Corps de l’article

Laura Kipnis, auteure de l’ouvrage Unwanted Advances: Sexual Paranoia Comes to Campus (version originale anglaise du titre à l’étude), est professeure de cinéma à l’Université Northwestern, à Chicago. Chroniqueuse et auteure des écrits sur la sexualité et l’amour dans les moeurs nord-américaines, celle-ci remet en question le climat de « paranoïa sexuelle » sévissant actuellement sur les campus américains. Le moins que l’on puisse en conclure à la lecture de cet essai polémique, c’est que Laura Kipnis ne craint pas la controverse : elle réussit à circonscrire dans son texte le climat qualifié de délétère qu’entraîne l’explosion des allégations d’inconduites sexuelles à l’université en insistant sur les dérives administratives inhérentes aux dysfonctionnements dans l’application du Titre IX[1] aux États-Unis. Elle dénonce la prévalence de la présomption de culpabilité dans les affaires de violences sexuelles qui se multiplieraient dans les universités. Féministe de la nuance, Kipnis souhaiterait voir diminuer le nombre d’agressions et de relations sexuelles non désirées sur les campus et ailleurs dans la société. Selon elle, la portée du Titre IX a transformé le corps professoral dans l’imaginaire collectif « en une classe sexuellement suspecte : tous, des apprentis agresseurs, des prédateurs sexuels en puissance » (p. 57). Cette remarque est particulièrement inquiétante puisque certaines jeunes femmes n’hésiteraient plus à s’autoproclamer victimes d’abus sexuels de la part des professeurs et des étudiants. L’auteure remet en cause la crédibilité de certaines plaignantes sur les motivations sous-jacentes à ces dénonciations et estime qu’il est de plus en plus difficile de faire respecter le principe de la « présomption d’innocence ». Kipnis a elle-même fait l’objet d’une plainte d’étudiantes estimant que ses chroniques avaient un effet dissuasif sur leur capacité à dénoncer des cas de harcèlement. Selon elle, des professeurs et des étudiantes adultes capables de prendre leurs propres décisions méritent que l’on respecte leur intimité et leur vie privée. Pour Kipnis, l’interdiction des relations amoureuses sur les campus brime la liberté d’expression et encourage une forme singulière de surprotection des étudiantes qu’elle dénomme « féminisme paternaliste », laquelle prive les jeunes femmes de leur autonomie. Elle s’oppose à cette « conception victimaire des femmes et [à] la conviction de l’inébranlable pouvoir des hommes » (p. 49) qui renforce le pouvoir de l’administration. Kipnis estime par ailleurs que la protection accordée aux filles par le Titre IX n’est qu’une mesure fragmentaire des administrations universitaires dont les incohérences constituent autant d’obstacles à la mise en oeuvre d’une véritable protection contre la culture du viol sur les campus. Il est difficile, selon l’auteure, de ne pas y voir une vision infantilisante des jeunes femmes et une référence directe à la grande vulnérabilité des étudiantes, victimes innocentes qui seraient dépourvues de tout désir et qui devraient être protégées à tout prix (de professeurs prédateurs) de relations sexuelles non désirées. Kipnis s’interroge également sur les démarches juridico-administratives des enquêtes qualifiées d’expéditives autorisant les mises en accusation d’hommes qui, sans qu’on leur laisse la possibilité de répondre ou de se défendre, sont sanctionnés. Kipnis qui se décrit comme « féministe et progressiste », animée par les questions de liberté, de justice sociale, a examiné des accusations qui, selon ses dires, sont préjudiciables au corps professoral et se pose les questions suivantes : Faudrait-il interdire les relations intimes, amoureuses et sexuelles entre adultes consentants en milieu universitaire? Pourquoi les dénonciations de violences à caractère sexuel en milieu universitaire sont-elles devenues une préoccupation politico-administrative? Pourquoi et comment l’application du Titre IX nuit-elle principalement aux hommes et quelles en sont les conséquences? Quels sont les enjeux de ces fausses accusations sur les luttes féministes contre les violences à caractère sexuel?

Le premier chapitre, « Des accusations à la chaîne. Fantasmes et réalités », explore l’explosion des dénonciations de relations amoureuses entre adultes consentants dans les universités, les manquements relevés dans le fonctionnement et l’application du Titre IX mis à la disposition des autorités universitaires aux États-Unis pour combattre la problématique des agressions sexuelles. Dans ce chapitre, Kipnis prend la défense d’un collègue accusé de harcèlement sexuel et conteste le climat de suspicion sexuelle qui s’emparerait des campus, rendant chaotique la vie universitaire.

Dans le deuxième chapitre, « Le consentement fluctuant. “ Oui ” devient “ non ” des années après les faits », Kipnis lance une réflexion engagée sur les questions de consentement dans les relations sexuelles entre adultes consentants. Elle entreprend d’élucider le thème du consentement fluctuant et propose de tenir compte de la présomption d’innocence devant mener à un procès juste et équitable. Kipnis juge inacceptables les méthodes administratives qualifiées de partiales et complaisantes où prévaut la présomption de culpabilité. C’est en mettant en doute ces déficits de justice que l’auteure s’interroge sur le sens même de certaines relations amoureuses professeur-étudiante : romantisme et véritables sentiments amoureux; relations sexuelles non consenties ou « droit de cuissage des professeurs » en situation d’autorité qui abusent de leur pouvoir; marchandisation du sexe ou le sexe comme monnaie d’échange, attachement excessif, fantasmes, sentiments érotiques débordants des étudiantes?

Le troisième chapitre, « L’inquisition en moi. Plus “ sûr ” est le lieu, plus inquiétés sont les professeurs », fait écho, comme l’indique son titre, à l’expérience de l’auteure relativement aux méthodes bureaucratiques évaluées comme iniques et liées à l’enquête disciplinaire à laquelle elle a été soumise dans son université à titre de contrevenante à l’égard d’une disposition du Titre IX. On y prend connaissance de plusieurs plaintes portées contre sa personne par ceux et celles qui défendent le système, et elle argumente quant à ces accusations. Selon Kipnis, quiconque se risque à sortir du silence pour critiquer cette situation fait l’objet d’enquêtes et de requêtes sur les asymétries du pouvoir institutionnel qui enfreint la liberté d’expression.

Le quatrième chapitre, « Les méfaits de la confidentialité. Les tribunaux secrets et leurs victimes », met en lumière le mauvais usage du Titre IX par les administrations universitaires. L’auteure mobilise la thématique de la liberté d’expression afin d’illustrer l’intérêt d’en comprendre les préjudices causés par les fausses accusations d’inconduites sexuelles auxquelles s’exposent les professeurs accusés d’entretenir des relations intimes, amoureuses et sexuelles consentantes avec leurs étudiantes. Selon Kipnis, pour réduire les risques d’abuser des mécanismes de dénonciation et d’enquêtes vite expédiés, il serait souhaitable de lever la norme de confidentialité. Cela permettrait en même temps d’entamer une discussion franche entre les parties sur ce qui est reconnu comme préjudice et comme consentement. Elle déplore la « force des préjugés contre les hommes accusés, le déploiement inventif de la norme de la prépondérance, et des plaignantes aux motivations ambiguës » (p. 202). Elle dénonce les atteintes à la liberté d’expression pour toute personne qui ose critiquer cette situation. L’auteure conclut que c’est à « force de sentimentaliser les femmes de cette manière grotesque que les responsables du Titre IX transforment les universités en vaches à lait mises au service de certaines étudiantes à la fibre particulièrement créative » (p. 203).

Le cinquième chapitre, « Le sexe et la mauvaise éducation. Plaidoyer pour un féminisme adulte », explore les raisons complexes à l’origine des rapports sexuels immatures ou irréfléchis en état d’ivresse, les « coups d’un soir », de jeunes adultes en milieu universitaire. Pourquoi, selon l’auteure, tient-on les hommes pour seuls responsables des relations sexuelles quand les deux protagonistes sont ivres et qu’en est-il de la notion de « viol équivoque » pour les jeunes femmes? Kipnis se dit bouleversée par les mauvaises expériences sexuelles des jeunes femmes soûles. Comment prévenir la culture du sexe sans lendemain? Que pensent gagner les jeunes femmes en se rapprochant des athlètes masculins? Pourquoi un NON n’est-il pas un NON? Comment prévenir ce genre de rapports sexuels non consentants? Faut-il rééduquer les étudiantes et les étudiants sur la violence interpersonnelle et le consentement affirmatif pour lutter contre la culture du viol?

L’épilogue, « Témoin à un procès pour sorcellerie », révèle la présence de Kipnis à l’audience à titre de témoin au procès du professeur de philosophie congédié, Peter Ludlow, contre deux étudiantes, Eunice Cho et Nola Hartley. Sa participation à ce procès qu’elle juge non objectif et inique a été pénible pour elle.

La postface, « #MeToo et la paranoïa sexuelle à l’université », s’ajoute à l’ouvrage. La version originale du livre est parue en avril 2017, soit avant l’émergence du mouvement de dénonciations à l’échelle planétaire provoqué par le mot clic #MeToo sur les violences sexuelles. Kipnis revient sur celui-ci dans la version française au regard de la couverture médiatique de l’affaire Harvey Weinstein. L’auteure compare #MeToo au Titre IX. Selon elle, #MeToo est une stratégie dont l’objet est la révélation publique, alors que le Titre IX est imposé par le gouvernement fédéral et administré par des bureaucrates universitaires agissant à huis clos (p. 285). Selon Kipnis, #MeToo est un mouvement bénéfique à la lutte contre les inconduites sexuelles mais aussi un mouvement qui, de nos jours, serait tombé dans l’excès.

Dans l’ensemble, l’auteure défend les relations amoureuses entre adultes consentants et la liberté d’expression. Elle fustige le « féminisme paternaliste » et condamne les accusations mensongères d’inconduite sexuelle qui brisent des carrières. Elle s’insurge contre l’instrumentalisation du Titre IX à des fins qui n’ont rien à voir avec la protection des étudiantes ni avec la lutte véritable contre les violences à caractère sexuel. Cet ouvrage apporte une contribution, notamment en relativisant le phénomène de la culture du viol[2]. Au moment où le consensus féministe promeut la nécessaire prise de conscience de la « culture du viol », Kipnis dénonce les avis très polarisés autour d’« une soi-disant culture du viol » (p. 64) qui empoisonnerait le climat ambiant dans les établissements d’enseignement universitaire. De son point de vue, l’interprétation du cri de ralliement « À bas la culture du viol » est une expression insidieuse et préjudiciable à la gent féminine. L’ouvrage constitue un apport pour les chercheuses féministes, même si certaines idées soutenues par l’auteure vont à contre-courant de perspectives féministes en matière de lutte contre les violences sexuelles et sexistes. L’argumentation que déploie l’auteure relativement à la dénonciation de ce qu’elle appelle le « paternalisme féministe » et la sacralisation de la parole de certaines victimes présumées sous-tendent le débat dans une perspective plus globale de justice sociale. Selon elle, certains hommes accusés paient le prix fort d’une vengeance amoureuse basée sur de fausses allégations. De son point de vue, les autorités universitaires appliqueraient aux cas d’inconduites sexuelles présumées un système de « deux poids, deux mesures » malgré les faits occultés, contradictoires dans les souvenirs, les erreurs factuelles de témoignage, des omissions sélectives, des incohérences et autres que les victimes présumées tenteraient de cacher. Faudrait-il redéfinir la notion de consentement lorsqu’on constate que de nombreuses dénonciations d’agression sexuelle entre professeurs et étudiantes restent difficiles à juger, notamment quand les faits remontent à quelques mois, voire des années? La présomption d’innocence reste-t-elle un principe fondamental en droit et devrait-elle susciter un doute raisonnable quant à la culpabilité des personnes accusées? La notion de consentement dans les cas où les parties sont unies par un lien d’autorité se révèle une question aussi complexe que délicate.

Kipnis trace également un portrait peu flatteur des étudiantes ayant dénoncé des cas de violence à caractère sexuel et, selon elle, le statut victimaire des jeunes femmes présentées dans son ouvrage interpelle toute la société sur les cadres d’analyse des plaintes d’inconduite sexuelle utilisés par les autorités universitaires. À travers des enquêtes trop vite terminées d’agression à caractère sexuel en milieu universitaire, c’est toute la logique de la preuve « hors de tout doute raisonnable » qu’il faudrait remettre en cause, selon l’auteure, pour permettre un système de prépondérance ou de probabilité. Certaines plaignantes ayant érodé leur propre crédibilité, on devrait mettre fin à cette conception qui veut que les victimes d’agression sexuelle soient crues sur parole. C’est bien le pire genre de protection que de considérer ces jeunes femmes comme des créatures si fragiles et irresponsables que l’on ne devrait jamais les soupçonner d’arrière-pensées ou de visées peu morales. Pourquoi faudrait-il materner les plaignantes en s’abstenant de les interroger de près afin de réaliser des enquêtes administratives hors de tout parti pris?

L’effet pervers dans ces jugements est que les femmes victimes d’agression ne seront pas crues lorsqu’elles dénonceront ces gestes et qu’il faudra fournir tous les éléments nécessaires à la production d’une preuve hors de tout doute. L’enjeu majeur reste de rechercher des formes d’actions efficaces pour détecter les fausses allégations. Comme on peut le constater à la lecture de cet ouvrage, la portée des questions soulevées déborde amplement la lutte contre les violences à caractère sexuel en milieu universitaire. Quoi qu’il en ressorte, Kipnis aura offert, à travers cet essai, des arguments importants pour qui veut réfléchir sur les inconduites sexuelles à l’université. Elle aura ainsi apporté une contribution intellectuelle valable aux efforts à déployer pour la lutte contre les violences à caractère sexuel. Le principal mérite de son ouvrage est d’explorer une problématique à peu près occultée dans le débat féministe actuel. Il est toutefois regrettable que l’auteure n’exploite qu’un nombre restreint de cas de « fausses allégations » en milieu universitaire étant donné que de nombreux rapports internes dénoncent des situations plus élevées de violences à caractère sexuel sur les campus. Concernant la crédibilité des plaignantes, plusieurs victimes doivent encore se battre pour obtenir une crédibilité aux yeux des autorités qui mènent l’enquête, et cette situation fait en sorte que beaucoup de femmes s’abstiennent de rapporter leurs agressions puisque les expériences des victimes continuent d’être suspectes. La tendance antiféministe à trop insister sur le phénomène de fausses allégations est ironique considérant que la majorité des cas d’agression sexuelle ne sont pas rapportés aux autorités. Mettre l’accent sur les seuls cas de fausses allégations, reconnaître que celles-ci existent, peut faire en sorte que l’on continue à blâmer certaines victimes, à excuser certains agresseurs, à décourager certaines victimes et à encourager le fait que les fausses allégations sont communes. Il convient de faire très attention pour ne pas tomber dans le cynisme au regard des plaignantes d’inconduites sexuelles décrites dans l’ouvrage de Kipnis. De plus, la détection des fausses allégations d’inconduites sexuelles se révèle une tâche difficile à réaliser sur la base d’éléments évaluant la crédibilité d’une victime traumatisée. Dans cette optique, comment établir une différence entre une allégation véridique et une fausse allégation d’inconduite sexuelle? Difficile de répondre à cette question qui remet en cause la notion de consentement, les fausses pertes de mémoire, l’intoxication aux psychotropes, etc. Parlant de consentement, est-il possible que les plaignantes n’aient pas été consentantes lors des évènements? En définitive, cet ouvrage présente certaines limites certes, mais il contient plusieurs enseignements éclairants sur certaines dénonciations d’inconduites sexuelles en milieu universitaire. Il ne reste qu’à espérer que la peine exemplaire de 23 ans de prison infligée à Harvey Weinstein le 23 mars 2020, au terme d’un procès emblématique issu du mouvement #MeToo de dénonciation des inconduites sexuelles, envoie le signal fort aux victimes qu’il vaut la peine de dénoncer toute forme d’agression.