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Introduction

Si l’histoire de la Kahina est pétrie d’incertitudes, son nom n’en est pas moins connu du grand public, donné à des enfants, à des collectifs, à des cafés et à des salons de coiffure à travers l’Afrique du Nord et la France[1]. Son portrait – celui d’une femme à l’allure noble et androgyne, vêtue d’une draperie rouge et de lourds bijoux d’argent – apparaît sur des fresques murales et des banderoles et, à l’ère de la reproduction numérique, dans des vidéos YouTube, des pages Facebook, des blogues. Au-delà du souci de véracité historique, son nom et son image sont investis d’un incroyable pouvoir évocateur, se prêtant « à toutes sortes de récupérations » depuis que la légende de la Kahina s’est constituée au Moyen Âge (Modéran 2005). Une souveraine amazighe[2] du viie siècle, la Kahina aurait été une guerrière hors pair, douée du pouvoir de prédire l’avenir, ainsi que le suggère la racine étymologique de son nom[3]. Opposée à la conquête arabe du Maghreb, elle aurait été le dernier rempart à tomber face aux troupes arabo-musulmanes, devenant dès lors une figure cruciale pour l’historiographie islamique ainsi que pour les populations amazighes d’Afrique du Nord. Dans les récits qui la mettent en scène, son exceptionnalisme est renforcé par son genre, au point d’être parfois remis en doute[4], et par d’incessants débats concernant son appartenance religieuse et ethnique, dépeinte tour à tour comme juive, chrétienne ou païenne.

Exemplaire des identités plurielles du Maghreb, l’histoire de la Kahina est bien plus qu’un chapitre dans les livres d’histoire. Ce récit est en fait, comme le suggère Abdelmajid Hannoum dans l’ouvrage de référence qu’il lui consacre, celui d’une origine, interrogeant le présent de l’Afrique du Nord musulmane et arabe à la lumière de son passé romain, byzantin et chrétien (Hannoum 2001 : xvi). L’histoire soulève des questions d’appartenance nationale, de formation identitaire et de (ré)appropriations impériales qui refont régulièrement surface. En 2016, la Kahina se retrouve ainsi au centre d’un nouveau débat public, à la suite d’un incendie visant à détruire une imposante statue de la reine à Baghaï, une ville des Aurès où vit une importante population amazighe. Cet acte de vandalisme couronne une longue série de prises de position à l’encontre de la statue, interprétée comme doublement blasphématoire pour sa célébration d’une ennemie de l’Islam et sa représentation d’une femme aux bras dénudés[5].

Comme le montre cet exemple, le genre de la Kahina pèse lui aussi dans l’établissement de sa postérité. Il ne fait pourtant que rarement l’objet d’une analyse féministe, à moins de servir de preuve à l’argument que les femmes bénéficiaient d’un statut privilégié dans les sociétés préislamiques d’Afrique du Nord. Généralement envisagé comme une simple incidence de son statut allégorique, le genre de la Kahina a surtout été considéré dans son rapport avec les discours nationaux dominants, c’est-à-dire, bien souvent, dans sa réception patriarcale. La dimension féministe de cette figure commence néanmoins à prendre de l’ampleur dans la recherche universitaire, comme en témoignent notamment l’organisation d’un colloque sur « la résistance des femmes en Afrique du Nord » par le Haut Commissariat à l’amazighité à Tébessa en 2019 et la publication de Women and Resistance in the Maghreb: Remembering Kahina (Boudraa et Ohmann Krause 2021), qui revendiquent un lien, du moins symbolique, à la souveraine légendaire. Cette analyse féministe reste cependant encore trop souvent engluée dans des polémiques nationalistes, qui se soucient avant tout de la véracité historique du récit, et peuvent se prêter à diverses tentatives de récupération. Notre contribution étudie ce que le genre de la Kahina signifie pour les femmes en situation (post)coloniale et son influence sur la manière dont elles font vivre et se transmettent son histoire. Pour ce faire, notre analyse portera sur un phénomène littéraire transculturel largement ignoré : la récupération de cette figure historico-légendaire par des écrivaines françaises (la comtesse Raoul de La Tour du Pin et Magali Boisnard) et francophones (Berthe Bénichou-Aboulker et Gisèle Halimi) depuis le xixe siècle.

C’est à cette époque, en pleine expansion coloniale, que l’histoire de la Kahina, transmise presque exclusivement à travers la traduction des historiens arabes du Moyen Âge, devient un enjeu de mémoire en France. Les orientalistes récupèrent alors sa légende pour servir le récit impérial, réimaginant la souveraine comme précurseuse du colonialisme français. En parallèle de ce discours savant, c’est à travers la littérature que les femmes françaises et francophones s’approprient à leur tour la Kahina, trouvant leur inspiration dans des pratiques de transmission féminines auxquelles leur genre leur donne un accès privilégié. Notre étude propose une lecture croisée de ces deux corpus. Portant sur les variations et l’intertextualité du récit dans la sphère francophone, elle se concentre sur ce que le genre de la Kahina représente dans différents contextes d’énonciation, pour révéler le potentiel féministe et contestataire de la « mise en littérature ». Cette production littéraire ne constitue pas un corpus homogène. Parmi les auteures mentionnées, certaines participent à l’expansion coloniale, d’autres en sont les victimes; certaines soutiennent un projet féministe, d’autres s’y opposent. Au-delà de ces différences importantes, ces textes reposent cependant sur des mécanismes d’identification transculturelle en porte-à-faux avec le discours orientaliste et, parfois, en opposition explicite avec le projet colonial.

Initialement influencée par le folklore maghrébin, qui met les Européennes face non seulement à de nouvelles histoires mais aussi à de nouveaux modes de narration, la fiction permet aux femmes de remodeler le récit de la Kahina de manière étonnamment personnelle et variée. Les études postcoloniales nous apprennent que l’imaginaire joue toujours un rôle central dans l’établissement d’une réalité impériale marquée par la continuité entre pouvoir, savoir et représentation. Une analyse féministe permet en outre de problématiser ce qui arrive à l’Histoire quand elle change de genre, dans un double sens textuel et sexué. Échos ou démantèlements de l’idéologie impériale, ces réécritures de la légende sont aussi des revendications pour esquisser une mythologie transnationale, décentrant le récit métropolitain pour inclure ses marges coloniales et postcoloniales. L’articulation complexe de l’identité de la Kahina à travers le temps suggère également que les mécanismes d’identification transculturels et transnationaux ont une longue histoire dans laquelle le genre joue un rôle crucial et souvent négligé. À l’apogée de l’Empire comme au coeur de notre monde globalisé, ces réécritures fictionnelles proposent ainsi une autre conception de l’identité nationale, de la cohabitation multiculturelle et de la performance du genre.

La Kahina des orientalistes, allégorie de l’Empire

C’est avec l’essor de l’orientalisme scientifique que la France découvre l’histoire de la Kahina, alors que s’accélèrent la traduction et la diffusion des textes arabes du Moyen Âge[6]. Le texte le plus influent dans l’établissement de la légende est une traduction partielle de la Muqaddima de l’historien tunisien Ibn Khaldūn, publiée par William MacGuckin de Slane, en 1852. Ibn Khaldūn était déjà connu des orientalistes français, ainsi qu’en atteste la mention de son nom dans la Bibliothèque orientale d’Herbelot de Molainville, où il a sa propre entrée de dictionnaire (1697 : 984). Sa Muqaddima, écrite en 1377 pour servir de préface à son chef-d’oeuvre, le Kitāb al-ʻIbār (« livre de leçons »), était depuis longtemps considérée par les orientalistes comme l’autorité suprême en matière d’histoire nord-africaine, comme en témoigne la place qu’elle occupe dans la Chrestomathie arabe d’Antoine Isaac Silvestre de Sacy, un ouvrage de référence initialement paru en 1806 et réédité plusieurs fois au cours du siècle. Bien que le récit d’Ibn Khaldūn survienne sept siècles après les événements rapportés par la légende de la Kahina, son statut conduit les historiens orientalistes à le considérer comme le plus digne de confiance. Sa version de l’histoire reprend presque à l’identique celles des historiens IbnʿIdhārī et al-Nuwayrī, écrites plus tôt au xive siècle, dont les traductions en français circulent également à cette époque (Fagnan 1901; Slane 1841).

Les trois récits commencent par la même anecdote, qui sous-tend la remarquable puissance militaire de la Kahina tout en dramatisant son genre. Hassan, commandant des troupes arabes, apprend avec stupeur et admiration que l’ennemi qui se dresse devant lui est en fait une femme. Sa rivale lui inflige une première défaite militaire au cours de laquelle elle fait de nombreux prisonniers. Tous sont libérés, à l’exception de Khaled, un jeune homme qu’elle adopte. Pour repousser l’envahisseur, la Kahina recourt à la tactique de la terre brûlée, détruisant villes et terres arables et confisquant les richesses des habitants. Sa victoire s’annonce certaine, mais la situation bascule lorsque Khaled trahit cette mère adoptive en communiquant à Hassan ses plans d’attaque. Grâce à son don de divination, la Kahina a une vision de sa propre mort et encourage alors ses fils à se rendre. Dans l’attaque qui suit, elle est effectivement tuée au combat, ses troupes vaincues et ses fils capturés. Devenus des généraux arabes, ils participent finalement à la conquête de l’Afrique du Nord que leur mère avait tenté d’empêcher, symbolisant l’avènement inévitable de la domination arabo-musulmane.

L’histoire ainsi transmise par les traductions des auteurs arabes est réinterprétée par de multiples publications savantes, comme celles de l’ingénieur saint-simonien Henri Fournel (1857, 1875 et 1881), de l’essayiste Ernest Fallot (1887 et 1899) et d’Ernest Mercier (1888), interprète colonial devenu maire de Constantine, qui remanient tous trois la légende. Mercier prétend même à plus de véracité que ses sources arabes, « écartant toutes les traditions douteuses transmises par les auteurs anciens et les musulmans » (1888 : iv). Alors que les historiens médiévaux présentaient le succès militaire d’Hassan comme la victoire inexorable de l’Islam conformément à la volonté divine, Mercier dépeint les envahisseurs arabes comme des barbares brutaux, adorateurs d’un faux Dieu (1888 : 215). Fallot va encore plus loin, réfutant la théorie de la terre brûlée : pour lui, la région aurait été décimée par les Arabes eux-mêmes. La diabolisation simultanée des Arabes et la dépréciation des Berbères, reflets des valeurs impériales de l’époque[7], investissent l’histoire de la Kahina d’une fonction symbolique qui prend part à la grande « épopée » de la conquête française de l’Algérie (Fallot 1899 : 1). Ces auteurs font de l’héroïne une alliée attendue du projet colonial français, suggérant que la Kahina, bien qu’opposée au joug cruel des Arabes, accueillerait favorablement les lumières de la civilisation française.

Son genre, déjà habilement mis en scène dans les historiographies arabes, devient un instrument nationaliste qui ancre la dimension allégorique du personnage plutôt que d’insister sur sa valence émancipatrice, un procédé qui s’apparente au « fétichisme » colonial identifié par Anne McClintock dans le cadre de l’Empire britannique. En réponse à Bhabha, McClintock soutient que le système colonial repose sur la construction intrinsèquement genrée d’un fétiche féminin, objet de plaisir et de pouvoir façonné « à la frontière de la mémoire personnelle et historique » (1995 : 184). La Kahina des orientalistes peut ainsi être envisagée comme le pendant colonial d’autres allégories féminines qui jouent alors un rôle central dans la construction de l’identité nationale française, comme en témoigne le remaniement politique et culturel de Jeanne d’Arc aux xixe et xxe siècles, en qui Michelet voit l’incarnation du peuple français (Michelet 1841) et de Marianne, dont Agulhon souligne la centralité durant la iiie République (Agulhon 1979). Les essais, récits de voyage et journaux de l’époque présentent d’ailleurs volontiers la Kahina comme une « Jeanne d’Arc des Aurès » (Fallot 1887 : 178), déclarant même que, si « l’historien Ibn-Khaldoun dit que, suivant le bruit public, elle était juive, […] la Kahina méritait de naître chrétienne » (Loyer 1863 : 15; l’italique est de nous). Ils mettent aussi en avant le statut exceptionnel de la femme chez les Berbères en prenant appui sur des textes classiques plus connus et plus respectés par le lectorat européen comme La Guerre contre les Vandales de Procope d’ailleurs employé comme manuel pour les officiers coloniaux d’Algérie  où l’auteur mentionne que les Maures, anciens habitants de l’Afrique du Nord, réservent à leurs femmes le privilège de la divination (Dureau de la Malle 1852 : 273). Cette observation permet d’asseoir la distinction fondamentale qui sépare les Berbères des Arabes, mais aussi de replacer l’héroïne dans un passé antique commun, plus proche du mythe fondateur sur lequel repose l’identité française.

L’instrumentalisation de l’histoire de la Kahina en tant que chapitre de l’expansion coloniale française exige néanmoins que sa figure héroïque reste malgré tout étrangère, collaboratrice et conquise, mais toujours « Autre ». Même la comparaison avec Jeanne d’Arc ne fait jamais d’elle une figure proprement française, puisqu’en définitive, « c’est une profanation du nom de l’héroïne française que de le rapprocher de celui de la Kahina » (Brieux 1912 : 39). Son genre en fait un symbole aisément assimilable en tant qu’allégorie nationale et objet de conquête, incarnant parfaitement la nature contradictoire du fétiche colonial pour lequel l’altérité de la Kahina doit donc être à la fois maintenue et domestiquée.

Réappropriations littéraires : vers un panthéon féminin transnational

À une époque où très peu de femmes ont la possibilité de contribuer au discours scientifique, c’est par l’intermédiaire de la littérature qu’elles se saisissent de l’histoire de la Kahina, relayant et réécrivant la légende à travers la fiction, la poésie et le théâtre. Ce remaniement littéraire provient en grande partie des conditions matérielles dans lesquelles les femmes accèdent au récit de la Kahina et à la publication, dans un contexte impérial caractérisé à la fois par un accroissement de la mobilité féminine (Lewis 2013 : 53-73) et par l’avènement de l’ethnographie et de l’anthropologie. En parallèle du discours de l’orientalisme scientifique, des chercheuses, voyageuses et artistes commencent en effet à s’intéresser au « folklore » – un mot utilisé régulièrement en français après 1880 – alors envisagé comme un domaine de recherche « mineur » auquel elles peuvent s’adonner en toute légitimité. Germaine Tillion se souvient que, lorsqu’elle menait son travail de terrain dans les années 30 en Algérie, « le terme folkloriste servait préférentiellement à disqualifier les oeuvres des confrères » (2000 : 48). Pionnière d’une nouvelle ethnographie, elle est cependant fascinée par la circulation des récits imaginaires autour de la Méditerranée et ne partage pas le mépris de ses collègues pour les pratiques narratives traditionnellement féminines. De nombreuses Françaises, ayant une compréhension plus ou moins affinée des langues locales et de l’histoire des régions qu’elles traversent, se lancent elles aussi dans la collecte de chants et contes régionaux, émaillant leurs récits d’observations anthropologiques, comme Magali Boisnard (1916 et 1917), Marie Barrère-Affre (1919) et Germaine Laoust-Chantréaux (1937-1939) en Algérie, ou encore Olympe Audouard (1867), Simone Pellegrin (1923), Aline Réveillaud de Lens (1925), Françoise Legey (1926a et 1926b) et Lucie Paul-Margueritte (1935) au Maroc. Ce champ d’étude et de création littéraire ouvre aussi une brèche pour les femmes maghrébines francophones qui trouvent là un moyen de se réapproprier leur propre histoire et d’accéder à la publication. C’est le cas de Taos Amrouche, dont le travail ethnographique, littéraire et musical transforme radicalement le domaine des études amazighes (Santos 2003; Yacine 2011).

Si cette production ethnographique répond en grande partie à la logique impériale, reposant sur la production d’un discours savant sur « l’Autre » et assimilant la connaissance à la conquête (Burke 2014; Steinmetz 2017), la rencontre avec les traditions féminines nord-africaines incite aussi ces auteures à envisager l’histoire de l’Afrique du Nord sous un angle nouveau. Leur participation aux pratiques narratives locales repose en effet sur un mécanisme de projection transculturel qui diffère de la domestication pratiquée par les orientalistes : à l’appropriation par assimilation des premiers, elles opposent une appropriation par identification. Même si ce processus n’est pas entièrement indépendant de la mythologie impériale (dans certains cas, convictions nationalistes et féministes se renforcent mutuellement, dans d’autres, elles entrent en violente contradiction), il suggère néanmoins la possibilité d’un dépassement du nationalisme français, tel qu’il justifie l’expansion coloniale, autour d’une expérience partagée du genre.

Comme l’observe Sadhana Naithani à propos des voyageuses dans l’Empire britannique, la dimension transnationale est en fait la « caractéristique dominante » de la pratique des folkloristes et s’oppose de fait au nationalisme colonial (Naithani 2010 : 7). Aux delà des biais idéologiques, la méthodologie de ces femmes continuerait même d’informer le contexte postcolonial et de proposer de nouvelles perspectives politiques (Naithani 2010 : 119). Si ces textes n’entretiennent pas tous le même rapport au projet colonial, ils entrent donc en contradiction avec la logique épistémique de l’orientalisme en insistant sur la nature légendaire de l’histoire et de son héroïne, créditant explicitement les sources écrites et orales, les discours savants et traditionnels. L’un des premiers textes littéraires en français sur la Kahina – et le premier publié par une femme – est une nouvelle de 1868, écrite par la comtesse Raoul de La Tour du Pin, partisane de la mission civilisatrice. Si l’auteure met en avant sa connaissance des sources classiques (elle cite « Mohammed el-Raïni-el-Kaïrouani », « Ebn Khaldoun », le « Ketab Aldjema » et « Abou Obéid » (La Tour du Pin Verclause 1868 : 179)) et exprime le même doute que les historiens contemporains sur leur fiabilité, elle recourt paradoxalement à de nouvelles distorsions afin de raconter une histoire plus attrayante. Ici, ce n’est pas l’exactitude (ni la prétention à l’exactitude) qui compte pour jauger la valeur de l’épisode, mais plutôt les possibilités offertes par sa nature légendaire. La Tour du Pin renforce même l’incertitude du conte en le livrant à travers une imbrication narrative complexe : il est rapporté par un narrateur masculin, qui l’a obtenu d’un Arabe, qui l’a hérité d’une source anonyme. Le récit cadre pointe vers son propre manque de fiabilité, l’interlocuteur arabe qualifiant lui-même les récits qui lui ont été transmis de « vaines fumées » falsifiées par des « récits mensongers », incitant le narrateur à avouer qu’il lui est « difficile de croire à l’impartialité de [l]a narration » (1868 : 172).

Ce procédé énonciatif se retrouve dans deux oeuvres pourtant bien différentes : Le Roman de la Kahina de Magali Boisnard (1925) et une pièce en vers de Berthe Bénichou-Aboulker intitulée La Kahéna, reine berbère (1933). Boisnard, spécialiste d’histoire arabe et musulmane, inclut à la fois un avant-propos et une annexe à son roman où elle expose le contexte historique et cite diligemment ses sources, tout en soulignant l’influence du « folk-lore » (1925 : 11). Dans sa préface, Bénichou-Aboulker rend elle aussi hommage à certains des ouvrages et traductions scientifiques cités plus haut, mais elle mentionne également la conférence d’une certaine Stora-Sudaka, comme elle ressortissante de la communauté juive d’Alger, qui explique avoir elle-même été influencée par le roman de Boisnard (Stora-Sudaka 1929 : 219). Ces mentions explicites sont d’autant plus importantes qu’elles créent une équivalence scientifique entre le travail des orientalistes et celui des femmes. Elles permettent également à Bénichou-Aboulker de situer son oeuvre dans une généalogie intellectuelle essentielle à sa réclamation de la Kahina comme héroïne juive et nécessaire au processus d’identification qui porte l’oeuvre. En plus de cette intertextualité féminine, c’est « la légende », ainsi qu’elle est racontée en Afrique du Nord, que Bénichou-Aboulker crédite comme sa source d’inspiration principale (1925 : 12), dans une oeuvre qui se veut avant tout littéraire et poétique.

Chez Boisnard, cette généalogie énonciative pénètre même le tissu diégétique. Son roman s’ouvre sur un court chapitre intitulé « Paroles de la fileuse », où la voix dépersonnalisée de l’auteur interpelle ce personnage à travers une série d’apostrophes, rappelant les formules propitiatoires échangées par la conteuse et son auditoire dans les traditions orales nord-africaines (Mehadji 2007). La réciprocité de ce rapport narratif qui présente la narration comme un échange exclusivement féminin, dramatise à la fois la dimension folklorique et littéraire du récit. Boisnard insère même le personnage de la fileuse dans l’intrigue, où elle joue le rôle de la nourrice de Dihia – ajout qui ne figure pas dans les textes sources, mais qui sera répété par Bénichou-Aboulker (1933) et Halimi (2006). Floutant la frontière diégétique entre récit cadre et récit imbriqué, la fileuse atemporelle apparaît comme une figure mythique, à la fois produit et origine de la légende. Projection et substitut de l’auteure, elle suggère la continuité nécessaire entre Histoire et fiction, si justement identifiée par Tillion, qui deviendra un fondement de la recherche anthropologique. Dans le texte de Boisnard, celle-ci doit être interprétée à la fois comme une manifestation de l’ethnographie féminine (qui se tourne notamment vers l’étude du textile) et un symbole purement littéraire : une nouvelle Pénélope dont l’agentivité créatrice contrôle le récit. Tissant la grande et la petite histoire, la fileuse-narratrice nous ramène à la racine étymologique du texte qui « se fait, se travaille, à travers un entrelacs perpétuel » (Barthes 2000 : 126). S’éloignant de la posture orientaliste de la recherche (ou prétention) de vérité, la fileuse hyphologue – « hyphos », comme le rappelle Barthes, « c’est le tissu et la toile d’araignée » – attire l’attention sur la facticité du texte, sur son caractère profondément littéraire.

Projections féministes et résistances anti-impériales

Le potentiel féministe et anti-impérial de l’histoire réside justement dans cette propension à la récupération, à la réinvention. Pour beaucoup d’auteures françaises et francophones, la Kahina, réintégrée comme un symbole transculturel, permet à la fois d’articuler leur propre expérience et de contester les récits nationaux dominants, ce qui les amène à repenser les tenants du nationalisme et du féminisme en contexte (post)colonial. La Kahina incarne en effet pour de nombreuses écrivaines la difficulté qu’elles ressentent elles-mêmes à se situer dans les catégories identitaires imposées par l’empire. Les origines religieuses de la Kahina servent notamment de source d’inspiration à des femmes juives dont le statut et l’environnement culturel évoluent alors très rapidement et qui constituent de fait la première génération d’auteures francophones du Maghreb[8]. Culminant avec le Décret Crémieux qui donne aux Juifs algériens la nationalité française en 1871 et les distingue ainsi des « indigènes », l’histoire coloniale des Juifs du Maghreb est marquée par divers procédés d’assimilation et de déculturation, un « exil », comme l’a appelé Benjamin Stora (2006), qui éloigne la communauté juive de ses traditions, de sa langue et de son identité[9]. Revisiter les origines juives de la Kahina devient ainsi un moyen d’interroger le présent (post)colonial, que ce soit dans la pièce de Berthe Bénichou-Aboulker (1933) mentionnée plus haut ou La Kahina de Gisèle Halimi (2006), dernier volet d’un triptyque autobiographique rédigé sur quatre décennies. Finir avec la Kahina, explique-t-elle, est une décision hautement symbolique, motivée par un fort sentiment d’identification avec l’héroïne en raison de leurs origines juives maghrébines, de leur lien familial réinventé et de leur rapport au genre.

La fascination d’Halimi pour la Kahina découle explicitement de son statut remarquable de dirigeante, de « cheikha » (2006 : 52) dans un monde où ce rôle est pourtant réservé aux hommes. Elle reconnaît en elle un écho de son propre sentiment d’inadéquation, inventant des parallèles entre sa vie et celle de l’héroïne. Dans son récit, Halimi imagine par exemple que le père de la Kahina aurait déploré la venue au monde de sa fille, créant un parallèle explicite avec sa propre naissance dans une famille juive tunisienne qui souhaitait tellement l’arrivée d’un garçon que son père nia sa naissance à ses amis et voisins pendant plusieurs semaines. Cette anecdote est régulièrement abordée dans ses récits et entretiens, notamment dans La Cause des femmes (1973), où son expérience personnelle est une fois de plus investie d’une dimension générale justement à cause de sa nature genrée. Superposant cette anecdote à la légende, Halimi écrit pour son héroïne et pour elle-même un mythe fondateur commun, annonciateur de leur exceptionnalité et du dépassement féministe à venir. La focalisation interne dans ce roman historique présenté comme une autobiographie est également étayée de marqueurs déictiques qui trahissent son admiration.

Parler de soi en parlant d’une Autre, en parlant à cette Autre, efface la frontière traditionnelle du pacte d’écriture (et les règles de l’énonciation patriarcale) où narrateur, personnage et lecteur doivent être distincts. (S’)écrire à travers l’Autre devient un procédé subversif pour pouvoir dire « je » en tant que femme et octroyer à cette énonciation un potentiel universel qui l’empêche de n’être qu’une « blague ontologique » pour reprendre la célèbre formule de Wittig (1992 : 81). Le glissement référentiel de ce « je » qui est un « elle » qui est un « elles » dans l’établissement de la légende de la Kahina crée justement « la forme épique » si propre à l’héroïne amazighe, dont Wittig souhaite l’avènement (Wittig 1992 : 85). Dans le contexte postcolonial (et particulièrement en lien avec son identité juive), transformer la Kahina en héroïne féministe est aussi un moyen pour Halimi de s’éloigner des strictes attributions nationales, ethniques ou culturelles. Par son autodétermination, sa Kahina postcoloniale devient un symbole universel qui l’empêche d’être étroitement récupérée – aspect de son oeuvre qui lui attira de nombreuses critiques. Par sa généalogie réinventée, mêlant sans cesse rigueur historique et projections fictionnelles, elle devient une icône féministe transculturelle, un « mythe-passerelle » comme le qualifie Dalila Morsly (2010 : 307) entre l’Algérie, la Tunisie et la France, entre le passé et le présent, qui permet à son auteure de naviguer entre les différentes sphères de sa propre vie.

Bien que les résonances autobiographiques soient moins explicites chez Bénichou-Aboulker, celle-ci s’inspire également du contexte historique dans lequel elle évolue, revendiquant la Kahina comme une héroïne juive, à la rencontre de traditions et d’influences diverses. Dans sa pièce, l’opposition entre Arabes et Berbères est compliquée par l’ajout d’une nouvelle faction, les Romains (substituts littéraires des Roumis de la période coloniale[10]), dont la présence menace l’équilibre culturel des communautés maghrébines, au moins autant que la possibilité d’une invasion arabe. C’est d’ailleurs son refus sentimental et tactique de s’associer aux Romains, dont le général veut l’épouser, qui suscite leur fureur : son père est assassiné, son peuple ravagé, les femmes de sa tribu violées. À la suite de ce flot de violence, la Kahina se tient sur scène, les cheveux couverts de cendre en signe de deuil, entourée par les femmes de sa tribu. Galvanisée par leur plainte dans un échange exclusivement féminin où celles-ci l’implorent de les venger, elle assassine finalement le général romain d’un « poignard dans le coeur » (1933 : 51). Opposant la justice des femmes à la loi brutale des hommes, la Kahina renaît telle une « seconde Judith », tirant sa force de la communauté féminine juive – matérialisée et mythique, immédiate et biblique – à laquelle elle appartient. En réponse à la surprise du chef romain devant le courage de sa tribu, la Kahina se lance dans une tirade qui revalorise son peuple tout en invitant son interlocuteur à plus de relativisme, rompant avec l’alexandrin qu’elle emploie dans le reste de la pièce, s’exclamant que l’« on voit dans toutes les races/ Des âmes ou nobles ou basses!! » (1933 : 62-63). Ciblant les préjugés de ses contemporains, la Kahina de Bénichou-Aboulker incarne un idéal de cohabitation fraternelle, situé en porte-à-faux du modèle colonial, symbolisé par le langage versifié du conquérant.

Boisnard va encore plus loin, abordant son genre comme la marque d’une différence insurmontable qui l’empêche d’être assimilée mais aussi d’appartenir à une communauté. Elle n’est à sa place ni parmi les femmes ni parmi les hommes de sa tribu – une caractéristique qui fait écho à son identité culturelle insaisissable. Rejetant à plusieurs reprises toute attribution stricte, elle proclame au contraire son hybridité comme une force. La seule identité qu’elle revendique est liée à sa terre. Comme elle l’explique à ses généraux, elle ne se rattache ni au dieu des Juifs, ni à celui des Musulmans ou des Chrétiens, ni aux païens : seule la guide « la voix du pays berbère! » (1925 : 70). Animée de cette passion obsessionnelle, elle n’hésite pas à sacrifier ses proches, y compris ses fils, pour garantir l’indépendance de ses montagnes, ce qui finit par lui coûter le soutien de son peuple et entraîner une effusion de sang au sein de sa tribu.

Cette singularité s’exprime également dans le traitement de sa sexualité, à contre-courant des attentes « naturelles » et sociales. L’héroïne de Boisnard trahit sa communauté à plusieurs reprises en rompant les liens qui la lient à sa tribu et à son sang, et en établissant des relations avec des objets de désir interdits. Celle qu’elle entretient avec Khaled, son ennemi et fils adoptif, est particulièrement répréhensible, la rendant coupable à la fois de trahison envers son peuple et du tabou suprême de l’inceste. La promiscuité sexuelle de la Kahina assoit sa liberté et son indépendance dans le récit tout en la transformant en une créature monstrueuse qui déroge à ses devoirs de mère et de femme. La violence du récit, soulignée par la prose incisive et dynamique de Boisnard, présente néanmoins les affections contre nature de son héroïne comme une célébration de son individualité, transformant l’histoire en un hymne à l’autodétermination féminine. Le motif de la relation incestueuse est d’ailleurs repris par Halimi, dont le récit s’ouvre sur une scène d’étreinte entre la Kahina et Khaled. Dans ce texte, la souveraine est grandie par sa liberté sexuelle et son autonomie corporelle, qui n’altèrent en rien son jugement politique, mais sont intolérables pour les hommes de son entourage. C’est l’un de ses fils jaloux, considérant sa mère comme rien de moins qu’une « putain incestueuse » (2006 : 135), qui orchestre ici sa chute, suggérant que la loi patriarcale, plutôt que ses égarements, a finalement raison de la Kahina.

Loin d’être un symbole exemplaire d’identité religieuse ou raciale, la Kahina d’Halimi et de Boisnard se présente donc plutôt comme l’incarnation d’une indépendance farouche, voire pour la seconde, d’un nationalisme obstiné et héroïque. La réécriture libérale que Boisnard fait de la mort de la Kahina, en donne un exemple frappant. Plutôt que de rapporter simplement sa défaite, l’épisode sublime son rapport au pays en construisant sa mort comme l’apogée presque surnaturel de leur symbiose. Capturée par les soldats d’Hassan, elle est emmenée à travers le désert et assassinée au bord d’un puits qu’elle avait précédemment empoisonné :

– C’est bien ici le puits de la Kahéna, grondait Hassan.

Dihia souriait au milieu de la troupe exaspérée.

Alors les Arabes l’égorgèrent sur la margelle du puits, comme sur l’autel d’une infernale divinité…

1925 : 174-175

Boisnard s’est sans doute inspirée pour ce dernier épisode de la localité connue en Algérie sous le nom de بئرالكهنة (bir-al-Kahina, puits de la Kahina), lieu évoqué par les historiens arabes et les orientalistes français. Ce lieu-dit, né de manière performative dans la parole d’Hassan, marque l’union symbolique de la reine avec le pays, à travers ce simulacre de baptême où la terre reçoit son nom dans le sang de la reine. Grâce à cette union divine, la Kahina renaît dans le pays comme une légende locale.

Conclusion

Comme le montrent ces textes, la Kahina doit ainsi être considérée à la fois comme le site et l’enjeu de processus d’échanges transculturels continus, d’une constante circulation transméditerranéenne. La représentation visuelle de l’héroïne en témoigne de manière remarquable, puisque ce portrait si souvent reproduit, celui d’une femme noble et androgyne, vêtue de rouge et d’argent, est en fait une oeuvre du peintre orientaliste Emile Vernet Lecomte, intitulée Femme berbère (1870). Représentant une femme sans nom, au milieu d’un paysage exotique de fantasme, le tableau est un exemple classique de l’art et de l’épistémologie orientalistes du xixe siècle. Un processus de réappropriation transculturelle lui a néanmoins réservé un devenir imprévisible, comme en témoigne sa circulation à travers le Maghreb pour représenter la reine guerrière. Autre preuve de sa puissance symbolique, ce tableau sert même à représenter d’autres résistantes amazighes anticoloniales auxquelles la légende attribue également des capacités prophétiques, comme Lalla Bouya et Fadhma N’soumer[11].

Comme ce portrait récupéré, les textes que les écrivaines francophones consacrent à la Kahina ne se contentent pas d’affirmer le symbolisme polymorphe du personnage et son importance dans l’histoire du Maghreb. Ils soulignent également le potentiel subversif de la fiction et sa capacité à créer des liens improbables entre des objets et des êtres que tout semble devoir séparer. À travers ses nombreuses réécritures, l’histoire de la Kahina devient un site sans cesse renouvelé de l’écriture féminine, allant de la transmission orale de la légende au Moyen Âge à un épisode de Xena : Warrior Princess, dans lequel la reine amazighe apparaît comme le double oriental du personnage principal. Intitulé « L’Héritage » (Legacy), l’épisode traite de front le thème de la transmission féminine, la Kahina ayant été inspirée dans sa résistance par les exploits de Xena, transmis par la circulation des manuscrits de sa partenaire Gabrielle (Martin-Jones 2000).

Insérée dans le sous-texte lesbien de la série, la circulation textuelle entre ces héroïnes historiques souligne le potentiel féministe inépuisable de la Kahina qui se prête aussi aux combats féministes actuels, et participe à l’ouverture de ces mouvements vers les identités LGBTQA+ ou sert de symbole émancipateur pour des collectifs et groupes de paroles féministes qui combattent l’islamophobie et le racisme à l’encontre des femmes dans le monde postcolonial, comme c’est le cas du collectif féministe belge « Kahina » et d’autres groupes oeuvrant à la représentation de la culture amazighe ou juive dans des pays à majorité arabe et musulmane. Parfait exemple de l’hyphologie chère à Barthes, le texte, qui se défait à mesure qu’il se tisse, devient la création simultanée d’une voix singulière et d’un choeur féminin, une projection personnelle et une collaboration, un réceptacle et un écho. Réimaginée à l’infini, la trame du récit tisse sa propre toile d’araignée à travers la Méditerranée et à travers les siècles.