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Comme le titre de l’ouvrage sous la direction de Mercédès Baillargeon et du collectif Les Déferlantes l’indique, Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe a pour projet de circonscrire un mouvement politique qui est, précisément, toujours en mouvement. Découlant d’un cours universitaire donné en 2007 et du colloque Féminisme(s) en mouvement tenu en 2008, la publication ne se présente pas comme un sommaire des événements qui ont précédé, mais en tant que prolongement d’un dialogue sur le féminisme actuel et sa façon de s’autodéfinir à travers les textes et les gestes politiques qui donnent forme à ce mouvement. C’est avec cette question en tête, à savoir « Quelle forme prend le féminisme actuel? », que j’ai entrepris de lire les textes présentés.

Alors, qu’est-ce que le « féminisme de la troisième vague »? La publication répond à cette question de plusieurs façons. D’abord, dans l’introduction, Baillargeon offre une courte histoire du terme. Selon elle, la « troisième vague » est d’origine américaine, cette expression ayant été employée pour la première fois dans la revue Ms., en 1992. Elle constate que l’expression est apparue et s’est vite répandue aux États-Unis, mais elle ne fera son apparition au Québec qu’à partir de l’année 2005, avec la publication suivante : Dialogues sur la troisième vague féministe (Mensah 2005). Ainsi, la présente publication fait partie d’un dialogue amorcé tout récemment en territoire québécois.

La discussion se poursuit dans d’autres textes. Par exemple, à travers une lecture du célèbre texte « Manifeste cyborg » de Donna Haraway, Grino présente le féminisme de la troisième vague comme exemplaire de l’ère postmoderne, là où les grands récits ont perdu leur pouvoir d’offrir une explication totalisante de la réalité et une identité stable sur laquelle une politique « correcte » peut être fondée. Selon l’auteure, le féminisme actuel, comme le cyborg, est hybride et en mouvement. Les identités et les modes de résistance sont traversés par les rapports de pouvoir dans lesquels ils se forment. Pour leur part, Leduc et Riot parlent du rapport entre le mouvement féministe et le mouvement fondé sur la diversité sexuelle (queer). Selon elles, les deux se rejoignent sur la nécessité de s’opposer à toute forme d’exclusion, et non pas simplement à celle qui est fondée sur le genre. En plus, elles argumentent que les formes de lutte doivent s’élargir afin d’inclure le « style de vie » comme mode de résistance quotidien. Ainsi, elles luttent contre le « genrisme » autant que contre le sexisme et l’hétérosexisme. Les points de repère entre ces deux textes sont la question de l’identité, celle de l’individu et celle du mouvement féministe, et le rapport de la troisième vague à la génération précédente. Ces points sont repris dans d’autres textes et tracent deux grandes lignes du féminisme actuel.

De plus, cet ouvrage propose une définition du féminisme de la troisième vague à travers les sujets abordés. Ici, l’hétérogénéité règne. Les textes touchent des sujets aussi divers que le réseau Internet, le savoir et le mouvement d’entraide (self-help) féministe (Courcy et Manseau-Young); une analyse d’une action militante contre la recriminalisation de l’avortement (Depelteau et Mayer); et une entrevue avec un transsexuel (Baril et Tremblay). Cependant, au fil de cette diversité, reviennent certains arguments et positions politiques, évidents aussi dans les deux textes discutés ci-dessus. Ce sont, en bref, l’impossibilité de fonder le mouvement sur une catégorie unifiée de « femmes », l’« intersectionnalité » ou l’enchevêtrement des systèmes d’oppression, la problématisation ou la non-binarité des identités sexuées et sexuelles, et la revendication d’un féminisme « sexe positif ».

Chacun de ces arguments manifeste une position par rapport à la deuxième vague, ou plus précisément par rapport à un débat qui a marqué le féminisme des décennies précédentes. Les deux premiers témoignent de l’intervention des Afro-Américaines aux États-Unis à la fin des années 70. Selon le récit établi, les Afro-Américaines contestaient un féminisme fondé sur l’expérience des femmes blanches, rendant nécessaire non seulement la reconnaissance des différences entre les femmes, mais aussi les rapports de pouvoir entre elles. Cela a remis en question la catégorie « femmes » comme fondation de la politique féministe. Les deux autres arguments font preuve d'un questionnement sur le genre et la sexualité, mais surtout d’un vif débat au début des années 80 sur la sexualité. Ce débat opposait les féministes qui ont pris position pour les pratiques sexuelles dites « marginales » (sadomasochisme, pornographie, prostitution) contre celles qui se sont opposées à ces pratiques. (Celles-ci étaient qualifiées par leur opposantes de « sexe négatif », mais leur point de vue serait mieux désigné par « sexe normatif » puisqu’elles statuaient sur les pratiques « acceptables » et « inacceptables ».) En revendiquant ces arguments et ces positions politiques comme définition du féminisme de la troisième vague, les auteures démontrent leur connaissance des débats antérieurs et prennent position. En plus, ils servent à fonder leur opposition à l’oppression sous toutes ses formes et à revendiquer un mouvement ouvert à toutes et à tous.

Cependant, cette ouverture ne nie pas que le féminisme de la troisième vague ait aussi ses sujets préférés, ses formes d’analyses courantes et des politiques plus près du coeur, ce que démontrent les théories dont les auteures se servent comme points de repère politique autant que d’outils analytiques. La première est la théorie de la performativité du genre mise au point par Judith Butler, théorie parfois liée à l’analyse discursive de l’histoire de la sexualité de Michel Foucault (sept des douze articles citent Butler; quatre citent Foucault). L’omniprésence de ces deux spécialistes dans les textes marque un changement par rapport aux décennies précédentes. Si les noms de Christine Delphy et Colette Guillaumin avaient dominé depuis les années 70, et avec elles les analyses matérialistes, les nouveaux noms auxquels on fait référence marquent une mutation vers les analyses discursives dans le féminisme actuel. Plus encore, la théorie de Butler opère comme catalyseur, posant de nouvelles questions dans les domaines de savoir traditionnels et incitant à l’élaboration de nouvelles analyses et positions politiques. Il n’est donc pas étonnant que dans un grand nombre d’études on s’intéresse à l’identité sexuée et sexuelle comme problématique et comme objet d’analyse. On peut même dire que, selon la présente publication, l’identité fondée sur la diversité sexuelle (queer) ou non normative est LE sujet du féminisme de la troisième vague. Il est révélateur qu’il n’y ait pas d’auteure ni d’auteur allant dans le sens de Butler qui incite à une réflexion sur la théorie d’intersectionnalité ou l’entrecroisement des formes d’oppression, notion à laquelle on fait néanmoins souvent référence. Le texte de Gauvin sur les muxes, des autochtones Juchitán du Mexique dits « d’un troisième genre », est le seul à aborder un sujet qui touche à la « race-ethnicité ». Et même ce texte porte davantage sur la question du genre et de la sexualité que sur les multiples formes d’oppression dont les muxes font l’objet.

Par ailleurs, d’autres points de repère relient les textes et tracent les grandes lignes du féminisme de la troisième vague. Au premier plan se trouve l’importance du réseau Internet. Par exemple, une auteure s’intéresse au phénomène des blogues comme lieu où la subjectivité se construit (Déry-Obin). D’autres en parlent comme d’un outil d’intervention politique (Depelteau et Mayer). Le réseau Internet a ainsi structuré la forme d’action politique féministe sinon l’objet de cette action. Il a aussi structuré les liens d’amitié et de communauté entre les féministes et il est même devenu un lieu d’identification générationnelle.

Le nombre de textes qui portent sur la culture démontre aussi son importance. Si toutes les vagues féministes se sont investies dans la culture (on n’a qu’à penser aux bannières et aux autres objets produits par les suffragettes anglaises au début du xxe siècle, ou à l’importance du concept d’une culture au féminin durant les années 70 et 80 où les écrivaines québécoises jouaient un rôle central), le contexte artistique et culturel actuel offre de nouvelles formes de création et de nouvelles questions dans lesquelles on peut s’engager. Par exemple, les auteures parlent du travestissement comme stratégie de résistance dans l’art actuel (Petiteau), de la représentation de la folie dans le cinéma (Auger), de la pornographie au féminin (Ledoux) et de la littérature comme lieu de réflexion et de contestation du pouvoir (Baillargeon). Ainsi, elles démontrent que l’articulation des nouvelles questions féministes sur l’identité autour du domaine des arts produit un lieu particulièrement productif en matière de réflexion féministe et de lieux d’identification en tant que féministe.

La question de l’identité est donc primordiale dans les textes présentés, que ce soit en tant qu’objet d’étude, d’identité politique de l’auteure ou de celle du mouvement féministe. Voilà qui n’est guère une surprise. En effet, même si les politiques identitaires ne sont plus valables, cela ne diminue pas l’importance politique de l’identité. Toute politique doit avoir des sujets pour cette politique, c’est-à-dire que, pour qu’un mouvement politique existe, des personnes doivent s’y identifier et s’y engager.

Il n’y a pas eu de définition préalable du féminisme de la troisième vague. Il n’y a pas eu non plus de mouvement avant qu’il soit matérialisé dans les textes et les gestes. L’ouvrage Remous, ressacs et dérivations autour de la troisième vague féministe matérialise ce processus où les gens s’identifient à un mouvement, le créent et le transforment par les façons dont ils l’habitent. Par les sujets choisis, par les théories mobilisées dans leurs analyses de même que par les positions prises par rapport à celles-ci et par rapport au féminisme des décennies précédentes, les auteures de cet ouvrage élaborent une définition du féminisme de la troisième vague. Ce faisant, elles démontrent que tout mouvement politique est en mouvement précisément parce qu’il constitue un lieu de créativité autant que de contestation. Ainsi, elles façonnent un mouvement qui leur est propre.

Cet ouvrage est d’intérêt pour toute personne qui s’intéresse au sujet de l’engagement des jeunes femmes au féminisme, de même que pour ceux et celles qui étudient les mouvements sociaux. Certains articles sont aussi pertinents pour des sujets précis en arts visuels ou en études féministes. Cependant, l’intérêt principal de cet ouvrage est qu’il témoigne des changements sociaux et qu’il y participe.