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Précarité des femmes et travail du sexe au Nouveau-Brunswick

Le Nouveau-Brunswick est l’une des provinces les plus pauvres du Canada (Gouvernement du Nouveau-Brunswick 2017), et les Néo-Brunswickoises constituent la portion de la population la plus pauvre de la province, ce qui les place dans des conditions de vie défavorables sur les plans économique, social ou culturel (Savoie et autres 2016). Mis à part les travaux de Jeffrey et MacDonald (2011), nous en savons très peu sur les particularités du travail du sexe (TS) dans les provinces de l’Atlantique, et encore moins dans le contexte francophone minoritaire néo-brunswickois. À cet égard, Jeffrey et MacDonald (2011) mettent en exergue le fait que cette vulnérabilité économique peut amener certaines femmes à se tourner vers le TS afin de générer de l’argent rapidement pour subvenir à leurs besoins de base et à ceux de leurs enfants, le cas échéant. Leur étude révèle par ailleurs que la majorité des femmes qu’elles ont rencontrées étaient aux prises avec des troubles de santé mentale et d’abus de substances psychoactives.

Le travail du sexe et le corps : des rapports à plusieurs niveaux

Il est aussi important de situer le TS dans le contexte néolibéral où il s’exerce. En effet, le TS peut être perçu comme la forme « ultime » de l’entrepreneuriat de soi (Hoffman 2010), illustrant les failles et les limites du néolibéralisme ainsi que les stratégies de subsistance qu’il impose. Le désengagement de l’État dans la sphère sociale a mené à une responsabilisation accrue des individus et contribué à une précarisation du marché du travail. Les femmes sont les premières à en subir les conséquences, en étant plus susceptibles de se tourner vers le TS afin de subvenir à leurs besoins (Coy 2009), et ce, même s’il constitue un choix pour certaines (Mensah 2010). Hardy (2013), comme d’autres, souligne la dimension d’intercorporalité, soit un rapport mutuel qui implique le corps physique et la dimension intersubjective, mais qui ne place pas nécessairement, de manière statique et immuable, le corps de l’un dans une position passive et le corps de l’autre dans une position active. Qui plus est, ces interactions sont influencées par des dynamiques d’assujettissement et de subjectivation propres au contexte patriarcal et néolibéral :

Sex work encounters are produced contingently and relationally, as they are shaped by historical and material conditions, which delimit the possibilities and predilections of the bodies involved. Yet these are also subject to change and modification because of both the agency of the worker and client, and wider conditions including new technologies, new forms of gendered and sexualized appeal or formations of sexuality and logics of accumulation.

Hardy 2013 : 50

Des éléments macro (contexte structurel/social/économique), méso (intercorporalité/interactions sociales) et micro (comportements individuels) exercent alors une influence sur le rapport des femmes au corps. Ainsi, loin d’être une constante biologique (Coy 2009), lorsque le corps se transforme, le travail et le rapport à soi se transforment à leur tour. À ce sujet, notons également que le TS peut être considéré comme une forme de travail corporel (body work) au même titre que des emplois dans les domaines de la médecine, de la massothérapie, etc. (Wolkowitz 2006), où l’accomplissement de tâches reliées à l’emploi dépend de l’utilisation de son propre corps sur le corps d’autrui. Le corps des femmes, déjà vaisseau à travers lequel elles font l’expérience de ce monde, devient alors un outil qui leur permet de transformer leurs conditions matérielles.

Le rapport au corps des travailleuses du sexe (TDS) : des perceptions conflictuelles

En parallèle à ces considérations d’ordre macrologique liant le TS et le corps, il est aussi pertinent de s’interroger sur les modalités du rapport des TDS à leur propre corps. Selon Bordo (2003), le corps des femmes est à penser en termes à la fois symboliques et pratiques (l’expérience du quotidien) pour bien saisir la substance et l’ampleur de leurs expériences dans un corps socialement investi. À l’instar de Foucault et de Bourdieu, d’autres posent le corps dans un rapport constant entre agentivité et assujettissement, liant aussi les pratiques corporelles à leur signification sociale (Coy 2009). Ces considérations sur les multiples facettes du rapport au corps nous amènent à postuler que la perception et l’expérience des TDS de leur propre corps peuvent se situer à plusieurs niveaux. À titre d’exemple, la recherche de Phoenix (1999) relève les intersections entre le sentiment d’autonomie corporelle et celui de contrôle chez les TDS. De son côté, Coy (2009) présente les stratégies des TDS pour gérer leur rapport à leur propre corps dans divers contextes où s’exerce le TS. Selon elle, le TS transformant leur corps, les femmes utilisent des stratégies pour maintenir leur emprise sur lui, comme la négociation du prix des services sexuels, la dissociation, la consommation de drogues, etc. Ces stratégies ont pour effet, à leur tour, de modifier le corps des femmes, ce qui nous ramène aux constats de Bordo (2003), selon lequel les femmes sont engagées dans une lutte constante pour s’approprier leur propre corps. Ces recherches sont intéressantes car elles vont au-delà des travaux portant sur les risques physiques et les conséquences souvent néfastes liés au TS sur la santé des femmes, qui concernent le plus souvent leur santé physique et mentale (Benoit et autres 2017).

Qui plus est, pour reprendre les termes de Hughes (1951, cité dans Tyler 2011), le TS peut être perçu comme un « sale boulot » en raison de la nature du travail et de son caractère hautement stigmatisé, ce qui invite à le percevoir comme une faille morale (Hannem et Bruckert 2012). Le terme « putophobie » prend d’ailleurs de l’ampleur depuis quelques années pour désigner le stigmate associé au TS (Hannem et Bruckert 2012). Cela vient compliquer le rapport des TDS à leur propre corps et peut les amener à développer des perceptions conflictuelles à son égard. Comme le mentionne Tyler (2011), le concept d’abjection (Kristeva 1980), soit d’un sentiment simultané d’intérêt et de dégoût, semble bien utile pour signifier la présence de perceptions conflictuelles à l’égard du TS et du corps.

Saisir les rapports au corps des TDS par l’entremise de deux perspectives

Compte tenu de ce qui précède, le présent article vise à cerner les moyens par lesquels se définit le rapport au corps des TDS, selon les perceptions des francophones néo-brunswickoises ainsi que d’intervenantes appelées à les accompagner. Cette volonté de mettre de l’avant les besoins exprimés par les femmes, tout en considérant la perspective d’intervenantes, s’inspire de la philosophie intégrale (Fisher et Nicholson 2014), qui cherche à mettre en lumière la pluralité de vérités issues de perspectives parfois conflictuelles. Cette posture nous permet de saisir autant les aspects « positifs » du TS que les risques et les éléments négatifs qui peuvent en découler (Benoit et autres 2017). La mise de l’avant de ces deux perspectives s’explique aussi par les orientations du projet plus large dans lequel nous puisons nos données pour cet article.

Méthodologie

Notre recherche repose sur des données qualitatives recueillies selon une stratégie d’échantillonnage par cas multiples de micro-unités sociales (Pires 1997) auprès de deux groupes : les TDS et les intervenantes. Pour les femmes (n = 15), nous avons arrimé les critères de diversification interne à leurs caractéristiques individuelles et à leur vécu, cherchant ainsi à faire état de multiples expériences différentes, soit celles de troubles de santé mentale et/ou de consommation de substances psychoactives. Les critères de diversification de l’échantillon des intervenantes (n = 26) tiennent compte du secteur d’intervention, du nombre d’années d’expérience et de leurs caractéristiques sociodémographiques. L’objectif général de la recherche plus large où nous puisons nos données était de comprendre les besoins en matière d’intervention des TDS résidant au Nouveau-Brunswick à partir de leurs perceptions et de celles d’intervenantes afin de mieux saisir les réalités au confluent de ces deux points de vue. Cette recherche s’appuyait sur un cadre conceptuel jumelant l’intersectionnalité (Crenshaw 1990) à la théorie des sois possibles (Markus et Nurius 1986). Cet arrimage permet d’aborder l’entrecroisement des problèmes que peuvent éprouver des TDS (troubles de santé mentale, consommation de drogues ou d’alcool) et de leur perception d’elles-mêmes. Cette association met l’accent sur leurs besoins à partir de leurs aspirations ou craintes plutôt que sur des facteurs de risque. L’équipe de recherche était constituée de deux professeures et de trois assistantes de recherche qui ont collaboré au recrutement, à la collecte ainsi qu’à l’analyse des données.

Recrutement des participantes

Le recrutement des TDS a été facilité par l’appui de divers organismes dans la province. Malgré cela, nous avons rencontré plusieurs difficultés qui s’expliquent en partie par la délicatesse du sujet, l’éloignement géographique et la méfiance tant des femmes que des organismes.

Ces défis de recrutement nous ont amenées à utiliser une variété de méthodes d’échantillonnage : le tri expertisé, qui consiste à faire appel à des experts pour réussir à joindre la population à l’étude (Angers 2005); la méthode « boule de neige », qui vise à demander à une personne interviewée qu’elle nous dirige vers une autre qui remplit les critères d’échantillonnage et qui consentirait à être approchée (Angers 2005); le recrutement direct de femmes, qui s’est effectué sur des réseaux sociaux tels Facebook et Instagram ainsi que sur des sites comme Craigslist.

Pour les intervenantes, nous avons envoyé une lettre d’invitation aux organismes communautaires et gouvernementaux susceptibles d’intervenir auprès de TDS. Ainsi, 26 intervenantes ont été recrutées dans divers milieux de pratique (communautaire, gouvernemental, médical).

Collecte de données

En ce qui concerne les femmes, nous avons réalisé deux entrevues semi-dirigées pour favoriser la création d’un lien de confiance et enrichir la teneur des propos rapportés (La Rooy, Lamb et Pipe 2009). La première entrevue était narrative et inspirée du protocole Life Story Interview de McAdams (2008). Le second entretien, inspiré du Possible Selves Mapping Interview (PSMI) (Shepard et Marshall 1999), invite les femmes à déterminer ce qu’elles souhaitent devenir et ce qu’elles craignent de devenir.

Avec les intervenantes, nous avons réalisé un seul entretien individuel en nous appuyant sur le PSMI. Les intervenantes devaient énumérer les besoins qu’elles estiment prioritaires chez les TDS ainsi que leurs souhaits et craintes par rapport à elles.

En raison du contexte francophone minoritaire et de particularités régionales, certaines participantes étaient plus à l’aise de s’exprimer en anglais ou en chiac, un dialecte français propre au sud-est du Nouveau-Brunswick.

Analyse des données

Notre recherche repose sur la méthode d’analyse descriptive interprétative, une démarche inductive « attentive à la complexité des phénomènes humains et qui met en valeur la subjectivité » (Gallagher 2014 : 6). Cette méthode comporte deux volets : le premier vise le repérage, le regroupement et les mises en relation des composantes du phénomène étudié; le second, qui ne se limite pas à un exercice de classification, vise une compréhension approfondie de ce même phénomène se rapprochant ainsi de l’analyse par catégories conceptualisantes (Paillé et Mucchielli 2016). Nous avons analysé les données de la recherche dans leur intégralité, puis les avons soumises à une sous-analyse spécifique portant sur le rapport au corps en suivant le même processus d’analyse.

Résultats

Le rapport au corps des TDS est dynamique et peut être pensé selon trois axes, chacun d’entre eux mettant en tension deux pôles : la dépendance et l’autonomie, la honte et la valorisation ainsi que la dégradation et la transformation. À l’instar du concept d’abjection (Kristeva 1980), qui montre comment des éléments d’emblée contradictoires peuvent être vécus simultanément, et des constats selon lesquels les femmes ont un rapport perpétuel de tension entre contrôle et émancipation du corps (Attwood 2007; Bordo 2003; Phoenix 1999), ces pôles ne sont pas mutuellement exclusifs et doivent être vus comme un continuum.

Dépendance et autonomie

Dépendance aux drogues

Tout d’abord, le rapport au corps des femmes s’articulait à travers une tension entre l’autonomie et la dépendance. Bien que la dépendance ait pu se manifester sous différentes formes, la plus présente se rapportait à la drogue. Sa consommation était vue comme un élément qui dominait tous les agissements et, lorsqu’elle était présente dans la vie des femmes, elle constituait le premier besoin à combler. Il est question ici d’un assujettissement à son propre corps pour subvenir au besoin de consommer.

Tu peux pas travailler une job sérieuse quand t’es sur la dope comme right out, tu sais quoi que je veux dire là… […] ça endommage tout. Ça endommage la personne elle-même, ça endommage ta santé obviously, ça endommage la chance de faire ce que tu veux faire comme si tu veux voyager, si tu veux acheter de la bonne nourriture, tu sais, des choses qu’on a besoin, parce que tout l’argent va sur la drogue. Je veux pas vivre like une slave [esclave] tout le temps […] Ça, c’est pas une vie, tu sais comme on existe that’s it, quand tu consommes de même, là […] C’est comme t’as pas de spirit, comme ça tue.

Romy[1]

[…] avec les personnes que j’ai travaillé ou que j’ai intervenu, c’était la consommation qui les emportait. Donc, leur première pensée n’était pas le travail du sexe, c’était : « Je vais aller consommer ».

I13

Le corps des femmes devient alors un outil de travail pour répondre à leur besoin de consommation en leur permettant d’obtenir de l’argent instantanément au détriment de leur santé et de leur autonomie corporelle. Selon Romy, ce rapport de dépendance se répercute aussi sur la santé mentale :

I had a 500 $ day habit, eille 500 $ par jour-là, c’est de l’argent. Once you are addicted un p’tit brin, tu commences à travailler dans le sex trade, la dope te garde là parce que c’est le vicious circle, là. C’est la honte pis la guilt [culpabilité] : makes you use even more so tu continues… [Pleure] It was just so easy money, c’est de l’argent assez facile, c’est dur de s’en sortir pour plusieurs raisons…

Romy

La grande majorité des TDS, ainsi que la plupart des intervenantes, reconnaissent le cercle vicieux dans lequel les femmes se trouvent, où la consommation exerce une emprise sur leur propre corps et dont il est difficile de s’extirper tant elle est étroitement liée à la santé mentale :

[…] j’avais besoin de l’argent, je pouvais pas, alors c’était comme, cycle puis your self-esteem, your value, y’a rien, alors tu prends d’autres drogues pour pas souvenir, pour oublier, tu prends les drogues pour oublier ce qui t’es arrivé. Mais là, pour continuer à boire et prendre des drogues, y’a besoin de l’argent, alors c’est tout un gros cycle.

Rosalie

Cette dépendance aux drogues amène finalement les femmes à dépendre à la fois des autres et de leur corps, malgré les effets néfastes que cette dépendance a sur l’appropriation de leur propre corps, selon ce qu’a déjà pu constater Coy (2009).

Dépendance à autrui

Les participantes ont également fait part de situations dans lesquelles les femmes dépendaient d’autrui pour répondre à leurs besoins de base, comme la nourriture, l’argent ou un toit. Une intervenante souligne que, derrière cette « dépendance », l’on peut entrevoir la débrouillardise des femmes, qui savent vers quel client se tourner afin de subvenir à leurs besoins. Au-delà de cette dépendance, les femmes vont jusqu’à percevoir leurs besoins par le biais de leur corps, entretenant alors une relation d’intercorporalité (Hardy 2013) :

[…] moi, j’ai des personnes qui me disaient que : « cette personne m’a demandé des faveurs sexuelles, pis j’ai réussi à avoir du manger, des cigarettes, d’avoir de la drogue ». Donc c’est plus discret ici, mais il y en a. Y’en a quand même, beaucoup plus qu’on en pense, elles se promènent juste pas sur la rue. […] Des réseaux plus cachés, si tu me demanderais, les femmes savent où aller pour leurs besoins.

I13

Cependant, cette dépendance, comprise dans le contexte d’intercorporalité, peut être à double tranchant, car certaines femmes risquent de se faire victimiser dans leurs tentatives de combler leurs besoins :

[…] des fois, j’entends souvent qu’elles se font pas payer, elles sont violentées, sont pas payées, mais elles sont très capables de calculer exactement qu’est-ce qu’elles doivent aller obtenir, ou faire, pour obtenir ce qu’elles ont de besoin pour maintenir leur survie, mais c’est vraiment de la survie de base.

I7

Bien que le corps comme outil de travail permette une certaine émancipation des femmes, il peut aussi les amener à éprouver un sentiment de dégradation, pas seulement physique, mais aussi morale, en portant atteinte à leur dignité, comme l’explique Béatrice, dont la majorité du travail se fait en ligne :

Il y a une autre forme, que j’ai commencée il y a environ une semaine, qui est de me montrer le corps au complet. Hier, je l’ai fait comme un vidéo, pis je pleurais, pis le gars me disait : « Montre-moi ta face quand tu pleures, je veux te voir pleurer ». C’était tellement dégradant, comme seriously! Mon compte était à -23 $, je n’avais pas le choix. C’était juste pour 60 $, 60 $! Mais j’ai tout fait, j’avais besoin d’argent.

Dépendance au proxénète

La dépendance envers le proxénète constitue une troisième forme de dépendance ayant émergé des entretiens. Le proxénète conserve la majorité, si ce n’est la totalité, des revenus des TDS, ce qui place les femmes en situation de dépossession de leurs revenus et de leur propre corps dans la mesure où elles n’en ont plus le contrôle (Phoenix 1999) et doivent de l’argent :

[…] la semaine d’après, elle est venue me demander si qu’elle pouvait rester une autre semaine, ben j’ai dit : on peut pas, faut qu’on change les filles, pis faut faire du nouveau, pis les clients pis tout ça, pis elle s’est plantée à pleurer, pis « faut absolument que je ramène 5 000 $ chez nous, faut absolument que je fais une autre semaine ». Elle savait ce qui allait lui arriver si elle arrivait pas à Montréal avec cet argent-là.

Emma

Ainsi, la relation avec le proxénète est caractérisée par la dépendance financière à travers le corps de la TDS, et ce, même si la femme peut en retirer quelques avantages matériels. Les propos de l’intervenant ci-dessous résument le double tranchant de l’émancipation financière et du contrôle du proxénète qui résulte de cette relation :

[…] j’en ai vu, moi, y’étaient habillées comme des cartes de mode! Avec du linge de mode, des pantalons jeans de j’sais pas trop quelle marque, que j’pourrais même pas m’acheter moi-même! […] Pis ça arrivait, ça avait des rallonges, toute maquillée, bronzée, tannée, tu remarquais toute suite, là […] Ben, y voyaient que quelqu’un prend soin d’eux! Eille, le pimp, il leur achète des choses : « Regarde, j’ai des rallonges ». Y’a des gains à travers ça, pis souvent, c’est des jeunes filles plus vulnérables qui ont vécu avec leur famille, qu’ils n’avaient pas beaucoup de moyens, pis là « Eille, y’a quelqu’un, que j’peux tout m’acheter ça, asteure ».

I2

Lorsque les TDS sont gérées par un proxénète, elles peuvent avoir un faux sentiment de contrôle de leur corps et se retrouvent finalement dans une double dépendance : au client – qui fournit l’argent après s’être engagé dans un rapport d’intercorporalité (Hardy 2013) – et au proxénète, auquel les femmes sont redevables des revenus générés.

Travail du sexe et autonomie

Si la dépendance était un thème prédominant dans les entretiens, certaines participantes ont évoqué l’autonomie qu’elles développent à travers le TS tout en restant en contrôle de leur corps. Les femmes exercent leur autonomie de diverses manières, en choisissant les services qu’elles offrent et leur clientèle, ou encore en négociant avec les clients. Pour Adèle et Béatrice, le TS en ligne offre une flexibilité et une marge de manoeuvre qui leur donnent un sentiment de contrôle de leur propre corps et de liberté de choix :

J’ai beaucoup le contrôle avec ce que je fais, pis quand je veux poster, où je veux poster, si ça me tente ou pas, j’ai pas besoin, but en même temps, faut pas que je laisse mes fans down… tu pretty much fais qu’est-ce qu’ils payent pour, pis je sais qu’un corps, tu peux pas acheter un corps, je sais ça, mais si, disons que quelqu’un m’offre 10 $ pis l’autre m’offre 50 $, ben la personne qui m’offre 10 $ va peut-être juste avoir une photo pis l’autre aura un video… il y a une différence, so je peux vraiment décider.

Adèle

C’est un site que d’habitude le monde prend des photos nues pis les mettent dessus. Moi je charge le plus gros prix, 40 $. La seule chose que je montre, c’est mon cul. Rien d’autre. J’écris que si vous voulez voir plus, il faut me donner des tips [pourboires].

Béatrice

Comme l’explique une intervenante, le TS n’est pas toujours caractérisé par un rapport de soumission ou de dépendance : « Not everybody is forced at sex working – that’s what people don’t get, they might have to do it, to provide but I have clients that they did have the money, but they do it on the side just because they like having sex and whatever » (I12). Ainsi, la notion d’autonomie s’articule de manière plus évidente chez les femmes pour qui le TS n’est pas lié à une forme de dépendance ni à un besoin de survie. Nous voyons dans les propos des participantes une perpétuelle tension entre l’autonomie et la dépendance. Cette forme de dépendance est associée à la perception du corps comme un outil permettant de répondre à leurs besoins de base. Bien que ces derniers puissent être comblés, certaines femmes vivent des conséquences collatérales de cette prise de possession de soi, comme le montre d’ailleurs Coy (2009), alors que d’autres arrivent à trouver un sentiment d’autonomie qui peut mener à une certaine valorisation en étant plus en contrôle d’elles-mêmes et de leur pratique.

Honte et valorisation

Le deuxième axe modulateur du rapport au corps des femmes met en tension la honte face à l’exercice du TS et la valorisation à travers celui-ci. À l’instar de l’abjection (Kristeva 1980), ces aspects pouvaient coexister dans les propos des participantes et variaient selon la forme de TS, la présence de consommation de drogue dans leur trajectoire de vie et leur réseau de soutien.

Honte

Tout d’abord, plusieurs TDS ont exprimé ressentir de la honte face à leurs conditions de vie. Elles hésitent parfois à confier à leur entourage qu’elles exercent le TS par peur de jugements et de représailles.

Je veux pas les décourager, I don’t want to let them down [je veux pas décevoir], tu sais comme je veux pas [qu’ils pensent] de moi comme si je suis une mauvaise personne ou que je suis gross [dégueulasse]. C’est comme c’est juste de quoi que je veux pas [qu’ils] savent.

Florence

Chez certaines femmes, la honte se traduisait par un sentiment de saleté qui pouvait amener les femmes à exprimer un dégoût non seulement envers leur corps physique (Béatrice), mais aussi envers leur propre personne (Rosalie).

La perception de mon corps a changé. Je me sens un peu dégueulasse. Plein de monde peut me voir le cul. Ça fait réfléchir.

Béatrice

[…] tu te sens sale, tu [te] sens comme une méchante fille, y’a un moment que c’est « fuck it, whatever », je suis déjà sale. I’m already dirty, I’m already so what does it matter.

Rosalie

Ainsi, le sentiment de dégoût éprouvé par Béatrice l’amène à se sentir dépossédée de son propre corps, celui-ci devenant assujetti à plusieurs regards. Son expérience correspond aux propos de Phoenix (1999), qui situe le corps des TDS dans un rapport constant entre le contrôle par soi ou par autrui. Pour Rosalie, la saleté qu’elle décrit renvoie aux perceptions du TS comme constitutif d’une faille morale, portant atteinte à sa perception profonde d’elle-même. Ses propos nous ramènent au double standard auquel sont soumises les femmes lorsqu’il est question de sexualité : perçues comme des êtres sexuels dans une société patriarcale, mais punies lorsqu’elles usent de leur sexualité (Attwood 2007; Hannem et Bruckert 2012).

De la honte à la stigmatisation

La honte est un sentiment intériorisé qui a été principalement évoqué par les TDS de l’échantillon. Elle peut découler de la stigmatisation (Rüsch, Angermeyer et Corrigan 2005), un thème fréquemment évoqué par les intervenantes, qui reconnaissaient plutôt le caractère fortement stigmatisé du TS et les réactions sociales négatives à l’égard des femmes qui exercent ce métier.

[…] je pense qu’à cause que la communauté est tellement négative avec les gens qui travaillent dans le domaine du sexe que peut-être ces gens-là vont pas aller chercher les ressources, vont pas communiquer ce qu’ils font par crainte de se faire juger.

I14

Les effets du TS sur le corps, le regard social négatif porté sur celui-ci en combinaison avec d’autres problèmes comme la consommation de substances psychoactives, la victimisation et la pauvreté, sont perçus comme socialement indésirables, ce qui marginalise davantage les femmes.

Valorisation

Malgré le fait que la majorité des femmes aient relaté des expériences de honte en lien avec le TS, certaines soulignaient des moments de valorisation. Pour elles, le TS les a amenées à développer une vision positive de leur apparence physique, influençant du même coup leur confiance en soi :

[…] je feel un p’tit peu plus mieux dans mon corps so comme, je sais pas de qu’est-ce que je me voyais avant, puis asteure, je file plus comme une femme, plus belle, sexy […]. Ça te fait voir juste qu’est-ce que tu pouvais pas voir avant, ben moi, c’est ça que ça m’a donné, mais comme, je suis sûr que, pour d’autre monde, c’est d’autres affaires mais, pour moi, ça a vraiment comme help [aidé] beaucoup comme la confiance en soi…

Adèle

Ben, je veux inclure mes 10 ans de [travail] dans les clubs partout au Canada, je veux dire que j’étais hot, j’étais hot. J’avais le corps slim, pis je me faisais demander d’être dans des magazines, puis des affaires de même, pis juste avoir du fun

Alice

Autant le TS peut provoquer des sentiments apparentés au dégoût et à la honte (Attwood 2007; Kristeva 1980), autant il peut amener les femmes à se sentir valorisées. Les intervenantes ajoutent à la valorisation une dimension qui place les TDS en relation avec leur communauté.

Trouver un sens à leur vie

La valorisation à travers le TS était moins présente dans le discours des intervenantes, plus axé sur l’importance de trouver un sens à la vie au-delà du travail du sexe, par des relations « saines » et des projets de vie.

The majority of them, they are all moms, so they still have that instinct on each other. I have a few at the center that identify not that they want to be an employee but volunteer so that they are giving themselves meaning. So like having groups, activities that can help women to feel worthy, to see themselves worthy.

I12

Elles peuvent être pauvres comme Job, mais elles vont avoir de la valorisation pis des raisons de voir demain, voir la semaine prochaine. Pour des jeunes femmes, si elles ont des enfants dont elles ont perdu la garde ou fait que si tu travailles là-dessus, tu les nourris pis tu leur donnes des raisons d’être meilleures ou en tout cas de se conformer à notre société.

I17

Dans ces propos, le corps est perçu en termes de potentialité : les femmes sont vues comme étant « plus » et valant « plus » que le TS lui-même. Elles ont un rôle à jouer dans leur communauté et dans leur réseau social. Le corps des femmes se voit donc investi d’une certaine valeur sociale (Bordo 2003) qui n’est pas toujours compatible avec le TS, lequel peut freiner (selon les intervenantes) leur réinsertion sociale.

Dégradation et transformation

Le troisième axe met de l’avant l’effet transformateur du TS d’un point de vue matériel, identitaire et social. En effet, ce corps, qu’il soit un outil de travail, de survie ou de consommation, va devenir un objet vulnérable susceptible à la fois de dégrader la santé des femmes et de les transformer socialement.

Dégradation de la santé

Sur le plan physique, les intervenantes soulignent, davantage que les femmes elles-mêmes, les impacts que le travail du sexe peut avoir sur le corps des TDS, sur leur santé tant physique que mentale. Elles rapportent que les femmes n’ont souvent tendance à consulter pour leur santé physique ou sexuelle que dans les cas les plus extrêmes, lorsqu’elles n’ont plus le choix. La dégradation de leur état de santé physique est alors grave et liée à leur consommation de substances psychoactives ou à leurs conditions de vie dans une grande précarité :

[…] souvent, elles vont pas prendre la médication pis, une chose qu’on remarque vraiment beaucoup, elles consomment plus parce qu’elles sont dans la rue, elles sont avec d’autres dans la rue qui, tu sais, elles souvent vont plus développer des problèmes de dépression, tu sais comme même au niveau du sexe, comme toutes les infections vaginales, toutes ces choses-là qui se développent, les ITS […] Elles développent des problèmes vraiment plus physiques, au niveau corporel, eczéma; je me rappelle qu’il y en a une qui est rentrée avec la gale, on voit plus ça, la gale, mais cette personne-là était complètement dans la rue et elle avait recours au sexe pour sa consommation.

I15

La dégradation du corps de ces femmes peut alors être autant invisible, dans la mesure où on ne la voit pas comme telle, que visible, en raison d’un changement même de leur apparence corporelle qui peut les mener jusqu’à un conflit entre intérêt et dégoût, comme nous l’avons souligné (Tyler 2011). C’est sans compter que les intervenantes ont peur pour l’intégrité physique des femmes, qu’elles soient en danger de mort à cause d’une surdose, de la violence d’un proxénète ou d’un client, ou bien encore d’une tentative de suicide.

Avez-vous déjà vu ça, une jeune fille arrivée d’une semaine dans une roadhouse, ou dans un strip joint, ou d’une chose de même? Elles sont pas vivantes beaucoup, là. La couleur de leur peau, souvent il y a des piercings qui ont été rajoutés, des tattoos, maladies, malnutrition… Je suis [un] gars qui shake beaucoup, mais eux autres, y shake en tabarnane, les cravings, des fois avec des yeux au beurre noir d’avoir été victimes de violence, et tout le kit. C’est pas beau à voir.

I5

Bien qu’elles soient conscientes de l’impact du TS sur leur santé physique, les femmes ont plus tendance à parler de ses conséquences sur leur santé mentale, comme l’explique Charlotte :

And I need to support myself to be working, pis je sais pas si je pourrais le handler cause, ça aussi, c’est mental health. Everybody [says it] is physical, but sex trade is a lot of mental, a lot [more] mental than physical… And people don’t realize that sometimes, faut tu sois dans une head frame [état d’esprit], and then after that head frames becomes normal […] because tu care pu about toi-même.

Dans le discours des intervenantes et des femmes, la santé mentale est souvent en filigrane de leur trajectoire de vie du fait de leurs antécédents familiaux ou de leur mode de vie. Alors que certaines vont vouloir tout faire pour ne pas déplaire, d’autres vont consommer pour taire la douleur émotionnelle au risque d’être assujetties à ce corps dont elles perdent le contrôle (Phoenix 2009). La dépendance aux substances psychoactives, d’après Romy, « Ça tue le drive de mieux faire, ça tue tout, ça tue… Je veux pas consommer ».

Transformation sociale

Les sentiments de honte ou de valorisation ou encore leur état de dépendance ou d’autonomie vis-à-vis de leur corps, vont affecter leur transformation sociale. Alors que certaines vont voir l’emprise autour de celui-ci se maintenir, voire se resserrer, une minorité d’entre elles vivront peu ou pas d’impact sur leur corps en raison de leur implication dans le TS.

Un étau qui se resserre

Les femmes comme les intervenantes ont fait part à maintes reprises des difficultés liées à leur (ré-)insertion sociale. Ces dernières sont liées aux différents axes modulateurs mentionnés ci-haut, auxquels vont s’ajouter d’autres enjeux comme l’incompréhension de la communauté. D’après cette intervenante :

C’est dur de demander aux gens : « Là, si tu arrêtes, t’es pas assez bonne pour continuer dans la société normale », j’veux pas dire « normale » là, mais la société qui [répond] aux normes, mais si que t’arrêtes, là t’es trop bon pour, « Tu penses t’es qui, toi? » fait que, tu fit pas nulle part, là! Tu fit pas avec tes amies passées, pis tu fit pas non plus avec où tu veux aller […] Souvent on pense que c’est la société qui ne consomme pas, qui a pas de problème de santé mentale ou qui est fonctionnelle qui va juger, mais c’est aussi beaucoup le milieu d’où ces femmes-là [proviennent] qui vont juger. « Tu penses que t’es qui? » et là, ils n’ont plus personne.

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La plupart des femmes doivent naviguer dans des univers où elles se retrouvent en marge de la société, prises dans un cercle vicieux. Cette image sociale leur colle à la peau et ne leur permet parfois pas de prendre une autre place que celle qu’on leur a assignée. Leur transformation sociale est souvent freinée par des éléments hors de leur contrôle, comme leur judiciarisation, mais aussi par leur apparence physique :

C’est très difficile parce que qui va embaucher quelqu’un qui fait un sourire au monde avec toutes des dents cariées? Qui va embaucher quelqu’un que, parce qu’elle était dans la rue, elle était travailleuse du sexe, elle consommait et tout, elle a développé du psoriasis par exemple, elle a tout le visage plein de croûtes que tu vois au niveau de ses cheveux, de ses mains, qui va embaucher quelqu’un comme ça? […] Pis aussi une autre affaire, c’est que souvent ces personnes-là aussi vont arriver avec des casiers judiciaires : ça, c’est une autre branche aussi. On a vu souvent des femmes qui étaient consommation, trouble de santé mentale, qui ont fait des gestes, et là elles se retrouvent en prison, pis quand elles sortent de prison, on fait quoi?

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Cela amène une autre intervenante à craindre que certaines femmes aillent jusqu’à ne plus se soucier de leur propre bien-être, y compris de leur corps :

Ben, qu’elles ont plus d’attache, il n’y a plus de caring envers eux-mêmes, alors elles en auront pas envers les autres. Il y a de la violence envers eux-mêmes, elles font du mal à leur corps parce qu’elles s’aiment pas, mais au détriment que, des fois, il y en a qui vont vouloir se venger. […] Si ils voient qu’il y a une personne qui peut les aider, elles vont vouloir [s’]aider eux-autres mêmes.

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Ce corps socialement investi qu’elles finissent parfois par ne plus aimer, ne plus contrôler et qui est devenu hautement stigmatisé complique leur rapport à lui, qui devient source d’abjection (Kristeva 1980).

Un impact minime

Malgré tout, bien que cela ne concerne pas une majorité d’entre elles, certaines peuvent vivre peu ou pas d’impact négatif de leur implication dans le TS, voire en retirer une certaine satisfaction personnelle. Pour Adèle, le TS ne lui enlève pas la capacité de respecter son corps ni de continuer à en prendre soin.

Je sais pas, moi je suis pas mal proud [fière] de moi-même avec le chemin que j’ai fait. J’ai pas givé up [abandonné], j’ai travaillé vraiment fort… I mean still, que y’a still du monde qui give up pis juste arrêtonshalf way dans ce qu’ils faisons [ce qu’ils font] parce qu’elles pensent [qu’elles] sont prêtes à continuer pis elles le sont pas, elles [s’écoutent] pas. Tu sais, c’est là que ça cause des problèmes. Ils disent que 2019 est une année selfish, but si tu sais comment le faire de la right way, t’as pas de problème… C’est ça que je me dis, so si tu sais comment te respecter toi-même, ton corps, tes besoins… Tu vas être decently happy I guess, tu prends soin de toi-même, pis si tu prends soin de toi-même, c’est un cercle vicieux tout ensemble … Il y a des bonnes choses qui arrivent à travers de ça… C’est comme, c’est nice qu’à la fin, je peux m’assir là, pis regarder ça, pis juste être comme : I did it and I’m still doing it

[…] Pis ça dépend aussi quelle sorte de travail de sexe qu’elles vont faire là, comme si c’est du travail de rue, ce sont des mesdames qui ont des clients, ça fait comme 20 ans [qu’ils] sont leurs clients, elles s’en vont prendre un café avec au [nom du café] pis y’ont comme hâte de les voir, c’est pas la même dynamique comme travail de sexe de survie, là. Pour elles, le travail de sexe, ce qu’elles nous disent, c’est pas vraiment un enjeu, sont habituées à voir ces clients-là, pis ça arrondit leur fin de mois […] c’est pas tout au même degré, l’impact que ça va avoir. J’pense à une couple de filles qui travaillent à [nom du bar de danseuses], sont quand même en train de poursuivre leur éducation, elles ont trouvé quelqu’un qui les aime, leurs enfants réussissent bien à l’école, so elles voient pas nécessairement ça comme une embûche nécessairement.

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Aux dires de cette intervenante, certaines femmes voient aussi le TS avec pragmatisme, comme un moyen plus ou moins temporaire pour les amener vers autre chose ou pour qu’elles puissent atteindre un objectif. Le corps ici est alors plus perçu en termes d’agentivité dans la mesure où il permet à la femme d’agir, de transformer et d’influencer sur le monde qui l’entoure, et non seulement comme un vecteur d’assujettissement (Attwood 2007).

Nos résultats montrent que les perceptions du rapport au corps en lien avec le TS sont multiples et bidirectionnelles, dans le sens où elles influencent les relations des femmes avec leur environnement social et vice versa. La forme de TS ainsi que la présence de dépendance ou de troubles de santé mentale agissent sur le rapport des femmes à leur corps en termes d’agentivité, d’assujettissement, de contrôle et d’autonomie ou non, voire d’abjection. Quoiqu’il en soit, il est possible de constater ces perceptions conflictuelles parfois simultanées à l’égard de leur corps. Ce rapport au corps des TDS est pour le moins complexe tant il est parfois insaisissable.

Discussion et conclusion

Cet article visait à cerner les divers éléments modulant le rapport au corps de femmes francophones travailleuses du sexe au Nouveau-Brunswick, en partant de leurs perspectives ainsi que de celles d’intervenantes et d’intervenants appelés à les accompagner. Certains défis méthodologiques de recrutement, comme le contexte minoritaire francophone et rural, ainsi que l’absence de services sociaux ciblant plus exclusivement le TS nous ont amenées à avoir un échantillon de femmes relativement homogène et restreint. Ainsi, certaines formes de TS sont surreprésentées, comme le travail de rue, et certaines dimensions d’intersectionnalité, telles la race, l’ethnicité et l’orientation sexuelle, sont moins saillantes dans notre analyse. De futures recherches devraient prendre en compte ces dimensions pour brosser un portrait plus complexe de la question. De plus, la limite de la désirabilité sociale est un biais incontournable des entretiens. Il fait référence au fait d’accorder ses pensées avec les normes sociales du contexte ou d’exprimer des points de vue socialement acceptables en vue de plaire à l’intervieweuse (Bergen et Labonté 2020). Cela a pour effet de réduire la validité des conclusions tirées des propos exprimés par les participantes. Malgré ces limites, nos résultats montrent le caractère fluide et dynamique du rapport au corps et l’influence des transformations de leur rapport au corps sur leurs relations sociales.

Certains enjeux, comme la coexistence des problèmes qui s’entrecroisent avec leurs caractéristiques identitaires, leur position sociale et les systèmes d’oppression dans lesquels elles évoluent mais aussi le mandat des intervenantes, viennent teinter les perceptions des femmes elles-mêmes et des intervenantes.

Dans l’analyse de notre corpus, il est possible de remarquer que, lorsque le corps des femmes est utilisé comme un mode de survie ou un outil pour pouvoir consommer, elles auront plus tendance à vivre de la stigmatisation et à voir leur corps se dégrader plus gravement. Si la consommation peut être une stratégie, elle est à double tranchant, comme le présente Coy (2009). Cette dynamique a un impact sur la perception que la femme a d’elle-même ainsi que sur celle des autres. Bien que certaines exercent le TS dans un but économique, comme arrondir les fins de mois, elles choisissent des formes où leur corps est moins exposé, comme produire du cybersexe ou danser dans les clubs, et où elles peuvent retirer une certaine valorisation. La notion d’intercorporalité (Hardy 2013) peut donc varier selon les formes exercées de TS, ce qui contribue à l’hétérogénéité des perceptions des femmes quant à leur rapport au corps et à leur travail, comme l’affirment Benoit et autres (2017). Nos résultats montrent que le corps peut être un moyen vers diverses fins, comme le gain de capital dans le contexte néolibéral actuel, qui permet aux TDS de subvenir à certains de leurs besoins. Ainsi, autant leur corps leur permet de subsister, autant il pourrait constituer une stratégie de résistance au néolibéralisme (Coy 2009; Hoffman 2010). Au-delà de ces considérations matérielles se dessine alors un rapport au corps plus compliqué, mettant en tension la dépendance et l’autonomie (Phoenix 1999), la perception de possession par soi et par autrui, etc. Finalement, le rapport au corps n’est pas statique : il est dynamique et changeant, et s’inscrit dans une multitude de rapports sociaux (Bordo 1993).

La mise en dialogue des perceptions de TDS et d’intervenantes s’avère originale et permet de poser un regard multiple sur la question du rapport au corps.

Nous avons également constaté quelques particularités dans les perceptions propres à chacun des échantillons. Les intervenantes placent un accent plus marqué sur des aspects rapidement perceptibles comme l’apparence physique et le comportement. Nous posons l’hypothèse que la nature ponctuelle et à court terme des services sociaux et de santé peuvent mener à une vision partielle de la situation des personnes accompagnées (Khoury et Rodriguez del Barrio 2015). De futures recherches devraient s’intéresser non seulement à l’influence du contexte organisationnel dans les perceptions des intervenantes, mais aussi aux expériences des TDS au sein de ces services. La notion de stigmatisation, aussi ciblée par les intervenantes, peut compliquer le rapport des femmes à leur propre corps ainsi qu’à autrui. De leur côté, les femmes pointaient plutôt des éléments relatifs à leur intériorité. Comme nous l’avons montré, il est important d’aller au-delà des dichotomies courantes entourant le TS. En effet, l’expérience du TS se situe sur un large spectre à l’intérieur duquel les expériences de victimisation, d’émancipation, de choix et de contrainte se côtoient et se transforment.