Résumés
Résumé
Regarder des feuilletons télévisés turcs en Grèce est une activité « taboue » aussi bien pour des raisons liées aux relations politiques tourmentées entre les deux pays voisins que pour des raisons de légitimité culturelle. Traitées comme des femmes intellectuellement pauvres et « moins Grecques », celles qui sont des fans de ces séries sont fortement critiquées ou même encore marginalisées par leur entourage. Dans ce contexte, les communautés numériques fonctionnent comme des refuges pour ces femmes où il leur est permis de s’exprimer, d’échanger et de développer leur propre identité. Au sein des communautés numériques, non seulement leurs préoccupations sont légitimées, mais elles ont également la possibilité d’entreprendre des pratiques qui leur sont interdites par ailleurs dans la société. Ces espaces virtuels constituent des champs dans lesquels les femmes fans peuvent mener des pratiques de résistance contre le système patriarcal qui leur impose la subordination. Dans ce sens, leur participation à ces communautés constitue une « praxis » féministe.
Mots-clés :
- Fans,
- feuilletons télévisés turcs,
- communautés numériques,
- résistance,
- netnographie,
- praxis féministe
Abstract
The viewing of Turkish soap operas in Greece is considered to be a « taboo » activity not only because of the tormented political relations between the two neighboring countries, but also because of reasons of cultural legitimacy. Treated as intellectually poor and « less Greeks », those who are fans of these series are highly criticized or even marginalized by their entourage. Within this context, online communities function as shelters where women who enjoy watching Turkish soap operas can express themselves, exchange and develop their personal identity. In these communities, not only « female » preoccupations are legitimized but also women have the possibility to conduct practices which are otherwise prohibited in society. These groups are virtual spaces in which women conduct resistance activities against the patriarchic system which imposes subordination on them. Consequently, their participation in such communities could be considered as a feminist « praxis ».
Resumen
Mirar telenovelas turcas en Grecia es una actividad « tabú », tanto por razones vinculadas a las relaciones políticas problemáticas entre los dos países vecinos como por razones de legitimidad cultural. Tratadas como mujeres intelectualmente pobres y « menos Griegas », las aficionadas de estas series son fuertemente criticadas o incluso marginadas por quienes las rodean. En este contexto, las comunidades digitales funcionan como refugios para estas mujeres, permitiéndoles expresarse, intercambiar y desarrollar su propia identidad. Dentro de las comunidades digitales, no solo se legitiman sus inquietudes, sino que también tienen la oportunidad de emprender prácticas que no pueden emprender en la sociedad fuera de estas comunidades. Estos espacios virtuales constituyen campos dentro de los cuales las aficionadas pueden realizar prácticas de resistencia contra el sistema patriarcal que impone su subordinación. En este sentido, la participación de las aficionadas en estas comunidades constituye una « praxis » feminista.
Corps de l’article
L’émergence d’Internet a été accompagnée par un discours de concurrence entre ce nouveau média et les médias qui le précédaient, notamment la télévision. Pourtant, la recherche de Zenith Media pour l’année 2019 a mis en évidence que, malgré la croissance du temps moyen consacré à la consommation d’Internet, la demande télévisuelle n’a pas subi radicalement l’influence de la popularité de ce nouveau média. Dans ce sens, selon la même étude, la télévision reste jusqu’à aujourd’hui le média le plus populaire dans le monde. Cela est dû non seulement au fait que la télévision demeure encore beaucoup plus accessible qu’Internet, mais aussi au fait que la consommation télévisuelle est inhérente à des attentes de sociabilité qui ne sont pas satisfaites par Internet (Maigret 2007).
À l’encontre du discours de la concurrence entre les deux médias, il devient de plus en plus évident qu’une complémentarité se dessine entre la consommation télévisuelle et l’usage du numérique (Maigret 2007). Ainsi, en plus de la consommation intensive, les fans des fictions télévisuelles cherchent à prolonger le plaisir obtenu par leur visionnage en s’appropriant les technologies numériques (Combes 2013).
Grâce au développement des outils numériques et à la démocratisation de l’accès à Internet, les fans des fictions sérielles sont de plus en plus interconnectés. Pour cela, selon Mark Duffett (2013), tandis qu’auparavant les fans interagissaient lors des congrès, de réunions, des manifestations particulières ou encore par les fanzines, plusieurs de leurs pratiques sont aujourd’hui digitalisées.
L’étude des pratiques numériques des fans ne constitue pas un nouveau domaine de recherche. Plusieurs auteurs et auteures ont étudié les façons dont les fans interagissent à travers les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) (Jenkins 1992; Baym 2000; Harrington et Bielby 1995). Dans notre article, nous présenterons une partie des résultats concernant les pratiques numériques du fandom[1] féminin grec des feuilletons télévisés turcs (résultats de notre recherche doctorale concernant les représentations projetées par les feuilletons télévisés turcs et leur réception par les femmes en Grèce).
La démarche méthodologique
Notre recherche concerne la réception des représentations projetées par les feuilletons télévisés turcs et leur réception par les fans – particulièrement par les femmes puisqu’il y a une perspective féministe dans notre travail – en Grèce. Pour ce faire, nous avons, dans un premier temps, conduit une recherche empirique basée sur 50 entretiens libres ou semi-directifs avec des femmes venant de milieux socioéconomiques divers et résidant dans différentes zones géographiques en Grèce[2].
Dans un second temps, nous avons réalisé une netnographie[3] des communautés numériques des fans des fictions sérielles turques de 2016 à 2018. Étant donné que les pratiques des fans sont de plus en plus digitalisées, l’observation de ces pratiques ainsi que des communautés numériques qu’elles forment est d’une importance majeure pour mieux saisir les processus d’appropriation des contenus que ces dernières visionnent. Dans ce contexte, nous avons intégré deux communautés numériques afin d’observer les interactions qu’entretiennent les membres de ces communautés. Pour des raisons de déontologie, nous avons, dès le début, révélé notre identité et notre motif aux autres membres de la communauté[4]. Nous avons choisi notre échantillon de deux communautés en fonction de deux critères : 1) les relations interpersonnelles et les interactions quotidiennes entre les membres de la communauté; et 2) l’objet d’intérêt de la communauté[5]. Ainsi, la première communauté numérique que nous avons étudiée est le groupe Facebook des fans grecs de l’acteur Turc Kıvanç Tatlıtuğ[6] et la seconde est le groupe Facebook des fans grecs des feuilletons turcs[7].
Les feuilletons turcs en Grèce
Des marchandises transnationales
Depuis les années 2000, la production des feuilletons télévisés turcs est en constant développement (Ağırseven et Örki 2017). Ces feuilletons, qui représentent sans doute de considérables réussites au niveau local (Garapon et Villez 2018), sont aussi exportés à l’étranger. Plus précisément, ils ont été d’abord diffusés dans la sphère d’influence culturelle de l’ancien Empire ottoman, c’est-à-dire les Balkans et le Moyen-Orient, et par la suite à d’autres pays comme l’Inde, le Pakistan, l’Amérique latine ou la Chine.
Les thématiques de ces produits sont loin d’être originales. Elles rappellent les thématiques pratiquement standardisées des produits classiques du genre, soit des feuilletons (soap operas) ou des telenovelas du monde hispanophone des années 1990 et 2000. Les sujets les plus fréquents traitent de relations sentimentales, plus précisément de l’amour interdit. Les schémas narratifs diffusés par ces feuilletons sont identiques à ceux qui sont présentés dans la plupart des produits télévisuels partout dans le monde (optimisme, amour durable, combat entre le bien et le mal, etc.). L’idée est d’exposer des problèmes qui préoccupent tous les individus dans leur vie quotidienne (problèmes d’amour, de survie, etc.), mais toujours en les associant à des intrigues, des passions et des rivalités afin d’attirer le public.
Les feuilletons turcs sont aussi, particulièrement depuis les années 2000, exportés à l’étranger. Pour certains spécialistes du sujet (Karanfil et Kaptan 2013; Vračić 2016; Ağırseven et Örki 2017; Tutal-Cheviron et Çam 2017; Constantinou et Tziarras 2018; Vitrinel 2019), les produits en question sont considérés par le gouvernement turc comme des outils dont l’objet est de promouvoir une image positive de la Turquie à l’étranger.
C’est pour cette raison que le gouvernement turc a établi plusieurs stratégies afin de soutenir la production des feuilletons turcs (Tutal-Cheviron et Çam 2017). Une telle stratégie est, par exemple, l’aide financière accordée aux chaînes télévisuelles privées et aux compagnies de production pour la création de ces séries. Par conséquent, la diffusion des feuilletons turcs au-delà des frontières nationales devient un outil stratégique en vue de la propagation d’une image positive du pays à l’étranger. Ainsi, les représentants du gouvernement turc ont déclaré publiquement à plusieurs reprises l’importance des feuilletons turcs pour les affaires étrangères du pays. Plus précisément, Egemen Bağış, lorsqu’il était ministre des Affaires européennes (2009-2013), a affirmé ceci (Tutal-Cheviron et Çam 2017 : 133) :
Les séries turques sont un moyen parfait pour refléter l’image de la Turquie et le mode de vie turc. Non seulement pour nos intérêts économiques, mais aussi pour nos intérêts diplomatiques et sociologiques, les séries turques sont devenues l’un des moyens du soft power les plus efficaces de notre politique étrangère.
Malgré le conservatisme qui caractérise les feuilletons turcs (Larochelle 2017 et 2019), la Turquie occupe la deuxième place en matière d’exportation des productions télévisuelles, juste après les États-Unis[8]. Les productions « Istanbulwood » sont aujourd’hui exportées dans plus de 140 pays. Le feuilleton turc le plus populaire à l’échelle internationale s’intitule Muhteşem Yüzyıl (Le siècle magnifique). On estime actuellement que les feuilletons turcs ont été visionnés jusqu’à nos jours par plus de 400 millions de spectateurs et de spectatrices dans le monde (Hürriyet Daily News 2016).
Pourtant, « rien ne garantit que l’audience d’un programme international décode le sens de ces programmes comme le voudrait la source, car l’interprétation de ces récits se fait en fonction des croyances, des attitudes et des normes culturelles, sociales et politiques qui prévalant parmi les membres de l’auditoire » (Gary Rawnsley (2015) cité dans Terry Flew (2016 : 286)). En d’autres termes, le contexte idéologique dans lequel se déroule un drame (ou n’importe quel autre texte médiatique) n’implique pas la passivité du public et donc sa subordination aux producteurs et aux productrices de contenu. Si les messages dominants peuvent être codés avec succès conformément à l’idéologie de ceux et celles qui les produisent, ce sera toujours l’auditoire qui décodera ces messages et aura donc un pouvoir d’interprétation sur eux (Morley 1980; Radway 2000; Ang 1985; Liebes et Katz 1992; Hall 1994; Flew 2016).
En ce sens, l’étude de la réception des produits en question et des pratiques des fans de ces feuilletons, dans un contexte numérique précis, présente un intérêt particulier. Plus précisément, nous considérons que l’étude des décodages opérés et des pratiques conduites par les femmes qui visionnent les feuilletons turcs peut avoir une fonction révélatrice concernant la manière dont ces femmes appréhendent leur rôle dans la société contemporaine.
Un plaisir coupable[9]
Des produits turcs : la peur de la conquête culturelle
Parmi les pays dans lesquels les feuilletons turcs sont diffusés, la Grèce en fait une grande consommation. Celle-ci a considérablement augmenté particulièrement depuis les débuts de la crise économique en 2008. Pendant cette période, non seulement la production locale a été pratiquement interrompue mais aussi, selon la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (European Bank for Reconstruction and Development ou EBRD), les ménages grecs ont été forcés d’adopter un certain nombre de stratégies afin d’affronter la nouvelle situation économique. La diminution de la consommation de certains biens, le désabonnement de services particuliers ou encore l’obtention d’un travail supplémentaire sont quelques-unes de ces stratégies. Par conséquent, la consommation des produits et des services qui ne sont pas de première nécessité (théâtre, cinéma, musée, etc.) a dramatiquement diminué (EBRD s. d.). C’est ainsi que les séries turques ont pu trouver un cadre de diffusion idéal, dans ce pays en crise financière.
Pourtant, les feuilletons turcs avaient tenté de conquérir le marché médiatique grec bien avant la crise financière. La première tentative était celle de la chaîne MEGA channel avec le feuilleton intitulé Yabanci Damat (Le gendre étranger, titre traduit en grec par « Les frontières de l’amour ») en 2005. Ce feuilleton particulier traite l’histoire d’amour « interdit » entre un Grec et une Turque. Ladite série a marqué des taux d’audience particulièrement satisfaisants. Sur ce point, mentionnons que le succès de ce premier feuilleton turc à la télévision grecque est dû principalement à deux facteurs. D’abord, ce produit culturel a été diffusé pendant l’été. Le plus souvent, pendant cette période les chaînes télévisuelles grecques souffrent d’un important manque de fictions télévisuelles qui entraîne la diffusion répétitive d’épisodes de séries cultes datant de l’âge d’or des séries télévisées grecques (1990-2000). Ainsi, ce feuilleton particulier a été l’un des rares nouveaux produits à la télévision grecque pendant la période visée. Ensuite, le scénario de cette série présentait un intérêt particulier pour l’audience grecque vu qu’il concernait aussi la population de ce pays. Des images d’Athènes et d’Istanbul, des stéréotypes drôles concernant les deux populations (en particulier, les attitudes des personnes âgées), des traits culturels communs et, bien sûr, l’archétype de Roméo et Juliette sont certains des éléments qui ont attiré l’attention de l’audience en Grèce.
Malgré le succès significatif de ce premier feuilleton turc en Grèce, le marché national a été un peu réticent en ce qui concerne l’adoption des produits culturels provenant de ce pays voisin puisque l’audience en Grèce n’a pas montré le même intérêt pour d’autres produits similaires. Il est par exemple important de souligner que la même année (2005) une série turque a fait son apparition à la télévision grecque, cette fois à travers la chaîne Alpha TV, soit le feuilleton intitulé Asmali Konak. Cette série n’a pas suscité d’intérêt parmi l’audience grecque, ce qui a provoqué son interruption quelques mois après sa première diffusion.
Cinq années plus tard, en 2010, le marché grec a commencé à importer systématiquement des feuilletons provenant du pays voisin. Plus particulièrement, en juin 2010, le feuilleton Binbir Gece (traduit en grec par « Mille et une nuits »)[10] a été le premier grand succès qui a lancé la dominance des feuilletons turcs à la chaîne médiatique grecque. Depuis ce moment et jusqu’à ce jour, les chaînes télévisées grecques diffusent systématiquement des feuilletons turcs.
Malgré le grand succès des feuilletons turcs en Grèce concernant le taux d’audience, l’introduction de ces produits dans le marché médiatique grec a aussi été accompagnée de nombreuses réactions négatives de la part de personnes représentant des institutions religieuses et politiques ainsi que de l’intelligentsia du pays. Ces réactions sont dues à la fois au contexte historique et à la relation politique entre les deux pays.
L’antagonisme gréco-turc est un des rares conflits entre voisins qui perdurent depuis plusieurs siècles et est basé non seulement sur des éléments objectifs et tangibles (questions relatives aux minorités, question chypriote, intérêts différents sur la mer Égée, etc.) mais aussi sur des éléments émotionnels (Heraclides 2011).
Historiquement, les crises entre les deux pays voisins pourraient être classées en trois périodes différentes. L’origine de cette rivalité se trouve au Moyen Âge, lors de la bataille de Manzikert en 1071, entre les « Grecs » Byzantins et les « Turcs » Seljuks. La première période se termine par la conquête de Constantinople par Mehmed II le Conquérant (1453). La deuxième période va de 1453 jusqu’à 1821. Elle est décrite par les Grecs comme « 400 ans d’occupation turque », tandis que les Turcs considèrent la même période comme un modèle de tolérance et de multiculturalisme, dans lequel les Grecs ont prospéré comme aucun autre groupe ethnique non musulman. Enfin, la troisième période s’étend de 1821 (début de la guerre d’indépendance de la Grèce) jusqu’à aujourd’hui (Heraclides 2011).
Par conséquent, lorsque les feuilletons télévisés turcs ont commencé à « dominer » le marché grec, plusieurs réactions négatives ont émergé dans la sphère publique. Plus précisément, Mikis Theodorakis, l’une des figures les plus importantes de la scène culturelle et politique grecque, a déclaré en 2012 que les feuilletons télévisés turcs étaient des éléments de propagande anti-grecque. De plus, il a qualifié l’importation des feuilletons turcs d’intrusion culturelle de l’« ennemi » dans le pays (Newpost 2012). À noter que la réaction de Mikis Theodorakis, qui se situe dans le spectre politique de gauche, a été identique à celle de groupes sociaux plus conservateurs (de droite ou d’extrême droite). Par exemple, l’évêque de Thessalonique Anthimos, connu pour ses convictions politiques conservatrices, avait également soutenu que les feuilletons télévisés turcs projetaient une version aliénée et aliénante de l’histoire et de la civilisation turque et étaient donc dangereux (Euro2day 2012).
Le 22 juin 2011, de nombreux citoyens et citoyennes se sont rassemblés devant le siège social de la chaîne Ant1 TV afin de protester contre la projection du feuilleton Ezel qui contenait plusieurs scènes de la partie occupée de Chypre (Newsbeast 2011). La diffusion de ce contenu était considérée comme un acte de trahison nationale d’une partie des populations grecque et chypriote.
Dans le même sens, des membres de la communauté chypriote grecque ont porté plainte devant le tribunal contre la chaîne en question afin d’empêcher la diffusion de ce feuilleton précis.
Ainsi, nous voyons clairement la raison pour laquelle le visionnage des feuilletons en question est considéré comme un « tabou » dans la sphère publique en Grèce : cette activité est assimilée dans certains cas à un acte de trahison nationale. Notons que cela a été aussi souligné plusieurs fois pendant les entretiens que nous avons conduits au cours de notre recherche. Plus précisément, une grande partie des femmes que nous avons interviewées ont déclaré avoir été critiquées ou même encore marginalisées par certains membres de leur entourage à cause de leur intérêt à l’égard des séries turques.
Des produits « populaires »
Au-delà de leur provenance, les feuilletons turcs sont également une source de « plaisir coupable » puisque, comme tous les feuilletons, ils sont considérés comme « inférieurs » par rapport à la culture « noble ». Ce mépris réservé aux feuilletons est ainsi dû à la distinction faite entre les produits de la culture « haute » (qualifiée comme authentique ou légitime) et les produits de la culture « basse » (les produits de l’industrie culturelle). Alors que les textes de la culture « haute » sont censés promouvoir des idéaux intellectuels et démocratiques, ceux de la culture « basse » sont supposés reproduire de manière mécanique et cristalliser, par le fait même, les goûts et les idées de la société capitaliste, ce qui aliénerait ainsi la prise de conscience du peuple quant à sa place réelle marginale par rapport aux divers produits.
Depuis longtemps, aimer les produits de la culture populaire a été associé au mauvais goût ou encore à un capital culturel inférieur (Bourdieu 1979). De cette manière, écouter l’opéra est une activité valorisante dans la société contemporaine, tandis qu’aimer regarder Dallas ou Dynastie devient une activité fortement dévalorisante. Dans ce contexte, les feuilletons télévisés sont considérés comme n’ayant pas d’intérêt intellectuel particulier : par conséquent, leurs fans n’en présentent aucun (Baym 2000).
Des produits pour les femmes
Selon les chercheuses féministes qui ont travaillé sur le sujet, les feuilletons télévisés sont aussi méprisés parce que ces produits s’adressent aux femmes (Brown 1994; Harrington et Bielby 1995; Blumenthal 1997; Baym 2000; Brunsdon 2000). Depuis leur création, les feuilletons télévisés – qui s’inscrivent eux-mêmes dans la continuité des feuilletons littéraires et radiophoniques – s’adressaient aux femmes qui étaient à l’époque cantonnées dans leur domicile, occupées par les tâches ménagères. Le feuilleton était alors une technique pour vendre aux femmes des produits qui leur étaient destinés « naturellement » (principalement des produits d’entretien de maison ou encore de beauté féminine ou d’hygiène) (Hobson 2003). Il s’agissait des fictions commanditées par des entreprises fabriquant des produits de lessive[11] et que les femmes écoutaient avec plaisir jour après jour. Personne n’allumerait la télévision à heure fixe chaque jour pour écouter de la publicité mais, lorsqu’il est question d’un feuilleton mélodramatique, le « placement de produit » s’opère de façon efficace (Favard 2018).
Dès le départ, les feuilletons télévisés ont été adaptés au rythme, aux préoccupations et au mode de vie des femmes qui passaient une grande partie de leur vie quotidienne à la maison (Modleski 1982; Ang 1985; Geraghty 1991).
Une particularité majeure des feuilletons télévisés est qu’ils traitent principalement des questions liées à la sphère domestique et aux émotions. Ces dernières ou les rôles liés à la sphère domestique (mère, femme au foyer, ménagère) font partie intégrale du genre féminin tel qu’il est décrit par le discours hégémonique – le discours patriarcal (Brown 1994). Un des principes de la société patriarcale est la dichotomie entre la sphère privée, considérée comme le lieu privilégié pour les femmes, et l’espace public, supposé être le lieu par excellence pour les hommes. Ainsi, les feuilletons forment traditionnellement un genre télévisuel, encore défini de nos jours comme « féminin » (Geraghty 1991 2005).
Le discours hégémonique, pour perpétuer la subordination des femmes, a tendance à sous-estimer les problématiques liées aux sentiments ou à la sphère privée et à les voir comme de moindre importance ou même secondaires par rapport aux caractéristiques attribuées au genre masculin (Blumenthal 1997). Dans ce contexte, les feuilletons télévisés sont aussi considérés comme des produits sans intérêt intellectuel particulier puisqu’ils traitent des thématiques « féminines ».
En conséquence, la dévaluation de ce genre télévisuel a lieu dans un milieu transnational où les cultures représentatives des femmes sont activement subordonnées et dévaluées par rapport à celles des hommes (Blumenthal 1997). Il y a donc un stéréotype culturel selon lequel les femmes qui prennent plaisir à regarder les feuilletons télévisés sont des femmes au foyer, sans activité professionnelle et sans formation, plutôt âgées, qui ont plutôt peu réussi professionnellement et personnellement et ayant peu de capacités critiques.
Souvent, les femmes fans des feuilletons en question sont devenues objets de critique et de moquerie dans la sphère publique (voir, dans ce sens, les figures 1, 2 et 3).
Dans cette image, nous pouvons voir le stéréotype culturel selon lequel la femme qui regarde les feuilletons turcs est une personne âgée qui n’a pas d’autres centres d’intérêt dans sa vie que de visionner ces feuilletons.
Encore un stéréotype qui veut que les fans des feuilletons en question auraient pu trahir leur pays à cause de leur admiration pour les feuilletons turcs.
Dans cette image, nous pouvons voir un graffiti marqué sur le mur d’une maison située dans un quartier du centre d’Athènes : « Partisan de l’Aube dorée, partisan de l’Aube dorée… ta mère regarde des séries turques à la maison… » Cette phrase est censée contester les partisans du parti nationaliste d’extrême droite nommé « Aube dorée ». La contestation porte sur le fait qu’on leur enlève une partie de leur appartenance nationale extrêmement forte qui forme leur identité en tant que groupe, puisque leur propre mère (la figure de la mère étant très respectée et considérée même comme primordiale pour les sentiments et les valeurs d’une personne en Grèce, comme partout en Méditerranée), regarde des séries turques (donc un produit culturel incarnant ou représentant l’ennemi) chez elle.
Des fandoms connectés
Le terme « fan » fût d’abord employé par les journalistes sportifs. Ce terme englobe aujourd’hui aussi bien les amateurs et les amatrices des différents genres culturels et sportifs ainsi que de diverses personnalités.
Pendant très longtemps, les chercheurs et les chercheuses dans le domaine des sciences humaines et sociales ont insisté sur l’aspect d’hystérie et de soumission des fans à leur objet d’admiration, les rendant ainsi un objet peu légitime pour être étudié. C’est avec le développement des études de réception (reception studies) que les scientifiques ont commencé à examiner ce public particulier. Ainsi, notamment à partir des années 80, les spécialistes du courant des études de réception étudient les fans en soulignant leur rôle actif (Radway 2000; Jenkins 1986; Fiske 1987; Bacon-Smith 1991; Harrington et Bielby 1995).
Aujourd’hui, étant donné que les fans sont beaucoup plus visibles qu’auparavant et que leurs pratiques deviennent davantage répandues, leur image en général a changé : de personnes culturellement stigmatisées qu’elles étaient auparavant, elles ont acquis une image beaucoup plus légitimée (Morrissey 2017). Par exemple, des événements peu visibles auparavant, comme les congrès des fans, sont aujourd’hui de grands événements médiatiques (par exemple, le ComicCon). Pourtant, là encore, ainsi que Kristina Busse (2015) le souligne, il s’opère une certaine stéréotypisation très dangereuse puisque, si l’on rend légitime une seule image du ou de la fan (celle du ou de la technomane (geek) en l’occurrence), on risque d’exclure tous ceux et celles qui ne satisfont pas ce stéréotype. Plus précisément, les fans sont devenus de plus en plus visibles pendant la dernière décennie et sont souvent représentés à travers les produits de la culture populaire. Ainsi, le plus souvent les hommes fans sont associés au stéréotype du geek, c’est-à-dire de la personne très intelligente qui aime un produit de la culture populaire particulier (par exemple, les séries de science-fiction). Pensons notamment à la série The Big Bang Theory[12] qui représente les fans comme étant très intelligents et réussissant dans leur domaine professionnel mais ayant parfois des problèmes d’adaptation sociale. Dans ce contexte, en rendant « normal » le stéréotype du ou de la fan-geek, la place qu’occupent dans la sphère publique les femmes fans des feuilletons télévisés reste toujours marginale.
Les analystes féministes soulignent le fait que les femmes fans sont encore aujourd’hui stigmatisées et représentées comme hystériques, trop émotionnelles et incapables de contrôler leurs désirs (Morrissey 2017).
Henry Jenkins (1991) a démontré que la réception du ou de la fan ne peut se concevoir dans l’isolement, car elle est toujours façonnée par les rapports avec les autres fans, dans la communauté des fans. Avant l’avènement d’Internet, faire partie d’une communauté de fans exigeait également la participation à des rencontres physiques pendant lesquelles les membres de la communauté interagissaient. Étant donné que les limites géographiques représentaient un problème, les fandoms étaient souvent locaux et spécifiques (Sergé 2014). Les congrès, les lettres d’information et les fanzines[13] étaient utilisés par les fandoms et contribuaient souvent à restreindre le besoin d’échanges en face à face. Certes, les fans continuent à se rencontrer physiquement lors des congrès ou des réunions, mais plusieurs de leurs pratiques sont aujourd’hui digitalisées, ce qui leur permet d’interagir beaucoup plus facilement et rapidement : infolettres (newsletters) transmises par courriel, sites Web, forums, etc. L’adoption d’Internet par les communautés de fans a conduit à la quasi-suppression des limites géographiques.
L’étude des pratiques numériques des fans des produits médiatiques n’est pas nouvelle, loin de là. Cette étude a démarré presque en même temps que l’introduction massive du digital dans la vie quotidienne contemporaine et est due à l’adoption rapide des outils et des réseaux numériques de la part des fans déjà depuis les années 80 et 90 (Morrissey 2017). Plus précisément, les fans des feuilletons télévisés utilisent les forums Usenet depuis 1984. Ainsi, le fandom des feuilletons télévisés est un des premiers à être connecté (Baym 2000). Dans son étude sur les communautés numériques des fans des feuilletons télévisés, Nancy K. Baym (2000) a démontré que ces communautés constituent des espaces au sein desquels les fans des feuilletons trouvent un lieu qui légitime leur passion.
Malgré le développement des études sur les fans (fan studies), une très grande partie des recherches sur les fans est focalisée sur les fans occidentaux (et plus particulièrement anglo-saxons) des produits également occidentaux. De cette manière, les pratiques liées à la consommation transnationale et des contextes de consommation télévisuelle tendent à être ignorées (Morrissey 2017). Pour cela, nous estimons intéressant d’analyser d’autres aspects de ce genre de pratique. À travers notre texte, nous présenterons brièvement les résultats de notre recherche empirique concernant les pratiques numériques des femmes fans des feuilletons télévisés turcs; plus précisément, nous examinerons les formes de gratification que ces femmes éprouvent à travers ces communautés; nous verrons aussi dans quelle mesure leur participation au sein des communautés étudiées constitue une praxis féministe.
Les résultats
Du mépris à la valorisation
Comme nous l’avons mentionné ci-dessus, le visionnage des feuilletons télévisés turcs est une activité fortement critiquée en Grèce. Considérées comme des personnes « intellectuellement pauvres », « moins Grecques[14] » ou ayant « mauvais goût », les fans de ces séries sont fortement critiquées, parfois ridiculisées ou encore marginalisées, même par leur propre entourage. C’est dans ce contexte que la communauté numérique fonctionne en tant que refuge pour ces femmes qui y trouvent un espace où elles sont libres de s’exprimer et d’échanger avec d’autres personnes qui partagent également leur passion en minimisant le risque d’être socialement sanctionnées pour l’ampleur de leur intérêt ou pour le temps qu’elles consacrent à leur objet d’admiration.
En réalité, non seulement la consécration de temps et la passion du ou de la fan ne sont pas sanctionnées mais, comme nous allons le montrer, ces deux éléments sont fortement valorisés dans la communauté des fans des fictions sérielles turques.
Parler de l’amour, apprécier le romantisme, manifester de l’empathie pour les protagonistes et les situations qu’ils et elles expérimentent sont des éléments que les femmes qui prennent plaisir à regarder ces feuilletons peuvent partager avec les autres membres de la communauté sans avoir peur des réactions négatives (comme c’est souvent le cas en dehors de la communauté numérique).
Au sein de la communauté numérique, les préoccupations, les centres d’intérêt et les inquiétudes féminines ne sont pas de moindre importance et ainsi moins légitimes. Nous observons, de manière générale, une certaine subversion des valeurs considérées comme « importantes » dans la société dominante (mise en avant de la carrière, recherche permanente du profit économique, etc.) en faveur des valeurs dites « féminines » (valorisation de l’amour, recherche de la sérénité au sein de la vie familiale, etc.).
De cette manière, la communauté numérique est avant tout un « refuge » dans lequel les centres d’intérêt des femmes sont légitimés, tandis que les valeurs « masculines » ont une moindre importance. De même, dans ce contexte, la communauté numérique fonctionne comme une microsociété alternative où les femmes qui se trouvent stigmatisées dans l’espace public de la société en dehors de la communauté peuvent créer des liens entre elles et développer leur propre identité.
En réalité, à cause de la stigmatisation des fans des feuilletons turcs en Grèce, une très forte solidarité s’est créée parmi les membres des communautés en question. Ces personnes ont non seulement le même intérêt, mais également souvent des expériences similaires. Ainsi, des liens forts se développent entre les femmes actives au sein de ces communautés, liens qui ne s’arrêtent pas à la communication quotidienne, mais se prolongent dans des interactions physiques. Ces pratiques deviennent d’une certaine façon le commencement d’une redéfinition des valeurs importantes (à l’encontre de la définition dominante) et d’une redéfinition des identités – par la non-acceptation des impositions culturelles de la société globale – comme nous le verrons ci-dessous.
Des identités alternatives
Les communautés en question offrent un espace dans lequel les fans des feuilletons télévisés turcs peuvent développer leur identité individuelle de plusieurs manières.
Comme toute société, les communautés numériques des fans sont des microsociétés fortement hiérarchisées avec leurs propres codes et règles qui peuvent soit être écrites et explicitement déclarées, soit transmises entre les membres de la communauté à travers le processus de socialisation. Pourtant, la hiérarchie n’est pas acquise de fait, pas plus qu’elle n’est figée tout au long de la vie de la communauté. Comme toute société, la communauté numérique se montre également dynamique et en dialogue avec ses membres. Ainsi, des antagonismes et des tensions au sein du groupe peuvent parfois avoir lieu entre les membres qui revendiquent une place au sein de la hiérarchie.
Pourtant, l’aspect intéressant est que, afin d’occuper une place dans la hiérarchie du groupe, le critère le plus important s’avère l’ampleur de son intérêt pour l’objet d’admiration commune ainsi que le temps consacré à la communauté. Pour cela, toutes les femmes – indépendamment de leur statut social – ont a priori la possibilité de revendiquer une position de leader au sein de la communauté des fans. La valorisation d’un ou d’une membre au sein des communautés que nous avons étudiées se fait dans ce sens, non pas selon des critères démographiques (comme c’est le cas dans la société en dehors de ces communautés), tels que la profession, le revenu, l’âge, l’origine sociale ou ethnique, mais sur la base du temps que les membres réservent au groupe, de leurs connaissances, du niveau de leur intérêt et, enfin, de ce qu’elles peuvent offrir à la communauté. Sur la base de ces constatations, certaines des pratiques que nous présentons dans les sections qui suivent servent aussi de véhicules permettant aux femmes fans de renforcer, de légitimer et de valoriser leur position au sein du groupe. Par conséquent, les pratiques du groupe viennent à l’encontre des prénotions et des valeurs patriarcales en vigueur; sans se déclarer en tant que « groupes de résistance », les groupes de fans interprètent et codifient la réalité quotidienne avec des données « différentes » et ainsi malgré les prénotions à leur égard, opposantes au statu quo. C’est là une négociation symbolique des idées et des connaissances, venant d’« en bas » et pouvant éventuellement conduire à des changements plus visibles à l’échelle sociale, en imposant un féminisme résistant, quoiqu’il ne soit pas défini pratiquement comme tel.
Des pratiques artistiques
Parmi les femmes actives au sein de ces communautés, certaines développent des activités artistiques (fan art), notamment des images faites par l’utilisation des logiciels numériques (voir, dans ce sens, les figures 4, 5 et 6) ou encore des vidéos consacrées à leurs séries ou à leurs protagonistes préférés[15]. Ces oeuvres, qui n’ont peut-être pas de valeur artistique importante, sont cependant très valorisées par le groupe, car elles sont la preuve matérielle de l’intérêt des fans des feuilletons en question pour l’objet d’admiration commune et pour la communauté.
Ces oeuvres sont toujours signées (même de manière très discrète parfois) permettant ainsi à leur créatrice d’être reconnue au sein de la communauté et, par conséquent, d’y légitimer sa position. Les femmes qui ont participé à notre étude ne vendent pas en principe leurs oeuvres et, par conséquent, elles ne tirent pas de profit économique de leur activité. Pourtant, elles bénéficient des gratifications symboliques puisque non seulement leur statut de membre légitime de la communauté est reconnu par les autres fans, mais aussi parce que, grâce à leur statut d’artiste, elles peuvent jouir également d’une renommée particulière au sein de la communauté.
Le partage des connaissances
Comme nous l’avons mentionné plus haut, la valorisation d’un ou d’une membre dans la communauté des fans se fait en fonction de son investissement quant à l’objet d’admiration commune et au groupe. Dans ce sens, le partage des connaissances se révèle fréquent. Ainsi, en plus des connaissances par rapport aux séries qu’elles visionnent, aux actrices ou aux acteurs ou à l’industrie des feuilletons en question, les femmes partagent entre elles des connaissances informatiques aussi. Celles qui pratiquent le fan art transmettent souvent leurs connaissances des logiciels qu’elles utilisent à d’autres membres de la communauté qui souhaitent s’investir également dans la pratique de cette forme d’art.
À noter que plusieurs femmes fans de ces feuilletons, stimulées par les séries qu’elles visionnent, apprennent la langue turque. Elles sont alors capables de faire le sous-titrage sauvage (fansubbing) des feuilletons ou la traduction en direct des feuilletons pour le public des fans grecs au moment de leur projection initiale à la télévision turque, avant même que les feuilletons en question soient « vendus » à la télévision grecque.
Le visionnage collectif
Concernant le visionnage, précisons que ce qui était considéré comme activité solitaire devient une activité partagée par l’usage du numérique. Ainsi, très souvent lors de la projection d’un feuilleton télévisé à la télévision turque, les fans visionnent ce feuilleton à travers la page Web officielle de la chaîne et, en même temps, elles sont toutes connectées à une diffusion en direct sur Facebook. Pendant cette diffusion, une fan qui connaît la langue turque assure la traduction simultanée[16]. À la fin de l’épisode, la diffusion en direct ne s’arrête pas. Toutes les membres de la communauté restent connectées et discutent le contenu qu’elles viennent de visionner. Ainsi, il y a également une négociation du sens qui s’opère collectivement à travers le numérique. Cela se fait aussi à la fin de chaque épisode projeté à la télévision grecque, mais cette fois par l’entremise des annonces écrites et postées dans chaque groupe.
La reconnaissance par l’industrie culturelle
Les compétences particulières des fans de ces produits sont également valorisées par l’industrie culturelle. Souvent, les fans coopèrent avec les compagnies responsables de la diffusion de ces épisodes en Grèce. Ce sont les fans qui font fréquemment le sous-titrage des épisodes, ou encore préparent les bandes-annonces pour les feuilletons en question. Soulignons que leur activité n’est pas rémunérée, mais une fois encore elles bénéficient des gratifications symboliques (reconnaissance de leur statut et de leur communauté par une institution officielle, renforcement et légitimation de leur statut par les autres fans, etc.).
Avant d’acheter une série, les compagnies de diffusion des feuilletons turcs en Grèce s’adressent souvent aux communautés numériques afin de demander l’opinion des amatrices de ces produits. Ainsi, les compagnies en question offrent pour un premier visionnage certains épisodes aux communautés. Ces derniers sont diffusés aux membres de la communauté qui ensuite donnent leur rétroaction (feedback) par rapport à la série. Enfin, le flux s’inverse à l’occasion, et ce sont alors les fans qui, en tant qu’amatrices d’un certain acteur ou d’un produit particulier, peuvent exiger l’importation d’un feuilleton particulier (ou de tout autre produit en rapport avec leur objet d’admiration[17]) en Grèce.
Par conséquent, tandis que dans la société en dehors des communautés en ligne, les femmes qui prennent plaisir à regarder les feuilletons en question sont marginalisées, au sein des communautés numériques non seulement leurs centres d’intérêt sont valorisés et légitimés, mais également elles peuvent entreprendre des rôles alternatifs (par exemple, leader ou créatrice) et revendiquer la reconnaissance à la fois des autres fans et de l’industrie culturelle.
Dans ce sens, ces communautés numériques constituent un monde parallèle à nature subversive puisque les valeurs qui définissent la société dominante sont suspendues et que les femmes opprimées par le système patriarcal peuvent momentanément le contester et même le renverser dans l’acte. Bien que les représentations projetées par ces feuilletons reproduisent en principe les valeurs du système patriarcal et contribuent ainsi à la perpétuation des inégalités entre les genres, les femmes, à travers leur activité au sein des communautés numériques, conduisent des pratiques (même subversives) qu’elles ne peuvent pas toujours entreprendre dans la société dominante. Nous pourrions donc argumenter que ces communautés constituent des champs virtuels dans lesquels les femmes mènent des pratiques de résistance contre un système qui leur impose la subordination. La participation des femmes aux communautés étudiées semble dès lors constituer une praxis féministe embryonnaire pouvant se développer comme idéologie de résistance.
Conclusion
Le visionnage des feuilletons télévisés turcs est une pratique « taboue » en Grèce aussi bien pour des raisons liées aux relations tourmentées entre les deux pays voisins que pour des raisons de légitimité culturelle. Traitées comme des personnes intellectuellement pauvres, « moins Grecques » et ayant « mauvais goût », les femmes fans de ces séries sont fortement critiquées, parfois ridiculisées ou même encore marginalisées par leur entourage.
Malgré ces traits dominants, on rencontre des situations différentes dans les communautés numériques où ces dernières 1) fonctionnent en tant que refuges pour les femmes leur permettant de communiquer, d’échanger des connaissances et de créer des liens avec d’autres fans dans la Grèce entière sans être limitées par des facteurs géographiques ou sociaux; 2) leur permettent de commencer à s’autonomiser par des pratiques allant souvent à l’encontre des rôles traditionnels et des situations établies par la hiérarchie sociale en vigueur. À travers leur activité au sein des communautés numériques les femmes fans des feuilletons turcs peuvent développer leur identité personnelle en entreprenant des activités artistiques et en jouant différents rôles dans la hiérarchie du groupe.
En guise de conclusion, nous soutenons que le monde des fans constitue un monde parallèle où non seulement des intérêts subordonnés dans la société dominante peuvent être légitimés dans les communautés des fans, mais également que les femmes souvent marginalisées dans la vie quotidienne peuvent être appréciées aussi bien par les autres fans que par l’industrie culturelle. De cette façon, les femmes, à travers leur activité au sein des communautés numériques, conduisent des pratiques qu’elles ne peuvent pas entreprendre facilement dans la société en dehors des communautés en question. Pour cela, ces dernières constituent des champs virtuels dans lesquels les femmes mènent des pratiques de résistance contre un système qui leur impose la subordination. Dans ce sens, leur participation aux communautés que nous avons étudiées constitue une praxis féministe en devenir, qui peut se développer jusqu’à une prise de conscience plus forte, capable d’intervenir dans le système de valeurs global.
Parties annexes
Note biographique
Dimitra Laurence Larochelle est doctorante en sociologie des médias à l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, où elle travaille aussi en tant qu’agente temporaire de l’enseignement et de la recherche. Elle a publié des articles en grec, en français et en anglais, et elle a auparavant travaillé en tant qu’ingénieure de recherche en France et à Chypre. Depuis 2018, elle est également membre du bureau du comité de recherche 14 (sociologie de la communication, de la connaissance et de la culture) de l’Association internationale de sociologie.
Notes
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[1]
Henry Jenkins (1992), après avoir étudié les communautés des fans des produits de science-fiction, emploie le terme fandom pour définir la nature sociale de l’activité interprétative et culturelle des fans. Le terme fandom est synthétique. Cette notion est composée des mots fan – le terme fan est une contraction du terme fanatic, lui-même issu de fanaticus, qui désigne celui qui appartient au temple (Sergé 2014) – et le terme domain (mot en anglais qui signifie la base). Il est ainsi question de la base des fans. Ce mot désigne la culture propre à un ensemble des fans, c’est-à-dire tout ce qui touche l’intérêt d’un groupe de personnes qui se sont organisées en fonction de leur intérêt commun pour un domaine, celui-ci pouvant être des phénomènes ou des personnes (séries, actrices ou acteurs, etc.). Les fans, enthousiastes de certains domaines, se manifestent souvent dans un fandom (c’est-à-dire dans une communauté). Les fans s’intéressent donc au moindre détail de l’objet de leur fandom, ce qui les différencie des simples amateurs ou amatrices.
-
[2]
Les participantes à notre recherche sont âgées de 17 à 89 ans avec une surreprésentation de celles qui appartiennent à la tranche d’âge de 35 à 45 ans. La répartition professionnelle est la suivante : profession salariée ou indépendante : 44 %; au foyer : 20 %; aux études : 20 %; à la retraite : 12 %; sans emploi : 4 %. Les entretiens ont eu lieu dans les villes suivantes : Athènes, Thessalonique, Komotiní, Chalcis.
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[3]
La netnographie est une méthode de recherche issue de l’ethnographie qui permet de comprendre l’interaction sociale dans les contextes de communications numériques contemporaines (Kozinets 1999).
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[4]
En ethnographie classique, le chercheur ou la chercheuse a la possibilité de révéler son identité et son motif, ou de rester anonyme si l’objet de son étude est sensible (par exemple, étude des rapports hiérarchiques au sein des groupes qui font du trafic de drogue). Pourtant, Kozinets (2002) a établi certaines règles que tout chercheur ou toute chercheuse qui privilégie l’usage de la méthode netnographique doit respecter. Une de ces règles est le dévoilement de son identité et de son motif. Bien entendu, cela risque de provoquer un refus de la part des membres de la communauté (cela a parfois été le cas dans notre recherche). Pourtant, pour des raisons éthiques, nous avons choisi de dévoiler notre identité et notre motif.
-
[5]
Une série est, par définition, un produit éphémère. Ainsi, pour garantir une durée de vie satisfaisante de l’un ou l’autre de ces groupes numériques, il fallait veiller à ce que le groupe en question ait un objet non éphémère. Sur ce point, mentionnons que nous ne pouvons pas désigner en tant que communauté un simple rassemblement de personnes pour une période donnée. Une durée de vie importante est un préalable pour pouvoir parler de communauté numérique.
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[6]
Voici le titre du groupe en grec : Κ.Τ. Ελληνικό ΦΑΝ ΚΛΑΜΠ – Kıvanç Tatlıtuğ.
-
[7]
Voici le titre du groupe en anglais : Turkish Series ღ Greeks Fans Club Pages ღ.
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[8]
Selon une étude menée par l’entreprise Eurodata, 36 % des séries importées sont américaines, tandis que la Turquie suit, avec un taux de 32 % (Atay 2018).
-
[9]
Nous avons emprunté cette expression à Virginie Marcucci (2012).
-
[10]
Ce feuilleton a été diffusé en Grèce par Ant1 TV (2010-2011).
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[11]
Une des premières compagnies à commanditer des feuilletons a été Procter & Gamble.
-
[12]
Cette série a été diffusée sur le réseau CBS de 2007 à 2019.
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[13]
Les fanzines sont des magazines créés et diffusés par les fans pour les autres fans.
-
[14]
Nous empruntons l’expression d’une de nos répondantes qui a commencé l’entretien en disant : « Je ne suis pas moins Grecque que les autres juste parce que je regarde des feuilletons turcs » (femme, 53 ans).
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[15]
Un tel exemple est la vidéo intitulée Kivanc Tatlitug… 10 Years ofActing– We, your Fans from GreeceBelieve inYou, publié le 26 juin 2019 sur la chaîne officielle des fans grecs de l’acteur Kivanc Tatlitug : www.youtube.com/watch?v=HC-XR4GWD7Q&list=PLba 2enCwkIPqhKBzVDsTACr8RFrjKrE3f.
-
[16]
De manière générale, deux supports sont nécessaires pour ce processus : un ordinateur pour suivre l’épisode et un autre type de support (ordinateur, téléphone portable, tablette) pour la discussion en direct.
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[17]
Par exemple, auparavant, les fans de Kivanc Tatlitug ont exigé la traduction et l’importation en Grèce du livre sur lequel a été basé le feuilleton auquel leur acteur préféré participait (Kurt Seyit ve Şura).
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