives qui magnifient les exploits, agrégeant un large public qui dépasse le cadre des amateurs (Diana 2013), et mettent de l’avant des rôles modèles auxquels les jeunes filles peuvent s’identifier (Dunn 2016). Par ailleurs, les difficultés rencontrées par les basketteuses françaises lors des matchs les opposant à la meilleure équipe au monde de basket-ball, les États-Unis, durant la finale des Jeux olympiques de 2012, ont été énoncées par la consultante : « Il y a des gens devant leur écran qui doivent se demander pourquoi elles n’arrivent pas à jouer, les Françaises, mais je peux vous dire que c’est très très dur », et le journaliste sportif : « Les Américaines gagnent avec 34 points d’avance en moyenne[39] ». Néanmoins, cette différence de niveau était désormais expliquée et contextualisée non pas par un déficit d’engagement des basketteuses françaises, mais par le fait que le basket-ball est un sport « national » en Amérique du Nord selon le journaliste : « C’est le pays du basket […] C’est un basket intouchable aux yeux du reste du monde[40] ». Le sport de haut niveau pratiqué par les femmes souffre dans l’ensemble des pays de discrimination économique en comparaison de celui des hommes (Barbusse 2016). Cependant, le manque de moyens consacrés par les organisations sportives françaises pour organiser et pour gérer les déplacements des basketteuses françaises lors des compétitions internationales, en raison du fait que le basket-ball de haut niveau des femmes n’était pas considéré comme un sport national en France, a également été noté par la consultante sportive : « Les déplacements, aller dans des endroits où vous n’êtes pas toujours dans des conditions optimales […] ici ça restera un souvenir exceptionnel, jouer devant 20 000 personnes, c’est rare[41] ».

En parallèle, la fragilité de la médiatisation dont ont bénéficié les basketteuses françaises en raison de leurs exploits sportifs réalisés durant cette période a été signalée par le journaliste : « Il y a moins de médiatisation pour les femmes […] Il faut des résultats permanents pour qu’on parle d’elles[42] ». La reconnaissance dont faisaient l’objet les basketteuses françaises était partielle. Les performances sportives des basketteuses dans leur ensemble (toutes nations confondues) étaient toujours décrites comme moins spectaculaires que celles des hommes par le journaliste : « Chez les femmes, on n’a pas d’option aussi spectaculaire que chez les garçons[43] ». Cette comparaison et cette hiérarchisation entre le basket-ball « féminin » et « masculin » marquaient toujours un lien de subordination des femmes à l’égard des hommes dans cette discipline sportive en raison des modèles institutionnalisés de valeurs culturelles qui constituent certains acteurs ou actrices en êtres inférieurs en raison de leur genre – c’est-à-dire comme des individus qui feraient quelque chose de moins que des partenaires à part entière de l’interaction sociale (Fraser 2011). Les basketteuses performant le genre « féminin » (maquillage, coiffure, ongles manucurés) durant les retransmissions de compétitions sportives étaient toujours mises à l’avant-plan au sein des signes filmés et étaient valorisées par le journaliste : « Il y en a quelques-unes qui sont bien maquillées, les Russes, les yeux bien faits », ce à quoi la consultante a rétorqué : « Elles essaient d’être féminines jusqu’au bout des ongles[44] ». Les idéalisations à l’oeuvre concernant la présentation de soi des basketteuses et aussi des entraîneuses n’étaient pas des conceptions purement personnelles de ce que les corps sont ou devraient être, mais plutôt des élaborations culturelles de normes qui rendent les corps identifiables, reconnaissables et intelligibles (Butler et Ploux 2000). Si les performances sportives des basketteuses de l’équipe de France ont été saluées de 2009 à 2012 en raison de leur qualification en finale des Jeux olympiques, pendant les championnats du monde de basket-ball de 2014, les basketteuses n’ont pas renouvelé l’exploit et n’étaient plus dépeintes comme représentant la nation.

Des basketteuses françaises ne renouvelant pas l’exploit : des sportives qui ne font plus corps avec la nation

Lors des Jeux olympiques de 2012, les basketteuses françaises ont été encensées pour leur qualification historique en finale de cette compétition. Leur défaite face à la meilleure équipe au monde (les États-Unis) a été expliquée par les commentateurs et commentatrices par des différences culturelles et économiques entre les deux équipes : le basket-ball étant un sport national aux États-Unis, la fédération de basket-ball américaine (ou USA Basketball) investissait de manière plus massive sur le basket-ball pratiqué par les femmes. Or, lors du quart de finale disputé par l’équipe de France pendant le championnat du monde de 2014, c’est le manque d’engagement et de motivation de l’équipe de France de basket-ball qui a été mentionné pour expliquer les difficultés vécues par cette équipe, à la fois par le journaliste : « Vraiment trop trop passive[45] », et la consultante : « Elles ne sont pas assez motivées ou surexcitées […] manque d’agressivité[46] ». Ces difficultés éprouvées par l’équipe de France étaient accentuées par le fait que les commentateurs ou commentatrices faisaient toujours en parallèle l’éloge de l’équipe américaine de basket-ball des femmes, décrite comme la meilleure au monde : « Les Américaines trop fortes pour toutes les équipes de ce championnat du monde s’imposent logiquement[47] ». Les médias ont un rôle central dans l’identification du public avec les compétiteurs et compétitrices en soulignant les liens entre les sportifs et sportives et la nation (Stevenson 2002). Ce sentiment communautaire est d’autant plus fort lorsque l’équipe nationale est victorieuse; le phénomène d’adhésion individuelle est accentué par celui d’attribution à soi et à la nation des performances de l’équipe (Sullivan 2006). Or, durant le championnat du monde de basket-ball de 2014, ce sont les manquements de l’équipe de France qui ont été mis de l’avant par le dispositif médiatique. Les basketteuses de l’équipe de France n’étaient plus associées à l’emblème national qu’est le drapeau ni décrites comme incarnant un rôle modèle pour les jeunes femmes derrière leur poste de télévision.

Par ailleurs, pendant cette période, la basketteuse américaine Brittney Griner, dépeinte comme particulièrement grande, performante et agressive, remettait en question les archétypes des morphologies « féminines » idéalisées dans le sport. Brittney Griner affichait des tatouages imposants sur ses bras, de grosses lunettes adaptées à la compétition qui cachaient une partie de son visage[48] et des dreadlocks, mesurait plus de deux mètres, n’a « pas eu peur du tout[49] » selon le journaliste lorsqu’elle a essuyé une altercation avec une autre basketteuse durant la compétition et a effectué son coming out public en 2013 dans une sphère sportive où l’hétéronormativité est la norme (Douglas 2019). En raison de sa performance de genre transgressive, cette athlète a été dépeinte en tant que sportive hors normes et a été comparée aux hommes de sa discipline par le journaliste sportif :

[E]n impose par son physique et sa taille […] Long segment de Brittney Griner, c’est quelque chose de quasiment jamais vu […] Chausse du 54[50] […] Hors-normes, phénomène Brittney Griner, 2 mètres 03 […] Première joueuse à avoir réussi un dunk pendant un championnat du monde, Griner a un jeu aérien – un peu du niveau des garçons […] Le propriétaire des « Mavs », les Mavericks de Dallas, avait voulu la faire jouer avec les garçons, elle avait dit oui, mais c’était juste un coup de « com. » pour elle et pour lui, pour son équipe[51].

Ces commentaires se centraient sur la taille de cette athlète et ses habiletés physiques considérées comme « hors-normes » pour une femme, comme le fait de savoir dunker (Lavelle 2014). Ces discours inscrivaient le corps de Brittney Griner, une athlète noire, queer et performante, comme transgressif par rapport aux normes de « féminité » hétéronormatives occidentales (Douglas 2019), comme cela a été le cas de l’athlète noire Simone Biles (Lapeyroux 2021b) ou encore de la footballeuse lesbienne Abby Wamback (Lapeyroux 2021a). Or, comparer les sportives les plus performantes et les plus musclées aux hommes de leur discipline revient en réalité à dire que leur corps, qui défie la définition dominante de la hiérarchie entre les sexes, est inintelligible et qu’il doit le demeurer (Butler 2016). Cette comparaison avec les hommes et cette stigmatisation dont souffrent les sportives les plus performantes sont particulièrement prégnantes pour les athlètes noires (Douglas 2019) et queers (Griffin 1998). En parallèle, la consultante sportive ainsi qu’une ancienne basketteuse de l’équipe de France (présente sur le plateau pour commenter la retransmission) ont introduit des contre-discours au sujet de Brittney Griner :

Sa technique, parce que c’est une joueuse qui a beaucoup évolué au cours de sa carrière, tout le monde disait qu’elle n’avait que la taille et là quand on voit tous les mouvements techniques qu’elle enchaîne […] Elle se ferait un peu bouger chez les garçons, elle pense que c’est mieux comme ça[52] […] Elle a une très bonne technique de shoot […] Elle est quand même impressionnante parce que c’est la première fille qui a cette agressivité qu’on attend dans le dunk, de dire : “ J’y vais, je monte sur la tête à quelqu’un ”[53].

En louant les qualités techniques de Brittney Griner et en décrivant cette sportive comme la première femme athlète à dunker avec agressivité, les commentatrices ont véhiculé des discours contre-hégémoniques qui sont venus contrebalancer les discours stéréotypés du journaliste ayant trait à la performance de genre de cette sportive. Néanmoins, si les commentatrices introduisent de nouveaux discours au sujet des performances de genre des femmes athlètes de haut niveau, leurs discours sont parfois ambivalents. En effet, lorsque le journaliste sportif a décrit l’entraîneuse de l’équipe de basket-ball de Serbie comme étant « toujours avec des tenues très très lookées[54] », la consultante a réagi en dénigrant la présentation de soi de cette entraîneuse, en faisant référence à l’émission Fashion police, un programme hebdomadaire diffusé sur la chaîne E![55] dont l’objet était de critiquer les tenues vestimentaires des stars : « Quand on la voit, on se demande, mais que fait la police […] Ils la rhabilleraient direct[56] ». Ces commentaires laissaient entendre que, peu importe leur statut et leur fonction, les femmes dans le sport sont jugées sur leur apparence à la fois par les hommes, qui portent sur elles un « male gaze[57] » (Mulvey 1975), mais également par certaines femmes anciennes sportives de haut niveau de la discipline qui ont elles-mêmes intériorisé certains diktats.

Conclusion

L’analyse socio-sémiotique des retransmissions de compétitions sportives de trois coupes du monde (2006, 2010 et 2014) et des Jeux olympiques (2008 et 2012) dans une perspective diachronique a permis de relever des moments de rupture et des discontinuités. De 2005 à 2008, les basketteuses étaient trivialisées à une époque où les sportives de haut niveau subissaient un manque de reconnaissance (Fraser 2011). Puis, de 2009 à 2012, en raison des résultats sportifs historiques réalisés par les basketteuses françaises lors des Jeux olympiques, celles-ci ont été reconnues et les commentateurs et commentatrices ont brossé le portrait de sportives incarnant la nation. Enfin, de 2013 à 2015, n’ayant pas accompli d’exploits sportifs exceptionnels, elles ont vu leurs performances sportives de nouveau dévaluées et elles n’étaient plus dépeintes comme faisant corps avec la nation. Les performances des femmes dans le sport sont estimées comme inférieures à celles des hommes, ce qui les éloigne de la corporéité du héros national occidental. Seules les performances sportives exceptionnelles des basketteuses françaises durant les Jeux olympiques de 2012 leur ont permis de franchir cette distance, d’incarner la nation et d’être présentées comme une équipe « pluriethnique ». Les femmes dans le sport comme dans les autres sphères sociales font l’objet d’avancées-régressions visibles dans les médias et qui entraînent des conséquences sur les représentations que nous pouvons avoir du sport de haut niveau dit « féminin ».