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L’ouvrage de la politologue québécoise Diane Lamoureux intitulé Les possibles du féminisme. Agir sans « nous » est une anthologie de textes parus de 1991 à 2014, dont certains sont devenus des incontournables de la pensée politique féministe du Québec. L’intention de l’auteure est de reprendre les analyses élaborées durant cette période pour réfléchir aux enjeux auxquels les jeunes féministes doivent aujourd’hui faire face et montrer en quoi les luttes passées constituent une forme de matrimoine utile pour comprendre les défis présents.
Les textes de Lamoureux empruntent généralement la même démarche dans laquelle une présentation synthétique des gains historiques réalisés par les femmes depuis les années 70 appuie les analyses politiques subséquentes. Beaucoup plus qu’historienne, la contribution de Lamoureux est analytique et théorique, au sens plus philosophique que scientifique. Je dégagerai ci-dessous quatre idées transversales aux textes de l’ouvrage avant de conclure par une brève discussion critique.
En premier lieu, un des effets de la mobilisation historique féministe sur lequel Lamoureux insiste le plus est le processus de subjectivation des femmes, l’émergence d’individus-femmes qui ne sont pas uniquement définis par leur statut de subalternes par rapport aux hommes. Elle voit une forme de paradoxe dans l’émergence simultanée d’un mouvement collectif, d’un côté, et de l’individuation des femmes se libérant de certaines déterminations collectives imposées jusque-là par le système patriarcal, de l’autre : « En même temps qu’il opérait cette révolution individualisante, le féminisme cherchait encore à établir un fondement commun à l’oppression des femmes » (p. 44). En d’autres termes, il existe une forme de contradiction qui n’est pas encore résolue entre le projet de définition sociale et dénaturalisé de la catégorie « femmes » et le projet politique de se libérer de la réduction à la même catégorie pour être reconnues à titre individuel comme être humain participant du collectif, comme sujet. Cette tension résulterait du mode d’entrée des femmes dans la modernité, c’est-à-dire par la maternité et la différence, bien étudiée par la philosophie politique féministe. Afin de dépasser cette tension, Lamoureux juge que la stratégie de lutte pour les droits est plus porteuse que celles qui est organisée autour des besoins des catégories subalternisées.
En deuxième lieu, l’auteure revient régulièrement sur la liberté à laquelle la libération des femmes devait aboutir, bien que l’égalité soit une thématique importante mise en dialectique avec la liberté. À son avis, l’équilibre entre les deux termes s’est progressivement renversé à mesure que les groupes féministes ont cherché à influencer les politiques publiques. Cette dialectique a pris la forme de la lutte pour l’autonomie politique des femmes versus l’autonomie économique et corporelle à l’échelle individuelle.
Pour Lamoureux, l’égalité entre les femmes et les hommes ne résume pas le projet féministe qui doit interroger les autres inégalités sociales, sans quoi il ne servirait qu’à permettre l’accès de certaines catégories de femmes privilégiées au pouvoir et au politique, sans changer en profondeur les mécanismes de production des inégalités, grâce à une véritable participation des groupes dominés à la discussion politique. Ainsi, la liberté, au sens où Lamoureux l’emploie, est loin de se ramener à la conception néolibérale de la liberté de choix de consommer. Elle désigne plutôt, individuellement, la capacité de déterminer sa trajectoire et, collectivement, celle de définir l’avenir et les règles de fonctionnement des collectivités. L’aspect qui ressort des textes de ce recueil concernant la liberté est la capacité du mouvement féministe québécois à mettre en place des pratiques de liberté qui, outre qu’elles contribuent à l’émancipation des femmes, ont fait voir la possibilité de la subversion féministe du pouvoir (plutôt que son appropriation) et de la refonte des rapports sociaux. Le slogan « Le personnel est politique », dont toutes les possibilités sont loin d’avoir été explorées, est un exemple fort de l’apport de la pensée féministe radicale à la subversion des ordres sociaux en élargissant le champ du politique. En ce sens, la libération (le fait d’échapper à l’oppression) ne doit pas être confondue avec la liberté (l’accès au statut de coactrice du monde). C’est pourquoi Lamoureux estime « plus productif de cesser de penser en termes d’enjeux féminins et de se situer dans tous les enjeux sociétaux » (p. 171).
En troisième lieu, la sororité, proposée par les féministes radicales des années 70 comme idéal de lutte féministe, devrait maintenant être écartée, selon Lamoureux, car elle permet la reconduction d’une vision naturalisée du groupe social des femmes. S’inspirant d’Iris Marion Young et de Hannah Arendt, Lamoureux suggère de privilégier la solidarité à la sororité, car la première s’appuie sur la diversité de positions et des postures féministes plutôt que sur l’unité et la ressemblance. Elle devient nécessaire avec la complexification des modes d’expressions féministes et permet, d’après Lamoureux, de sortir du piège de l’opposition entre l’égalité et la différence omniprésent dans le débat féministe francophone au cours des dernières décennies, mais condamnant soit à la négation de son identité socialement construite (à travers l’assimilation), soit à la marginalisation. En sortant d’une quête d’unité illusoire, on contribue à faire admettre que la démocratie peut se nourrir de la différence et à rompre avec une conception de l’égalité qui la ramène toujours à l’identité, à la production du même. Le féminisme doit ainsi apprendre à « agir sans nous » naturalisé pour faire face aux critiques internes sans sombrer dans l’illusion du postféminisme libéral ou de la négation de l’existence et de l’effet des catégories sociales.
En quatrième et dernier lieu, les réflexions de Lamoureux sur la relation ambiguë du mouvement féministe avec l’État sont parmi les plus intéressantes et originales de l’auteure. Dans le texte « Services ou politique : quelques dilemmes du mouvement des femmes », elle analyse des enjeux liés à l’institutionnalisation. À mesure que les groupes féministes développent des services qui sont a priori pensés comme des espaces d’expérimentation et de subversion de l’ordre patriarcal, la nécessité du financement public amène progressivement une déradicalisation et une vision du changement beaucoup plus centré sur l’État.
À travers le financement étatique, l’action sociopolitique des groupes féministes se voit de plus en plus imposer une vision administrative de l’action sociale (exigences démesurées de reddition des comptes, structures organisationnelles plus hiérarchiques, prédominance d’une logique comptable et mise en concurrence des groupes, temporalités trop courtes pour agir en profondeur) ainsi que des priorités définies par les autorités politiques. Les militantes se transforment peu à peu en professionnelles offrant des services aux femmes définies comme vulnérables et la dimension « défense de droit » passe au second plan, sans que les conditions d’emploi (salaires, sécurité d’emploi) dans le secteur communautaire ou de l’économie sociale soient rehaussées relativement aux emplois équivalents dans les services publics : « On pourrait même soutenir que l’une des tâches que l’État assigne à ce mouvement, c’est de “ gérer ” les femmes, c’est-à-dire en échange d’un certain monopole de représentation, de canaliser et [de] traduire les revendications des femmes en termes acceptables pour l’appareil gouvernemental » (p. 70).
L’intégration subalterne des groupes de femmes aux services essentiels financés par l’État a permis à ce dernier de se désengager financièrement sans donner plus d’autonomie aux collectivités locales précarisées par l’affaiblissement des conditions d’emploi. Ce virage a également contribué à maintenir la dévalorisation des tâches traditionnellement assumées par les femmes maintenant devenues des emplois. Lamoureux conclut donc fort justement (p. 79-80) :
En restant prisonnières de la catégorisation sociale, en étant reconnues comme « femmes », elles échappent encore et toujours à la logique de l’individuation qui est au fondement de la citoyenneté moderne. En ce sens, le droit de cité catégoriel qui leur est reconnu est loin de correspondre à un empowerment, mais contribue à les maintenir dans un statut subalterne.
La grande force des textes de Lamoureux repose sur la clarté de ses distinctions conceptuelles et analytiques, laquelle mène cependant parfois à des visions un peu inachevées du changement social et à des oppositions trop simples. Par exemple, la reprise des dichotomies classiques réformistes/révolutionnaires et insurrection/institution rend une partie de la critique de la déradicalisation du mouvement féministe/des femmes insatisfaisante, parce qu’elle est insuffisamment nuancée et empiriquement soutenue. Le féminisme radical a toujours été minoritaire, ponctuel et simultané par rapport au mouvement des femmes depuis les années 70 et le rôle de « la collective » dans l’ensemble des changements survenus dans la vie des Québécoises depuis 40 ans me paraît surestimé, même si qualitativement elle a ouvert de nouveaux possibles, problématisé et déconstruit des évidences naturalisées supportant les inégalités. Les changements opérés dans les politiques publiques (bien qu’ils soient imparfaits) ont été, en outre, le fait de féministes « impures » sans qui les ouvertures théoriques et politiques seraient demeurées des propositions vaines.
Retrouver la radicalité du féminisme n’implique-t-il pas d’approfondir et de raffiner la compréhension des possibilités et des limites de la contestation politique à travers les institutions, plutôt que de reconduire une vision réductrice de la révolution comme renversement entre deux états stables et opposés en dichotomie? Les rapports sociaux ne se modifient pas en profondeur sans travail sur les institutions, car elles sont déjà là dès qu’il y a organisation, groupe féministe ou lien salarial (même à l’université) servant d’appui pour l’action et la pensée féministe. Les structures sociales, matérielles et symboliques, sont lentes à se transformer et les changements ne se font pas sans le travail acharné des personnes qui s’appuient sur les théories politiques, sans la visibilité (institutionnelle) accordée aux intellectuelles, pour changer peu à peu les pratiques, les règles, la culture. Il aurait été intéressant que Lamoureux propose des réflexions sur les solutions de rechange d’actions féministes susceptibles de diminuer l’emprise de l’État sur la capacité du féminisme à agir sur les inégalités. Ces quelques remarques ne limitent en rien la pertinence et l’intérêt de la lecture de l’ensemble des textes de Diane Lamoureux réunis dans cette anthologie pour mettre en évidence les principaux défis auxquels doivent faire face actuellement les féministes québécoises et instaurer une discussion capable d’admettre la valeur des différends pour construire un véritable pluriversalisme.