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Il faut discuter de l’argent dans le couple
Parler de l’argent, c’est plus tabou que le sexe. Les gens considèrent souvent que l’argent « sème la bisbille et apporte la querelle ». L’ouvrage d’Hélène Belleau et de Delphine Lobet veut amener les couples à aborder les difficiles questions liées à l’argent, au partage des ressources et des dépenses (p. 17) :
[Les] discussions autour de l’argent soulèvent d’autres sujets potentiellement tout aussi inconfortables. Le partage des tâches, la confiance mutuelle, le désir de se marier, l’épargne et les dettes, la planification de la retraite, les volontés testamentaires...
Les auteures s’appuient sur dix années de recherche en sociologie concernant la façon dont les couples gèrent ensemble leurs finances. Quatre enquêtes qualitatives ont été menées auprès de 160 femmes et hommes, âgés de 22 à 62 ans, vivant dans un couple hétérosexuel et représentant différents types de régions du Québec et divers niveaux de scolarité (comme mesure du statut socioéconomique). La moitié était légalement mariée et l’autre vivait en union libre depuis au moins trois ans ou avait eu un ou une enfant ensemble. Certains couples avaient des enfants; d’autres non. Dans environ le tiers des cas, l’autre membre d’un même couple a aussi répondu à l’enquête.
Une enquête quantitative auprès d’un échantillon de 3 246 répondants et répondantes, tirés d’un panel représentatif de la population québécoise, a permis d’établir un portrait d’ensemble. Toutefois, les auteures soulignent que les résultats ne s’appliquent pas nécessairement aux personnes récemment arrivées au Québec et appartenant à des cultures différentes.
Comme le dit le sous-titre, l’ouvrage est organisé autour de 60 questions, regroupées en quatre parties : les deux premières portent sur l’argent; la troisième, sur l’amour; et la quatrième, sur le droit.
La gestion de l’argent à l’intérieur du couple
Afin de susciter l’intérêt des lectrices et des lecteurs, les auteures leur demandent d’emblée d’indiquer parmi une liste de 19 points « les éléments indispensables pour ne pas courir à la catastrophe » en ce qui concerne la bonne gestion en couple. Cet exercice permet de comprendre qu’il existe autant de façons de gérer l’argent qu’il y a de couples. Toutefois, les auteures constatent la présence de deux logiques principales au sein de leur échantillon : la mise en commun des revenus (totale ou partielle), méthode utilisée par 54 % des couples québécois, et le partage des dépenses communes, généralement en deux parts égales ou proportionnellement aux revenus, méthode privilégiée par 37 % des couples. Dans 9 % des couples, le ou la partenaire ayant l’essentiel des revenus donne une allocation domestique à l’autre. Ces proportions sont à peu près les mêmes dans le cas des couples hétérosexuels ou homosexuels (femmes et hommes). Ce sont plutôt la présence d’enfants et une relation de longue durée qui amènent les couples à mettre leur argent en commun.
Chacune de ces méthodes a ses avantages et ses désavantages. Les couples choisissent l’une ou l’autre, en fonction de critères tels la simplicité administrative, le souci de chacun de maintenir son indépendance et de contrôler les dépenses communes. Le partage des dépenses, même au prorata des revenus, peut avoir pour effet d’appauvrir le ou la partenaire ayant les plus faibles revenus lorsque son conjoint ou sa conjointe l’entraîne dans des dépenses trop élevées pour ses moyens.
Le genre a-t-il de l’importance?
De façon déconcertante, la majeure partie du livre est écrite sans référence explicite au genre. Dans les exemples, on parle ainsi de deux personnes, souvent des couples de même sexe, ou encore des couples où la femme reçoit les plus gros revenus. On occulte ainsi la réalité du modèle dominant où les hommes ont les revenus les plus importants et les femmes sont davantage nombreuses à prendre congé ou à réduire leurs heures de travail afin de prendre soin d’un ou d’une enfant.
Ce n’est qu’à la question 23 que les auteures révèlent que les femmes s’occupent plus souvent des dépenses « liquides » liées au fonctionnement domestique et aux besoins des enfants. En contraste, les hommes acquièrent des actifs durables, souvent à leur propre nom plutôt qu’aux deux noms, et obtiennent les meilleures cotes de crédit. Dans le cas d’une rupture, cette division a des conséquences importantes sur le partage des avoirs du couple, surtout en union de fait.
À la question 24, on apprend qu’en 2011 le revenu médian des Québécoises ne représentait que 70 % de celui des Québécois. En présence d’enfants mineurs, l’écart se révèle encore plus grand avec un ratio de 64 %. Dans 30 % des couples, le revenu d’emploi de la femme est supérieur à celui de son conjoint mais, dans ces couples, les écarts de revenu sont beaucoup moins grands que dans le 70 % des couples où c’est l’homme qui a le salaire le plus élevé.
Les dimensions légales et fiscales
Même si les auteures font référence à des éléments de droit public ou privé ici et là dans les trois premières parties, ces questions ne sont abordées que dans la quatrième partie. À mon avis, elles auraient dû être traitées plus tôt et auraient permis de mieux structurer l’ensemble du texte. Les informations données en fin de compte sont éparpillées et plutôt incomplètes, ce qui risque de créer de la confusion et réduit l’utilité du livre comme guide pour les jeunes – ou moins jeunes – couples.
Les auteures ont raison de souligner que l’État n’est pas cohérent dans son attitude envers les couples. En ce qui concerne la fiscalité et les programmes sociaux (droit public), les conjoints de fait sont obligatoirement assimilés à des couples mariés. Ainsi, on tient compte des revenus des deux partenaires en vue de déterminer le montant des prestations pour enfants et les crédits destinés aux personnes moins nanties (par exemple, le crédit d’impôt pour solidarité du Québec, le crédit pour la taxe sur les produits et services/taxe de vente harmonisée (TPS/TVH) ou le Supplément de revenu garanti (SRG) pour les personnes âgées au fédéral). Par exemple, une mère à la tête d’une famille monoparentale qui vit avec un nouveau conjoint perdra, après un an de cohabitation, une grande partie de ses prestations pour enfants, et ce, même si le nouveau conjoint ne partage pas les frais liés aux enfants.
Par contre, le Code civil du Québec et le droit privé n’accordent presque pas de droits aux conjoints et aux conjointes de fait, contrairement à la common law en vigueur dans le reste du Canada. Le mariage, mais non l’union de fait, comporte nécessairement un patrimoine familial composé des résidences de la famille (principale et secondaire, tel un chalet), les meubles, les véhicules et les actifs accumulés pour la retraite[1]. Lors de la rupture du mariage, ces actifs sont partagés moitié-moitié, mais les « dettes contractées pour l’acquisition, l’amélioration, l’entretien ou la conservation des biens » le sont aussi (Code civil du Québec, art. 416).
De plus, dans le cas des couples qui se sont mariés depuis 1970 et qui n’ont pas signé un contrat de mariage, le régime matrimonial est obligatoirement la société d’acquêts. En distinction des biens propres (ceux qui appartiennent personnellement aux partenaires au moment du mariage ou qui ont été reçus par succession ou donation), les acquêts comprennent le produit du travail des deux partenaires ainsi que les revenus perçus au cours du régime provenant tant des biens propres que des acquêts. Au moment de la dissolution du régime (par décès, par divorce ou par la signature d’un contrat de mariage prévoyant un autre régime), les acquêts sont partagés également entre le conjoint et la conjointe. Toutefois, dans ce cas, lorsque les dettes contractées par l’une des deux parties sont plus importantes que la valeur de ses actifs, la conjointe ou le conjoint que le partage désavantagerait peut le refuser.
En cas de rupture d’une union de fait, il n’y a ni patrimoine familial ni pension alimentaire; en cas de décès sans testament, la conjointe survivante ou le conjoint survivant n’a pas droit à la succession. Pour ces raisons, les auteures arrivent à la conclusion que le mariage constitue la meilleure façon de protéger les intérêts de la personne ayant le moins de ressources financières dans un couple. Elles s’efforcent même d’attaquer l’argument que les noces coûtent cher comme motif pour justifier le refus du mariage.
À défaut du mariage, les auteures recommandent fortement de signer un contrat de vie commune et fournissent même un modèle, tout en suggérant aux lectrices et aux lecteurs de consulter le site du ministre de la Justice du Québec ainsi qu’un avocat ou une avocate ou encore un ou une notaire.
La plupart de ces questions légales et économiques sont mentionnées dans l’ouvrage, mais de façon peu systématique, ce qui en rend la compréhension difficile. Plusieurs éléments se trouvent négligés ou mal expliqués, notamment les droits précis des enfants (que leurs parents soient mariés ou en union de fait), le contenu possible des testaments et leur impact, les donations entre personnes vivantes (« entre vifs ») et des clauses testamentaires dans un contrat de mariage ou de vie commune.
Il aurait aussi été utile de consacrer une section aux régimes de retraite et d’expliquer la raison pour laquelle tant de personnes âgées, particulièrement les femmes, sont pauvres à la retraite. Des explications claires sur les régimes publics, les régimes d’employeur et les formes d’épargne qui bénéficient d’avantages fiscaux (régimes enregistrés d’épargne retraite et assimilés) auraient permis de mieux situer l’importance de prévoir une épargne équitable dans la gestion financière du couple. On aurait pu mentionner qu’en cas de décès le conjoint ou la conjointe de fait a droit à des prestations dites de « conjoint survivant » du Régime de rentes du Québec (RRQ) ou d’autres programmes d’assurance publics et privés[2]. De même, les personnes qui vivent en union de fait peuvent partager les actifs prévus pour la retraite, mais seulement si les deux y consentent soit au moment de la rupture, soit en vertu d’une entente de vie commune signée préalablement.
Cet ouvrage permet surtout de sensibiliser les gens à l’importance de discuter de l’argent à l’intérieur du couple et de souligner combien ces discussions peuvent être difficiles étant donné que, dans la culture québécoise, l’amour et l’argent semblent être à des pôles opposés. Toutefois, il y a beaucoup de répétitions et de morcellement de l’information. Un guide en 20 ou 25 questions aurait été plus abordable que les 60 questions proposées ici. En outre, une façon mieux structurée de présenter les dimensions légales et fiscales aurait facilité la compréhension.
Parties annexes
Notes
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[1]
Seule la valeur de ces biens accumulée pendant le mariage fait partie du patrimoine familial. Même alors, on soustrait la plus-value attribuable à la partie qui appartenait au conjoint ou à la conjointe avant le mariage. Par exemple, si le mari était déjà propriétaire de la maison au moment du mariage et qu’il n’y avait pas d’hypothèque, la femme n’aurait aucun droit à cet égard, au moment de la dissolution. Pour cette raison, les auteures soulignent que les couples qui se marient tardivement, après avoir déjà vécu plusieurs années ensemble, devraient signer un contrat de mariage spécifiant que la constitution du patrimoine familial commence au début de la cohabitation et précisant d’autres modalités quant au partage des actifs, des dépenses, des revenus, de l’épargne, etc.
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[2]
À ces fins, on reconnaît l’union de fait après trois années de vie commune des partenaires ou par le fait d’avoir eu un ou une enfant ensemble, et cela, seulement si la personne décédée n’a pas encore un conjoint légal ou une conjointe légale de qui elle ne serait pas divorcée légalement.