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Fanny Bugnon, docteure en histoire qui enseigne à l’Université Rennes 2, propose un ouvrage s’intéressant à une période déterminante pour le recours à la violence politique et révolutionnaire, soit les années 1979 à 1987. Originellement tirée de sa thèse dirigée par Christine Bard, son analyse se penche sur l’engagement de ces « amazones de la terreur » au sein d’organisations de lutte armée et analyse la couverture dont elles ont fait l’objet dans les médias. À travers une analyse du discours médiatique, l’auteure s’interroge sur la réception du recours à la violence politique de ces militantes. Sous l’angle du genre, elle constate la manière dont cette mobilisation s’inscrit en porte-à-faux avec l’ordre masculin dominant. La participation des « femmes terroristes » dans les organisations de lutte armée aurait été associée à une certaine forme de désordre et d’anormalité. Dans cet ouvrage, la fabrication de la catégorie des « femmes terroristes » est lue en fonction du prisme de l’analyse féministe (p. 19).

L’historienne étudie donc l’engagement des femmes dans les organisations de lutte armée en s’intéressant à la stigmatisation dont elles ont été l’objet dans les médias. L’historienne s’efforce ainsi de comprendre les « logiques événementielles et les distorsions chronologiques » afin de déterminer les imaginaires sociaux (p. 20). Bugnon base sa réflexion sur des articles écrits dans la presse française durant les années de plomb, période désignant le début des années 70 jusqu’à la fin des années 80. Elle examine, à travers le recours aux archives, les trajectoires de militantes et de militants post-68.

Le livre est divisé en six chapitres. Le premier concerne plus précisément la « féminisation du terrorisme », notamment à travers la question de la visibilité des femmes. L’auteure démontre ainsi la présence des femmes au sein des regroupements révolutionnaires violents. Dans cette section du livre, elle approfondit, d’autre part, l’engagement des militantes de la Fraction armée rouge et de l’Action directe. Le deuxième chapitre, intitulé « Des révolutionnaires comme les autres? », se penche en particulier sur la féminisation des précédents de la violence légale en s’intéressant aux cas des différentes figures de femmes combatives. L’auteure cherche alors à comprendre les hésitations à reconnaître la capacité des femmes à faire usage de la violence (p. 20). Dans le troisième chapitre, Bugnon explore à fond la question de la relativisation des sentiments en rapport avec le statut d’amoureuse associé, souvent, à une certaine forme de vulnérabilité et à d’autres stéréotypes sexués. Dans le quatrième chapitre, l’historienne analyse l’idée préconçue selon laquelle les militantes qui ont recours à la violence politique incarneraient des figures plus dangereuses, ce qui renforcerait la dramatisation de leurs responsabilités. Le cinquième chapitre est consacré aux figures mythiques et mythologiques qui ont été associées à la violence politique des femmes. Dans le sixième et dernier chapitre, l’auteure remet en question l’idée d’un prétendu désordre social engendré par l’engagement des actrices de la violence révolutionnaire.

Si nous reprenons depuis le début, nous observons des tendances dignes d’intérêt dans chacun des chapitres. Ainsi, dans le premier chapitre, qui s’intéresse à la « féminisation du terrorisme », l’auteure constate que les médias ont joué un rôle déterminant dans la perpétuation des stéréotypes sexuels à l’égard des « femmes terroristes ». Ils ont contribué à relativiser et à décrédibiliser l’engagement des femmes au sein des mouvements révolutionnaires. Les journaux ont d’abord affirmé que la présence féminine dans les groupes gauchistes s’expliquait par l’habitude des militants à amener leur conjointe à leurs activités. Les militantes de l’Action directe, de plus en plus visibles au milieu d’espaces traditionnellement masculins, ont renversé cette interprétation (p. 24). Leur présence à l’intérieur des rangs militants a d’abord été soulignée par le caractère « anormal » de leur engagement. Or, les hommes n’ont jamais subi une masculinisation de leur engagement (p. 27).

Au deuxième chapitre, consacré à la difficulté de reconnaissance du recours à la violence par les actrices révolutionnaires, l’auteure observe que, malgré la forte présence des « femmes terroristes » parmi les rangs de lutte armée, ces militantes ont toujours été considérées comme des exceptions. Le processus médiatique aurait délégitimisé le parcours des militantes s’inscrivant dans une posture qui contredisait le monopole historique de la violence associé aux hommes (p. 55). De plus, Bugnon explique le malaise devant la violence politique utilisée par les femmes par une représentation symbolique associée à la division sexuelle (p. 56). L’historienne note que les militantes révolutionnaires qui ont eu recours à la violence légale par l’entremise des forces de l’ordre ont dû faire face aux mêmes stéréotypes sexuels que les « femmes terroristes » réitérant leur illégitimité à occuper des postes de pouvoir. Issues à la fois des forces de l’ordre et des mouvements révolutionnaires, ces femmes qui ne respectaient pas la division sexuelle du travail traditionnel ont dérangé l’ordre masculin dominant (p. 64).

Dans le troisième chapitre, qui porte sur la relativisation du militantisme des femmes sous le couvert de stéréotypes sexués, l’auteure remarque que la visibilité des « femmes terroristes » engendre une réflexion importante quant à leur position à l’intérieur des rangs militants (p. 81). Ce phénomène a amené une remise en question du couple hétérosexuel bousculé par le recours des femmes à la violence politique. Un argumentaire psychologisant et biologisant s’est alors imposé pour relativiser leur recours à la violence. Ces militantes ont donc été réduites à des êtres fragiles et sensibles sous la tutelle des hommes. Un ensemble de stéréotypes sexuels a également maintenu les « femmes terroristes » dans un rôle de personnes émotives et jugées irrationnelles. Par le fait même, l’engagement des militantes qui ont eu recours à la violence a été perpétuellement envisagé dans une perspective unilatérale, c’est-à-dire sous le prisme du couple hétérosexuel (p. 84). Autrement dit, l’engagement de ces femmes a été relativisé par leur attachement amoureux ou leur vie sentimentale. En d’autres termes, elles ont été qualifiées comme des « suiveuses sous influence masculine » (p. 86). Cantonnées dans leur vie intime, elles ont vu leur engagement être expliqué par leur statut amoureux et conjugal. L’historienne énumère une kyrielle de stéréotypes associés à ces militantes : amoureuse loyale, femme discrète et soutenue, etc. Pour résumer, Bugnon observe que l’activité des militantes n’a pas été considérée comme autonome (p. 101).

Dans le quatrième chapitre, qui a pour objet la stigmatisation des militantes, l’auteure en arrive à la conclusion suivante : à cause de leur sexe, les « femmes terroristes » n’étaient pas considérées comme des êtres raisonnables, préjugé qui réitérerait les normes sexistes associées à leur genre (p. 104). D’autre part, les « femmes terroristes » qui ont eu recours à la violence auraient été jugées avec plus de méfiance, élément propre à leur stigmatisation. Catégorisées comme des filles de bonne famille, elles étaient perçues comme d’autant plus dangereuses (p. 115).

Dans une volonté d’approfondir les mythologies véhiculées à travers le temps, l’historienne traite, dans le cinquième chapitre, des trois figures d’antan pour qualifier les figures féminines du désordre, soit celles de « furies », de « sorcières » et de « pétroleuses » qui caractérisent les « femmes terroristes » et qui ont eu pour effet de les stigmatiser encore davantage. Ces qualificatifs renvoient au mythe des femmes violentes considérées comme infernales, déchaînées et incontrôlables (p. 129). Des femmes qui symbolisent le désordre féminin. Un autre exemple utilisé pour qualifier ces militantes est celui des « amazones » définies comme des demi-femmes qui symbolisent une résistance contre les hommes. Les amazones issues de la mythologie grecque ont traversé le temps et sont maintenant entrées dans un vocabulaire générique employé pour désigner les femmes qui ont recours aux armes (p. 134). Ulrike Meinhof a fait partie de ces femmes qui ont incarné la « féminisation du terrorisme » en Allemagne. En France, ce sont plutôt des figures comme Nathalie Ménigon et Joëlle Aubron, d’Action directe, qui ont représenté la violence des femmes en contexte révolutionnaire (p. 136). La violence politique des femmes peut être aussi interprétée comme un mythe de l’histoire, celui de la pasionaria, propre à la fièvre de la révolution (p. 137). Peu importe les cas, les militantes de la Fraction armée rouge ou d’Action directe ont été des femmes associées à un fort imaginaire social et sexué du désordre (p. 142).

Au final, dans son sixième chapitre, l’auteure constate que les militantes des organisations révolutionnaires ont brisé la conception traditionnelle de la féminité en incarnant un symbole représentatif d’une société en pleine transformation (p. 144). Le contexte social étudié par Bugnon est marqué en effet par une dénaturalisation et une dépolitisation des engagements radicaux. Le corps des femmes a été utilisé comme un « objet de tentation », notamment durant les expériences révolutionnaires, ce qui a renforcé ainsi la division sexuelle. On a accusé les « femmes terroristes » de se servir de leurs charmes pour parvenir à leurs fins. Le fantasme de la révolutionnaire femme fatale (vamp), érotisée, représentait tant liberté que menace. Les médias ont d’ailleurs eu recours au corps des militantes pour renforcer leur naturalisation et leur sexualisation (p. 148). Il faut dire que l’engagement des femmes impliquait en général l’idée du désordre de l’ordre masculin. La presse de l’époque affirmait d’ailleurs que ces militantes « dangereuses » étaient prêtes à se viriliser, ce qui aurait eu pour effet de contribuer à une prétendue crise de la masculinité (p. 158). Dans ce contexte, l’auteure détermine un binôme fantasmé des femmes puissantes et des hommes faibles au sein des organisations révolutionnaires. Cette idée s’inscrit également, par ailleurs, dans la sphère privée (p. 161). Une autre forme de stigmatisation liée à ces femmes qui ont eu recours à la violence politique est leur rapport à la maternité. Lors de l’assassinat de Georges Besse, les médias ont réitéré que ces femmes, pour donner un sens à leur existence, étaient prêtes à tuer plutôt qu’à donner la vie (p. 165). Cette idée renforce l’argument naturalisant du destin biologique des femmes.

En clair, pour plusieurs, l’émancipation des femmes aurait incarné des facteurs indubitables de désordre et d’anormalité (p. 167). Le symbole de la radicalisation des femmes est associé à l’émasculinisation des hommes. Tous ces stéréotypes sexuels ont engendré une association simpliste du féminisme en général au terrorisme. Ulrike Meinhof incarnait cette équation. L’assassinat de Georges Besse par les deux militantes d’Action directe a également contribué à l’association du mouvement des femmes à celui de l’excès par la violence politique. Les « femmes terroristes » s’inscrivaient, et elles le font toujours, au sein d’une problématique qui n’est pas nouvelle, celle du désordre des sexes (p. 173).

Bref, les « femmes terroristes » n’ont guère eu la parole dans l’histoire. Leur sexe obstruait leur discours qui les mettait en porte-à-faux avec la normalité associée à leur genre. L’auteure affirme qu’elles ont été placées ainsi devant une forme de dysmorphie sexuel. Le processus qui a marqué les discours médiatiques a également renforcé la catégorie « femmes » et a servi à relativiser et à décrédibiliser leurs actions.