Corps de l’article

Sorti en 1991 sur le label No Face et distribué par Columbia Records, l’album intitulé The Bytches est l’unique disque du duo rap féminin africain-américain BWP, acronyme pour Bytches With Problems. Les deux rappeuses du groupe, Lyndah et Tanisha, investissent et performent un genre éminemment masculin, celui du gangsta-rap, caractérisé par les figures du gangster (gangsta) et du maquereau (pimp) et leur corollaire de thèmes imposés : argent, drogue, armes, sexe, pouvoir et… « chiennes » (bitches)[2]. En raison de son sexisme assumé mais aussi à cause des politiques raciales et racistes des industries culturelles aux États-Unis (Crenshaw 1993), le gangsta-rap a suscité dès le départ une « panique morale », pour reprendre les termes du sociologue Stanley Cohen dans un autre contexte[3]. Une étrange alliance – dont le spectre allait des groupes conservateurs aux féministes – a reproché au gangsta-rap, et plus particulièrement à son fer de lance 2 Live Crew, sa misogynie (pour les féministes) ou son caractère « sexuellement explicite » (pour les groupes conservateurs). Quoi qu’il en soit, la plupart demandaient un encadrement – voire une interdiction – du gangsta-rap en invoquant l’objectivation sexuelle des femmes à l’oeuvre. Dans ce rap, comme le chante Dr. Dre, ancien membre de NWA (pour Niggaz With Attitude), autre figure de proue du gangsta-rap, « les chiennes valent que dalle[4] ». « Chienne », c’est pourtant le terme que les rappeuses de BWP vont réclamer pour se définir, entreprenant une réappropriation du stigmate : bitch devient Bitch, avec un B majuscule[5]. Quelques années plus tard, Lil Kim (1996) se présentera dès son premier album, Hard Core, comme « la Reine Chienne » (Queen Bitch).

Dans le présent article, j’entends m’intéresser aux « politiques Chiennes » mises en avant dans l’album The Bytches. Les rappeuses parlent sans détour de sexe, de drogue, d’argent, d’armes et des hommes qu’elles manipulent ou à qui elles rendent coup pour coup. De nombreuses critiques de BWP ont reproché aux rappeuses leur discours et les ont accusées de promouvoir une image stéréotypée des femmes africaines-américaines. Pour ma part, je veux montrer plutôt que, en investissant le gansta-rap et en politisant l’identité « Chienne » par une politique de la réappropriation, les rappeuses de BWP ont induit un certain nombre d’inflexions que je m’efforce d’étudier ici. Dès la première chanson, les rappeuses de BWP promettent de revenir armées. Les onze autres chansons qui figurent sur le disque ne sont pas en reste et l’album The Bytches apparaît alors comme un produit hautement conflictuel dirigé en priorité contre les hommes, ces derniers symbolisant l’oppression la plus directement ressentie. Contre ces situations de domination vécues par un nombre considérable de femmes noires souvent privées de la possibilité de répondre directement, des rappeuses ont choisi de faire émerger une parole qui est tue la plupart du temps. L’album The Bytches constitue donc un espace où un discours contre-hégémonique peut émerger. Par leur performance d’une féminité agressive et conflictuelle et leur mise en scène de différentes redéfinitions des rapports de domination, j’avance que ces rappeuses subvertissent les normes « genrées » et « racisées » traditionnelles.

Mon article s’inscrit dans une double perspective féministe et études culturelles (cultural studies). Je souhaite montrer comment, en choisissant d’investir un sous-genre du rap extrêmement masculin, le gangsta-rap, et en performant une image de féminité, celle de la « Chyenne », loin des normes de féminité traditionnelles, un discours contre-hégémonique émerge et offre des images « capacitantes » pour le féminisme. Dans la première partie, j’explorerai d’abord une généalogie des discours sexistes dans le rap avant de voir comment les rappeuses de BWP en sont venues à retravailler de l’intérieur l’injure « chienne » pour se la réapproprier et en faire un attribut de leur puissance. Dans la seconde partie, je tâcherai d’exposer un certain nombre de politiques sexuelles et raciales exprimées chez BWP.

De l’interpellation « chienne » à l’autodéfinition « Chyenne »

La mise en scène d’une interpellation sexiste

Dans son célèbre article intitulé « Idéologie et appareils idéologiques d’État » (1976), Louis Althusser cherchait à montrer comment l’idéologie interpelle les individus en sujet et comment, par là, tout sujet est en même temps assujetti. L’exemple donné par Althusser est le suivant : un policier hèle une personne d’un « hé, vous, là-bas ». Cette dernière se retournant, elle s’est reconnue dans l’interpellation, et c’est précisément pourquoi elle devient sujet et assujettie en même temps. Si l’analyse d’Althusser est éclairante à bien des égards, elle est cependant trop centrée sur l’État et passe ainsi à côté de l’essentiel pour quiconque considère que le pouvoir n’est pas une entité homogène, cohérente et stable, qu’il n’y a pas de pouvoir unique mais seulement des relations de pouvoir qui s’incarnent notamment dans les micropolitiques quotidiennes. Chez Althusser, l’idéologie ne semble être qu’un instrument du pouvoir, ce qui ne permet pas d’envisager les discours contre-hégémoniques (contrairement à Gramsci, par exemple). À ce titre, la révision du concept d’interpellation par Judith Butler dans Le pouvoir des mots (2004) est particulièrement bienvenue. Rompant avec la conception souverainiste du pouvoir d’Althusser, Butler montre comment les termes mêmes de l’interpellation/subordination peuvent devenir le cadre dans lequel il est possible de déployer sa puissance d’agir, dès lors qu’on les arrache à leur contexte initial, qu’on les retravaille et qu’on se les approprie à des fins inattendues. C’est ce qu’on observe dans la chanson « Comin’ Back Strapped » qui ouvre l’album The Bytches : une scène fictive d’interpellation sexiste va finalement donner lieu à un véritable travail de resignification et de réappropriation de l’injure « chienne ».

« Hey salope, comment ça va[6]? » Ce sont les premiers mots de l’album. Il est très intéressant de constater que les rappeuses ne sont pas les premières à prendre la parole, qui est laissée à cet homme qui interpelle la rappeuse Tanisha. Cette adresse inaugurale, dont la finalité n’est autre que d’établir un sujet assujetti salope/chienne[7], est contestée par celle-là même à qui elle était adressée. Comment va la « salope » Tanisha? « Bien, fils de pute. Mais ta maman est une grosse salope. » Par cette réponse ironique, par ce refus de la marque injurieuse qu’elle rejoue en l’accolant à la mère du harceleur, la rappeuse ouvre des possibilités de définitions de soi nouvelles. Cet acte insurrectionnel inattendu trouble l’homme. Non seulement il ne s’attendait pas que celle qu’il interpelle lui réponde, mais il ne s’attendait pas non plus qu’une femme lui réponde avec un discours aussi injurieux, aussi « masculin ». Les mots qu’il tient traduisent sa surprise : « Qu’est-ce qui te prend de parler de ma mère, chienne? Est-ce que j’ai parlé de ta mère? » Par cette réaction, il révèle le caractère injurieux de son adresse tout en feignant de ne pas comprendre la réaction. L’interpellation ne décrit pas une personne qui serait une « salope » : elle cherche plutôt à « produire » une « salope » en la constituant comme telle dans et par le discours. Comme le note Judith Butler (2004 : 56), « la marque imprimée par l’interpellation n’est pas descriptive, mais inaugurale. Elle cherche à introduire une réalité plutôt qu’à rendre compte d’une réalité existante; et elle accomplit cette introduction en citant une convention existante. »

Cette idée de citation est d’une importance cruciale pour comprendre la force des interpellations sexistes. Tout discours blessant repose sur une citation, sur l’invocation de conventions antérieures, et c’est de là qu’il tire son pouvoir de blesser. Comment dès lors se forment ces conventions? À la fois par un ensemble de discours, institutionnels et « quotidiens », mais aussi par les technologies de genre.

Par son concept de technologie de genre, Teresa de Lauretis cherche à décrire ces technologies sociales variées, comme le cinéma, mais aussi – et c’est ce qui nous intéresse ici – la musique populaire, qui servent à fabriquer du genre (Lauretis 2007). Bien entendu, ces technologies sociales ne se limitent pas au genre, et l’on pourrait ainsi parler, en excédant le vocabulaire de Stuart Hall (2013), de technologie de la race. En effet, ces technologies sociales « ont le pouvoir de contrôler le champ des significations sociales et donc de produire, promouvoir et « implanter » des représentations du genre [et de la race] » (Lauretis 2007 : 75-76). En tant que catégories discursives, le genre comme la race sont produits par un ensemble de discours et de pratiques que la culture populaire porte, mieux, qu’elle diffuse. Ainsi que le pose Lauretis, leur construction est à la fois le produit et le processus de leur représentation. Stuart Hall ne dit pas fondamentalement autre chose lorsqu’il affirme que, « en tant que processus, récit et discours, l’identité est toujours racontée depuis la position de l’Autre » (Hall 2013 : 62). C’est donc parce que les femmes sont déjà largement décrites, dans la culture populaire mais bien au-delà aussi, comme des « salopes » ou des « chiennes » que l’interpellation fonctionne, qu’elle « blesse ». Il convient donc ici d’explorer brièvement une généalogie de ce fameux « mot en-b » (b-word)[8].

« Chienne! » : la généalogie d’une interpellation sexiste

Loin de n’être que le problème du rap, comme on l’entend souvent, le sexisme se manifeste aussi dans la culture populaire (qui ne flotte pas dans l’air pur des idées, mais est toujours inscrite dans un contexte historique et matériel). Ainsi, la culture populaire n’est pas un espace libéré du sexisme, mais un espace conflictuel dans lequel plusieurs conceptions du monde s’affrontent. La culture populaire promeut parfois des discours sexistes (dont, encore une fois, elle n’est que rarement l’initiatrice, mais qu’elle contribue à populariser), comme elle peut les contester en d’autres occasions. Cela pour dire que l’injure « chienne » n’est pas née avec la culture hip-hop. Elle a traversé toute l’histoire de la culture populaire – noire comme blanche – depuis ses débuts phonographiques au moins. À titre d’exemple, Jelly Roll Morton chante dès 1938 :

Je me suis fait cette chienne, je me la suis tapée dans l’herbe

Un jour elle a pris peur et un serpent a grimpé sur son gros cul[9].

Le sens des mots n’étant jamais figé une fois pour toutes, il importe d’en suivre l’évolution. Pour revenir à notre sujet principal, quel était le contexte d’énonciation du mot « chienne » en 1991?

C’est au tournant des années 90 que l’on assiste à une conjonction de discours sexistes dans le rap, portés par des groupes et des artistes comme 2 Live Crew, N.W.A., Geto Boys ou encore Too $hort, tous à l’origine d’un nouveau sous-genre du rap, le gangsta-rap. Ces artistes vont largement centrer leurs discours sur les femmes qui deviennent dans leur bouche des « putes » (hoes) ou des « chiennes » (bitches). Pour se défendre, certains rappeurs vont alors affirmer ne pas parler de toutes les femmes. Dans le morceau « A Bitch Iz a Bitch » (Une chienne est une chienne), Ice Cube jure ainsi que « le nom de chienne ne s’applique pas à toutes[10] ». Cependant, comme l’affirme Tricia Rose (2008 : 173), cette stratégie de défense est en réalité un moyen de reproduire le sexisme :

La fiction qui consiste à séparer – les « bonnes » soeurs par ici/les autres par là – permet à certains hommes rappeurs, fans et autres apologistes de justifier leur perpétuation d’images et d’idées négatives à propos des femmes noires. Cette séparation des femmes noires entre les « bonnes » (celles que nous n’insultons pas) et les « mauvaises » (celles que nous avons l’« autorité » de nommer ainsi et d’insulter) est un des moyens principaux par lequel le sexisme et les autres formes de discriminations fonctionnent[11].

Et, en effet, si l’on revient à la chanson de N.W.A., il s’avère que, si toutes les femmes ne sont pas des « chiennes » en apparence, toutes le sont en réalité, au plus profond de leur être :

Le nom de chienne ne s’applique pas à toutes

Mais toutes les femmes sont un peu des chiennes au fond d’elles-mêmes

C’est comme une maladie qui contamine leur être.

La chanson met d’ailleurs en scène une femme qui conteste ce terme :

Putain, qui est-ce que tu traites de chienne, petit fils de pute?

Je sais pas à qui tu penses parler

Mais laisse-moi te dire une putain de chose : je ne suis pas une…

Sans pouvoir finir, la femme est interrompue : « chienne, ferme ta gueule ». Le simple fait de contester l’interpellation « chienne » confirme aux yeux des rappeurs que cette femme « en est bien une ». Cependant, ne le sont-elles pas toutes au fond? Quelle femme ne serait pas une « chienne »? Aucune, en réalité :

Ça y est, tu as la description d’une chienne

Maintenant pose-toi la question : est-ce qu’ils parlent de toi?

Est-ce que tu es cette sale chienne funky, vénale, scandaleuse qui porte des extensions et des lentilles de contact?

Oui tu l’es probablement… Chienne!

Dans ce morceau, les femmes ne peuvent contester l’interpellation « chienne » sans confirmer ce trait de caractère qui « contamine leur être ». Elles sont condamnées à être des « chiennes » quoi qu’elles fassent. C’est tout le contraire que l’on observe dans « Comin’ Back Strapped ».

Redéployer l’injure chienne/Chienne/Chyenne

Dans « Comin’ Back Strapped », tout commence par un cri, par ce refus de l’interpellation sexiste, ce qui n’est pas sans rappeler les superbes pages autobiographiques de Fanon, dans Peau noire, masques blancs, qui décrit cette « objectivité écrasante » qui pèse sur lui, semblant le définir et l’enfermer à jamais. Jusqu’au moment où il se libère : « Le beau nègre vous emmerde, madame! » (Fanon 1971: 92). Il décrit en ces termes l’effet immédiat et l’avenir prometteur qu’ouvre alors cet acte insurrectionnel :

La honte lui orna le visage. Enfin, j’étais libéré de ma rumination. Du même coup, je réalisais deux choses : j’identifiais mes ennemis et je créais du scandale. Comblé. On allait pouvoir s’amuser.

Dans le morceau de BWP, l’insulte lancée contre la mère de l’agresseur semble poursuivre des buts très semblables puisque Tanisha est déjà sortie de l’interpellation pour se définir par elle-même. Pour avoir contesté l’interpellation, la rappeuse se fait physiquement agresser par l’homme. Elle connaissait les risques qu’elle encourait, mais elle a refusé de baisser la tête et d’être assujettie. De plus, Tanisha n’est que provisoirement vaincue. Elle intime ainsi à son agresseur de ne pas bouger, car « [elle] et [ses] meufs [girls] reviennent pour tous [les] baiser[12] ». Contrairement à d’autres morceaux où des rappeuses se placent sous la protection de rappeurs masculins[13], les rappeuses de BWP entendent se défendre elles-mêmes. Car il y aura toujours un homme pour les menacer :

Un fils de pute a menacé de me flinguer

Un autre négro a menacé de me gifler

Putain, c’est quoi ce bordel?

Je m’occupais juste de mes affaires

Le harcèlement ne cessera pas, à moins qu’elles ne répliquent. C’est pour ça qu’après avoir été terrifiées (« J’avais tellement peur que j’ai failli pisser dans mon froc / Ces négros avaient des Glocks [pistolets] en main »), les rappeuses décident de revenir armées et prêtes à en découdre. La peur change de camp :

Je suis là pour te mettre en garde, toi et tous tes abrutis de potes

Vous tous, les frères, qui squattez le quartier et vendez du crack,

Vous êtes rien d’autre que des lâches et des fils des putes

[…]

Donc, yo quand tu croiseras les Chyennes [Bytches]

Rappelle-toi simplement qu’on a des armes

Ainsi, de « chiennes », les rappeuses deviennent des « Chiennes », avec une majuscule. Plus que cela, elles déforment l’orthographe du mot – « Chyennes » – comme pour accentuer encore qu’il s’agit là de leur propre définition. Elles décident de resignifier subversivement le mot « chienne », le vidant de son pouvoir de blesser et le dotant d’attributs « capacitants[14] ». Lyndah de BWP explique ainsi (Keyes 2004 : 200) : « On utilise « Chyennes » [Bytches] [pour désigner] une femme puissante, positive et agressive qui sait ce qu’elle veut et s’en donne les moyens. On l’utilise dans le présent dans un sens positif[15] ». Une telle stratégie suppose de considérer que le sens d’un mot n’est jamais fixé une fois pour toutes et que « le langage est vulnérable à la réappropriation » (Butler 2004 : 131). Les rappeuses de BWP ne reprennent pas le mot « chienne » sans distance, mais elles entreprennent un travail critique sur lui, le vidant de son sens original et le recodant d’une manière qui leur sied. Le terme injurieux est devenu un attribut de la puissance d’agir : « retourner l’énoncé, l’arracher à son origine, est une façon de déplacer le lieu de l’autorité par rapport à l’énonciation » (Butler 2004 : 132). Les rappeuses ne sont plus définies de l’extérieur, elles se définissent par et pour elles-mêmes. La libération du regard de l’autre, de cette « connaissance en troisième personne » (Fanon 1971: 89), est symbolisée par la fin de la chanson. Comme elle l’a promis dès l’ouverture, Tanisha revient sur les lieux de son interpellation armée et accompagnée de Lyndah. Cette dernière conseille à Tanisha de rester cachée avant d’entamer la fusillade. Toutefois, Tanisha refuse : « Nique, je veux qu’ils me voient ». En faisant face à l’homme qui l’a agressée, Tanisha ne lui laisse pas d’autre choix que de la reconnaître telle qu’elle a souhaité apparaître. Elle lui demande ainsi s’il se souvient bien d’elle, et c’est seulement à partir du moment où elle a été reconnue qu’elle décide d’ouvrir le feu, ce qui fait fuir son agresseur. Après avoir été interpellée et constituée en sujet assujetti, la rappeuse est revenue armée et s’est libérée de l’emprise de la domination, ouvrant sur un nouvel horizon de possibles.

Dans la première partie, j’ai tenté de montrer comment BWP a entrepris une réappropriation du stigmate chienne/Chienne. Je souhaite maintenant dans les pages qui suivent étudier quelques politiques « Chyennes » mises en avant dans l’album The Bytches.

Les politiques « Chyennes » de BWP

Des intellectuelles organiques

« Toutes les femmes sont Blanches, tous les Noirs sont des hommes. » Cette formule, qui donne son titre à une anthologie de textes fondateurs du Black Feminism[16], résume la difficulté pour les femmes noires d’exister aux yeux du monde, elles qui sont souvent sommées de choisir : leur allégeance va-t-elle au mouvement des femmes ou au mouvement noir? L’un semblant exclure l’autre, soit elles tournent le dos au mouvement noir, soit elles acceptent d’occuper une position subalterne pour permettre à « leurs » hommes d’exister[17]. Les femmes noires sont donc « invisibilisées », ce qui fait dire à Gayatri Spivak (2009 : 103) dans un célèbre article que « la subalterne ne peut parler ». Il convient ici de préciser ce qu’entend Spivak par « subalterne » pour comprendre le sens de cette affirmation déroutante de prime abord. Empruntant le concept de subalterne au théoricien marxiste de l’hégémonie culturelle Antonio Gramsci, Spivak lie la condition de subalterne au fait de n’avoir pas accès (ou alors un accès pour le moins très limité) à la culture hégémonique. Et c’est là la raison pour laquelle les subalternes ne peuvent pas parler, selon Spivak. Cela ne signifie pas qu’elles ne parlent pas effectivement, mais plutôt qu’elles ne sont pas entendues : « quand on dit « ne peuvent pas parler », cela signifie que, si « parler » implique la parole et l’écoute, cette possibilité d’une réponse, la responsabilité, n’existe pas dans la sphère de la subalterne » (Spivak 2009 : 107).

Et c’est là que la culture populaire a un rôle à jouer. Les productions discographiques mais aussi les performances scéniques (ou les vidéoclips) permettent à des femmes noires issues des classes populaires de s’exprimer et de trouver de l’écoute. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que la culture populaire est un espace de pure liberté. Lorsqu’elle est commercialisée, des contraintes nombreuses (d’ordre idéologique, économique, technique...) se font jour, et il faut les prendre en considération chaque fois que l’on traite des industries culturelles. Toutefois, dans le même temps, la culture populaire permet à la marge (à la marginalité, dirait Stuart Hall) d’exister et ouvre des possibilités de discours contre-hégémoniques. De fait, nombreuses sont les féministes noires à s’être intéressées à la culture populaire noire afin d’y rechercher un point de vue spécifique de femmes noires prolétaires.

Dans leurs chansons, les chanteuses noires ont souvent donné à entendre l’expérience vécue d’une domination partagée. C’est là une des caractéristiques les plus intéressantes de la culture populaire. Alors que les industries culturelles sont des acteurs de premier ordre pour maintenir l’hégémonie culturelle, la culture populaire est également, simultanément, un espace de contestation de l’hégémonie. C’est ce que pointe James Scott dans La domination et les arts de la résistance, même si son propos porte sur les expressions culturelles non commercialisées des groupes dominés :

Le caractère distinctif de l’expression culturelle des groupes dominés provient en grande partie du fait que, au moins dans ce domaine, le processus de sélection culturelle est relativement démocratique. En effet, leurs membres choisissent les chansons, les contes, les danses, les textes et les rituels qu’ils veulent mettre en avant, ils les adoptent pour leur propre usage, et ils créent bien sûr de nouvelles pratiques et de nouveaux artefacts culturels afin de satisfaire leurs besoins tels qu’ils les ressentent.

Scott 2008 : 174

Pour rester dans des termes gramsciens après avoir évoqué la subalternité, on peut alors affirmer que ces artistes, femmes, noires et prolétaires remplissent la fonction d’intellectuelles organiques. Pour Gramsci, tous les individus sont des intellectuels ou des intellectuelles, mais tous et toutes ne remplissent pas cette fonction dans la société. D’où la nécessité de favoriser l’émergence de personnes intellectuelles organiques, venant de la classe ouvrière et acquises à sa cause. Dans l’exemple qui nous intéresse ici, il s’agit de réviser ce concept et d’affirmer que les chanteuses noires ont, depuis le début de la commercialisation du blues, joué un rôle fondamental dans la construction des identités culturelles : « Les musiciennes, les chanteuses, les poètes, les écrivaines et toutes les autres artistes forment un autre groupe de femmes noires intellectuelles qui s’est donné pour but d’interpréter l’expérience des femmes noires[18] » (Collins 1991 : 15). Si l’emploi du pronom « je » est de première importance, à la fois dans le blues et dans le rap, il n’empêche que l’individu est « en dialogue continu avec sa communauté, ce qui lui permet tout à la fois de préserver sa voix comme une entité distincte et de la mêler à celle de ses semblables[19] » (Levine 2007 : 33). Le public visé est directement explicité lorsque les artistes prodiguent des conseils aux femmes qui les écoutent : « Les filles, écoutez mon conseil », chantait ainsi Bessie Smith dans « Pinchbacks, Take ‘Em Away[20] ». Et BWP de poursuivre cette tradition, notamment dans « Shit Popper » où il est question, entre autres choses, de la violence domestique :

Eh bien, je suis Lyndah, et je vais vous enseigner

Comment gérer un homme violent […]

Bitch, je vais te dire quoi faire, putain

Attends qu’il aille dormir

Dans la chambre, faufile-toi…

[Bruits de pistolet]

Trois balles dans la tête

Laisse ce fils de pute pour mort

Ce fils de pute n’a pas de coeur

S’il en avait un, il t’aurait pas frappée, dès le départ

Donc les filles, si vous en avez marre de vous faire battre

Répétez après moi

[Tanisha et Lyndah ensemble]

Nique sa mère[21]!

On retrouve ici ce qu’Angela Davis (1999 : 54) qualifie de « dialectique intéressante […] entre la femme prise individuellement [l’artiste] et la communauté de femmes élargie[22] ». Dans leurs textes, les chanteuses noires s’appuient sur leur propre expérience vécue de la domination, mais aussi sur celle de leurs semblables qui, bien souvent, y ressemble. Comme elles le chantent, elles parlent « au nom de toutes les femmes en Amérique[23] ». Au nom de toutes les femmes, mais surtout au nom de celles sous la contrainte de différents rapports d’oppression.

Les imbrications des rapports de pouvoir et les résistances 

Le gangsta-rap est un sous-genre du rap éminemment masculin. Cependant, lorsque les rappeuses de BWP se l’approprient, cela donne à entendre tout autre chose, que l’on peut qualifier d’expérience de féminité hors norme. Car si les rappeuses reprennent certains des thèmes chers au gangsta-rap, on observe chaque fois une hybridation avec d’autres thèmes liés à leur condition même de femmes noires venant des milieux les plus modestes. C’est cette imbrication des rapports de pouvoir que l’on entend dans la plupart des chansons. Les rappeuses ne sont jamais uniquement définies par leur race, leur genre ou leur classe, mais toujours par les trois ensemble. La chanson « Wanted » est à ce titre très intéressante puisqu’elle met en scène le harcèlement policier et la brutalité des arrestations alors qu’il existe relativement peu de chansons de rappeuses consacrées à ce sujet (en tout cas peu de chansons qui mettent en scène une brutalité policière comme étant directement « vécue » par des rappeuses). En effet, selon Rose (1994 : 105) :

Les femmes rappeuses abordent rarement la question de la violence policière […] et sont davantage portées vers les critiques sociales et politiques contre les limitations de l’indépendance des femmes, la communauté et, de manière très critique, le caractère sexiste des relations hétérosexuelles entre Noirs[24].

Rose avance l’hypothèse que les rappeuses ne parlent qu’en de très rares occasions de la brutalité policière parce que cela n’entre pas directement dans leur vécu de femmes noires, les jeunes hommes noirs étant les premiers ciblés par les politiques anticriminalité dans les quartiers. Malgré tout, « Wanted » est l’un des rares contre-exemples. Les rappeuses de BWP, parce qu’elles ont investi le sous-genre du gangsta-rap, peuvent se permettre de discuter un thème généralement réservé aux rappeurs. D’ailleurs, la chanson s’ouvre sur une référence directe à une chanson devenue classique du groupe N.W.A. (Eazy-E étant le leader du groupe)[25] :

Je ne peux qu’être d’accord avec Eazy-E

Pourquoi est-ce que la police nous cherche toujours des embrouilles

À moi et mon mec quand on est en voiture?

[…]

Simplement parce que je suis Noire, c’est mort quand je flambe […]

Qu’est-ce qu’il y a? Une négro peut pas avoir de jolies choses[26]?

Ici, on voit clairement le préjugé de couleur, pour reprendre l’expression de Fanon, qui s’applique contre les jeunes noirs. Cependant, par la suite, on va également voir en quoi un contrôle policier est vécu de manière « genrée » puisqu’il est l’occasion pour un policier de se livrer à une fouille au corps trop minutieuse :

Maintenant tu veux faire une fouille au corps et tout le reste

Il me touche les fesses et presse mes seins

Ce fils de pute est probablement en train d’avoir une érection

Ainsi, même lorsqu’elles abordent le thème du harcèlement policier, les rappeuses de BWP le font de leur point de vue de femmes noires, ce qui permet de discuter tout à la fois du racisme et du harcèlement sexuel. Dès la chanson suivante, « Cotex » (soit une déformation de la célèbre marque de serviettes hygiéniques Kotex), BWP se joue de ce qui paraît commun à toutes les femmes, à savoir les menstruations, pour insister sur le fait que toutes les femmes ne font pas les mêmes expériences de la domination et que certaines d’entre elles, suivant leurs privilèges de classe et de race, exercent du pouvoir sur d’autres femmes « racisées ». Une patronne, blanche, exploite une employée noire. La patronne qui est mise en scène dans le morceau a beau être une femme, elle est aussi blanche, clairement raciste et en position de pouvoir. C’est pourquoi elle est moquée : « Salope, va changer ton Kotex[27]! »

Enfin, la majorité des chansons concerne la domesticité et la sexualité. Ici encore, il est frappant de voir le continuum qui va du blues féminin des années 20 et 30 au rap des Bytches[28]. En 1937, la chanteuse de blues Victoria Spivey enregistre le morceau « One Hour Mama », morceau dans lequel elle affirme aimer prendre son temps au lit et que, puisqu’il lui faut bien une heure pour jouir, les hommes qui ne sont pas capables de faire l’amour plus d’une minute (one minute papa) peuvent passer leur chemin. Plus d’un demi-siècle plus tard, BWP enregistre un morceau dont le titre et le contenu en sont l’écho évident : « Two Minute Brothers ». Dans cette chanson, les rappeuses se plaignent des hommes qui se vantent d’être d’excellents amants, alors qu’ils ne durent même pas suffisamment longtemps pour les faire transpirer. BWP met donc en garde « toutes les femmes en Amérique » de ne pas croire aux mensonges que leur racontent les hommes, qui sont décrits dans tout l’album en des termes peu élogieux : ils mentent, trompent, sont vantards et violents, et ce sont des pères absents. Sur ce dernier point, on trouve plusieurs commentaires tout au long de l’album. Dans « Fuck A Man » par exemple, Lyndah affirme que son père n’a jamais rien fait pour elle et que tout ce qu’elle a jamais vu de lui, c’est l’arrière de sa tête quand il est parti. À l’inverse, les mères qui ont eu à élever seules leurs enfants sont valorisées. Toutefois, dans le même temps, les rappeuses enjoignent aux futures mères d’assigner les pères en justice, si cela devient nécessaire, pour qu’ils paient leur pension alimentaire. Les textes de BWP peuvent clairement être lus sous un angle féministe[29], à condition de considérer que les mises en scène des inversions de rapports de domination ne sont pas à prendre au premier degré. Nous sommes en présence d’un fantasme du monde inversé, tradition bien établie dans la culture populaire des dominées, ainsi que l’a montré James Scott. Il s’agit ici de convaincre l’auditoire féminin de sa puissance d’agir. Chaque fois, les rappeuses reprennent le dessus sur une situation qui leur était pourtant défavorable. Dans « Wanted », Lyndah parvient à s’échapper, au grand plaisir d’une passante qui dénonce elle aussi le harcèlement policier. Dans « Cotex », l’employée noire explose et démissionne, non sans dire ses quatre vérités à sa patronne blanche. Et dans « Two Minute Brother », elle met son amant devant sa piètre performance et lui ordonne de la faire jouir oralement. La pratique du sexe oral semble d’ailleurs revêtir une importance particulière puisque c’est le thème d’une chanson qui s’intitule très justement « Teach ‘Em » :

Donc, avant qu’il ne se barre en plein milieu de la nuit

Assure-toi que ce fils de pute aura appris comment bien te lécher la chatte[30]

BWP enjoint aux femmes de reprendre le contrôle sur leur vie, leur corps et leur sexualité. Si « Ladies First » de Queen Latifah est souvent cité comme le morceau rap féministe par excellence, c’est parce que beaucoup ont oublié la puissance de « No Means No ». Dans ce morceau, les rappeuses décrivent un ensemble de situations dans lesquelles des femmes se trouvent menacées de viol par des hommes qui ne comprennent pas le plus simple des messages : « Non, ça veut dire non! » Ici encore, ce sont les femmes qui reprennent le dessus et retournent la situation à leur avantage :

D’un coup de pied rapide, frappe-le dans les couilles

Pendant au moins un mois, tout ce qu’il pourra faire, c’est lécher

Parce que quand je m’y mets, putain, je détruis tout

Il est chanceux de ne pas s’être retrouvé castré

On est sorti, et t’as dépensé du fric

Ça veut pas dire que tu possèdes mes fesses[31]

Loin des discours idéalisés sur l’amour que l’on peut parfois rencontrer dans la culture populaire, BWP entend au contraire donner à voir la face la plus sombre des relations amoureuses, tout en livrant des clés pour se défendre.

Conclusion

Dans cet article, j’ai tenté de montrer comment, en investissant le sous-genre du rap le plus viril et le plus sexiste, des rappeuses qui se sont réapproprié l’injure « chienne/Chienne » ont pu faire entendre une voix singulière, celle de la « Chyenne », dans la subculture rap. C’est justement parce qu’elles ont fait une expérience hors norme du féminin, celle de la Bitch, et parce qu’elles ont investi le gangsta-rap que ces rappeuses sont à même de faire entendre un discours loin des normes de genre « racisées » traditionnelles. Héritières d’une longue tradition qui remonte au blues féminin des années 20 et 30, les rappeuses de BWP mettent en scène des fantasmes de monde inversé dans lequel des femmes aux prises avec différents rapports de domination prennent leur revanche. Les situations abordées sont nombreuses (travail, domesticité, sexualité, rapport à l’autorité, etc.) et permettent de graver sur disque une véritable phénoménologie de la domination tout en proposant des images « capacitantes » de femmes puissantes qui ne restent pas prisonnières des situations de domination. Le féminisme a besoin de ces images de fantasmes de revanche qui contestent l’hégémonie culturelle. Pour le dire plus simplement encore, le féminisme a besoin de la culture populaire, car il s’agit là d’une technologie de genre, par laquelle les individus construisent leur identité. D’où l’importance d’avoir des personnages féminins forts et positifs à qui s’identifier. Si les subalternes ne peuvent parler, elles trouveront néanmoins dans la culture populaire et dans le rap féminin des intellectuelles organiques qui parleront à la fois en leur nom propre et au nom de toutes celles qui se retrouvent dans ces discours. En ces temps d’homogénéisation dramatique de la culture populaire et du rap mainstream, cet album de rap hardcore féminin oublié devrait nous convaincre de l’importance pour le féminisme de ne pas abandonner le terrain de la culture populaire.