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L’éthique du care a connu un développement étonnant au cours des 30 dernières années. Alors qu’elle était à l’origine formulée par la psychologue du développement moral Carol Gilligan autour des notions d’interdépendance humaine et de responsabilité relationnelle, elle a été massivement récupérée par les professionnels et les professionnelles de la santé ainsi que par les théoriciennes et les théoriciens de la justice afin de traiter d’enjeux plus strictement associés aux conditions humaines de « dépendance » vécues par les personnes handicapées, malades ou âgées. Partant de ce constat, je veux explorer et détailler, dans le présent article, les forces et les faiblesses d’une de ces théories du care articulées autour de la figure de la « dépendance extrême », soit la théorie formulée par la philosophe américaine Eva Feder Kittay. Je soutiens, dans la première partie, que cette approche, contrairement aux théories libérales égalitaires concurrentes, constitue une ressource argumentative importante pour penser de manière renouvelée l’inclusion au contrat social des personnes en situation de handicap et de celles qui les aident. J’avance, dans la seconde partie de mon article, qu’elle demeure cependant sérieusement limitée lorsqu’il s’agit d’imaginer, dans une perspective féministe plus large, les transformations sociales requises par la justice de genre.

La théorie libérale de la justice et l’éthique du care : une alliance possible?

Si fondamental et indispensable soit-il à nos existences, le care est longtemps resté un sujet tabou dans l’histoire de la pensée philosophique occidentale, où l’idée de dépendance à laquelle le care semble si intimement rattaché a un caractère hautement péjoratif. Dans leurs théories respectives du contrat social, Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant et, plus récemment, John Rawls ont supposé que les partenaires du contrat social étaient des sujets « libres, égaux et indépendants », s’engageant dans ce contrat en vue de leur mutuel avantage. Si les conceptions du contrat social ont évolué du xviie au xxie siècle, une idée implicite est demeurée inchangée : le contrat se concluait entre chefs de famille de sexe masculin, d’âge adulte, de couleur blanche, pleinement rationnels sur le plan cognitif et aptes sur le plan physique. Les personnes handicapées, tout comme les femmes qui en prenaient soin, évoluaient à la marge du contrat social. La théorie éthico-politique de Kittay propose d’intégrer l’éthique du care à la théorie de la justice rawlsienne de manière à inclure au contrat social les personnes dépendantes et celles qui les aident. Dans la première partie de mon article, je veux plus précisément souligner ce qui distingue en propre cette approche des théories libérales égalitaires concurrentes.

Le contrat social, les femmes et le handicap

C’est chez John Rawls que l’on trouve la formulation récente la plus influente du contrat social. L’auteur substitue à l’idée d’un état de nature, que l’on rencontre dans les théories contractualistes classiques, une situation contractuelle idéale et hypothétique, soit la position originelle et sa caractéristique du voile d’ignorance. À l’instant où ils doivent déterminer, par une délibération, les principes de la justice qui administreront leurs rapports et fixeront les termes équitables de leur coopération, les partenaires du contrat social sont placés sous le « voile d’ignorance », c’est-à-dire qu’ils sont privés de certaines informations relativement à leurs particularités individuelles, leur statut social, leur lot dans la répartition aléatoire des talents et aptitudes, ainsi que la conception du bien qu’ils privilégient (Rawls 1987 : 37-48 et 168-169). Les partenaires du contrat placés dans cette position originelle choisiraient, selon Rawls, deux principes de la justice : le principe des libertés égales pour tous et le principe de la différence, suivant lequel les inégalités, en termes de bien sociaux premiers (libertés, richesses et revenus, pouvoirs et prérogatives, bases sociales du respect de soi) dont disposent les citoyens et les citoyennes, doivent être à l’avantage de la personne la plus défavorisée et attachées à des positions sociales ouvertes à tous et à toutes suivant la juste égalité des chances (Rawls 1987 : 341).

En faisant de la rationalité de l’agent un pouvoir moral essentiel à sa participation au contrat social (conçu sous la forme de la position originelle sous le voile d’ignorance), Rawls, comme Emmanuel Kant avant lui, exclut implicitement les personnes handicapées sur le plan cognitif, voire physique (Nussbaum 2006; Kittay 2005 et 1999). En supposant que les parties au contrat et destinataires du surplus productif sont pleinement coopératives tout au long de leur vie, il tient à la marge des bénéficiaires des produits de cette coopération sociale ceux et celles qui ont traditionnellement assuré la prise en charge des personnes dépendantes, occupation à prédominance féminine, traditionnellement estimée naturelle, motivée par l’amour et devant avoir lieu à l’intérieur de la sphère domestique. Rawls n’ignorait pas que les enjeux entourant le handicap et le genre comportaient une certaine urgence pratique. Il reportait néanmoins à plus tard, soit à l’étape législative, ces questions plus complexes. Il s’en suit que les institutions de la structure de base de la société, chez Rawls, seraient organisées d’après les principes de la justice définis en l’absence des femmes et des personnes handicapées ou, plus généralement, dépendantes.

La théorie de la justice rawlsienne a fait l’objet de nombreuses critiques féministes libérales depuis les années 80. Les critiques constructives de Susan Moller Okin (2008), qui revendique l’extension des principes de la justice à l’institution de la famille, et de Martha Nussbaum (2006), qui défend l’approche des capabilités comme conception du libéralisme politique, figurent parmi les plus discutées au-delà des cercles intellectuels féministes. Formulée plus récemment, la critique du point de vue de la dépendance (dependency critique) de Kittay suscite de plus en plus la discussion, aussi bien en philosophie politique libérale qu’en études féministes et en études sur la production du handicap. Suivant cette auteure, Rawls a minimisé les relations de dépendance qui caractérisent toute vie humaine, plus particulièrement celle des personnes en situation de handicap et des femmes qui en ont soin. Conséquemment, il a élaboré une conception incomplète de la justice et de l’égalité. Rétablir la justice pour ces personnes suppose que l’on modifie la théorie rawlsienne, en y intégrant une éthique du care, plus sensible aux relations de dépendance auxquelles personne ne saurait échapper.

L’égalitarisme libéral et l’éthique publique du care : quelles différences?

C’est à juste titre que Kittay observe que la théorie de John Rawls échoue à pleinement prendre en considération les besoins des personnes en situation de handicap. Quoique dans un langage différent, cette critique avait déjà été formulée par ses prédécesseurs et prédécesseures égalitaristes, qui ont respectivement formulé des approches en vue de pallier cette lacune. La théorie de l’égalité des ressources de Ronald Dworkin (1981) et la théorie de l’égalité devant la fortune d’Erik Rakowski (1991) peuvent, par exemple, très bien offrir une justification morale forte au soutien aux personnes handicapées, sous la forme de prestations économiques pour absorber les coûts supplémentaires associés au handicap, mais également pour justifier la réorganisation des espaces publics afin de faciliter l’égal accès de chacun et de chacune à la participation à la vie économique, sociale et citoyenne. En effet, si Rawls ne compte pas les personnes handicapées comme des personnes qui participent au contrat social et que son principe de la différence ne tient pas suffisamment compte des « inégalités naturelles » (les handicaps par exemple), Dworkin et Rakowski sont plus soucieux de formuler une théorie de la justice qui permet réellement d’atténuer les inégalités dues à l’arbitraire du hasard, dont celles qui découlent d’une situation de handicap physique ou cognitif, et qui pourraient compromettre les chances égales de mener une vie satisfaisante. Leurs théories respectives assurent à la fois que les personnes seront compensées en ce qui concerne les inégalités résultant de la pure malchance, tel que le fait de naître avec un handicap et, d’autre part, qu’elles seront néanmoins tenues responsables des inégalités qui sont les conséquences prévisibles de leurs propres choix. Les théories en question sont articulées autour de ce qui est appelé dans le jargon philosophique de l’égalitarisme la « distinction choix/circonstances ».

Cependant, si les théories de Dworkin ou de Rakowski peuvent justifier le soutien aux personnes handicapées et la réorganisation des institutions de manière à faciliter leur pleine inclusion, il n’est pas aussi évident qu’elles puissent soutenir ceux que Kittay (1999) qualifie de travailleurs de la dépendance, soit les proches aidants au sein de la famille. Par exemple, pour Rakowski, ceux et celles qui font le choix de poursuivre des activités peu ou pas rémunérées doivent s’attendre à mener une vie plus modeste que les personnes qui ont opté pour des choix d’occupations plus lucratives (Rakowski 1991 : 107). Selon ce théoricien, la condition de vie des travailleuses et des travailleurs de la dépendance, qui pourrait être désavantageuse à certains égards, serait directement attribuable à leur propre décision de s’imposer certains sacrifices, dont celui de vivre en disposant d’un moindre revenu, pour vivre en conformité avec leur conception altruiste de la vie bonne (1991 : 153). Ainsi, la justice ne réclamerait pas qu’on les compense à titre de victimes des pures circonstances de l’existence, mais qu’on les tienne responsables de leur condition socioéconomique précaire. Rien ne laisse croire que Dworkin aurait été aussi sévère que Rakowski en ce qui concerne les travailleuses et les travailleurs de la dépendance. Nous pourrions, en effet, reconnaître ces personnes comme des victimes des pures circonstances et, ainsi, étendre les compensations financières jusqu’à elles, pour réduire leur pauvreté (après tout, on ne choisit pas quand ni si un ou une proche sera malade ou si son propre enfant aura une incapacité). Cependant, même sous cette interprétation généreuse, il est permis de penser que, à titre de penseur libéral souscrivant à la séparation privé/public, Dworkin aurait eu tendance à considérer cette occupation, tout comme le rôle de femme au foyer, comme une activité privée (et non un travail au sens économique du terme) étant motivée par l’amour entre proches, et dont l’organisation doit se faire en conformité avec sa conception propre de la vie bonne par rapport à laquelle l’État doit faire preuve de neutralité – une activité relevant de la vie privée qui n’a donc pas à être soumise aux principes de la justice.

En somme, les théories libérales de l’égalité les plus influentes à notre époque contemporaine, préoccupées par la lutte contre la pauvreté, la marginalisation et les inégalités de statut, ont le potentiel de soutenir les personnes en situation de handicap en les considérant comme des victimes des pures circonstances. Il est cependant moins certain qu’elles parviennent effectivement à offrir le soutien et les ressources nécessaires aux travailleuses et aux travailleurs de la dépendance. Des théoriciens et des théoriciennes égalitaristes ont certes suggéré que de tenir les personnes telles que les proches aidants responsables des coûts associés à leur choix d’occupation dérogeait à l’esprit de l’égalitarisme. Ils ont soutenu que la distinction choix/circonstances, quoiqu’elle traduise une intuition largement partagée, devait se voir accorder moins de poids que la lutte contre les hiérarchies et les inégalités économiques et de statut (Anderson 1999). En réaction à la prédominance des théories de l’égalité devant la fortune (articulées autour de la distinction choix/circonstances), ces théories rappellent que l’égalitarisme ne saurait justifier que l’on condamne à l’indigence certains citoyens ou citoyennes jugés responsables de leurs choix risqués ou dispendieux. Sous cette conception de l’égalité, les proches aidants, autrement affligés par la pauvreté en raison de la non-reconnaissance de leur travail de soins informel, devraient être économiquement compensés par l’État. Cependant, conformément à cette approche égalitariste, c’est à titre de citoyennes ou de citoyens réduits à la pauvreté (peu importent les causes) que la compensation leur serait donnée et non pas en tant qu’êtres-en-relation qui remplissent une obligation morale en assistant un ou une proche vulnérable dans le cadre familial.

La théorie éthico-politique de Kittay, considérant l’aidante ou l’aidant et la personne aidée vulnérable comme inclus dans une même unité relationnelle à soutenir, permet en revanche de tracer le lien entre la préoccupation morale pour l’égalité des personnes vulnérables, d’une part, et une politique de soutien économique à leurs proches aidants, d’autre part. C’est ce qui la distingue en propre des théories libérales égalitaires alternatives. À la conception de l’égalité caractéristique des théories de la justice libérales, fondée sur l’individu (individual-based equality), elle substitue, dans une perspective tout à fait originale, une conception relationnelle de l’égalité, fondée sur les relations humaines intimes et l’idée d’un « soi relationnel » plutôt que séparé (connection-based equality) (Kittay 1999 : 66). Les réclamations qui peuvent être formulées par la personne dépendante et celle qui l’assiste quotidiennement, et inversement, ne sont donc plus fondées sur des droits dont elles jouissent en tant que citoyennes ou citoyens « indépendants », représentés comme des atomes isolés. Elles sont fondées sur ce qui leur est dû en tant que ces personnes sont des êtres-en-relation avec les autres et, plus précisément avec les proches qu’elles aiment et auxquelles des obligations morales les lient.

La réciprocité et la coopération sociale repensées : le projet de Kittay

Il est désormais admis que l’opposition care/justice est surfaite. La précurseure de l’éthique du care, Gilligan elle-même, n’a jamais substitué le care à la justice et prévoyait, au troisième stade le plus élevé du développement moral (le stade de la vérité), l’intégration du souci des autres et du respect de soi, l’alliance du care à la justice (Gilligan 2008 : 171-204). Kittay est de celles qui envisagent également de réconcilier ces deux impératifs. La justice, pour les personnes dépendantes, requiert que l’on reconnaisse leur besoin de care familial; pour les travailleuses et les travailleurs de la dépendance, elle demande que l’État les soutienne dans leur obligation morale de prendre soin de leur proche vulnérable. C’est ce que Kittay (2002) entend lorsqu’elle donne à l’un de ses articles les plus commentés le titre suivant : « Le caring est juste et la justice est caring ». Cette auteure ne se situe donc pas dans la perspective des critiques radicales du libéralisme : contrairement à des penseuses maternalistes comme Nel Noddings (1995), elle ne revendique pas la supériorité de l’éthique du care par rapport aux théories de la justice et ne vise pas à substituer la première aux secondes. Elle propose plutôt d’apporter des modifications à la théorie de la justice de Rawls de manière à concilier l’égalitarisme libéral avec l’idéal normatif de respect de l’égalité morale des femmes et des personnes dépendantes. Il s’agit plus précisément de relier l’éthique du care à la politique égalitariste.

Si la personne dépendante et celle qui l’aide doivent être ensemble soutenues, c’est qu’elles sont dans une relation de proximité caractérisée par l’amour, que la première est vulnérable à l’égard de la seconde (dans la mesure où elle dépend de son soutien pour assurer sa survie et satisfaire ses besoins les plus élémentaires), et que la seconde ne peut être exonérée de l’obligation morale qui s’impose à elle de prendre soin de ses proches fragiles. L’amour les unissant ne crée pas l’obligation morale de prendre soin. Cependant, c’est ce sentiment qui permet de désigner la personne à qui doit revenir cette responsabilité : l’obligation morale incombe à celui ou celle qui aime déjà la personne vulnérable. Cette obligation morale de prendre soin ne se présente pas comme une simple disposition à la bienveillance qui devrait être cultivée par l’éducation, comme le proposerait la version de l’éthique des vertus articulée autour de la vertu de souci des autres (care)[1]. Elle n’est pas non plus un devoir dicté par la raison auquel la personne rationnelle doit se soumettre sans se référer à ses sentiments, comme le définirait une éthique déontologique. Le modèle volontariste privilégié par les contractualistes, dont Rawls et Dworkin, suivant lequel les obligations morales qui lient deux personnes sont contractées librement et où chaque partie est libre d’honorer ou de rompre son engagement, ne saurait s’y appliquer (Kittay 1999 : 53; 63). Le modèle de l’obligation morale tiré de l’éthique du care de Kittay se décrit en des termes relationnels plutôt que contractuels. L’obligation de prendre soin n’est pas le résultat d’un libre choix au sens plein du terme. Elle est une responsabilité à laquelle on ne peut se dérober sans commettre une faute morale. Kittay dresse un pont entre l’éthique du care, qui vient justifier les responsabilités qui incombent aux membres d’une famille, et la responsabilité politique de l’État de soutenir en retour ces personnes dans leur obligation morale de soigner leurs proches. Éthique et politique, qui étaient unies chez Aristote, mais qui ont été dissociés depuis la modernité, sont renouées.

S’inspirant de la doulia, cette femme qui, dans les sociétés espagnoles, a la responsabilité de prendre soin de la mère les jours suivant son accouchement afin que cette dernière puisse prodiguer les soins appropriés à son propre nourrisson, Kittay propose de reconceptualiser la réciprocité comme doulia. Selon cette conception, la justice recommande que les travailleuses et les travailleurs de la dépendance soient économiquement soutenus par l’État, dans la mesure où les personnes dépendantes à leur charge ne peuvent « réciproquer », leur rendre la pareille. Cette notion renouvelée de la réciprocité conduit l’auteure à compléter la théorie de la justice rawlsienne, en proposant un troisième principe de la justice : « À chacun et à chacune selon ses besoins de care et qu’un soutien de la part des institutions sociales soit fourni de telle sorte que les opportunités et les ressources demeurent également accessibles à ceux et celles qui prodiguent le care » (Kittay 1999 : 113; traduction libre). En d’autres termes, la défense des personnes dépendantes et une préoccupation pour leur égalité morale vont de pair avec la défense de celles qui en assurent quotidiennement la prise en charge.

S’intéressant aux implications politiques de cette théorie, Kittay soutient la révision et l’élargissement de deux politiques américaines qui, sous leur formulation actuelle, « ne reconnaissent ni la nature ni la contribution issues du travail de la dépendance » (Kittay 1999 : 4). Elle plaide en faveur de la réhabilitation et de l’élargissement de la loi sur la sécurité sociale aux travailleuses et aux travailleurs de la dépendance et de la loi sur les congés parentaux et de compassion. En d’autres mots, elle « propose une collectivisation et une universalisation de la compensation » à leur égard afin que soit reconnu « publiquement le travail de soin dans les arrangements de la coopération sociale à travers le principe de la doulia » (Kittay 1999 : 140; traduction libre). C’est dire qu’elle met en avant l’idée d’une nouvelle forme d’État-providence : l’État-providence du care.

L’État-providence du care et la justice de genre : les limites de la théorie politique de Kittay

Le modèle d’État-providence du care imaginé par Kittay se rapproche de celui que Nancy Fraser (2012 : 157) désigne comme « le modèle de la parité du pourvoyeur du care ». Selon ce modèle, il s’agit de réaliser l’égalité des sexes non pas en revendiquant l’égal accès des femmes au marché du travail historiquement dominé par les hommes, mais en garantissant l’égale reconnaissance économique et sociale du travail informel traditionnellement féminin dans la famille. Ce modèle, animé par l’idée selon laquelle il est possible d’être égaux dans la différence, cherche à neutraliser les coûts associés à la « différence » des femmes, en compensant financièrement les tâches de soins qu’elles accomplissent dans le contexte familial. Il comporte plusieurs avantages, dont le premier est de savoir contrer l’androcentrisme, c’est-à-dire la configuration des institutions de la société et de ses valeurs autour de la norme d’existence typiquement masculine. D’après la version idéalisée de ce modèle, dont les pays de l’Europe de l’Ouest s’inspirent mais sans parvenir à l’atteindre parfaitement, les femmes jouissent d’un statut social plus élevé et perçoivent un revenu indépendant assurant leur autonomie. Leur liberté de choix (notamment leur liberté de rompre une relation néfaste) est accentuée, et leur vulnérabilité, atténuée.

Cependant, Kittay ne propose pas de rémunérer les femmes donneuses de soins, mais bien le travail de soins, qui peut être accompli aussi bien par les deux sexes. En effet, l’auteure distingue explicitement son modèle de celui qui a été hérité de la gauche maternaliste qui remonte à l’ère victorienne et dont l’objectif était d’étendre à la sphère publique les vertus de charité, de bonté et de sollicitude traditionnellement associées à la moralité féminine. Elle se prononce par ailleurs en faveur d’une distribution plus équitable de cet ouvrage historiquement abandonné aux femmes (Kittay 1999 : xiv). L’objectif visé par les mesures politiques qu’elle revendique est de « redonner du pouvoir aux travailleuses et aux travailleurs de la dépendance conformément à leurs intérêts et, lorsque cela est possible, diminuer le degré de dépendance des plus vulnérables en même temps » (1999 : 37). Cependant, se dire favorable à un tel partage est insuffisant, surtout lorsque les politiques formulées par l’auteure risquent en réalité de renforcer le lien entre les femmes et les soins informels au foyer. Dans la seconde partie de mon article, j’adresse plus précisément trois critiques à la théorie politique de Kittay.

La justice de genre chez Kittay : une conception unidimensionnelle

Kittay conceptualise l’injustice de la division du travail à partir d’une conception distributive de la justice. L’injustice, ici, est la concentration disproportionnée de femmes dans les occupations non rémunérées de soins, qui traduit plus fondamentalement une inégalité des chances. Les approches féministes distributives de la division « genrée » du travail proposent généralement de remédier à cette injustice en compensant financièrement les femmes qui se voient attribuer une charge de care disproportionnelle par rapport aux hommes. Je soutiens dans les lignes qui suivent que ce remède à l’injustice n’est que partiel. Il traduit une mécompréhension de la complexité des enjeux de justice entourant la division genrée du travail qui ne se limitent pas à la distribution des surplus de ressources issues de la coopération sociale, mais qui incluent le partage plus fondamental de ce travail, sa définition, la détermination de sa qualification et la structure (hiérarchique ou égalitaire) à l’intérieur de laquelle il se déroule. L’État-providence du care proposé par Kittay assurerait une plus juste répartition des revenus tirés de la division genrée du travail, en mettant en place les processus garantissant le transfert de ressources des hommes (travaillant sur le marché) vers les femmes (travaillant à la maison). Il ne remettrait pas radicalement en question cette division genrée du travail ni ses causes.

Selon Iris Marion Young, les conditions sociales liées à l’oppression des femmes incluent la pauvreté sur le plan matériel, donc une forme de « maldistribution » (d’injustice distributive). Elles impliquent aussi des enjeux qui vont bien au-delà de la seule distribution des richesses, des enjeux qui touchent les lieux de la culture, de la participation démocratique et de la division du travail. L’oppression se présente plus précisément sous cinq facettes différentes : l’exploitation, la marginalisation, l’impuissance (powerlessness), l’impérialisme culturel et la violence (Young 1990 : 39-65). La conception youngienne de l’oppression permet une évaluation plus fine des avantages et des inconvénients du modèle d’État-providence du care revendiqué par Kittay. Les femmes sont, en vertu de ce modèle, rémunérées pour un travail traditionnellement non reconnu : ainsi, la pauvreté et la non-reconnaissance sont au moins partiellement contrées. Le manque de pouvoir des femmes dans la famille étant associé à ce faible statut, on pourrait également espérer que leur vulnérabilité, notamment devant les abus et la violence, serait atténuée sous ce modèle idéal. Cependant, rien n’est réellement mis en oeuvre pour éradiquer la marginalisation et la domination des femmes : confinées dans la sphère domestique, elles évolueront encore dans un univers public essentiellement défini par les hommes à leur image et dans leur intérêt. La théoricienne critique Nancy Fraser (2012 : 160) pense aussi que l’équité entre les hommes et les femmes est une « notion complexe comprenant une pluralité de principes normatifs », plus précisément sept, qui doivent être satisfaits simultanément. La lutte contre la pauvreté, l’exploitation et l’androcentrisme figurent parmi les critères normatifs auxquels l’approche de Kittay satisfait en partie. Cependant, la faiblesse de sa théorie est qu’elle ne cherche pas à établir simultanément l’égalité réelle des revenus, des temps libres et du respect. Elle sous-estime de plus la lutte contre la marginalisation des femmes et l’importance de leur égale participation démocratique à la redéfinition des institutions de la société, rôle qu’elles ne peuvent que difficilement assumer si elles demeurent confinées dans la sphère domestique.

L’isolement qui caractérise la vie quotidienne des travailleuses de la dépendance (le manque de contact avec l’extérieur, la difficulté de tisser et d’entretenir des relations hors de la sphère domestique, la nature accaparante de l’assistance et l’espace physique restreint à l’intérieur duquel leur tâche les confine, espace qui se résume souvent au va-et-vient entre la maison et l’hôpital) réduit sérieusement leur capacité à participer à d’autres activités qui relèvent des sphères de la vie politique, économique et sociale. Cela vaut même si elles perçoivent un salaire. Kittay ne semble pas tenir compte de cette réalité, pourtant dénoncée par les aidantes elles-mêmes[2]. Comme l’écrivait Young (1990 : 55), les effets oppressifs de la marginalisation ne sont pas pour autant soulagés lorsque la personne qui en est victime a un toit au-dessus de sa tête et de quoi se nourrir. La pauvreté matérielle et la non-reconnaissance du travail traditionnellement féminin représentent des facettes importantes de l’injustice de genre, mais cette dernière ne s’y réduit pas. Bien que l’argent facilite l’accès à l’indépendance financière, il ne rachète pas l’exclusion dont les travailleuses de la dépendance font l’expérience quotidienne.

Kittay pourrait répondre à cette critique que les mesures politiques proposées s’adressent aussi bien aux deux sexes et ne visent en aucun cas le renforcement de la division genrée du travail. Cependant, une telle interprétation manque de perspective. Elle évite de voir que, dans les couples hétérosexuels encore majoritaires, les hommes ayant généralement accès à un revenu plus élevé que leur conjointe, ainsi qu’à des fonctions professionnelles plus prestigieuses, les femmes seront davantage incitées à se prévaloir des mesures de soutien économique aux soins informels. Elles se retireront, complètement ou partiellement, du marché du travail pour prendre soin d’un ou d’une proche en situation de dépendance, alors que les hommes conserveront leurs avantages traditionnels.

La façon classique de se représenter la domination et l’injustice consiste à les concevoir sous un mode dyadique, comme le résultat de l’exercice arbitraire, coercitif et brutal de la force d’un groupe dominant sur un groupe subordonné, comme le symbolise très clairement le modèle du rapport maître-esclave. Dans nos sociétés libérales démocratiques contemporaines, le fonctionnement de la division genrée du travail échappe désormais à ce modèle simpliste. Cette division du travail n’est plus imposée par la loi ou la menace d’un conjoint brutal. Elle n’est pas non plus commandée par quelques chauvins désireux de maintenir leurs privilèges, et pratiquant délibérément la discrimination, le harcèlement ou l’intimidation. Elle se reproduit à travers la participation quotidienne, ordinaire, passive et non critique de chaque citoyen ou citoyenne aux institutions sociales, économiques et politiques telles qu’elles existent déjà et telles qu’elles ont déjà été définies en l’absence des femmes, à leur désavantage (Young 1990). C’est dire qu’elle se reproduit de manière structurelle. En raison de l’iniquité salariale (England, Budig et Folbre 2002) et de la persistance de la discrimination systémique (Valian 1998), les femmes ont généralement un revenu moins élevé que celui de leur conjoint. En raison de la socialisation dans des rôles de genre, de l’organisation du marché du travail autour de la norme du travailleur salarié masculin, c’est-à-dire déchargé des responsabilités de soins (Williams 2000), elles occupent plus souvent un emploi subalterne facilement substituable et compatible avec les responsabilités familiales (Okin 2008). Compte tenu de ces circonstances sociales et institutionnelles, le choix rationnel du couple prescrit le plus souvent qu’il revient aux femmes de se prévaloir des mesures familiales favorisant l’assistance des personnes dépendantes au foyer : se conformer aux rôles de genre représente l’option la moins coûteuse sur le plan à la fois économique et logistique pour un couple.

Pour sa part, Marilyn Frye (1983 : 1-16) développe la métaphore très éloquente de la cage pour illustrer le fonctionnement structurel de la reproduction de l’injustice (elle parle plus précisément de l’oppression). Pris en lui-même, chaque phénomène paraît insuffisant pour expliquer la persistance d’un phénomène aussi vaste et complexe que la division genrée du travail. Offrir un soutien économique au travailleur ou à la travailleuse de la dépendance paraît même juste : cela vient élargir l’éventail des choix s’offrant aux couples devant assumer la charge d’une personne dépendante, et rien ne les oblige à s’en prévaloir. Toutefois, combiné à d’autres phénomènes, tels que l’iniquité salariale, la discrimination structurelle et la division inégale du travail dans la famille, cette option supplémentaire a l’effet pervers d’une contrainte. Elle vient se constituer comme l’un des barreaux d’une cage qui, aligné sur les autres, complète la structure qui renferme les femmes dans la réalité sans issue des soins : s’échapper de cette cage devient démesurément difficile; y rester se présente comme l’option la moins coûteuse. Suivant le principe de la justice de genre originalement formulé par Anca Gheaus (2012), la division du travail entre les sexes ne pourra être dite juste tant que l’option consistant à défier les rôles de genre ne sera pas égale à celle qui consiste à y adhérer ou moins coûteuse que cette dernière. Dans la mesure où les arrangements institutionnels et sociaux font encore de la conformité des femmes avec les rôles de donneuses de soins l’option à saisir la plus profitable, un réel libre choix des femmes n’existe pas.

Lorsque nous pensons à la mise en place de mesures politiques, il est essentiel de penser non pas seulement aux intentions qui les motivent, mais également à leurs effets réels sur la vie des femmes. Ces mesures politiques devraient avant tout chercher à défaire les multiples contraintes (field force) qui soutiennent insidieusement le maintien de la domesticité toujours bien vivante (Williams 2000). Des théoriciens et des théoriciennes ont déjà imaginé des mesures dont l’objectif serait de contrer l’effet cumulé des contraintes sociales, institutionnelles et normatives qui réorientent les femmes vers les soins aux personnes dépendantes. S’intéressant plus particulièrement à la prise en charge des nourrissons ou des enfants en bas âge et cherchant à contrer le phénomène du ticket gratuit, Janet C. Gornick et Marcia K. Meyers (2003) ont formulé la proposition selon laquelle les États devraient non seulement implanter des mesures de congés de paternité non transférables aux pères, mais, en outre, leur imposer l’obligation de s’en prévaloir. Pour leur part, Harry Brighouse et Eric Olin Wright (2009) ont suggéré que la durée du congé de maternité devrait être déterminée d’après le nombre de semaines prises par le père, incitant par là les hommes à se retirer du marché de l’emploi pour prendre soin de leur nourrisson aussi longtemps que leur femme. La première solution de rechange aux mesures proposées par Kittay consisterait donc à reproduire ce même incitatif lorsqu’il s’agit des congés de compassion. Cette option, toutefois, ne remet pas en question l’idéologie familialiste. Elle postule toujours qu’il est préférable que les soins aux personnes dépendantes soient prodigués par des proches dans la famille (idéalement, par les membres des deux sexes à égalité). La seconde solution, radicalement différente et plus prometteuse, consisterait à déléguer ce travail aux institutions publiques, soit à renoncer définitivement à l’idéologie familialiste au coeur de l’approche de Kittay.

La famille comme « refuge dans un monde cruel » : le conservatisme renouvelé à travers l’État-providence du care

La relation spéciale que Kittay a entretenue avec sa propre fille l’a convaincue que l’institutionnalisation des personnes handicapées ne saurait représenter une solution acceptable (Kittay 1999 : 147-161). Le titre qu’elle donne à son ouvrage le plus connu, Love’s Labor (« le labeur de l’amour »), ne se veut pas qu’un effet de style. Il est on ne peut plus révélateur de la thèse principale défendue par l’auteure. Pour elle, les personnes qui travaillent par amour à la satisfaction des besoins de leurs proches dépendants doivent être elles-mêmes publiquement soutenues si l’on se soucie de la qualité des soins donnés aux personnes dépendantes (Kittay 1999 : 260). C’est sur la base de cette justification morale qu’elle élabore son plaidoyer en faveur d’un soutien économique plus important de la part du gouvernement versé aux familles qui fournissent une assistance continue à l’un ou l’autre de leurs membres affectés par une incapacité physique ou cognitive (Kittay 1999 : 269-270). À ses yeux, « le foyer familial n’est certes pas toujours un refuge dans un monde impitoyable, mais pour les plus vulnérables, les relations avec les membres de la famille représentent souvent le dernier rempart les protégeant des critiques et des agressions dans une société indifférente (uncaring) » (Kittay 2002 : 269).

Pourtant, les féministes de tous les horizons, aussi bien les marxistes que les radicales et les libérales, contestant la dichotomie privé/public, ont soutenu de manière convaincante que l’institution qu’est la famille correspond rarement au portrait idéalisé dépeint par les penseurs politiques et économiques libéraux et conservateurs. Elles ont souligné à quel point cette façon typique de romancer la famille avait historiquement permis de justifier des lois comme la protection maritale à l’égard de la femme, qui posait que les intérêts de cette dernière, confondus avec ceux du chef de famille, étaient suffisamment représentés en la personne de leur mari. L’envers de l’assimilation de la famille à une unité fusionnelle est cette incapacité à traiter chacun et chacune de ses membres comme un être individualisé, ayant ses intérêts et ses droits propres, et devant être protégé, non pas en tant qu’être-en-relation, mais en tant qu’individu. L’attitude éthique prescrite par la pensée du care est un idéal normatif à poursuivre dans les interactions entre proches. Elle ne devrait pas prétendre décrire la réalité qui se déroule sous nos yeux. La famille peut fort bien évoquer l’amour, la sécurité et le réconfort, mais elle est aussi le lieu de violences inouïes, d’injustices quotidiennes ordinaires banalisées, un lieu où des processus de dégradation plus subtils sont mis en place et où, pendant trop longtemps, « la femme [n’a pas été] considérée comme une fin en soi, mais comme une auxiliaire, ou un instrument au service des fins des autres » (Nussbaum 2008 : 348).

L’idéalisation de la famille qui se reflète dans la théorie politique foncièrement familialiste de Kittay détonne par rapport aux critiques féministes justifiées de cette institution. Cet aveuglement empêche l’auteure de voir que les soins familiaux ne représentent pas toujours la solution la plus juste et humaine à ce qui est dépeint par les sociologues comme la « crise du care » et d’imaginer des solutions de rechange institutionnelles viables. La négligence et la violence envers les jeunes enfants, notamment les abus familiaux de nature sexuelle envers les jeunes femmes en situation de handicap, sont des faits documentés et dénoncés que l’idéalisation fantasmée de la cellule familiale ne viendra pas réparer. L’augmentation toujours croissante des cas reportés de violence, d’abus, notamment économiques, et de négligence envers les personnes aînées en perte d’autonomie jette également la lumière sur la face cachée des soins fournis par des proches, supposés aimants, dans le contexte familial[3]. L’avantage d’une théorie comme celle de Kittay, par rapport aux théories libérales classiques, est qu’elle reconnaît à leur juste valeur l’amour et les soins reçus dans la famille comme nécessaires au développement des futurs citoyens et citoyennes dans une société juste et au maintien de la dignité humaine. « Nous sommes tous l’enfant d’une mère », écrit Kittay (1999 : 47-48), comme pour dénoncer ce mythe si ancré dans la culture nord-américaine de la personne qui ne doit sa réussite personnelle et sociale qu’à elle-même (self-made-man). Cependant, prendre au sérieux l’importance des soins reçus dans la famille suppose également d’en penser les solutions de rechange dans les cas d’échecs flagrants.

Pour contrer les problèmes liés au fonctionnement réel, et non idéalisé, de la famille, notamment ceux qui sont associés à l’inégalité des chances qui se présentent aux enfants, la philosophe Véronique Munoz-Dardé (1999) propose, entre autres, d’imaginer quelles devraient être les politiques publiques encadrant le vivre-ensemble si l’on ne commettait plus cette erreur commune qui consiste à constamment présumer de l’existence de familles unies, heureuses, liées par l’amour et prêtes au don de soi. Dans une lignée similaire, Gheaus soutient qu’une part beaucoup plus importante des soins aux personnes dépendantes devrait être transférée et prise en charge par les institutions publiques, précisément pour atténuer l’impact du différentiel de soins reçus dans le contexte familial sur ces personnes et, surtout, pour contrer les conséquences graves associées au « mauvais care », trop souvent sous-estimées dans les réflexions philosophiques (Gheaus 2011). L’amour des proches est ce surplus de justice que la justice ne peut commander ni ne doit présupposer.

L’État-providence du care, le néolibéralisme et le ressac antiféministe

On trouve chez Kittay cette façon de dépeindre les institutions publiques comme étant froides et inhumaines, le monde extérieur, hostile à la différence, et l’unité familiale, le « dernier rempart » protégeant du mépris subi dans la sphère publique de la vie. Il est intéressant de noter que ces descriptions ne sont pas étrangères au discours néolibéral, y ayant trouvé une justification morale au démantèlement des institutions publiques de soins depuis les années 70. En effet, les institutions publiques ont été diabolisées dans la culture publique, au même moment où la désinstitutionnalisation a été justifiée pour des motifs économiques, dissimulés sous le couvert de l’humanisme. Le discours familialiste porté par Kittay doit donc être envisagé à la lumière du contexte socioéconomique de la montée du néolibéralisme. Il peut également être interprété comme un ressac antiféministe. En effet, l’idée d’un retour aux soins familiaux, qui reporte sur les femmes une responsabilité difficilement compatible avec leur égale participation au marché de l’emploi et à la vie publique plus généralement, a vu le jour au moment même où elles cherchaient massivement à s’éloigner du foyer, à conquérir leur indépendance et à s’accomplir dans un travail à l’extérieur. Le familialisme, comme cela a été noté plus haut, freine cette marche des femmes vers l’égalité et la liberté.

Des associations de personnes en situation de maladie ou d’incapacité ont historiquement dénoncé les soins fournis par l’entremise des institutions privées et publiques, vécus comme étant trop impersonnels, standardisés. L’humanisation des soins à la personne et la lutte contre l’exclusion sociale faisaient partie de leurs revendications légitimes. L’objectif d’humanisation des soins à la personne n’implique cependant pas logiquement le retour aux soins familiaux (Waerness 1984). Il peut simplement exiger que l’on repense la prestation des soins dans un contexte institutionnel, par exemple, en offrant un milieu à échelle plus humaine, des soins guidés par une logique du care, par opposition à la logique marchande de l’efficience commandant la standardisation. De son côté, Kari Waerness (1984) cherche à clarifier la rationalité émotionnelle propre au care, à mettre en évidence la valeur des connaissances acquises de manière officieuse le souci moral affectif de l’autre fragile. Elle propose de réhabiliter ces valeurs dans le contexte institutionnel et public, de telle sorte que la professionnalisation et la collectivisation des soins ne se fassent plus systématiquement au détriment des qualités positives qui leur sont inhérentes. Les soins fournis par des proches ne représentent pas la solution miracle à la crise du care. Du moins, ils ne constituent pas une solution compatible avec le principe de l’égalité des sexes pourtant défendu par Kittay.

Conclusion

En renouant le lien entre éthique du care et politique égalitariste, obligation morale envers les plus vulnérables et soutien social aux personnes qui en ont soin quotidiennement, Kittay propose une théorie éthico-politique qui donne l’une des justifications les plus fortes à l’inclusion au contrat social des femmes et des personnes en situation d’incapacité. Le modèle d’État-providence du care promu par l’auteure s’appuie cependant sur une vision distributive de la justice de genre qui n’est que partielle. Il ravive une idéologie familialiste qui romance la vie privée et fournit des munitions aux adeptes néolibéraux de la désinstitutionnalisation. Enfin, ce modèle contribue à sceller l’alliance entre les femmes et le foyer à l’heure où le ressac antiféministe se fait vivement ressentir.

Si cette théorie ne saurait rendre pleinement justice aux femmes, il n’est pas certain qu’elle sache traduire de manière appropriée les revendications de toutes les personnes en situation de handicap. S’intéressant aux cas les plus extrêmes de la dépendance, et s’attachant au contexte familial comme lieu privilégié où prodiguer des soins aux vulnérables, Kittay surestime le besoin de care familial des personnes en situation de limitation. Surtout, elle n’apprécie pas à leur juste valeur les besoins d’indépendance, de liberté et de pleine participation à la vie sociale et politique exprimés par ces personnes. Dans la mesure où l’auteure se revendique à la fois de la pensée féministe et des études sur la production du handicap, examiner les implications de cette théorie concernant le traitement de l’incapacité mériterait de faire l’objet d’une prochaine recherche.