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Dans le présent article[1], je me base sur mon expérience concernant l’élaboration d’expertises anthropologiques, à partir de démarches méthodologiques de recherche-action, pour réfléchir sur les possibilités et les limites de l’anthropologie juridique féministe. J’analyserai plus précisément ma participation à l’élaboration d’une expertise pour la défense d’une Autochtone prisonnière politique au Mexique, la commandante Nestora Salgado García. Cette dernière a été détenue injustement pendant plus de deux années pour avoir pris part à un système de justice autochtone qui a été criminalisé par l’État mexicain. Dans la municipalité d’Olinalá de l’État mexicain de Guerrero, Nestora Salgado García a agi comme coordonnatrice et commandante de la Coordination régionale des autorités communautaires ‒ Police communautaire (CRAC-PC), laquelle regroupe, dans un grand réseau, la majorité des systèmes de justice autochtone, connus comme les polices communautaires.

Créé en 1998, le système communautaire de sécurité, de l’administration de la justice et de la rééducation, connu localement sous le nom de CRAC-PC, est un réseau de coopération entre communautés et peuples aux traditions, aux cosmovisions et aux langues distinctes. Ce groupe possède des stratégies propres de résolution de conflits et a décidé de créer un système commun d’autoprotection et de justice[2]. Ce système de justice autochtone jouit d’une reconnaissance légale en vertu de l’article 37 de la Loi 701 sur la reconnaissance, les droits et la culture des peuples et communautés autochtones de l’État de Guerrero, de l’article 2 de la Constitution mexicaine et de la Convention n° 169 relative aux peuples indigènes et tribaux, 1989 de l’Organisation internationale du travail (OIT) signée par le Mexique. Toutefois, durant l’administration du président Enrique Peña Nieto (2012-2018), ses membres ont été criminalisés lorsque les décisions issues de la justice autochtone interféraient avec les intérêts des pouvoirs locaux, lesquels étaient liés à maintes occasions au crime organisé. Dans l’article qui suit, j’analyse donc les possibilités qu’offrent les expertises anthropologiques pour la défense des femmes, et ce, dans le contexte actuel de criminalisation de la justice autochtone au Mexique.

Mes perspectives sur l’anthropologie juridique et féministe

Mon expérience en matière d’élaboration d’expertises anthropologiques (expert witness reports of affidavits) s’inscrit dans ce que certains auteurs et auteures nomment l’« activisme juridique basé sur la recherche collaborative ». Cela implique l’utilisation de la recherche anthropologique en vue de la coproduction de connaissances pouvant être mises à profit pour la défense légale d’hommes et de femmes autochtones. Ce choix méthodologique et épistémologique a été l’objet de fortes critiques de la part des personnes qui se réclament d’une perspective positiviste pour défendre la « neutralité » d’une science anthropologique, ces personnes discréditant toute tentative de recherche-action en la qualifiant de « travail social » ou simplement d’« activisme politique ». D’autres perspectives théoriques critiques ont également contesté l’activisme juridique en argumentant que les pratiques de défense juridique reproduisent le langage du pouvoir du droit, qui contribue à la construction de subjectivités subordonnées, ce que Michel Foucault (1977) a nommé l’effet de pouvoir du discours légal.

Dans cet article, je propose de répondre à ces questionnements en revendiquant la richesse épistémologique créée par la production de connaissances née du dialogue avec les actrices et les acteurs sociaux avec qui nous travaillons en tant qu’anthropologues juridiques. Parallèlement, en me basant sur mes expériences concernant l’élaboration d’expertises anthropologiques, j’argumente qu’il est possible d’analyser de façon critique ces systèmes de connaissances-pouvoir et leur capacité productive, tout en utilisant les discours de droits et les espaces juridiques comme outils émancipateurs.

En tant qu’anthropologue juridique et féministe, j’ai fait face à la tension épistémologique et politique de devoir sans cesse maintenir une perspective critique par rapport au droit positif ‒ comme pratique et discours ‒ et quant aux droits de la personne comme discours universalisants et globalisés. Et cela, tout en m’engageant dans des initiatives d’appui aux luttes politiques pour la reconnaissance des droits des peuples autochtones au niveau national et international. Certaines personnes ont avancé qu’il s’agit de voies paradoxales : soit on fait une analyse critique du droit et de la judiciarisation des luttes politiques, soit on réifie les perspectives hégémoniques du droit et des droits à travers l’activisme juridique. D’après ces perspectives, les luttes pour la reconnaissance des droits culturels tendent à reproduire des définitions hégémoniques de la culture et des peuples autochtones et elles finissent par limiter les imaginaires politiques relatifs à la justice (Brown et Halley 2002).

Divergeant de ces perspectives, j’ai tenté tout au long de ma trajectoire universitaire de maintenir une réflexion critique permanente quant au droit et aux droits, en participant à des initiatives en appui aux luttes pour la justice des peuples et d’organisations autochtones s’appropriant et redéfinissant les lois nationales et internationales. Au cours des dernières années, j’ai participé à l’élaboration d’expertises anthropologiques pour appuyer la défense de femmes autochtones dans des procédures légales nationales et internationales[3]. Les dialogues collectifs ayant alimenté ces expertises m’ont permis de contribuer à la réflexion critique autour de la notion de justice de l’État mexicain : c’est pourquoi le processus même d’élaboration d’une expertise s’est révélé aussi important que le rapport présenté devant les autorités de justice.

Pour l’anthropologie féministe, le lien entre la production de connaissances et l’engagement politique en vue de la transformation sociale est depuis toujours un axe articulateur de propositions théoriques et méthodologiques (Moore 1996). Pour la même raison, les féministes ont contribué de manière importante à la critique des réseaux de pouvoir qui légitiment et reproduisent le positivisme scientifique, apports qui n’ont pas toujours été reconnus par l’anthropologie critique contemporaine ni par les théoriciens et les théoriciennes postmodernes[4].

En ce qui concerne l’anthropologie féministe latino-américaine, ces critiques n’ont pas exclusivement été faites dans le contexte théorique et universitaire; elles ont plutôt été accompagnées de pratiques politiques et méthodologiques qui ont amené les débats dans les espaces de lutte politique, d’éducation populaire et d’organisation collective auxquels nous participons avec plusieurs universitaires féministes.

Mon expérience en tant qu’universitaire féministe associée à un centre public de recherche et d’études supérieures s’est donc faite en collaborant à différents projets collectifs reposant sur l’idée de la construction d’une vie plus juste pour les femmes. L’analyse critique de la citoyenneté, du système pénitentiaire, des espaces de justice et des politiques publiques de genre – pour ne mentionner que quelques thèmes abordés dans mes travaux – a constitué non seulement des problèmes de recherche universitaire, mais également des préoccupations que j’ai pu partager avec mes camarades d’organisation ou avec d’autres femmes avec qui j’ai établi des dialogues épistémologiques et politiques.

Les parcours historiques de l’anthropologie juridique

L’histoire de l’anthropologie juridique, et de l’anthropologie sociale dans un sens plus large, est étroitement liée à l’histoire du colonialisme. L’anthropologie juridique naît comme sous-discipline de l’anthropologie sociale britannique dans l’objectif de connaître les systèmes politiques et juridiques des peuples colonisés pour en assurer un meilleur contrôle et une plus grande domination (Malinoswki 1982; Radcliffe-Brown 1952). Ce domaine de spécialisation, qui se développera par la suite dans d’autres traditions anthropologiques, a émergé des alliances entre les autorités coloniales britanniques et les anthropologues reconnus aujourd’hui comme les « fondateurs » de la discipline. L’histoire de cette alliance honteuse a été largement documentée par les mêmes anthropologues (Asad 1991; Leclerc 1973; Stocking 1991). Bien que d’autres disciplines, comme la psychologie, le droit et la sociologie, aient aussi été mises au service de cette domination, il faut reconnaître que le caractère autocritique des anthropologues a influé sur la production d’une riche bibliographie qui rend compte de cette « histoire coloniale ».

Cependant, il n’existe qu’un registre très limité de la manière dont l’anthropologie juridique a contribué à dénoncer, à désarticuler ou à transformer les réseaux de pouvoir et de domination qui touchent la vie des actrices et des acteurs sociaux avec qui les anthropologues juridiques travaillent. Cependant, il est connu, surtout grâce à la « tradition orale » autochtone, que beaucoup d’anthropologues ont consacré leur vie à la défense des droits des peuples autochtones, des femmes, de la paysannerie, des ouvrières et des ouvriers, des personnes migrantes, des jeunes victimes de marginalisation en milieu urbain, sans pour autant que soit amplement documenté le lien entre l’anthropologie et l’émancipation ou la justice sociale.

Dans le cas de l’anthropologie juridique mexicaine, ses origines sont étroitement liées aux alliances établies entre les anthropologues critiques et les organisations autochtones qui luttent pour la reconnaissance de leurs droits culturels et politiques.

Ces espaces de réflexion collective ont émergé du dialogue avec un mouvement autochtone continental dynamique qui dénonçait la persistance du colonialisme interne, rejetait le caractère monoculturel des États-nations latino-américains et revendiquait la reconnaissance de ses droits territoriaux et politiques. Faisant écho à ces demandes, un groupe d’anthropologues du Mexique s’est donné pour tâche d’analyser de façon critique les cadres juridiques nationaux et d’approfondir la connaissance des espaces locaux d’administration de la justice. Fruit de ces dialogues, l’ouvrage collectif Entre la Ley y la Costumbre (Entre la loi et la coutume), sous la direction de Rodolfo Stavenhagen et Diego Iturralde (1990), s’est converti en classique dans les études d’anthropologie juridique en Amérique latine.

Au Mexique, l’influence du marxisme et de l’économie politique sur l’anthropologie a contribué à la remise en question de ces paradigmes théoriques et à l’élaboration d’une anthropologie juridique critique reliant l’analyse du pouvoir à l’analyse de la culture. Par exemple, Teresa Sierra a analysé les litiges entre les Nahuas de Puebla et les a placées dans le contexte des relations de domination avec l’État-nation. S’appuyant sur une perspective articulationniste, cette anthropologie juridique critique s’est intéressée aux relations entre les systèmes normatifs dominants et dominés, lesquels s’articulent autour de stratégies élaborées par les autochtones (Sierra Camacho 1992; Sierra et Chenaut 1995).

Cependant, la réflexion critique de l’anthropologie juridique ne s’est pas limitée à analyser les contextes de domination du pluralisme juridique : elle propose plutôt, à partir de ces réflexions, des alliances politiques pour confronter les stratégies de domination dans des contextes de colonialisme interne. Par exemple, le texte de Magda Gómez (1990) intitulé « La defensoría jurídica de presos indígenas » (La défense juridique des prisonniers autochtones) dénonce le racisme institutionnel du système de justice mexicain et établit les bases pour le programme de libération des prisonniers autochtones dont elle a fait elle-même la promotion à l’intérieur de l’Institut national indigéniste (INI). C’est également cette perspective théorico-politique qui a guidé le travail de Rodolfo Stavenhagen en tant que rapporteur spécial pour les droits humains et libertés fondamentales des peuples autochtones auprès de l’Organisation des Nations unies (ONU) de 2001 à 2008, période au cours de laquelle il a documenté et dénoncé les violations des droits des peuples autochtones à l’échelle mondiale, tout en maintenant un dialogue permanent avec les organisations autochtones des cinq continents.

D’autres anthropologues ont choisi de se consacrer à temps plein à la défense des peuples autochtones. C’est le cas d’Abel Barrera, qui a fondé le Centre des droits humains de la montagne Tlachinollan en 1993 à Tlapa de Comonfort, au milieu de l’une des régions autochtones les plus frappées par la répression gouvernementale[5]. Depuis plus de deux décennies, ce centre a documenté, dénoncé et plaidé des milliers de cas de violation des droits humains au sein des peuples autochtones. Faisant de l’expertise anthropologique un outil de défense devant la justice internationale, les avocats de Tlachinollan, avec l’appui d’anthropologues juridiques, ont amené l’État mexicain au banc des accusés de la Cour interaméricaine des droits de l’homme et ont obtenu des sentences condamnatoires établissant des précédents. Dans le cas de deux femmes autochtones mephaa, Valentina Rosendo Cantú et Inés Fernández Ortega, Tlachinollan a créé un précédent en droit international pour la reconnaissance de la violence sexuelle comme dommage collectif, de la violence institutionnelle militaire par l’État mexicain et de l’absence de juridiction du tribunal militaire en cas de violation des droits humains de citoyennes et de citoyens, violation commise par des membres de l’armée (Hernández Castillo 2016).

Cette anthropologie juridique critique a donc suscité des discussions sur l’activisme féministe pour lequel plusieurs anthropologues militons depuis des décennies. À partir des recherches épistémologiques et méthodologiques nées de ces espaces, et grâce au dialogue direct avec les actrices sociales avec qui notre équipe d’anthropologues juridiques féministes travaille, nous avons pu développer une perspective de genre qui remet en question les visions idéalisées du droit autochtone. Ces travaux ont amené les débats de l’anthropologie juridique sur le terrain des études de genre, tout comme ceux de l’anthropologie féministe sur celui des études des systèmes normatifs.

Quelques-unes d’entre nous sommes arrivées à ce croisement entre l’analyse critique de genre et l’anthropologie juridique à partir d’une expérience concrète dans des organisations travaillant à la défense légale des femmes victimes de violence sexuelle et conjugale. La recherche d’outils légaux plus efficaces pour la défense des femmes dans un contexte de diversité culturelle et de pluralisme juridique m’a amenée en 1996 à développer, avec le Groupe de femmes de San Cristobal Las Casas, le projet de recherche coparticipative intitulé « Le droit positif et la coutume juridique face à la violence sexuelle et conjugale : recherche exploratoire en vue d’alternatives légales pour la défense des femmes autochtones ». Jouant un rôle pionnier dans le domaine, ce projet sous ma direction a permis d’aborder la manière dont les inégalités de genre touchent le droit national et le droit autochtone (Hernández Castillo 2002).

L’anthropologie juridique féministe vient donc confronter les représentations idéalisées du droit autochtone propagées par certains universitaires qui se portent à la défense des droits autochtones. À partir de leurs perspectives acritiques, ces universitaires ont réduit au silence les voix et les critiques des femmes à l’intérieur de leurs peuples. Ces représentations ont été utilisées par des groupes de pouvoir au sein de ces collectifs pour légitimer leurs privilèges. Un autre extrême de cette perspective consiste à disqualifier toutes les institutions et pratiques des peuples autochtones en stéréotypant leurs cultures et en leur attachant une « étiquette sélective[6] » en raison de leur origine coloniale.

Il s’agit d’un débat dans lequel je me suis retrouvée engagée politiquement pendant plusieurs décennies, puisque je fais partie des voix critiques de l’essentialisme dont fait usage le mouvement autochtone, qui refusait d’aborder le thème des exclusions de genre et de la violence conjugale à l’intérieur des communautés autochtones.

Ma double identité en tant qu’universitaire et activiste dans une organisation féministe travaillant contre la violence sexuelle et conjugale à San Cristobal de las Casas, à travers notamment un centre d’appui pour femmes et jeunes mineurs dans lequel un grand pourcentage des bénéficiaires étaient des femmes autochtones, m’a amenée à confronter autant les discours idéalisés sur la culture autochtone issus d’un secteur important de l’anthropologie mexicaine que l’ethnocentrisme d’une grande partie du féminisme libéral. Dans un contexte polarisé où les droits des femmes ont été présentés comme opposés aux droits collectifs des peuples, il a été difficile de revendiquer des perspectives plus nuancées sur les cultures autochtones qui rendent compte des dialogues de pouvoir les constituant, tout en réclamant le droit à une culture distincte et à l’autodétermination des peuples autochtones.

La polarisation des postures féministes et indianistes s’est approfondie au cours des deux dernières décennies à travers le mouvement zapatiste, qui a soulevé la nécessité d’une réforme constitutionnelle reconnaissant les droits relatifs à l’autonomie des peuples autochtones (Speed, Hernández Castillo et Stephen 2006). Dans ce contexte, un secteur important du féminisme libéral mexicain a fait des alliances avec les secteurs libéraux anti-autonomie en vue de soulever les dangers pour les femmes autochtones que représenterait la reconnaissance des droits collectifs de leurs peuples. Soudainement, plusieurs universitaires qui n’avaient jamais écrit une ligne en faveur de ces femmes ont commencé à se « préoccuper » de leurs droits et même à citer, hors de leur contexte, des travaux de chercheuses féministes ayant écrit sur la violence dans des régions autochtones (Viqueira 1999). Cette conjoncture a changé le contexte de dialogue de notre travail universitaire et a posé ainsi l’importance de contextualiser nos réflexions sur la violence conjugale au-delà des analyses culturelles pour y inclure l’analyse de la violence étatique et le contexte structurel dans lequel cette dernière s’insère.

À cette intersection politique, les femmes autochtones organisées nous ont donné des pistes de réflexion pour repenser les demandes autochtones depuis une perspective non essentialiste. Leurs théorisations de la culture, de la tradition et de l’équité de genre ont pris la forme de documents politiques, de procès-verbaux de rencontres et de discours publics. Les femmes autochtones n’ont jamais demandé une telle « protection » des intellectuels libéraux ni de l’État pour limiter l’autonomie de leurs peuples. Au contraire, elles ont revendiqué le droit à l’autodétermination et à leur culture, tout en luttant au sein du mouvement autochtone pour redéfinir les termes des notions de tradition et de coutume, de même que pour participer activement à la construction de projets d’autonomie.

Ces théorisations ont été fondamentales pour le développement d’une anthropologie juridique féministe qui, en même temps qu’elle récupérait l’analyse de l’interlégalité des études pionnières, a inclus la perspective intersectionnelle pour mettre en évidence la façon dont les exclusions multiples de genre, de race, de classe et de génération influent sur la relation des femmes autochtones et paysannes avec les systèmes de justice nationaux et communautaires (Sierra Camacho 2004b; Sierra, Hernández Castillo et Sieder 2013). Beaucoup de ces études ont été réalisées grâce aux collaborations et aux alliances établies avec des organisations autochtones comme la Coordination régionale des autorités communautaires (CRAC) de Guerrero (Arteaga Böhrt 2013; Sierra Camacho 2009, 2013 et 2014), les régions autonomes zapatistes (Mora Bayo 2008, 2013 et 2014), la Maison de la femme autochtone à Cuetzalan (Mejia 2008 et 2010; Mejia, Cruz Martín et Rodríguez 2006; Terven 2005 et 2009; Terven et Chávez 2013) et l’Organisation des peuples autochtones mephaa (OPIM) (Hernández Castillo 2016), pour ne donner que quelques exemples.

Les expertises culturelles et l’accès à la justice

L’activisme juridique des anthropologues a notamment commencé à se développer à travers la réalisation d’expertises culturelles (expert witness reports ou anthropological affidavits) pour les cas de litige devant la justice nationale ou internationale. Les réformes multiculturelles de la dernière décennie ont amené des changements dans les codes de procédure pénale pour permettre l’usage de preuves d’experts ou d’expertes à caractère culturel. Ces affidavits anthropologiques sont à vrai dire des rapports réalisés par des spécialistes qui contribuent à la reconnaissance du contexte culturel de la personne accusée ou plaignante, selon le cas. Leur objectif fondamental est de fournir de l’information au tribunal sur l’importance de la différence culturelle dans la compréhension d’un cas spécifique. Pour plusieurs anthropologues qui font la promotion de l’expertise culturelle, cela représente un avancement dans les possibilités d’accès à la justice pour les peuples autochtones.

Dans le contexte mexicain, la modification en août 2001 de l’article 2 de la Constitution, connue comme la Loi sur les droits et la culture autochtone, a apporté des changements aux codes fédéraux de procédure pénale qui reconnaissent désormais à toute personne, plaignante ou accusée, le droit de compter sur les services d’un traducteur ou d’une traductrice lorsque la personne ne maîtrise pas bien l’espagnol. Ces codes offrent aussi la possibilité de produire un rapport d’expertise au sujet de facteurs culturels ayant une incidence sur l’affaire à juger[7]. Avant ces réformes, dans le but de diminuer la peine d’une personne ou de la faire libérer, les avocats et les avocates qui défendaient des Autochtones accusés d’un méfait ‒ certains ou certaines travaillant pro bono pour le compte de l’INI ‒ ont eu recours à l’article dérogatoire 49 bis du Code fédéral de procédure pénale qui permettait une réduction de la peine pour des personnes considérées comme étant dans des conditions d’un « retard culturel extrême ». Le recours à cet article contribuait à reproduire le racisme de la société mexicaine. En dépit des réformes multiculturelles, cet argument continue d’être utilisé par beaucoup d’avocats et d’avocates qui, malgré leurs « bonnes intentions », réifient et reproduisent au coeur de leur défense des perspectives racistes sur les peuples autochtones (Escalante Betancourt 2015).

Même si l’utilisation d’expertises culturelles peut représenter un avancement pour l’accès à la justice par rapport aux perspectives racistes appelant au « retard culturel », cet outil juridique comporte de nouveaux dilemmes éthiques et épistémologiques pour les anthropologues qui revendiquent l’activisme juridique. D’un côté, il reproduit les hiérarchies autour des savoirs, puisqu’il légitime le savoir culturel de l’anthropologue comme étant au-dessus de celui des peuples autochtones. Ce sont donc nous, les anthropologues, qui avons la connaissance culturelle légitime pouvant être reconnue par l’administration de la justice et, dans ce sens, nous avons le dernier mot par rapport à ce qui est la « véritable pratique culturelle autochtone » ou le « vrai droit autochtone ».

Le rôle de l’anthropologue qui assure la « traduction culturelle » dans le système de justice de l’État peut s’embrouiller au moment de devoir accepter les règles du discours juridique, où les perspectives complexes et contextuelles de l’analyse anthropologique n’ont souvent pas leur place. Par exemple, la procédure légale demande fréquemment que l’on donne des « vérités positives » sur la culture des peuples autochtones, ce qui contribue à la reproduction de représentations essentialistes de leurs cultures. La diversité interne dans les communautés de même que les différentes visions de la culture et de la tradition selon les genres et les générations se trouvent donc gommées par des descriptions culturelles qui les homogénéisent.

Quelle est donc l’issue devant ces dilemmes? Devrions-nous, en tant qu’anthropologues, nous maintenir en marge des espaces juridiques et permettre ainsi que les « technologies de la vérité » utilisées dans les systèmes juridiques continuent de construire les populations autochtones comme ayant un « retard culturel »? Mon choix a été plutôt de chercher des formes davantage participatives et dialogiques pour faire les expertises, afin que le processus même d’élaboration puisse contribuer à la réflexion collective sur les discours de pouvoir que sous-tendent les discours et les pratiques du droit.

L’expertise anthropologique pour la défense de Nestora Salgado García

La Tour médicale de Tepepan, hôpital réservé aux personnes purgeant une peine de prison dans la ville de Mexico, est très différente de l’espace pénitencier d’Atlacholoaya où j’ai réalisé mon travail de recherche collaborative avec des femmes autochtones et paysannes prisonnières (Hernández Castillo 2013). On se croirait dans n’importe quel hôpital du pays, sauf pour le fait de devoir passer par différentes écluses de sécurité fortement surveillées. C’est là que j’ai connu pour la première fois Nestora Salgado García, commandante de la CRAC de Guerrero, qui était détenue depuis le 21 août 2013 à cause de trois procès remplis de contradictions. D’abord emprisonnée dans une prison à haute sécurité de Tepic dans l’État de Nayarit, Nestora Salgado García a été transférée le 28 mai 2015 à Tepepan après une grève de la faim qui lui a presque coûté la vie.

Je suis arrivée à cet établissement pénitencier pour travailler avec Nestora Salgado García sur son histoire de vie. À l’aide d’entretiens approfondis, je devais reconstruire la trajectoire de son travail de justice communautaire et son histoire personnelle pour élaborer une expertise anthropologique demandée par ses avocats. Cette expertise avait pour objectif d’argumenter que les délits d’« enlèvement » et de « privation illégale de liberté » attribués à la prévenue étaient plutôt des détentions légales réalisées dans le contexte d’un système de justice communautaire autochtone reconnu par différentes lois étatiques et internationales.

L’élaboration de l’expertise m’a demandé un travail de plusieurs mois avec Nestora Salgado García pour reconstruire la trajectoire de sa vie et le contexte politique l’ayant amenée à participer à l’organisation de la population d’Olinalá pour ensuite se joindre à la CRAC. Pour ce faire, en compagnie de mon collègue Héctor Ortiz Elizondo, nous avons travaillé avec des groupes de discussion relevant de différents secteurs de la CRAC-Olinalá.

Ce type d’avis d’expert a impliqué de traduire dans un langage universitaire et accessible aux administrateurs de la justice des processus que Nestora Salgado García avait déjà décrits dans ses déclarations judiciaires. Situer le travail de la police d’Olinalá dans le contexte plus large de reconstruction de la justice communautaire et replacer l’exercice de la justice autochtone à l’intérieur des cadres légaux et internationaux ont nécessité la systématisation de la mémoire collective des membres de la CRAC. L’équipe d’anthropologie juridique du Centre de recherches et d’études supérieures en anthropologie (CIESAS) réalisait cette tâche depuis plusieurs années (Arteaga Böhrt 2013; Sandoval 2005; Sierra Camacho 2004a, 2009 et 2014). Ces peuples se sont donc unis pour créer un système commun d’autoprotection et d’exercice de la justice basé sur une structure d’autorité dirigée par une assemblée régionale qui s’appuie sur les assemblées communautaires, lesquelles garantissent l’exercice démocratique et sa transparence.

Notre équipe de recherche avait déjà analysé les processus de reconstitution du droit autochtone et l’importance de l’aspect « communal » dans la conception de la justice, ainsi que le rôle des femmes dans la reconceptualisation des « us et coutumes » et l’impact des réformes multiculturelles dans ces espaces de pluralisme juridique (Arteaga Böhrt 2013; Sierra Camacho 2004a, 2009 et 2014). Pour mener à bien l’expertise, nous avons donc récupéré une partie du chemin déjà parcouru afin de contextualiser le travail de la CRAC-Olinalá dans le cadre plus large des processus de reconstitution de la justice autochtone.

Par ailleurs, nous devions démontrer que la police citoyenne, sous le commandement de Nestora Salgado García, appartenait au système de sécurité et de justice autochtone CRAC-PC et que, par conséquent, ses actions d’administration de la justice étaient encadrées par l’article 37 de la Loi 701 sur la reconnaissance, les droits et la culture des peuples et communautés autochtones de l’État de Guerrero.

Au moyen d’entrevues individuelles et collectives, nous avons retracé la mémoire historique portant sur la justice communautaire des Olinaltèques et les processus plus récents ayant participé à leur décision de se joindre au système régional de justice autochtone. Nous avons documenté la manière dont, en réaction au contexte de violence et d’impunité régnant dans la municipalité et à la forte présence du crime organisé, les membres de la communauté ont invité les coordonnatrices et coordonnateurs régionaux de la CRAC de la municipalité de San Luis Acatlán à leur faire part de leur expérience dans la construction d’un système de justice basé sur le droit autochtone. En décembre 2012, deux mois après avoir intégré la police communautaire d’Olinalá, s’est tenu un atelier de formation sur la justice autochtone et les principes de fonctionnement de la CRAC. Au total, 400 policiers et policières communautaires y ont participé, notamment des femmes et des hommes âgés de « savoir », parmi qui certaines personnes étaient familiarisées avec les principes de la justice autochtone en raison de leur participation aux rondas campesinas (vigiles paysannes) créées au début du xxe siècle.

Les exigences de la CRAC ont été satisfaites grâce à l’organisation de cet atelier, de consultations populaires par des assemblées de quartier et de visites de porte en porte. On a adopté aussi le Règlement interne du système communautaire de sécurité, justice et rééducation de la Montagne et de la Costa chica de Guerrero[8] comme nouvelle norme. Enfin, on a établi une collaboration avec la Maison de justice d’El Paraíso, de la municipalité d’Ayutla de los Libres, pour élaborer le processus de rééducation des citoyens ou des citoyennes qui commettent des délits.

Les 43 personnes « séquestrées », dont la détention « illégale » a été attribuée à Nestora Salgado García, se trouvaient en processus de rééducation à la Maison de la justice de Paraíso. Elles ont été libérées par des effectifs de l’armée mexicaine dans une opération régionale en août 2013. Ces personnes avaient été détenues par différentes polices communautaires de la région. Aucune d’entre elles n’a mentionné Nestora Salgado García dans ses déclarations et personne ne s’est présenté aux face-à-face pour ratifier ses dénonciations. Par l’entremise d’entrevues avec quelques personnes qui avaient été détenues, nous avons pu documenter les activités accomplies lors du processus de rééducation, comme la réalisation de travail communautaire en fonction des capacités et des habiletés individuelles, ainsi que des discussions périodiques avec des autorités de la CRAC sur l’importance de changer les attitudes et les comportements à la source de leur détention. Je n’ai pas l’intention de décrire ici en détail les trois expertises réalisées, chacune étant liée à une procédure légale différente[9]. Je souhaite plutôt souligner les défis qu’implique ce genre d’activisme juridique, non seulement en raison du contexte de violence dans lequel se déroulent les recherches, mais à cause de la réification des hiérarchies produite par nos avis d’experts ou d’expertes.

Tous les processus visés ayant déjà été décrits par Nestora Salgado García dans ses déclarations, notre travail a consisté à systématiser, à contextualiser et à décrire analytiquement les principes et les fonctionnements de la justice autochtone dans la région. Nous faisions face à nouveau au défi éthico-politique lié au fait de reproduire les hiérarchies épistémologiques qui plaçaient notre savoir spécialisé au-dessus des savoirs locaux des membres de la CRAC. Devant ce dilemme, nous avons choisi d’accorder un espace central à l’histoire orale des membres de la CRAC, ce qui incluait non seulement les membres de la police communautaire d’Olinalá, mais également ceux et celles qui partageaient l’expérience de réclusion comme Gonzalo Molina, coordonnateur de la Maison de la justice de Paraíso, qui a été incarcéré à Chilpancingo en novembre 2013 pour avoir participé à une série de mobilisations qui demandaient la libération de Nestora Salgado García.

Pour répondre à l’exigence suivante : « Que les experts expliquent les circonstances sociales et culturelles ayant mené l’inculpée à s’impliquer dans le système de justice et de sécurité de la CRAC », nous avons retracé avec Nestora Salgado García l’histoire de sa vie et ses trajectoires d’exclusion. En raison des règles strictes du système pénal mexicain, l’utilisation d’enregistreuses était interdite. C’est pourquoi l’historienne Nancy Salais a pris des notes de nos dialogues pour les transcrire par la suite. Le même matériel était révisé à la session suivante par Nestora Salgado García et a été utile pour approfondir la réflexion sur le contexte combinant violence d’État, racisme et criminalisation de la justice autochtone dans lequel s’est déroulée sa détention. La transition de la parole orale à la parole écrite a fait en sorte qu’il y a eu des changements dans les styles textuels par lesquels les histoires étaient relatées : les métaphores utilisées étaient parfois mises de côté au cours de la transcription. Pour sa part, Nestora Salgado García révisait avec attention ce qui était écrit et, lorsqu’elle reconnaissait dans l’écriture une voix qui n’était pas la sienne, elle corrigeait avec patience notre version de son histoire et nous expliquait l’importance des détails qui avaient été écartés. Ce travail presque archéologique de reconstruction de la mémoire remuait beaucoup d’émotions en elle et en nous-mêmes, et nous terminions parfois en pleurant ensemble aux prises avec l’impuissance que nous ressentions devant l’impunité. Le regard ethnographique neutre et distant, dont la tâche se limite à décrire une réalité qui sera ensuite analysée, n’a jamais été présent dans ces dialogues entre femmes, où nous partagions la préoccupation de donner une forme et un sens à une version de la réalité réduite au silence par le discours juridique. L’histoire de vie narrée par Nestora Salgado García contrastait avec ce qui se trouvait dans son dossier judiciaire, où sa voix avait été convertie en une déclaration transcrite et résumée par une secrétaire dont le langage était marqué par le discours de la légalité.

Dans nos longues conversations, qui commençaient toujours par les détails de sa vie quotidienne en réclusion, elle nous a raconté son enfance et ce que signifiait grandir dans une région militarisée. Son père, Fernando Salgado, homme de savoir et médecin traditionnel reconnu dans toute la région, était constamment harcelé par l’armée. Avec une touche d’humour, elle nous a décrit comment sa maison était perquisitionnée par les militaires à la recherche d’une piste quelconque qui relierait son père à la guérilla de Lucio Cabañas alors active dans la région[10]. La seule chose trouvée était ses herbes médicinales, ses sirops curatifs et parfois un patient mal-en-point à qui il avait donné refuge. La maison de Don Fernando, comme la maison de sa fille Nestora des décennies plus tard, était un espace de rencontre, où l’on donnait non seulement des consultations médicales, mais aussi un appui solidaire à toute personne qui éprouvait des problèmes. La fille avait hérité manifestement ces valeurs de solidarité de ses parents.

Comme beaucoup de femmes de la région, Nestora Salgado García s’est mariée très jeune et est devenue mère à 15 ans de la première de ses trois filles. Des années plus tard, elle a émigré sans document aux États-Unis avec sa famille entière à la recherche d’une vie meilleure. Entre autres souffrances, elle a subi de la violence conjugale. Cette expérience de violence l’a fait s’approcher de groupes d’autoguérison avec qui elle a commencé à réfléchir sur la violence patriarcale et à aider d’autres migrantes aux prises avec des problèmes similaires. Les lois progressistes de la Ville de Seattle protégeant les femmes victimes de violence lui ont permis d’acquérir la nationalité états-unienne, ce qui a facilité son retour au Mexique en 2009 après 13 années d’absence.

Une fois au Mexique, Nestora Salgado García a vécu un autre type de violence patriarcale, soit celle du crime organisé qui assiégeait Olinalá. Celui-ci percevait un « droit de passage », agissait en toute liberté, assassinait et enlevait ceux et celles qui refusaient de se plier à ses demandes. L’expérience d’appui aux femmes victimes de violence, l’engagement communautaire et le courage de Nestora Salgado García pour dénoncer la corruption ont contribué à former son leadership et à faire en sorte qu’elle soit élue commandante de la police communautaire lorsque la population d’Olinalá a décidé de s’organiser pour mettre un terme à la violence et à l’impunité. Nestora Salgado García et la police communautaire d’Olinalá se sont alors intégrées au système de justice autochtone de la CRAC, reconnu par la Loi 701 de l’État de Guerrero, l’article 2 de la Constitution et la Convention n° 169 de l’OIT. Signe de cette reconnaissance, le gouvernement de l’État leur a accordé de l’équipement de communication et de transport. Toutefois, quand leur action a cessé de se limiter aux crimes locaux mineurs et que la CRAC a commencé à affronter les réseaux du crime organisé ‒ qui étaient de connivence avec les gouvernements locaux ‒, ses activités ont été déclarées illégales. À la lumière des témoignages de membres de la CRAC d’Olinalá et de personnes étant passées par le système de rééducation, il devient évident que la condition de genre a contribué à la virulence avec laquelle Nestora Salgado García a été criminalisée. Qu’une femme ose dénoncer la corruption du narco-État et refuse de se vendre, peu importe le prix, a été interprété comme un affront personnel par le pouvoir local.

Pour revenir à l’expertise, nous devions montrer la manière dont le système de justice autochtone de la CRAC fonctionne et démontrer l’importance des processus de rééducation auxquels est soumise toute personne détenue, processus qui se basent sur une conception de la justice en rupture avec la perspective punitive du droit positif. En outre, nous avons aussi documenté les exclusions multiples ayant marqué la vie de Nestora Salgado García et qui continuent de caractériser son expérience relativement à la justice pénale de l’État mexicain.

Composée de près de 100 pages, l’histoire de vie de Nestora Salgado García a été réduite à trois expertises de 15 pages chacune. Ces avis ont exclu toutes les métaphores, anecdotes et expériences de douleur et d’impuissance qui ponctuaient sa narration. En dépit de notre désir d’assurer la plus grande fidélité possible à sa version de l’histoire, nous avons dû nous en tenir au langage de la légalité qu’exigeait le format de l’expertise. Toutefois, nous demeurons dans l’attente que Nestora Salgado García puisse retravailler le matériel transcrit et raconter elle-même son histoire.

Quelques semaines avant de terminer la rédaction du présent article (novembre 2015), les trois rapports ont été présentés au Tribunal de première instance en matière pénale du district judiciaire de Morelos de la ville de Tlapa de Comonfort de l’État du Guerrero. Nestora Salgado García a été libérée le 18 mars 2016. Selon son équipe légale, les expertises ont été fondamentales dans sa défense. Cependant, il est important de reconnaître que la pression politique nationale et internationale d’un grand mouvement de la société civile demandant sa libération a été cruciale pour mettre en évidence la criminalisation de la justice autochtone et la violation des droits humains.

L’histoire de vie narrée par Nestora Salgado García et écrite à quatre mains a été centrale dans l’élaboration d’autres produits de divulgation qui ont contribué à la campagne internationale pour sa libération. Mentionnons l’émission radiophonique élaborée par la Colectiva Hermanas en la Sombra (Collective soeurs dans l’ombre) en solidarité avec Nestora Salgado García pour la série Cantos desde el Guamuchil (Chants depuis le Guamuchil) transmise par la radio de Morelos et par le Groupe international de travail sur les questions autochtones à travers une radio Internet[11]; une émission de télévision transmise par HispanTv sur la criminalisation de la justice autochtone[12] et une série d’articles de journaux nationaux[13].

Tout au long de l’élaboration des expertises, nous n’avons jamais perdu de vue l’usage contre-hégémonique du droit, qui ne fait sens que s’il est accompagné par des efforts politiques collectifs pour diversifier les discours et les expériences faits au nom de la justice et de la légalité.

Mes réflexions finales

J’ai tenté de montrer plus haut que l’activisme juridique n’a pas à être opposé à la réflexion critique sur les discours entourant le droit et la justice de l’État. La possibilité d’établir des dialogues interculturels sur les droits et la justice remet en question les discours de régulation de l’État et représente en outre une opportunité pour déstabiliser nos certitudes et élargir nos horizons émancipatoires.

En tant que féministe, j’estime que l’anthropologie juridique collaborative avec des femmes autochtones a contribué à une réévaluation de mes propres conceptions des droits du genre et m’a amenée à faire une autocritique de mes complicités avec les processus d’« effacement » d’autres conceptions et attentes par rapport à la justice pour les femmes.

Les voix et les expériences des femmes autochtones prisonnières dont j’ai relaté l’expérience dans d’autres espaces (Hernández Castillo 2013) et le témoignage de Nestora Salgado García sont une source de théorisation qui nous informe sur d’autres façons de comprendre les droits des femmes et leurs liens avec les droits collectifs de leurs communautés. Les théorisations qui émergent de ces espaces, et d’autres qui se créent dans différentes régions de l’Amérique latine, rendent compte des nouveaux horizons utopiques que les femmes autochtones organisées construisent à partir de la récupération de la mémoire historique de leurs peuples.

Le rejet par ces femmes de la ventriloquie du monde universitaire, qui s’en est tenu durant des décennies à « parler d’elles », est dénoncé par une nouvelle génération d’intellectuelles et d’intellectuels autochtones qui demande un autre type de production des connaissances. À ce sujet, Georgina Méndez (2013 : 57), féministe maya-chol du Mexique, précise ceci :

[Les] femmes autochtones proposent des démarches méthodologiques qui émanent de leurs dialogues et expériences et travaillent en s’appuyant sur ces démarches; elles renversent ainsi la ventriloquie coloniale et cet éloignement qui continue à étudier “ l’autre ”… En faisant surgir des langages et des propositions, ces femmes créent des fissures dans une science autoréférentielle. Ces paris méthodologiques des femmes autochtones cherchent à situer le savoir, les connaissances et les façons de regarder le monde des femmes autochtones sans passer par la ventriloquie.

Ces voix autochtones parlent de la nécessité de décoloniser la recherche féministe grâce à la production de connaissances à partir des dialogues de savoirs. Cela implique inévitablement de changer la manière de comprendre la théorie, la démarche méthodologique et, dans un sens plus large, la fonction des anthropologues dans un monde de plus en plus caractérisé par l’inégalité, la violence et l’impunité.