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La volonté de constituer ce numéro donne suite, de manière oblique, au colloque Toujours deboutte! Perspectives sur le renouveau féministe au Québec, qui a eu lieu les 21 et 22 novembre 2019 à l’Université du Québec à Montréal. Organisé par Marie-Andrée Bergeron, Josette Brun et Camille Robert, ce colloque avait pour objectif de revisiter, cinquante ans après l’émergence du Front de libération des femmes, l’héritage du « renouveau féministe » québécois[1]. Nous souhaitions alors examiner non seulement les discours, les publications, les créations, les revendications et les mobilisations qui en étaient issus, mais aussi les limites et les absences, ou même les exclusions, de certains groupes de femmes au sein de cette frange féministe. Le colloque a réuni environ 150 personnes issues de plusieurs disciplines et universités, ainsi que des militantes et des travailleuses de diverses générations. Lors des panels et en marge de ceux-ci, de vives discussions sont survenues quant aux analyses sur les courants féministes des années 1970 et leur histoire, notamment sur la place qu’y ont eue – ou n’y ont pas eue – les femmes autochtones et racisées. Des tensions ont surgi entre approches de recherche et préoccupations militantes; entre histoire et mémoires; entre héritages féministes à transmettre ou à revoir. Pour les organisatrices, un bilan critique s’est imposé, notamment sur les manières d’aménager un espace pour tenir ces discussions entre féministes.

Sans vouloir produire des actes de colloque, nous avons vu là l’occasion d’aborder de front la question des héritages féministes afin d’interroger ce qui se maintient, se perd ou se transforme dans les héritages. À l’instar de Françoise Collin, nous considérons que « la transmission n’est pas un mouvement à sens unique. [C’est] toujours une opération bilatérale, un travail de relation prélevé sur le vivant [...] Prise dans le jeu des générations, elle a rapport au désir des anciennes, comme des nouvelles » (Collin 2020 : 11). Nous sommes toutes trois issues d’une nouvelle génération de féministes, une cohorte moins définie par son âge que par ses préoccupations, ses moyens et ses idées. Bien que nos expériences et appartenances théoriques et disciplinaires diffèrent, nous avons consacré une partie de nos recherches à la question de la transmission et des filiations entre féministes, notamment à travers les journaux, les revues et les oeuvres littéraires. Nos démarches intellectuelles se sont également transformées avec le temps : après une volonté de reconstitution et de préservation des héritages, nous sommes arrivées à un désir de les réexaminer à la lumière des critiques soulevées par les féminismes décoloniaux, noirs et queer, entre autres. Ces courants de pensée ont eux-mêmes circulé de manière discontinue dans les espaces féministes, alors que des enjeux de traduction, de diffusion et d’occultation ont complexifié leur transmission, y compris au sein du milieu universitaire francophone. Comment expliquer, par exemple, que des ouvrages majeurs comme Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (Judith Butler 2005), La pensée féministe noire (Patricia Hill Collins 2016) ou De la marge au centre (bell hooks 2017) n’aient été traduits en français que 15 ans, 25 ans et 33 ans après leur publication originale? Nous souhaitions ainsi écouter ce qu’ont à nous dire ces longs silences.

Ce numéro fait également suite au dossier « Temps et mémoire des femmes », publié par la revue Recherches féministes en 1993. Nos prédécesseures ont remis en cause l’androcentrisme dans la constitution des savoirs, notamment en ce qui a trait aux questions liées à l’histoire. Elles ont soutenu que, jusque-là, les récits, la mémoire, la périodisation ou la temporalité ont essentiellement été conçus à travers une vision masculine du monde. Elles nous ont appris et transmis l’importance de critiquer toute prétention à l’universel. À notre tour, 30 ans plus tard, nous souhaitons cibler une blanchité qui a trop longtemps servi de norme universelle et de cadre de référence, y compris dans les études féministes. Ainsi, nous désirons nous inscrire en continuité avec les numéros « Femmes autochtones en mouvement : fragments de décolonisation », publié en 2017, et « Penser le sujet femme noire francophone », paru en 2021. Il nous apparaît crucial de pallier l’effacement des femmes noires dans l’histoire des femmes au Québec et d’en nommer les modalités. De même, il faut considérer le manque de solidarité des féministes blanches envers les femmes autochtones en lutte. La décolonisation de la pensée féministe nécessite que nous interrogions certains aspects de l’héritage dont nous sommes les légataires, dont l’impasse faite sur les contributions des femmes racisées et autochtones. L’état actuel de la recherche ne justifie plus l’absence de pans entiers de la population dans les théorisations critiques. C’est pour cette raison, notamment, que nous tenions à publier ce dossier, car notre rapport aux héritages féministes est paradoxal et conflictuel. En fait, le dossier a été conçu comme un espace critique où l’héritage, comme concept même, est à repenser. Ainsi, avec Audre Lorde, « nous menons une guerre contre les tyrannies du silence » (Lorde 1984 : 41).

En ce sens, le seul genre dit « féminin » ne nous apparaît pas comme le seuil premier de l’oppression. Dans son récent essai Et maintenant le pouvoir : un horizon politique afroféministe (2022), la penseuse Fania Noël remarque que la grande majorité des oeuvres contemporaines rendent compte d’une vision étriquée du féminisme :

[Ces oeuvres] ont échoué dans leur tentative de dépeindre un contexte féministe postracial/non racial car elles n’abordent justement pas la continuité historique raciale; au contraire, elles normalisent une nouvelle forme patriarcale et racialisée de féminité pour en faire le visage modernisé de l’agentivité féminine. Dans ces fictions, les femmes blanches sont certes féministes, mais elles sont aussi les seules et principales agentes politiques de la révolution/du sauvetage du monde.

Noël 2022 : 114

Ainsi, si les récits qui composent l’imaginaire contemporain demeurent principalement l’apanage d’un féminisme blanc, ce serait la conséquence des ratés d’une représentation historique inapte à faire montre de la multiplicité des féminismes : quelque chose dans la transmission d’un héritage qui accepte le décentrement, qui sait montrer toutes ces facettes, ne serait jamais advenu. À l’instar de Sojourner Truth, qui se demande en 1851 dans le discours abolitionniste Ain’t I a Woman? (« Ne suis-je pas une femme? »), exigeant du même souffle d’être considérée comme telle, malgré tout le poids de l’esclavage qui avait tenté de la convaincre qu’elle n’en était pas une, plusieurs personnes continuent d’être, près de deux siècles plus tard, en condition d’infériorité face à d’autres qui pourraient pourtant se montrer solidaires de leurs luttes. Dans de telles conditions d’effacement et de minorisation, on comprend que toutes et tous n’ont pas les mêmes privilèges lorsqu’il s’agit de la transmission : Truth mentionne aussi dans son discours avoir donné naissance à douze enfants, dont la plupart lui ont été arrachés pour être vendus en esclavage. En pensant aux legs des féministes, pensons aux filles de Sojourner Truth, venues au monde d’une mère qui n’a pu les élever, d’une mère qui aurait voulu leur transmettre un héritage, mais à qui on n’a pas laissé cette chance. L’héritage de Truth serait ainsi d’avoir osé formuler cette question – ne suis-je pas une femme? – et d’avoir ouvert la porte à toutes les autres qui, sans le privilège d’appartenir à une hégémonie, perdaient du même coup, dans le regard d’autrui, une grande part d’humanité.

Sur le territoire aujourd’hui appelé Canada, de nombreuses femmes autochtones ont été privées de la transmission de leur statut à leurs enfants, en vertu de la Loi sur les Indiens, si elles épousaient un homme non autochtone. Elles devaient également renoncer à leurs droits politiques et fonciers sur la réserve, en plus de devoir parfois quitter la communauté avec leurs enfants. Par cette loi coloniale, le gouvernement entravait la transmission, par les femmes, de leur culture; ce n’est qu’au terme de plusieurs années de luttes qu’elles sont parvenues à en abroger certaines dispositions. Pensons donc à celles dont certains héritages n’ont pas pu être transmis en raison de la violence de l’oppression, mais qui, se faufilant avec adresse entre les pièges tendus pour mener à leur disparition, ont néanmoins réussi à laisser leur marque.

Notre dossier cherche à multiplier les représentations autres que celles relevant d’un triomphalisme du féminisme, à travers tout ce que le féminisme n’a pas su, n’a pas pu, donner en héritage. Dans le contexte nord-américain francophone à forte majorité blanche, qui est celui dans lequel ce numéro de Recherches féministes est publié, il s’agit de reconnaître cet état des faits, tout en visant à mettre de l’avant toutes les voix qui aspirent à briser le consensus et à faire entendre les personnes qui restent isolées des récits historiques canoniques. À l’instar de Françoise Vergès, nous cherchons donc à ajouter nos perspectives critiques à celles des « militantes féministes [qui] savent combien la transmission des luttes est susceptible d’être rompue […] » (Vergès 2019 : 25). Avec elles, nous reconnaissons que « [l]’histoire des luttes féministes est pleine de trous, d’approximations, de généralités. Les féminismes de politiques décoloniales et les universitaires racisées ont compris la nécessité de développer leurs propres outils de transmission du savoir » (Vergès 2019 : 25-26).

Comme le mentionne Vergès, les outils de transmission du savoir sont ainsi pris en charge par différentes épistémologies, dont celles qui, à défaut d’archives probantes susceptibles de les soutenir, prennent aussi souvent racine dans des gestes créatifs. La transmission, la généalogie, l’héritage restent de l’ordre du privilège plutôt que d’un acquis inébranlable. En effet, lorsqu’il s’agit de parler de généalogie, les pièges à éviter sont nombreux, voire abyssaux, car l’acception canonique d’une généalogie faite d’arbres et de ramifications n’est destinée qu’aux personnes qui ont la chance de remonter le fil de leurs ancêtres, même si celles-ci restent une minorité. Ainsi faut-il aussi se poser des questions cruciales : qui a la chance de connaître ses arrière-grands-parents par leur prénom, leur occupation, leur lieu de naissance? Qui a le privilège de revendiquer un héritage clair ou de le refuser délibérément?

Les populations immigrées, les populations déplacées, celles dont les noms doivent souvent changer de graphie, voire changer du tout au tout en arrivant dans un nouveau lieu, ne peuvent accéder avec la même facilité à toute forme de mémoire. De même, les traumatismes protéiformes qui accompagnent l’immigration compliquent la transmission d’expériences. Pensons par exemple à la performance filmée de l’artiste afrocanado-américaine Deanna Bowen, sum of the parts: what can be named (2010), où elle retrace l’histoire de sa famille, entre esclavage et migrations forcées entre les États-Unis et le Canada. Devant la caméra, tout habillée en noir et lisant un livre épais, elle nomme solennellement les noms qu’elle a été en mesure de retracer de son arbre généalogique, tout en mentionnant les approximations qu’elle a dû faire en raison d’archives souvent déficientes. La performance – très physique, car elle se joue dans le souffle, dans la capacité à nommer ses ancêtres et le contexte politique dans lequel ils évoluaient (de l’assassinat de Martin Luther King à l’élection de Pierre Elliott Trudeau) – s’interrompt lorsqu’elle nomme son propre nom à la suite des dizaines d’autres de sa famille. Il lui a fallu environ 15 ans pour colliger ces informations sur sa famille, qui tiennent en tout et pour tout dans une vidéo de 18 minutes. Cela démontre les difficultés auxquelles elle a dû faire face pour retracer les informations qu’elle présente, remplies de trous, de bonds temporels, de digressions; il lui a été impossible de produire la liste exhaustive de ses ancêtres. Alors que retracer sa généalogie est souvent aisé lorsqu’on appartient à des groupes majoritaires, il en va autrement lorsqu’on est descendante de personnes mises en esclavage : c’est là tout l’intérêt de la performance filmée de Deanna Bowen, qui montre comment l’art peut prendre le pas sur des archives manquantes.

La réédition de Eukuan nin matshi-manitu innushkueu / Je suis une maudite sauvagesse en 2019 et de Tante nana etutamin nitassi / Qu’as-tu fait de mon pays? en 2020, plus de 40 ans après leur publication originale, prolonge le legs d’An Antane Kapesh – reconnue comme première autrice innue à avoir publié en innu-aimun et en français – et de ses ancêtres, dont elle retrace les dépossessions et les résistances tout au long de la colonisation. L’écriture essayistique dans sa propre langue devient une manière d’assurer la transmission, alors que tous les récits historiques s’articulent autour de la vision du colonisateur. Pour Naomi Fontaine, le premier ouvrage, dont elle signe la nouvelle préface, a été une rencontre avec une histoire jamais entendue, la sienne. Ici, l’héritage se construit autant à travers l’oeuvre d’An Antane Kapesh, dédiée à ses enfants, que dans sa relecture, plusieurs décennies plus tard, par des personnes qui, comme Naomi Fontaine, cherchent à transmettre l’héritage de Kapesh au plus grand nombre.

L’autrice et militante Alexandra Pierre cherche aussi à mettre en valeur des histoires de femmes, que l’historiographie féministe ne représente pas, dans son ouvrage Empreintes de résistances (2021), en menant des entrevues avec neuf femmes racisées québécoises. Elle aspire ainsi à « souligner l’importance des récits collectifs de filiation et d’héritage de ces femmes. Pas seulement en écho au mouvement féministe majoritaire, mais bien pour eux-mêmes » (Pierre 2022 : 23). Ainsi, le travail de Pierre se pose comme à l’extérieur d’un féminisme mainstream en déployant les récits de militance de femmes qui n’appartiennent pas à la pensée blanche hégémonique, comme Marlihan Lopez ou Dalila Awada. Pierre, tout comme Fontaine ou Bowen, montre l’importance de la réception du legs, et des conditions de générosité et d’hospitalité qu’il faut réunir afin de le rendre possible.

Ce sont ces exemples d’artistes et penseuses contemporaines dont le projet est fondé sur le manque ou l’absence de sources, ou les deux à la fois, qui nous ont poussées à penser le concept d’héritage en considérant, en creux, les modalités discursives et politiques qui permettent à la mémoire des mouvements féministes de s’établir réellement ou l’en empêchent. Si nous voulions diriger ce numéro ensemble, c’est bien parce que nous croyons fermement à la construction des héritages en temps réel dans la communauté et à travers la réflexion commune. Aussi avons-nous choisi, ensemble, de penser notre héritage comme une matière organique et qui se transforme, c’est-à-dire en le considérant notamment sous l’angle de la filiation, certes, mais aussi de la désaffiliation, afin notamment de briser les cycles des exclusions racistes.

Le présent dossier comporte aussi des lacunes et participe à reconduire des inégalités et des ruptures. Le fait qu’il soit publié dans une revue savante, par exemple, contribue de facto à l’exclusion de la parole des personnes militantes qui ne sont pas à l’université ou de celle des personnes travaillant dans des groupes communautaires ou qui n’ont pas nécessairement eu accès aux classes de l’université. C’est pourtant bien cette mémoire, soit celle des personnes exclues, marginalisées ou considérées comme absentes, parce que silencieuses, qu’il faudrait réhabiliter en mettant constamment à jour notre réponse à la question posée par les féministes afro-descendantes, par celles issues des populations autochtones et par plusieurs autres : quel est donc le sujet du féminisme? (Hamrouni et Maillé 2015; Butler 2005) Aussi posons-nous surtout la question du féminisme universitaire. Qui détient le droit de parler, à l’université? Au terme de ce projet, nous sommes forcées de constater qu’il est à l’image de la diversité que l’on retrouve dans nos départements, où l’on ne compte toujours que très peu de femmes trans ou non binaires, de femmes noires ou racisées ou de femmes autochtones. La gestion des héritages étant aussi nécessairement liée à cette absence, c’est donc par la négative qu’il faut, le plus souvent, l’aborder. Il faut prendre en compte celles qui manquent, car ce sont elles qui remettent en question une filiation intergénérationnelle fondée sur l’héritage des privilégiées, c’est-à-dire souvent retraçable au moyen d’archives textuelles comme les correspondances, les journaux intimes, les articles, les livres ou les actes notariés, par exemple. Nous constatons aussi la plus-value accordée à certaines modalités de construction et de stabilisation des récits; la valeur heuristique accordée à l’écrit et l’importance de la reconnaissance institutionnelle sont deux exemples très concrets de l’héritage colonial que nous portons, et ce, même si nous souhaitons nous en défaire.

Même si la plupart ont été exclus contre leur volonté, certains groupes ont délibérément choisi de s’extraire du grand récit, dans un geste de résistance. On pense par exemple aux lesbiennes (radicales et séparatistes) qui, pour différentes raisons politiques, ne se sont que très peu intégrées au sein des initiatives féministes. Conséquemment, elles n’occupent qu’une mince place dans les travaux consacrés à la mémoire du mouvement. Les archives lesbiennes au Québec, et plus particulièrement à Montréal, ne sont pas conservées par les sociétés d’État comme celles de la Fédération des femmes du Québec, par exemple (Fonds P977, Bibliothèque et Archives nationales du Québec). Pour y avoir accès, il faut parfois faire partie du réseau précis où les documents circulent, avoir des contacts directs et vouloir prendre part à un dialogue intergénérationnel réel. Ainsi, la mémoire des lesbiennes se construit dans la volonté de dire une expérience politique spécifique et non assimilable à celle, inaltérable, voire ontologiquement déterminée, que le féminisme blanc, cisgenre et hétérosexuel met de l’avant. Cet exemple nous amène à interroger les techniques de fabrication de la mémoire comme les vecteurs de sa transmission. Le cas du documentaire Amazones d’hier, lesbiennes d’aujourd’hui, du même nom que la revue, est à cet effet probant. Le film, riche en informations sur la culture lesbienne à Montréal dans les années 1970 et 1980, n’est disponible nulle part. Aucune copie du documentaire n’est accessible au grand public. En fait, pour le visionner, il faut contacter l’une des membres du collectif et s’identifier comme lesbienne. Dans ce cas précis, donc, le collectif responsable du documentaire désigne ses légataires en fonction de leur profil politique. Ainsi, l’acte de mémoire, la constitution de l’héritage et le legs peuvent aussi être choisis de manière frontale.

Des héritages féministes déterminants

Afin d’ouvrir ce dossier, nous avons souhaité, dans un premier temps, nous interroger sur la constitution d’héritages féministes à travers le temps et les lieux. Comment les féministes remettent-elles en question les conceptions d’un patrimoine dont elles ont été exclues, et comment construisent-elles un « matrimoine » transmis d’une génération à l’autre, que ce soit par des traces matérielles ou immatérielles? Ou alors, comment certaines d’entre elles se réapproprient-elles des symboles, des pratiques ou des images?

Julia Minne, dans son article, propose de revisiter la notion de « patrimoine cinématographique québécois » (p. 17) pour mettre au jour les divers processus d’exclusion des femmes et de leurs productions. Elle montre, dans un premier temps, la constitution de ce patrimoine – essentiellement masculin, blanc et francophone – dans la foulée de la Révolution tranquille et de la montée du mouvement souverainiste. Les femmes oeuvrant dans le milieu cinématographique ont été marginalisées, reléguées à des postes précaires ou moins prestigieux, ou alors ont vu leur contribution être invisibilisée, non reconnue ou non intégrée dans la conception étroite du patrimoine. Minne souligne par ailleurs que les cinéastes racisées, dont Alanis Obomsawin et Tahani Rached, ont été doublement écartées : d’abord, au moment de la production et de la réception de leur oeuvre, puis dans l’occultation de leur apport au sein de l’héritage cinématographique, même féminin.

Pour reconstituer le legs des femmes et des féministes, Minne propose de prendre également en considération, dans les recherches et dans le milieu muséal, le riche corpus de vidéos féministes produit dans le contexte d’une démocratisation des caméras vidéo et de leur utilisation à des fins documentaires et militantes. Ce médium s’offre à une nouvelle génération de cinéastes féministes, qui s’organisent en collectifs – Groupe Intervention Vidéo, Réseau Vidé-Elle, Vidéo Femmes, notamment – pour produire et diffuser en marge des grandes institutions cinématographiques.

Estelle Lebel, dans une contribution posthume, et Marie-Josée Saint-Pierre explorent également le champ cinématographique afin de retracer le parcours de Martine Chartrand, cinéaste d’animation mondialement reconnue qui, « par son approche et sa technique, déplace le regard et remet en question notre lecture et notre compréhension de l’omniprésence du legs colonialiste dans les arts et la culture dominante » (p. 40). Lebel et Saint-Pierre analysent trois oeuvres de Chartrand réalisées avec l’Office national du film, soit T.V. Tango, Âme noire et MacPherson. La cinéaste y présente des personnages diversifiés, détenant une agentivité et renouant avec un héritage historique occulté, mais aussi, dans MacPherson, une amitié interraciale unique dans les années 1930, celle entre Frank Randolph Macpherson, ingénieur d’origine jamaïcaine, et l’auteur-compositeur-interprète Félix Leclerc.

Les oeuvres de Martine Chartrand rompent avec l’invisibilisation et les représentations stéréotypées et dégradantes des personnes noires, particulièrement présentes dans le cinéma et l’animation, et mettent de l’avant, comme les autrices le soulignent, un féminisme qui interroge la race et « [un] antiracisme qui interroge le patriarcat et son colonialisme » (p. 40). Lebel et Saint-Pierre, dans leur article, parviennent à la fois à valoriser le legs de Chartrand dans le milieu cinématographique et à retracer les démarches de la cinéaste pour renouer avec son propre héritage.

Sabine Lamour offre un texte entourant la manifestation du 3 avril 1986, « pierre angulaire dans l’histoire du féminisme haïtien » à la suite de la chute des Duvalier. L’autrice met d’abord de l’avant le travail d’organisation mené par les féministes en Haïti « afin de maintenir le mouvement et construire leur agentivité » (p. 59) dans un contexte de forte répression. Suivant l’appel de Fanm d’Ayiti, des femmes de divers horizons ont contribué à l’organisation de la marche, qui a réuni 30 000 manifestantes de partout au pays, défendant des revendications variées. Cet événement marque, selon Lamour, le « re-surgissement des Haïtiennes en tant que sujets politiques courageux sur la scène publique » (p. 65) et met en évidence une éthique de l’insoumission des femmes dans un contexte de reconfiguration politique post-dictature.

Lamour examine ensuite l’héritage entourant cette date charnière, institutionnalisée à partir de 1996 et érigée en lieu d’une mémoire féministe nationale. Exactement 35 ans plus tard, le 3 avril 2021, les féministes haïtiennes s’y appuient toujours pour se rallier, alors que leurs acquis sont menacés. Plus largement, l’autrice conclut qu’à l’inverse du 8 mars, la date du 3 avril permet « à chaque Haïtienne de se défaire de la catégorie “ unifiant femme ”, pour se construire en tant que femme haïtienne, marquée et instituée par une société qui a gagné le combat contre l’esclavage et le colonialisme ».

Edwige Crucifix propose d’examiner les héritages entourant la Kahina, une souveraine amazighe du viie siècle, à travers l’appropriation de cette figure par des écrivaines françaises et francophones depuis le xixe siècle. À partir d’une lecture intertextuelle, l’autrice met d’abord de l’avant la récupération de la Kahina dans le récit national français, où son genre « en fait un symbole aisément assimilable en tant qu’allégorie nationale et objet de conquête » (p. 82). Elle retrace ensuite comment des femmes, à travers la poésie, le théâtre et la fiction, proposent de nouveaux cadres d’interprétation du potentiel symbolique de la Kahina. Par le « potentiel féministe inépuisable » (p. 89) de cette figure, ses réappropriations en font ensuite une héroïne dans la résistance à l’impérialisme et au colonialisme et, plus récemment, un symbole puissant dans la lutte contre l’islamophobie et le racisme. L’article révèle bien comment l’héritage a moins à voir avec l’histoire qu’avec le symbolique, où la fiction permet de réécrire et de réimaginer le récit.

Des héritages féministes (re)pensés

La deuxième section des contributions analyse le caractère construit des héritages féministes à travers la valeur et les significations qu’on leur attribue dans le présent. Elle examine certains récits, certains mythes, certaines conceptions à l’aune d’une lecture contemporaine qui injecte de nouvelles significations à des oeuvres préexistantes pour les défaire de certains prismes oppressifs. À travers des enjeux liés à l’intertextualité et à la construction de nouvelles archives, cette section en appelle au pouvoir de modulation d’un regard actualisateur, qui a souvent à voir avec une politisation queer, féministe et antiraciste de legs à reconsidérer, à repenser, à revoir.

Virginie Fournier, dans « “ D’ailleurs, bien des femmes ont écrit avant moi ” : Le cas de Laure Conan, à la fois pionnière et héritière », s’intéresse à la notion d’héritage dans le roman Angélique de Montbrun (1882). La protagoniste, qui donne son nom au livre, convoque en effet une myriade de personnalités féminines dans un rapport intertextuel fort. Plus encore, Fournier explore les effets de rémanence entre le roman de Laure Conan et celui d’Emily Brontë, Jane Eyre (1847), écrits environ à la même époque : les deux autrices, automatiquement exclues de l’institution, ont trouvé des stratégies littéraires afin de s’y inscrire, dont la construction d’un héritage à leur mesure. En explorant les motifs récurrents dans les pratiques de ces deux écrivaines, Fournier démontre comment « [elles] ont lié leurs héroïnes écrivantes à des femmes artistes, afin de démontrer la difficulté d’évoluer dans un milieu où le féminin est englobé dans une subjectivité tenue pour universelle » (p. 105).

Comme Virginie Fournier, Stéphanie Proulx se penche sur l’écriture de l’histoire et de la mémoire en littérature. Proulx s’attarde à un angle mort des études littéraires contemporaines qui interrogent la notion de legs (Cellard et Lapointe 2011, Viart et Vercier 2005) : celui du gender. Afin de pallier cette aporie, Proulx travaille à une lecture féministe du cycle Soifs (1995-2018) de la regrettée Marie-Claire Blais : la présence de cette écrivaine, décédée en 2021, au sein de ce numéro sur les mémoires et les filiations est aussi pour nous un hommage à sa profonde influence sur la littérature contemporaine au Québec.

Pour Proulx, la narration dans l’oeuvre de Blais déploie des « stratégies […] pour faire contrepoids aux discours hégémoniques et contrer l’invisibilisation des groupes opprimés, [ayant] notamment pour objet d’assurer la transmission de l’héritage féminin » (p. 114). Ces stratégies sont, pour Proulx, la présence de femmes disparues, que le texte ramène à la visibilité, la volonté d’archivage de figures historiques féminines pour empêcher leur occultation au sein des récits hégémoniques et l’utilisation d’une écriture à plusieurs voix pour s’assurer de transmettre une mémoire qui englobe plusieurs subjectivités. Entremêlant figures réelles et personnages de fiction, l’oeuvre de Blais amène à réfléchir aux procédés de visibilisation et d’invisibilisation, et à la manière dont la littérature permet d’offrir des voies de dépassement face aux injustices du réel. Blais, remarque Proulx, ne verse pas dans un triomphalisme et n’hésite pas à présenter des voix plus discordantes, par exemple celle d’une médecin nazie sous la Shoah : ce faisant, l’écrivaine se dissocie d’une vision du féminin associé à une forme d’angélisme.

Toujours en littérature, Natasha Bissonauth offre, avec « Archives affabulatoires, engagisme queer et ZOM-FAM de Kama La Mackerel », le premier article universitaire sur l’oeuvre de le·la poète d’origine mauricienne Kama La Mackerel, qui fait aussi figure de pionnière dans son champ, car ZOM-FAM (2020) est le premier livre queer publié à l’Île Maurice. La Mackerel, dans cette publication, expose « un mémoire poétique ancré dans l’émergence et la survie durant une enfance queer et trans à l’Île Maurice » (p. 130).

Bissonauth montre que Kama La Mackerel, dans son recueil de poésie, explore une vision du genre décoloniale, notamment par son utilisation du créole mauricien, qui offre de nouvelles façons de vivre le genre, hors des théories queer du Nord, qui priorisent les voix des personnes blanches. Le titre du livre, « zom-fam », ne consiste pas seulement « en une formation de genre, mais aussi en une compréhension située du genre qui précède les contacts coloniaux en Asie et en Afrique » (p. 144). Elle démontre que la poésie développée par La Mackerel constitue une théorisation poétique et queer de l’engagisme, une des stratégies coloniales de peuplement de l’Île Maurice, en faisant appel à une langue précoloniale, née dans les camps d’esclaves. Plus encore, pour Bissonauth, La Mackerel propose une archive affabulatoire pour pallier les lacunes des archives réelles quant à l’historicisation des personnes queer à l’Île Maurice, notamment par l’invention d’un·e ancêtre zom-fam, Kumkum, qui devient une figure inspirante et éclatante pour la voix qui porte les poèmes du livre.

S’il est toujours question de littérature chez Sara Côté Vaillant, dans « La rivière sans repos : un female gaze inuit », c’est plutôt à la transposition au cinéma (2019) du roman de Gabrielle Roy (1970), du même nom, que l’on s’attarde. Le roman de Roy avait été écrit avec les souvenirs que l’autrice a gardés de son voyage dans la baie d’Ungava dix ans plus tôt : s’il était sensible, affirme Côté Vaillant, aux réalités Inuit, le roman posait quand même les femmes de cette communauté comme des victimes, ce qui reproduit un cadre féministe blanc et occidental. Réalisé par Marie-Hélène Cousineau et Madeline Ivalu, le film de 2019 a été produit par le collectif de femmes cinéastes Arnait Video Productions, qui cherche à mettre de l’avant la culture des femmes inuit. Cette adaptation du livre pour l’écran déplace sensiblement la focalisation pour donner la pleine mesure non pas au point de vue de la settler, mais à celle de la femme Inuit. On se penche sur le destin d’Elsa, un personnage à l’agentivité forte, qui donne naissance à un enfant après avoir été violée par un soldat américain, et tente de l’élever dans les meilleures conditions possibles. Le film laisse place à sa guérison, à son tempérament fort et résilient dans les temps troubles de la Seconde Guerre mondiale.

Côté Vaillant adopte un point de vue décolonial pour son analyse, notamment en ce qui a trait aux violences sexuelles. Elle note que le personnage du film a un destin beaucoup plus heureux que celui du roman : alors qu’elle « [façonne] sa propre identité hybride, Elsa abandonne l’idée binaire de devoir embrasser seulement une des deux cultures, soit la culture inuit ou coloniale, et de rejeter l’autre » (p. 155). Le personnage d’Elsa, incarné par l’actrice Malaya Qaunirq Chapman, née à Iqaluit, se fait le porte-voix des femmes autochtones violentées, des femmes autochtones disparues et assassinées.

Des legs complexes

La dernière section met l’accent sur les tensions qui jalonnent la constitution des héritages féministes, sur le plan tant des silences que des legs critiqués ou refusés. Qu’advient-il, en effet, lorsqu’il y a rupture de la transmission, des mémoires occultées, des héritages marginalisés par les courants dominants – qu’ils soient coloniaux, hétérosexistes, transphobes ou capacitistes? Quelles sont les histoires souterraines qui peuvent alors surgir, qu’elles proviennent d’un héritage militant ou intellectuel? Les legs conflictuels peuvent également être envisagés entre femmes et féministes (rejet d’un héritage féministe) ou entre les féministes elles-mêmes, par exemple entre féministes radicales, matérialistes, décoloniales ou marxistes, autour d’enjeux et de débats qui peuvent diviser les mouvements dans le temps. Cette section concerne les discours en circulation et les questions d’héritages d’une manière synchronique ou diachronique.

Le texte de Geneviève Pagé propose une analyse décelant les modalités de constitution des différents groupes dans les textes de la revue Québécoises deboutte! Corollairement, elle s’attarde au processus de solidarisation et d’altérisation. Pagé utilise les outils conceptuels développés par bell hooks dans ses écrits sur la sororité et ceux de Chandra T. Mohanty sur la colonisation discursive. Elle montre en fait que, si Québécoise deboutte! a construit en ses pages plusieurs solidarités, et notamment sur le plan international, la constitution d’un « Nous » homogène dans les textes de la revue a parfois pu se faire au détriment de solidarités locales qu’il aurait pourtant été essentiel d’établir déjà dans la décennie 1970. En effet, dans la mesure où l’instance d’énonciation des textes travaille à fonder sa rhétorique sur le concept d’expérience commune plutôt que sur la « reconnaissance d’un engagement politique commun » (p. 170), cela favoriserait l’adoption plus prompte d’une perspective intersectionnelle reconnaissant le caractère unique des expériences de l’oppression vécues par les femmes.

S’éloignant de l’écriture collective et de l’affirmation de groupe, Marie-Lise Drapeau-Bisson analyse les stratégies discursives qui révèlent une forme d’éthique féministe de l’amitié dans les textes de France Théoret Va et nous venge (2015) et L’écriture, c’est les cris (2014). Plus particulièrement, Drapeau-Bisson traite de la relation amicale entre Théoret et Louky Bersianik en analysant finement les marques de l’absence de cette dernière et en montrant qu’elle s’établit sur les plans symbolique, historique et physique. Drapeau-Bisson démontre que la pratique d’écriture de France Théoret, dans sa tentative de colmater l’absence, joue le rôle d’une archive affective dont la fonction est précisément de laisser des traces et de faire acte de mémoire et de reconnaissance. La portée critique de cet article est notamment d’ordre conceptuel, car il se sert d’outils d’analyse encore peu utilisés dans le champ francophone des études archivistiques – en considérant notamment le geste d’archivage en lui-même comme une archive.

Monique Milia-Marie-Luce consacre son article à Paulette Nardal, qu’elle prend comme exemple pour traiter plus largement des domestiques antillaises en France. Milia-Marie-Luce souligne en effet le caractère paradoxal de la biographie de Nardal, qui passe sous silence la question des droits des employées antillaises pourtant prédominante à l’époque. L’article met en lumière la relation complexe de Nardal non pas uniquement au féminisme qu’elle promeut et valorise, mais aussi à la lutte pour l’égalité entre les classes sociales. Du même coup, l’article interroge les liens entre femmes à une époque où les rapports de classe fondaient la structure sociale au point d’oblitérer les solidarités qui la sous-tendaient. La lecture de l’article nous mène à poser la question de la circulation des discours entre les sphères privée et politique, de même que celle de l’habitus de classe et des angles morts qu’il génère même au sein des discours militants.

Finalement, le texte de Johanne Philipps traite de la laïcité sous l’angle du féminisme chrétien. Elle propose un nouveau modèle politique permettant d’établir des solidarités entre les femmes, puis entre les femmes et l’État tout en respectant la liberté de religion – en particulier celle des femmes issues des groupes minorisés. Pour ce faire, elle se positionne d’abord comme membre du groupe majoritaire, suivant les théories postcoloniales développées par Spivak. L’article réfute l’argument selon lequel religion et féminisme sont incompatibles. Après avoir montré les possibilités réelles de désobéissance féministe à l’intérieur même de l’Église catholique, l’autrice avance que la réappropriation de l’héritage du féminisme chrétien ouvre les possibilités politiques et permet même d’établir de nouveaux rapports non seulement entre les femmes, mais aussi entre les femmes et l’État.

En complément à ce dossier, nous présentons aussi un texte qui dresse le bilan des vingt années d’activité de l’Université féministe d’été, laquelle se tient annuellement à l’Université Laval. Cet article, signé par Isabelle Auclair, Marie-Christine R. Gravel, Laurence Ouellet-Boivin, Dominique Tanguay, Jade St-Georges, Katherine Robitaille, Laurie Laplanche et Carol-Ann Belzil-Normand, est en fait une synthèse d’une journée de réflexion tenue en novembre 2022 qui visait à lancer des pistes de réflexion quant aux avancées et aux défis pour les études féministes. Parmi les enjeux traités, il y a celui de la reconnaissance des dynamiques de pouvoir à l’université et particulièrement en études féministes. L’article d’Huguette Dagenais, pionnière en études féministes à l’Université Laval, vient compléter le bilan; c’est en fait la conférence d’ouverture offerte lors de la journée de réflexion du 9 novembre. Dagenais y souligne les réalisations rendues possibles par l’Université féministe d’été et considère en creux le développement des études féministes à l’Université Laval et l’apport de la Chaire Claire-Bonenfant et du Groupe de recherche multidisciplinaire féministe (GREMF) à cette fin.

Nous posons beaucoup plus de questions que nous n’y répondons, en publiant ce numéro double. Les interrogations qui sont à la base de notre démarche féministe demeurent, même à l’heure d’écrire cette introduction : de quels héritages sommes-nous les légataires? Quelle(s) mémoire(s) des mouvements féministes contemporains voulons-nous contribuer à créer en laissant cette marque que constitue ce numéro? Quelle est la valeur historique, politique et sociale de cette prise de parole? À tout le moins, les différents articles de ce numéro proposent, de la littérature aux sciences des religions en passant par le cinéma et les études de revue, des angles d’analyse porteurs pour nous engager sur les voies d’un renouvellement de la pensée féministe de l’héritage. À notre tour de devenir les dépositaires des savoirs qu’ils recèlent pour que puissent en perdurer les legs.

Articles hors thème

Trois articles hors thème s’ajoutent aux textes de ce numéro thématique.

Dans le premier, Myrian Carbajal examine des interactions sexuelles (rapports sexuels d’ordre pénovaginal protégés et non protégés), qu’elle propose de lire comme des tentatives de faire face à l’injonction sociale liée au plaisir sexuel. En effet, selon cette injonction, les femmes devraient, lors de leurs rapports sexuels, non seulement faire usage de contraception et se protéger des infections sexuellement transmissibles (IST), mais ressentir du plaisir. En analysant les cas de figure tirés d’entretiens avec des jeunes femmes d’origine latino-américaine en Suisse, l’auteure met en lumière le travail féminin visant à contribuer à la production du plaisir sexuel lors de rapports sexuels occasionnels protégés et non protégés, à propos desquels se pose de manière accrue la question de la prévention des IST et des grossesses non désirées. L’auteure souligne l’importance d’intégrer les questions du plaisir féminin et du point de vue des femmes pour mieux comprendre la discontinuité dans l’utilisation du préservatif.

Isabelle Côté, Stéphanie Louis Jean Esprival, Louise Lafortune et Mylène Bigaouette, dans le deuxième article hors thème, ont recueilli les propos de 18 intervenantes qui travaillent en maison d’aide et d’hébergement, lors de groupes de discussion. Elles souhaitaient mieux saisir les pratiques d’intervention qui, selon ces intervenantes, influenceraient positivement la reprise du pouvoir des femmes sur leur sécurité pendant un séjour en maison d’aide et d’hébergement. L’analyse qualitative des résultats a permis de dégager huit thèmes tirés des discussions (accueil, sécurité, défense des droits, conscientisation, entraide et solidarité, adaptation, autonomie et bien-être). À partir de ces thèmes, les auteures ont formulé trois hypothèses sur les pratiques d’intervention féministe les plus susceptibles de favoriser cette reprise du pouvoir des femmes : 1) offrir des services centrés sur leurs besoins; 2) favoriser un sentiment de bien-être et de sécurité; 3) promouvoir la défense de leurs droits, la conscientisation ainsi que l’entraide et la solidarité dans les interactions entre les femmes hébergées et les intervenantes.

Dans le troisième et dernier article hors thème, Fatoumata Bernadette s’interroge sur les raisons du silence des femmes dans la sphère médiatique au Sénégal, en remettant en question les structures sociales et les pesanteurs culturelles. Elle appuie sa recherche sur les résultats d’une enquête effectuée au Sénégal (2014-2020) auprès de journalistes et de responsables des médias de trois radios, de trois chaînes de télévision et de trois quotidiens sénégalais. L’auteure analyse le contenu de rubriques et d’émissions ciblées de ces médias pour dévoiler l’influence tenace du patriarcat sénégalais, dont les spécificités relèvent de facteurs tels que des interprétations conservatrices de l’islam, des effets durables de la colonisation et le poids des traditions qui continuent de régir la société. Elle étudie les mécanismes déployés par ce patriarcat pour construire et rendre légitimes, socialement, politiquement et religieusement, l’invisibilité ou la réticence des femmes à prendre la parole dans la sphère médiatique. Elle s’interroge sur la situation paradoxale du « silence » médiatique des Sénégalaises, malgré une féminisation accrue du métier de journaliste.