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L’ouvrage intitulé Devenir parents, devenir inégaux. Transition à la parentalité et inégalités de genre explore la période de la transition à la parentalité dans le contexte social et institutionnel de la Suisse romande avec une attention particulière aux manifestations des inégalités de genre à cette période de la vie des couples. À la base de cet ouvrage se trouve une étude interdisciplinaire et longitudinale intitulé Devenir parents (Le Goff et Levy 2011). Cette étude à la fois qualitative et quantitative avait pour objet d’explorer les changements qui se manifestent dans le fonctionnement des couples à la suite de la naissance d’un ou d’une enfant. Plus précisément, elle devait permettre de mieux comprendre les processus sociaux qui sous-tendent la mise en place des inégalités entre hommes et femmes au moment de la transition à la parentalité. L’étude comportait trois vagues de collecte des données qui se répartissaient autour de la première naissance au sein des 235 couples participant à la recherche. Les résultats de cette large enquête ont été exploités et analysés par diverses équipes de recherche venant de disciplines variées (psychologie sociale, sociologie, psychologie et démographie), ce qui a permis de dégager un portrait complet et varié de la transition à la parentalité et des inégalités de genre s’y rattachant.

Cet ouvrage collectif se divise en trois parties, la première étant concentrée sur l’activation des statuts maîtres sexués au moment de la transition à la parentalité de même que sur les facteurs qui jouent sur l’activation de ces inégalités, autant en termes de parcours de vie que d’éléments institutionnels ou liés à la socialisation.

Dans le premier chapitre, Francesco Giudici analyse les parcours professionnels (taux d’occupation et de formation) et familiaux (type de cohabitation) des femmes et des hommes durant les dix années précédant la conception de leur premier ou première enfant afin de déterminer le(s)quel(s) de ces parcours jouent un rôle dans l’investissement personnel des deux partenaires dans le travail domestique et rémunéré après la naissance de l’enfant. Ainsi, il démontre que, pour les femmes, une longue période de travail professionnel à temps plein et le revenu élevé qui lui est associé contribuent à une moindre diminution de leur taux d’occupation après la première naissance. Pour les hommes, un parcours d’habitation en solo ou de cohabitation non conjugale prédit une moindre diminution du travail domestique après la première naissance.

Dans le deuxième chapitre, l’analyse de Jacques-Antoine Gauthier et Isabel Valarino permet de faire ressortir les différentes formes que peuvent prendre les parcours professionnels des deux parents simultanément, tout au long de la période suivant la naissance de l’enfant. Le premier profil, soit les couples « modernes » chez qui les deux partenaires sont très engagés dans leur activité professionnelle respective, est plus fréquent dans les couples où les deux partenaires ont des revenus élevés, où la femme exerce une profession non féminine et où l’homme est jeune. Le deuxième profil, les couples « alternatifs » chez qui l’homme diminue son taux d’activité par rapport à la norme et la femme reste très présente dans son emploi, est peu lié aux variables contextuelles étudiés, mais l’analyse qualitative démontre que ce choix atypique semble rattaché à l’adhésion à des valeurs égalitaires en ce qui concerne la parentalité. Le troisième profil, les couples « traditionnels » chez qui les femmes réduisent leur taux d’activité et les hommes travaillent à temps plein exclusivement, se révèle plus courant dans les couples où les deux partenaires ont une profession genrée, dans lesquels l’homme est plus âgé et où la femme gagne un salaire élevé.

La deuxième partie de l’ouvrage comprend quatre chapitres distincts qui traitent de la réorganisation des couples à la suite de la transition à la parentalité.

Dans le premier chapitre de cette section, Jean-Marie Le Goff et Nadia Giradin étudient la répartition des tâches domestiques et de soins sous l’angle des intentions et des pratiques. Ils montrent tout d’abord que les intentions des parents concernant la répartition des tâches domestiques et de soin après la naissance de l’enfant subissent l’influence de leurs expériences, de celles de leurs propres parents ou d’autres nouveaux parents, de même que de leurs habitudes actuelles quant à la répartition des tâches. Pour ce qui est des pratiques, celles-ci se transforment après la naissance de l’enfant pour devenir moins égalitaires, même chez les couples qui rapportent avoir des intentions égalitaires. À la suite de la naissance de l’enfant, les intentions des parents se modifient donc en fonction du partage actuel des tâches, sauf en ce qui concerne les tâches de soins à l’enfant, pour lesquelles les intentions restent très égalitaires.

Le deuxième chapitre de cette partie, écrit par Manuel Tettamanti, aborde avec un regard systémique les inégalités de genre qui s’installent chez les nouveaux parents en étudiant leurs valeurs et leurs pratiques, et l’impact des potentielles tensions entre valeurs égalitaires et pratiques sexuées sur leur relation conjugale. Les résultats montrent que des valeurs égalitaires ne garantissent pas un partage des tâches domestiques et de soin égalitaire après la naissance de l’enfant. Bien que ces valeurs soient associées à moins d’écart entre les partenaires concernant le temps investi dans ces tâches, rares sont les couples qui ont des pratiques égalitaires après la naissance de l’enfant. Ces tensions entre valeurs et pratiques rend plus difficile la transition à la parentalité pour les couples ayant des valeurs égalitaires. En effet, plus les femmes ont des valeurs égalitaires, plus elles rapportent de conflits dans leur couple et moins elles rapportent d’émotions positives suivant la naissance de l’enfant.

Au troisième chapitre de cette section, Béatrice Koncilia-Sartorius et Claudine Sauvain-Dugerdil étudient l’emploi du temps des pères et des mères de 34 couples pour décrire de façon précise l’engagement individuel dans la sphère familiale. Bien que l’échantillon soit constitué de couples ayant un mode de fonctionnement égalitaire et partenarial et que le volume de travail (domestique, de soin et rémunéré) des mères et des pères soit pratiquement équivalent, certaines inégalités subsistent dans la nature du temps passé avec l’enfant et dans la qualité du temps personnel. Il semble en effet que les pères aient davantage de temps de qualité avec l’enfant et plus de temps de loisirs sans la présence de l’enfant que les mères, et ce, particulièrement à l’occasion des journées de congé. Les mères, quant à elles, auraient plus souvent l’enfant à leur charge, que ce soit leur occupation principale ou qu’elles combinent le travail domestique ou les loisirs avec la présence de l’enfant.

Enfin, Marlène Sapin et Eric D. Widmer étudient, dans le quatrième chapitre de cette partie, les changements dans les réseaux personnels des jeunes parents. Ils montrent que les relations familiales prennent une plus grande place dans les réseaux au moment de la transition à la parentalité, augmentant par le fait même le capital social de type bonding. Ce type de réseau est plus dense en connexions entre les membres et est ainsi plus soutenant. Or, contrairement à leurs hypothèses, ce changement dans les réseaux est plus courant chez les jeunes pères. Ces derniers se rattachent à la parenté de leurs femmes et citent moins souvent leurs amis et amies comme liens significatifs de leur réseau.

La troisième partie de l’ouvrage se divise également en quatre chapitres qui éclairent le contexte institutionnel et culturel de la Suisse dans lequel se situent les dynamiques de transition à la parentalité.

Au premier chapitre de cette section, Rachel Fasel et Dario Spini tentent de comprendre la manière dont l’identité des femmes et des hommes se transforme au moment de la transition à la parentalité, de même que leur représentation respective de leur partenaire. Les femmes et les hommes se définissent de façon centrale comme des épouses et des époux puis comme des mères et des pères. Après la naissance de l’enfant, le rôle de parent devient plus central que celui d’époux ou d’épouse. En ce qui a trait aux rôles de soutien financier et d’activité professionnelle, ceux-ci sont importants et le demeurent après la transition à la parentalité, et ce, autant pour les femmes que pour les hommes. Par contre, la représentation que se font les parents de leur partenaire est beaucoup plus stéréotypé que leur propre représentation. Après la naissance, les hommes perçoivent leur partenaire davantage comme une mère engagée dans les rôles relationnels, tandis que les femmes perçoivent leur partenaire comme très engagé dans la sphère professionnelle.

Dans le deuxième chapitre de cette partie, Laura Cavalli, Laura Bernadi et Vincent Léger explorent de façon qualitative les intentions de fécondité des nouveaux parents. Les processus qui mènent les parents à modifier leurs intentions d’avoir un ou une deuxième enfant au fil des trois vagues d’entretiens sont complexes et dépendent de plusieurs facteurs : le déroulement de la première grossesse et de la naissance, l’expérience de la parentalité, la situation professionnelle, les enjeux financiers, etc. Finalement, certaines différences entre hommes et femmes laissent entrevoir l’apparition des statuts maîtres sexués : le désir d’enfant des femmes est plus fort et affirmé; ce sont les femmes qui assurent principalement les soins au premier ou à la première enfant; et elles qui renoncent à des engagements extrafamiliaux au profit de la famille ou songent à le faire.

Au troisième chapitre, Isabelle Valarino prend pour objet d’étude les politiques de congé parental en Suisse afin d’observer la façon dont les normes et les institutions jouent un rôle dans le maintien d’un modèle familial « traditionnel modernisé ». Tout d’abord, les hommes sont totalement exclus des politiques suisses de congés parentaux, ce qui constitue une exception européenne. La mise en place de congé de paternité est donc conditionné aux choix des employeurs, ce qui fait varier grandement la situation des pères suisses selon leur milieu professionnel. Ensuite, l’analyse des articles de presse traitant des congés de paternité démontre que, même dans les discours critiquant le modèle familial traditionnel, les pères sont représentés comme des donneurs de soins secondaires, assurant un rôle de soutien à la mère. Ainsi, ces normes et l’absence de cadre concernant les congés de paternité contribuent à maintenir un modèle familial où le père est le principal pourvoyeur de la famille et où la mère travaille à temps partiel, tout en étant la principale responsable du travail domestique et de soin.

Dans le quatrième et dernier chapitre de cette partie, Felix Bühlmann, Guy Elcheroth et Manuel Tettamanti se penchent sur les configurations de valeurs et de pratiques au moment de la transition à la parentalité. À l’aide de trois échantillons distincts, ils observent les périodes temporelles entourant la transition, le contexte institutionnel suisse en comparaison avec le contexte européen ainsi que l’adaptation des couples relativement au conflit entre valeurs et pratiques. Il semble d’abord que la mise en place d’un fonctionnement genré débute bien avant la naissance et que la traditionalisation continue d’augmenter au cours des années suivant la naissance. Les couples ayant des configurations incohérentes de type « valeurs égalitaires, pratiques genrées » sont très courants en Suisse, et ce conflit semble persister bien après la naissance de l’enfant. Le contexte institutionnel de la Suisse, notamment la faible densité de structures d’accueil pour enfant, joue pour beaucoup dans la mise en place et la persistance de ces configurations.

Dans l’ensemble, ces résultats démontrent de façon empirique la notion de statuts maîtres sexués, à savoir que les femmes sont encore aujourd’hui assignées prioritairement au domaine familial, alors que les hommes le sont de façon prioritaire au domaine professionnel (Krüger et Levy 2001). De même, ces assignations quant à leurs rôles s’installent de façon plus marquée lorsque les couples ont leur premier ou première enfant, bien que les signes précurseurs d’inégalités apparaissent avant cette transition et qu’ils persistent bien au-delà de cette période.

Au fil des chapitres de l’ouvrage, les auteurs et les auteures démontrent sous quelles formes se manifestent les statuts maîtres sexués, que ce soit dans le partage du travail domestique et de soin aux enfants, dans les trajectoires professionnelles, dans l’emploi du temps ou dans les réseaux personnels des parents. Les facteurs qui contribuent à façonner les modèles familiaux sont explorés et les textes démontrent que, au-delà des valeurs et des intentions individuelles, le contexte institutionnel suisse joue un rôle non négligeable dans la mise en place des inégalités de genre.