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Lorsqu’on mène une réflexion sur les imbrications entre les politiques du corps et les rapports sociaux de sexe, on ne peut délaisser la question de l’expérience et de l’importance de la beauté – ou de la belle apparence – dans la vie des femmes. Célébrée historiquement comme la qualité féminine désirable par excellence, synonyme même de féminité à différentes époques, prescrite aux femmes comme clé du succès[1], capturée et imposée par les messages publicitaires de l’économie de l’embellissement, remise en question et même rejetée par différentes penseuses féministes depuis l’aube des mouvements pour les droits des femmes, la beauté est centrale par rapport à la socialisation des femmes depuis un temps immémorial : elle est tout, sauf une affaire de surface.

La beauté des femmes a fait l’objet de beaucoup d’études en sciences humaines et sociales. Au sein de la pensée féministe, les approches théoriques se penchant sur le rôle de la beauté dans la subjectivation des femmes se regroupent généralement autour de deux postures. De l’époque de Mary Wollstonecraft (1792) jusqu’à aujourd’hui, on trouve des études qui envisagent la beauté comme une forme d’oppression pour les femmes. L’injonction à la beauté serait un dispositif de surveillance, ancré autant dans la domination masculine que dans les logiques économiques capitalistes, pour garder les femmes dans une condition de minorité (Bartky 1988; Wolf 1991; Bordo 1993). La beauté est même vue comme une forme d’aliénation (Chollet 2012) et le plaisir que les femmes déclarent trouver dans l’embellissement, comme l’expression d’une fausse conscience (Jeffreys 2005). De l’autre côté, nous avons les études et les discours populaires qui envisagent la beauté comme une voie d’émancipation pour les femmes. Cette posture a bien sûr des nuances : certaines autrices envisagent l’embellissement comme une forme d’expression de soi, de sociabilité féminine, de plaisir (Gimlin 2002; Cahill 2003), d’affirmation de dignité personnelle (Cvajner 2011), tandis que d’autres voient la beauté carrément comme un pouvoir (« capital érotique ») que les femmes peuvent exploiter pour avoir accès à des ressources (Hakim 2011). À son tour, cependant, la notion même que la beauté puisse renforcer la capacité d’action des femmes – donc qu’elle puisse être une source d’autonomisation (empowerment) – a été critiquée par des autrices féministes : cette lecture néglige de problématiser les rapports de pouvoir qui traversent la régulation des apparences des femmes (Banet Weiser 2018; Lavigne et Piazzesi 2019). Ainsi, une telle vision de la beauté deviendrait l’alliée d’une sensibilité postféministe telle qu’elle est définie par Rosalind Gill (2007 et 2017), ancrée dans le discours néolibéral (Rottenberg 2018), qui individualise les défis politiques des femmes et réduit la solution aux inégalités à une question de volonté personnelle (Elias et Gill 2018).

Une présentation même sommaire de ces débats montre bien que la valeur de la beauté pour les femmes est difficile à définir de façon univoque. Pour notre part, nous voulons fournir des pistes afin d’interpréter cette ambiguïté. Nous avancerons notamment la thèse que l’ambiguïté de la beauté ne repose pas sur une hésitation théorique de la pensée féministe : elle est ancrée dans les conditions politiques et socioculturelles qui définissent la capacité des femmes à agir et à choisir dans les sociétés occidentales contemporaines. Nous pensons que le processus même de subjectivation des femmes est structuré par des injonctions paradoxales, qui relèvent de l’organisation sociopolitique genrée des sociétés occidentales : cette paradoxalité affaiblit la capacité d’autodétermination des femmes par le même geste qu’il la leur octroie. L’expérience de la beauté est exemplaire de ce paradoxe[2] constitutif.

Nous appuierons notre argument sur les résultats du projet « Prestiges ordinaires : capital érotique, sexualisation et médiatisation du moi[3] », mené à Montréal de 2017 à 2020. Nous avons interrogé à deux reprises (à environ 6 mois de distance, entre septembre 2017 et mai 2019) onze femmes âgées de 22 à 52 ans, qui habitent dans l’agglomération de Montréal et partagent des égoportraits (selfies) sur Facebook et Instagram. Les participantes ont aussi partagé avec nous des selfies réalisés avant le premier entretien et en ont produit d’autres à l’intérieur du projet suivant des consignes particulières. Les photos ont été discutées pendant les entretiens : ceux-ci portaient sur la valeur, les avantages et les désavantages de la beauté pour les répondantes, sur leurs pratiques d’embellissement et sur leur autoreprésentation visuelle sur les réseaux socionumériques[4]. Plutôt que de présenter traditionnellement les résultats de notre recherche (ce que nous avons fait ailleurs), nous proposerons ici une réflexion et une théorisation, axées sur nos données tout comme sur la littérature à notre disposition et sur les discours médiatiques, au sujet des enjeux et des conditions sociales de la capacité des femmes à choisir. Nous montrerons que les épreuves de la beauté constituent un prisme privilégié à travers lequel il est possible d’analyser les contraintes systémiques paradoxales qui encadrent la subjectivité des femmes. Le domaine de la beauté est analytiquement prometteur puisqu’il est commun pour les femmes de ressentir que leur valeur, leur légitimité sociale et leur reconnaissance dépendent fortement de leur apparence.

Conscientes de l’importance de cette perspective dans l’étude de la beauté, nous avons accordé une attention particulière à l’intersection de rapports sociaux dans l’analyse de l’expérience des répondantes, le genre étant le principal. L’homogénéité de notre échantillon du point de vue de l’appartenance ethnique (dix des onze femmes sont blanches et de descendance européenne) n’a pas permis une lecture approfondie des variations dans l’expérience de la beauté en fonction de cette variable. En revanche, l’échantillon nous a permis de cibler, sur le plan analytique, l’imbrication d’axes souvent moins discutés[5], mais tout de même centraux dans l’expérience de la beauté : âge, classe sociale, taille corporelle[6]. Nous avons ainsi suivi la recommandation de Sirma Bilge (Gallot 2012) en vue de faire émerger de l’enquête empirique les intersections entre les rapports sociaux observés plutôt que de « subsumer a priori certains rapports sociaux sous d’autres ».

Les considérations que nous présentons ici se réfèrent aux contextes culturels de l’Europe occidentale et de l’Amérique du Nord. Nos données et nos sources ne nous permettent pas de généraliser au-delà de ces frontières culturelles qui, par ailleurs, ne circonscrivent pas un univers entièrement homogène. D’autres recherches[7] seront nécessaires pour détailler et comparer les repères représentationnels et les expériences des femmes dans des contextes culturels spécifiques. Nos observations sont cependant renforcées par la littérature à notre disposition et par les voix de militantes et d’autrices féministes, qui signalent depuis quelque temps la présence d’une trame paradoxale dans le discours occidental de la beauté. Pour introduire la discussion des paradoxes de la beauté, nous avons choisi d’offrir dans la prochaine section des exemples de cette réflexivité partagée dans les médias.

Le constat des injonctions impossibles

Dans son court essai « Be a Lady They Said », l’écrivaine féministe Camille Rainville (2017) dénonçait la prison créée par les messages médiatiques et culturels qui s’adressent aux femmes au sujet de leur apparence. Son texte montre que les injonctions qui règlent le travail d’embellissement des femmes, leur autodiscipline corporelle ainsi que l’expression de leur sexualité et de leur féminité sont essentiellement contradictoires. Dans ce passage, dont la traduction provient d’un article de Mélanie Geelkens (2020), les injonctions impossibles qui frappent l’apparence des femmes sont bien représentées :

Ne sois pas trop grosse. Ne sois pas trop mince. Mange. Maigris. Arrête de manger autant. Ne mange pas si vite. Commande une salade [...] Seigneur, tu ressembles à un squelette. Pourquoi tu ne manges pas? Tu as l’air malade. Mange un burger. Les hommes aiment les femmes qui ont de la chair autour de leurs os.

Le terme lady dans le titre a ici une nuance importante, perdue en partie dans la traduction française où l’on emploie « dame » ou tout simplement « femme » : en anglais, lady indique la féminité blanche, éduquée, contrôlée, acceptable, donc sanctionnée positivement. La référence est à l’image idéale de la femme, historiquement construite et renforcée par les repères culturels dominants en circulation (Brownmiller 1984). Ce modèle de la lady est axé sur la blanchitude (Hammonds 1994), sur la minceur, sur l’élégance qui montre un statut socioéconomique élevé, sur une féminité apprivoisée et non menaçante (Schmeichel, Kerr et Linder 2020). La représentation ne cesse pas d’être pertinente et pénétrante dans l’espace médiatique contemporain. Dans Internet, wikiHow, site Web de tutoriels qui déclare avoir aidé 27 millions de personnes avec ses conseils, contient un article intitulé « How to Be a Lady », ou comment être une « dame » ou une « femme recherchée » en ces temps modernes. Parmi les règles de comportement, on peut y lire : avoir une bonne posture (have a good posture), rester calme, garder son sang-froid et être en contrôle (stay calm, cool and collected), être charmante (be charming) parce qu’une « vraie » dame est toujours « subtilement séduisante » (a subtle flirt), s’habiller de façon élégante (préférer les jupes aux pantalons), ne pas trop se maquiller ou porter des vêtements révélateurs (don’t wear excessive makeup or revealing clothing) (wikiHow 2019). Afin d’être une femme acceptable, il faut des instructions précises, un niveau très élevé d’autocontrôle, un travail constant pour gérer son apparence et sa présentation de soi. Le statut social de cette « dame » doit se manifester dans son apparence et dans sa conduite expressive. Manquer à cette obligation comporte le risque d’être jugée négativement – négligée, vulgaire, même pute (Clair 2012).

Après avoir circulé dans sa forme originale (billet de blogue) en 2017, le texte de Rainville a reçu une autre vague d’attention médiatique à la fin de février 2020, grâce à la vidéo dirigée par Paul McLean pour le magazine pour femmes Girls Girls Girls (fondé par la photographe Claire Rothstein[8]). Le texte y est joué par l’actrice Cynthia Nixon. D’après Jo Chappel (2020), la vidéo avait été vue par 20 millions de personnes en date du 5 mars 2020 grâce aux réseaux sociaux : un public très large a donc été sensibilisé à la représentation de la beauté offerte par Rainville.

Un autre exemple de discussion des injonctions impossibles de la beauté a été le débat médiatique suscité par un dossier publié par le magazine Elle (France) à la fin de mai 2020, au sujet de la prise ou de la perte de poids des Françaises pendant le confinement lié à la pandémie de COVID-19. Le dossier a été accusé de renforcer les injonctions oppressives qui obligent les femmes à la minceur (HuffPost 2020). Les critiques ont souligné surtout que le dossier était organisé autour de contradictions évidentes, comme le relève la conseillère politique et militante féministe Laure Botella le 30 mai 2020 sur Twitter[9] : « Résumons. Pour @ELLEFrance, si tu es une femme et que tu as : Pris du poids : ça ne va pas. Perdu du poids : ça ne va pas. Pris du muscle : ça ne va pas. Mangé des graines bio sans soutif : ça ne va pas. Bref, si tu es une femme et que tu as respiré, ça ne va pas. »

Quoi qu’une femme fasse, quelle que soit son apparence ou la taille de son corps, elle n’est pas à l’abri des jugements négatifs. Les femmes sont dans l’obligation d’être belles, mais sont en même temps traitées de narcissiques si elles s’intéressent « trop » à leur beauté (Kerner Furman 1997; Freedman 1986). Il faut toujours et constamment s’embellir, mais sans en faire trop. Tout excès ou tout geste qui contrevient à cette (inatteignable) juste mesure est négativement sanctionné, ce qui affaiblit la légitimité sociale d’une femme. Ces voix dans l’espace publique expriment le constat, de plus en plus collectivement partagé par les femmes, que les injonctions entourant l’apparence féminine les mettent dans une position impossible. Lors d’une discussion avec Zineb Dryef, journaliste du Monde, dans la baladodiffusion Miroir miroir du 18 novembre 2019, Jennifer Padjemi (2019) parle du « syndrome du magazine pour femme » : les lectrices des magazines (comme de toute autre source de conseils beauté) se voient proposer une myriade de produits et de services (souvent en vertu des accords avec les agences de publicité) afin d’obtenir des résultats opposés à ceux des articles qui invitent à s’aimer comme on est, être authentique, arrêter de faire des régimes, arrêter de se teindre les cheveux, trouver sa beauté naturelle et ainsi de suite. Ces voix semblent alors pointer vers une caractéristique fondamentale de la culture occidentale de la beauté : sa paradoxalité.

La beauté, épreuve paradoxale

Le canon de beauté des femmes à une époque précise n’est jamais définie par une seule norme universelle (Banner 1983), mais par un ensemble de normes stratifiées, contextuelles et différentielles. Ces normes plurielles prennent des formes variables en fonction de multiples axes comme l’âge, la race, la classe sociale, la taille corporelle (Craig 2006; Liebelt 2019; Fouquet et Knibiehler 1982) : dans les sociétés occidentales, il y a une hiérarchie des idéaux de beauté, qui attribue à la beauté blanche, mince, jeune et de classe moyenne et aisée un prestige plus élevé (Gill 2007; Craig 2006). De plus, cette pluralité de normes peut être ressentie par la même personne dans différents contextes (par exemple, dans la sphère publique ou privée, dans son rôle professionnel ou parental). Cette pluralité recèle cependant une continuité historique dans les injonctions qui définissent les modalités de l’engagement des femmes dans l’embellissement de soi. C’est la définition du « devoir de beauté » d’après laquelle, comme l’écrit Remaury (2000 : 31), les femmes occidentales sont identifiées à leur corps et « la femme sans beauté n’est pas totalement femme ». Loin d’être une qualité purement esthétique, qui relève de critères sensibles d’appréciation, la beauté renvoie à l’univers moral et sociopolitique (Fouquet et Knibiehler 1982; Bordo 1993; Braizaz 2017) : l’engagement dans l’embellissement, et donc la belle apparence, est la marque de la féminité légitime et des qualités morales qui la caractérisent (contrôle de soi, retenue, pureté sexuelle, disponibilité à l’égard du désir masculin, etc.).

Cette politique de la beauté, qui gouverne l’acceptabilité et la stratification sociale des corps, est organisée par une logique paradoxale, qui encadre l’expérience de la beauté pour les femmes et, par extension, leur subjectivation. Dans son ouvrage The Masque of Femininity, Efrat Tseëlon (1995) analyse d’un point de vue psychosocial l’idéologie occidentale de la féminité. Ce mythe de la « Femme » se développe dans les discours religieux comme séculaires (par exemple, philosophiques). En s’inspirant des idées de Dean MacCannell et Juliet Flower MacCannell sur le système de la beauté (1987), Tseëlon envisage ces discours comme structurés par des « paradoxes », qui encadrent la définition de la féminité légitime, celle de la « Femme », en Occident. Ces paradoxes, que nous décrirons dans les paragraphes qui suivent, règlent la définition de la valeur des femmes, de la féminité authentique, du pouvoir et de la santé mentale des femmes (Tseëlon 1995 : 91). Nous nous inspirons du travail de cette théoricienne pour développer l’idée de paradoxalité et en préciser les manifestations. À la différence de Tseëlon, nous ne considérons pas ces paradoxes comme des structures psychiques individuelles et collectives qui seraient cachées aux sujets d’expérience. Nous montrerons plutôt que les femmes sont capables d’énoncer cette paradoxalité, qui fait l’objet d’une réflexion individuelle et collective (comme nous en avons discuté dans la section précédente) sur le statut des femmes dans la société. Nous traiterons, comme l’ont fait Tseëlon ainsi que MacCannell et MacCannell, des paradoxes de la valeur, de l’authenticité et du pouvoir. À partir de nos observations sociologiques, nous y ajouterons le paradoxe de l’« engagement », pour illustrer le mode d’engagement qui est attendu des femmes comme actrices sociales compétentes par rapport au système de la beauté.

Les injonctions paradoxales, qui organisent l’expérience de la beauté et de l’embellissement, encadrent les choix des femmes dont la résultante, ultimement, échoue toujours à satisfaire. Nous pouvons considérer le choix comme la réponse individuelle à une « épreuve-défi[10] » (Martuccelli 2015 : 50), circonstance sociohistorique qui met à l’épreuve la capacité individuelle de répondre à des difficultés, à des problèmes, à des affrontements dans le monde social qui impliquent un test pour l’individu. L’identité sociale individuelle est remise en question par un contexte, au sein duquel la personne est appelée à « faire preuve » de légitimité (Lemieux 2008; Pollak 1990). La notion d’épreuve capture analytiquement la situation sociale et historique avec ses relations de pouvoir et ses caractéristiques structurelles, mais aussi l’expérience que l’individu en fait à partir de sa position, de ses contraintes et ses possibilités (Martuccelli 2015). Dans ce qui suit, nous souhaitons illustrer ce qui se passe lorsque les conditions de l’épreuve sont paradoxales et qu’en conséquence tout choix mène irrémédiablement à un échec (partiel ou total) à répondre aux exigences.

Le paradoxe de la valeur

« Quand la femme réussit, elle échoue. Si elle refuse d’embrasser le système de la beauté […] elle est dévalorisée et se sent sans valeur. Cependant, si elle réussit, elle réaffirme que sa valeur est légitimée par son apparence » (Tseëlon 1995 : 91; notre traduction). Une femme qui se soucie de son apparence est superficielle; une femme qui ne se soucie pas de son apparence n’est pas une femme.

Les répondantes que nous avons interviewées ont souvent énoncé ce paradoxe, dont elles ont fait l’expérience par rapport à plusieurs contextes et épreuves. Zoé (50 ans, travailleuse autonome) se rappelle que dans la vingtaine elle a beaucoup profité de sa beauté dans sa carrière et qu’elle a été encouragée à miser sur cet aspect pour avancer. Cependant, insister sur l’apparence dans son autoprésentation comporte le risque, que Zoé a connu, d’être considérée comme « superficielle », même incompétente, ou de se faire dire qu’elle avait « tellement plus à offrir ». Une conscience féministe peut dévoiler le paradoxe, mais elle peut en même temps le transformer en un conflit interne. Audrey (40 ans, travailleuse autonome), qui se dit féministe, l’explique lorsqu’on parle de la « validation » que les femmes reçoivent par l’entremise de leur apparence : « Je n’aime pas que j’aime ça [elle rit]. Oui, absolument, ça fait du bien d’avoir de l’attention positive grâce à l’apparence physique, mais en même temps je m’en veux. Je m’en veux parce que j’aime ça […] je ne supporte pas que les gens soient traités différemment à cause de leur apparence. » L’épreuve de la valeur d’une femme par son apparence se révèle contextuelle et spécifique : si l’injonction paradoxale est générale, elle s’applique précisément à chaque rôle dans la vie d’une femme. Lena (37 ans, travailleuse autonome) perçoit que son apparence est jugée par les autres mamans, et donc par rapport à son rôle de mère. Elle se sent jugée parce qu’elle s’entraîne beaucoup et qu’on lui a même demandé une fois, comme dans le texte de Rainville, si « avec tout cet exercice, [elle] mange[ait] assez ». Comme le souligne Marion Braizaz (2017), une mère ne peut pas avoir n’importe quelle apparence : il faut éviter « d’être perçue comme une mère égoïste privilégiant sa coquetterie au bien-être de son enfant ». Par ailleurs, Lena se sent aussi jugée à cause de son habillement trop décontracté à l’aire de jeux, où elle a l’impression que les autres mamans la regardent de haut. De plus, après ses grossesses, elle ressentait à la fois le retour de l’obligation à la minceur et une pression lorsqu’elle se comparait avec les autres mères qui ne semblaient pas avoir de difficultés à s’y soumettre : « Hey, elle a eu un bébé avant moi et elle porte son jean d’avant la grossesse et moi… je peux même pas y rentrer une jambe… et puis tu as toujours la maman qui dit : ‘ Tu sais, j’ai acheté des nouveaux vêtements, et ils sont une taille plus petite qu’avant ’. » Se soucier de son apparence, dans différents contextes, produit et en même temps retire de la valeur aux femmes; ce paradoxe se trouve exemplifié par la culpabilité exprimée par certaines répondantes, mais aussi par leur confusion par rapport aux meilleurs moyens de gagner en valeur.

Le paradoxe de l’authenticité

« Le modèle féminin de la beauté n’est pas authentique et le modèle ‘ naturel ’ ne l’est pas non plus […] Si une femme adopte une apparence naturelle, elle s’engage au même effort de contrôle » (Tseëlon 1995 : 91; notre traduction). Les femmes sont encouragées à utiliser des artifices (des techniques d’embellissement) pour être belles et à rester néanmoins « naturelles ». C’est aussi un commandement moral d’authenticité : la femme doit se déguiser, et elle ne doit ni duper ni créer de fausses attentes chez les autres – surtout chez les hommes.

L’inquiétude de Melissa (52 ans, travailleuse autonome) est emblématique de la responsabilité morale d’authenticité associée à l’apparence. Après avoir partagé sur les réseaux sociaux un selfie pris dans un moment de grand bonheur, elle a reçu ce commentaire : « Ta peau est impeccable! » Très consciente des effets du vieillissement sur son visage, elle a immédiatement précisé qu’elle n’avait pas du tout une peau parfaite et qu’elle n’avait pas non plus essayé de donner cette impression, par exemple en utilisant des filtres. Elle aime bien paraître, et les commentaires positifs lui font plaisir, mais elle ressent la responsabilité de donner une image de soi conforme à la réalité (pas plus jeune ni plus belle). Une faute morale est traditionnellement associée à l’artifice féminin : tout embellissement doit se pratiquer en se dissimulant, en restant naturel (Remaury 2000); toute technique de beauté qui « dénature » dépasse un seuil moral interdit, celui de la femme séductrice, tentatrice, maîtresse de la tromperie. L’anxiété sociale, entourant l’utilisation de filtres sur Instagram (Hess 2015) ou du logiciel Photoshop pour les photos publicitaires, est encore liée à cette dimension morale de l’artifice d’embellissement.

Comme l’énonce Tseëlon, l’injonction au « naturel » est paradoxale puisqu’elle ne signifie pas l’abandon de l’autosurveillance. La beauté naturelle a été prescrite aux femmes au cours de l’histoire occidentale (Remaury 2000) et elle traverse les représentations et les discours commerciaux occidentaux de nos jours. Éva (28 ans, étudiante) nous décrivait son soulagement en voyant que les jeunes femmes qui fréquentent les écoles secondaires semblent aujourd’hui à l’abri des « diktats » qu’elle a ressentis dans sa jeunesse : « La mode est plus au naturel, ça leur permet d’être plus, plus libres dans leur façon de se présenter […] C’est moins axé sur le maquillage. » Toute de suite, elle se corrige : « En fait, je dis ça mais, en même temps, il y a deux mouvements en même temps, les super naturelles années 70 en ce moment, mais aussi genre les sourcils super dessinés et le contouring, et tout ça. Les deux… » Elle reconnaît la contradiction dans les orientations esthétiques, mais aussi le travail demandé par l’apparence « au naturel ».

Les défis « Pas de maquillage » sur les réseaux sociaux (#nomakeupchallenge), les articles sur les femmes célèbres sans maquillage dans des photos officielles (pendant la pandémie de COVID-19 (Petit 2020)) ou pour des productions filmiques (Lady Gaga pour A Star Is Born (Storm 2019)) célèbrent la beauté naturelle et le courage – une vertu morale – de celles qui l’affichent. En réalité, des techniques et des produits préparent le visage à être montré « au naturel », et cela implique un coût et un effort considérables (Arps 2017; Storm 2019). Un artifice est remplacé par un autre, mais l’accès à ce dernier n’est pas distribué de façon égale au sein de la population. L’apparence « au naturel » implique le privilège d’avoir des caractéristiques physiques conformes aux normes de beauté, même en l’absence d’un maquillage visible, et le privilège de l’accès aux soins aussi « invisibles » que coûteux. La beauté « sans maquillage » devient « une affaire de classe » (Padjemi 2019) : le « naturel », investi d’une valeur morale et bien loin d’un rejet des soins de beauté, est un privilège inégalement distribué.

Le paradoxe du pouvoir

« Même lorsque [une femme] exerce un contrôle sur son corps, elle est impuissante. Car elle ne peut pas être puissante tant et aussi longtemps qu’elle opère dans un système qui la juge par son apparence » (Tseëlon 1995 : 91 et suiv.). Audrey (40 ans, travailleuse autonome) nous parle de la dyade beauté-jeunesse – dont elle dit avoir profité – comme « un couteau à double tranchant, à la fois très puissante et une prison dorée ». Elle dit avoir été dans la vingtaine « très consciente du pouvoir [qu’elle pouvait] avoir […] mais c’est presque un faux pouvoir ». Pour avoir le « privilège » de se faire tenir la porte, par exemple, les belles femmes doivent accepter de vivre « dans une petite boîte ». En revanche, affirme Audrey, les femmes ne sont pas payées autant que les hommes – ce qui serait pour elle un vrai pouvoir, en déduisons-nous.

Ce paradoxe est au coeur de la différence de pouvoir entre hommes et femmes que Löwy (2006 : 43) qualifie d’« inégalité esthétique » : le fait que la marge de manoeuvre des femmes pour dévier des modèles en vigueur est bien plus réduite que celle des hommes. La moitié des femmes interviewées en ont fait explicitement état. Cependant, il y a plus : une femme est son apparence tant et aussi longtemps qu’elle la ressent comme la source principale de sa légitimité sociale. Zoé (50 ans, travailleuse autonome) nous confie : « Je remarque que tout ce qu’on fait, on le mesure tout le temps, t’sais, par rapport à l’apparence un peu, et c’est fatigant, c’est fatigant… » Par-delà l’injustice, cela réduit également la capacité d’agir des femmes, incitées à se soucier constamment d’avoir une apparence conforme, appropriée, féminine (Löwy 2006). Plusieurs de nos répondantes soulignent cette charge mentale et affirment concentrer leurs efforts d’embellissement sur l’obtention d’une apparence qui leur permette de ne plus avoir à y penser, de vivre leur journée sans se soucier constamment de leur apparence. Être moins visible à cause du vieillissement est vécu comme un deuil, mais aussi comme un soulagement de l’anxiété liée à la belle apparence. Par contre, nombre de jeunes répondantes nous avouent éviter de se montrer en public les jours où elles ne se sentent pas belles. Cette réaction est saisissante : sans le masque de la beauté, rien de ce qui reste ne semble digne d’être montré.

Le paradoxe de l’engagement

Une femme fera toujours trop ou trop peu pour son apparence, et elle ne fera jamais juste assez. Elle peut toujours faire plus, mieux choisir, améliorer ses techniques, être plus en forme, acheter davantage de produits ou de services (ou s’en procurer des plus coûteux). Si elle en fait trop, elle est probablement une narcissique ou sexuellement disponible, ou les deux à la fois, ce qui est immoral (Clair 2012). Ce paradoxe définit le mode d’engagement demandé aux femmes par rapport à l’embellissement afin de se conformer au modèle de féminité socialement approprié. Par exemple, les messages publicitaires incitent les femmes à « capitaliser » sur la jeunesse (Lajeunie 2004) en même temps que les discours publics critiquent le recours excessif à la chirurgie esthétique ou aux agents de comblement dermique par les femmes montrant des signes de vieillissement, ou le recours trop précoce à ces techniques par les jeunes femmes. Parfois, cette critique prend la forme du diagnostic de troubles psychologiques (Houle 2019), qui attribue aux femmes une pathologie de la capacité à choisir.

Audrey (40 ans, travailleuse autonome) voit parfaitement que la critique collective qui s’adresse aux femmes va bien au-delà de leur stigmatisation sexuelle (slut shaming) et s’étend au choix lui-même : « presque une stigmatisation du choix (like choice-shaming almost), affirme-t-elle. Audrey rappelle les critiques que sa famille lui a adressées autant par rapport à ses choix vestimentaires qu’à sa vie personnelle :

Peu importe à quel point t’es en forme, tes cheveux sont parfaits, peu importe ton style vestimentaire et de maquillage, quelqu’un va désapprouver. Si ta jupe est trop courte ou trop longue, tu sais, n’importe quoi, tu es sous examen et tu vas avoir ton fanclub et ceux qui te détestent.

Un corollaire de ce paradoxe est que chaque femme, la plupart du temps sans le vouloir, devient la gardienne de la féminité légitime en se surveillant incessamment et en surveillant les autres. Derrière cette surveillance se profile l’image traditionnelle de la nature féminine comme essentiellement déficiente, instable, nécessitant un contrôle ininterrompu (Remaury 2000) : comme si la beauté ne faisait que couvrir, de manière imparfaite et temporaire, une « laideur originelle » (MacCannell et MacCannell 1987 : 220) qui menace à tout moment de refaire surface[11]. Pour Rosalind Gill (2007), l’idée que l’existence même des femmes soit caractérisée par des déficiences fondamentales est à l’origine du « paradigme de la transformation » (make-over paradigm), central par rapport à la sensibilité postféministe. Dans son entourage professionnel, Zoé (50 ans, travailleuse autonome) remarque la sévérité extrême des jeunes femmes à l’égard de leur apparence, mais observe que la même sévérité gouverne les commentaires des femmes sur l’apparence des autres femmes. Zoé, pour sa part, n’hésite pas à faire des compliments positifs à ses collègues. Cependant, cela ne revient-il pas à les valoriser pour ce à quoi la société les réduit déjà?

La surveillance se traduit aussi dans la transmission intergénérationnelle de la valeur de la beauté, également paradoxale. Melissa (52 ans, travailleuse autonome) racontait que sa fille adolescente avait demandé à avoir un certain type de maquillage pour son anniversaire. Melissa a trouvé très difficile de choisir avec sa fille parmi les options, à la fois en fait de produits et d’information à leur disposition sur les avantages des produits plus chers. Elle remarque avec inquiétude qu’il n’y a pas de limites aux dépenses possibles pour ces trucs. L’aspect qui l’inquiète est le message qu’elle enverrait à sa fille en choisissant les produits les plus chers (signifiant que la beauté mérite un investissement considérable); cependant, elle ne souhaitait pas non plus opter pour les moins chers, ce qui reviendrait à dire que la beauté ne mérite pas d’y investir. Elle se dit fière que sa fille ne se soucie pas trop de la beauté, mais est aussi certaine que sa belle apparence sera importante dans sa vie. La beauté demande un engagement, des investissements, des efforts, mais ceux-ci doivent être limités, compétents, équilibrés pour ne pas délégitimiser celle qui les accomplit. Les jugements négatifs guettent les femmes qui en font trop au même titre que celles qui n’en font pas assez. Si la belle apparence peut requérir des efforts considérables, elle doit sembler n’en nécessiter aucun.

Conclusion : la « corde raide » du choix des femmes

Au cours des 30 dernières années, les discours postféministes, que MacCannell et MacCannell critiquaient déjà en 1987, ont individualisé et dépolitisé les enjeux féministes, en recadrant les épreuves des femmes par le langage du choix individuel, de l’autodétermination et de la possibilité de « tout avoir » (Spar 2013). Ce repli individualiste des discours sur l’autonomisation, en faisant foisonner la concurrence et la désolidarisation politique entre les femmes, a attiré maintes critiques (voir, par exemple, Sarah Banet-Weiser (2018), Rosalind Gill (2007 et 2017) et Angela McRobbie (2015)). Nos remarques permettent de pousser la critique encore plus loin. L’autonomisation individuelle (empowerment), promise par les discours postféministes, ne peut exister dans un contexte où l’accès des femmes au choix est régi par une logique paradoxale. Dans notre article, nous nous sommes appuyées sur l’expérience de la beauté comme prisme pour faire état des injonctions contradictoires qui encadrent la capacité à choisir des femmes.

Aux trois paradoxes mis en évidence par Tseëlon (1995) – valeur, authenticité et pouvoir –, nous en avons ajouté un, celui de l’engagement, qui illustre l’impossibilité pour les femmes d’atteindre une « juste mesure » (avec l’apaisement qui pourrait s’ensuivre) dans leur investissement de temps, de ressources et de souci par rapport à la beauté. La légitimité sociale de l’identité personnelle (on montre qui on est, de quoi on est capable, etc.) se trouve en jeu dans l’épreuve du choix individuel. Or, exercer des choix dans des conditions où les systèmes de jugement sont contradictoires implique de ne jamais totalement réussir une épreuve, quoi qu’on choisisse. La logique paradoxale condamne les femmes à rester dans une condition de minorité (MacCannell et MacCannell 1987), où leur identité sociale et leur capacité de choix ne peuvent pas recevoir une pleine légitimité. C’est ce que formule Éva (28 ans, étudiante) : « Je pense qu’en général ça crée un état, une corde raide sur laquelle on est toujours en train de naviguer ou juste… sauter en bas. » Les contraintes paradoxales rendent impossible l’atteinte d’un équilibre stable : l’identité sociale même des femmes est condamnée à la précarité. Cette observation se révèle d’autant plus saisissante que le discours postféministe et néolibéral sur la féminité légitime est axé sur l’idée de l’« équilibre » individuel – que ce soit dans les enjeux d’articulation travail-famille (Rottenberg 2018), dans la gestion de ses besoins et de ceux des autres (Cairns et Johnston 2015) ou dans le soin « holistique » de soi (Jain 2020).

La situation est très claire dans le cas de la beauté. Les normes de beauté sont plurielles, et s’incarnent dans des images plurielles, mais la pluralisation n’implique pas une « libération » des corps, une diversification des apparences acceptables parmi lesquelles choisir. Les injonctions se font à la fois plus spécifiques et plus généralisées (personne n’est exempté) : le devoir de beauté (Remaury 2000) des femmes ne s’affaiblit pas et il règle l’épreuve de la beauté. Cette dernière consiste pour les femmes à faire preuve de leur statut moral, de leur légitimité, de leur compétence. Cette épreuve incessante (jamais complètement terminée) se manifeste dans tout contexte, par rapport à tout rôle, et est soumise à une logique d’injonctions contradictoires. Ainsi, l’épreuve ne peut être réussie, si ce n’est de façon éphémère, contingente, car l’équilibre est atteint pour un instant, et le prochain pas se révèle incertain. Responsables de leur beauté, incitées à montrer une subjectivité performante en surveillant et en disciplinant leur corps, les femmes investissent dans l’apparence, et cela constitue un souci constant pour nombre d’entre elles. L’anxiété qui entoure la beauté est liée à la nécessité pour les femmes de faire preuve de dignité morale, de légitimité sociale et de capacité de choix. Les femmes que nous avons interviewées, tout comme de nombreuses autres femmes qui occupent l’espace médiatique contemporain, sont très conscientes de la paradoxalité des contraintes qui les entourent et de leur incidence, qui affaiblit leur pouvoir d’agir. Loin d’être gouvernées par des injonctions « aliénantes » ou par une « fausse conscience », les femmes apprennent à maîtriser la logique contradictoire qui encadre leur expression de soi et le test de leur légitimité qu’elles sont capables de décrire et de critiquer (Davis 1991; Piazzesi et Lavoie Mongrain 2020). Cependant, la prise de conscience ne mène pas automatiquement à l’émancipation : changer une telle logique paradoxale, et avoir accès à un plus grand pouvoir d’agir, s’avère une affaire politique collective, et non un simple effort de volonté individuelle.

Nos observations, dans le contexte de notre étude sur la beauté, pourraient s’étendre à la maternité, au couple, à la carrière et à bien d’autres terrains de test de la légitimité des femmes. Telle est la grande ironie du postféminisme : les femmes ont revendiqué, et le font toujours, leur droit au choix, à l’autonomie, à l’autodétermination comme fondement d’une subjectivité politique égalitaire; toutefois, les sociétés occidentales étant largement organisées autour du privilège masculin et par des rapports de pouvoir genrés, l’exercice du choix par les femmes se fait (encore) dans des conditions paradoxales. Cet exercice n’a pas lieu entre des possibles qui seraient alternatifs, mais entre des obligations contradictoires menant immanquablement à une défaillance. C’est pourquoi il est nécessaire, comme le recommandent Gill (2017) et Banet-Weiser (2018), d’analyser le « féminisme populaire », c’est-à-dire le discours banalisé sur l’autonomisation et l’égalité des femmes qui circule dans l’espace médiatique, dans ses imbrications avec la « misogynie » persistante dans les sociétés occidentales au niveau culturel et politique. Les « mauvais choix » des femmes sont souvent attribués à des « défauts » psychologiques, comme une faible estime de soi, du narcissisme, ou à des défauts moraux (égoïsme, hypersexualisation, etc.). Il est temps, croyons-nous, de revenir à une explication sociologique et politique des raisons qui entraînent des jugements négatifs sur les choix des femmes. Il importe de recommencer à discuter des conditions sociopolitiques de possibilité du choix des femmes et des performances discursives qui les placent dans une situation paradoxale permanente en tant que sujets d’expérience.