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Cet ouvrage, dont l’écriture s’est terminée tout juste avant le lancement de la troisième campagne d’actions mondiales de la Marche mondiale des femmes (MMF) en mars 2010, représente, aujourd’hui encore et à notre connaissance, la seule monographie globale publiée sur la MMF, mis à part les publications issues de la MMF elle-même. Il s’agit d’un ouvrage à la fois humble et ambitieux.
En effet, la MMF, composée de milliers de groupes de femmes distribués dans toutes les grandes régions du monde, dont les efforts de coordination se construisent à de multiples échelles géographiques, et dont la composition évolue sans cesse, est une créature extrêmement diversifiée et complexe qui défie toute description empirique globale. S’essayer à une monographie qui tente de la décrire dans sa globalité, et pour une période qui comprend toute la durée de son existence, est nécessairement un exercice très ambitieux. Cependant, les auteures approchent cette tâche colossale avec humilité, en reconnaissant à de multiples occasions certaines des limites de leur démarche, de leurs sources, et quelques-uns des inévitables biais qu’introduisent nécessairement ces diverses lacunes. Elles ne prétendent pas pouvoir généraliser au-delà de ce qu’elles ont tiré de leurs sources, qui sont évidemment limitées par rapport à « l’extrême variété des situations locales au sein du réseau » (p. 22), mais elles font le pari que l’on peut tout de même, au risque de simplifier et d’« aplatir », faire de la MMF une analyse générale et en tirer des apprentissages significatifs.
Écrit à partir d’un point de vue extérieur au mouvement, l’ouvrage présente la MMF sous un angle historique et sociologique. Il s’adresse aux militantes de la MMF et à ceux et celles qui sympathisent avec celle-ci. Il cherche, en conséquence, à allier la facilité d’accès à la rigueur d’une investigation approfondie. Les auteures ne s’intéressent pas tant aux obstacles, aux conflits, aux rapports de pouvoir à l’intérieur du mouvement, aux échecs et aux limites qu’à la capacité créatrice des militantes : à ce qui fonctionne, à ce qu’elles ont inventé en réponse aux différents problèmes éprouvés pour régler la situation afin que la MMF puisse continuer d’exister et d’évoluer. Globalement, l’exercice est assez réussi : l’ouvrage est clair, concis et accessible; il rassemble et organise une somme importante d’informations empiriques sur la MMF (ce qui, dans le contexte d’une rareté d’ouvrages et d’articles sur la question, n’est pas un mince mérite) et fournit des analyses intéressantes.
Le premier chapitre, fort intéressant, prend comme point de départ les principaux thèmes des actions mondiales de 2010 et retrace leurs origines dans l’évolution des discours de la MMF depuis 2000. Les auteures montrent notamment qu’il y a eu un approfondissement et une radicalisation de l’analyse féministe au sein de la MMF au cours des dix dernières années, notamment en fait d’intégration d’une compréhension des différentes formes d’exploitation du corps des femmes au sein des quatre thèmes centraux des actions mondiales de 2010, et en ce qui concerne l’appropriation de leur temps et de leur force de travail à travers la division sexuelle du travail.
Le deuxième chapitre porte sur les répertoires d’actions de la MMF. Il insiste notamment sur la signification et la portée du choix de la « marche » comme symbole et mode d’action privilégié, sur le caractère festif et créateur comme manière privilégiée de se faire voir et de se faire entendre, sur la diversité et la multiplicité des répertoires d’actions de la MMF à l’échelle du monde.
Le troisième chapitre décrit l’évolution des principaux modes d’organisation de la MMF de 1999 à 2010, la manière dont ces modes constituaient des réponses à des défis précis et à des conjonctures particulières. Il soulève certains des enjeux politiques sous-tendus par ceux-ci (les enjeux démocratiques et de partage du pouvoir, par exemple). Les auteures analysent aussi la composition de la MMF à partir du profil socioéconomique des participantes à une rencontre européenne et à une rencontre internationale – échantillon qui, à notre avis, ne saurait être considéré comme représentatif de la composition de la MMF en général.
Le quatrième chapitre aborde la question de l’identité collective, sous l’angle de la mémoire militante, du rôle des mouvements nationaux dans la construction de l’échelle internationale de la mobilisation ainsi que de la diversité des féminismes et de la transcendance des différences culturelles et politiques. Les idées exprimées dans ce chapitre sont illustrées par de nombreux « témoignages » (récits reconstitués à partir d’entrevues ou de communications écrites avec des militantes) sur différentes situations nationales ou territoriales: France, Italie, Suisse, Liban, Brésil, Belgique, Nouvelle-Calédonie, Rwanda, Mozambique, Chili, République centrafricaine, Mexique, Espagne (Barcelone), République démocratique du Congo. De l’aveu même des auteures, un biais est introduit dans cette analyse par la surreprésentation des francophones dans l’échantillon étudié, ainsi que par l’absence totale de matériel en provenance de l’Asie et de l’Afrique anglophone.
Le cinquième et dernier chapitre traite des interlocuteurs et des cibles politiques de la MMF, et de leur évolution dans le temps. Il se penche principalement sur l’évolution des positions et des stratégies de la MMF au regard de l’Organisation des Nations Unies (ONU), qui était en 2000 une cible privilégiée, mais qui a été délaissée et analysée de manière plus critique par la suite. Les questions des alliances, des relations avec les autres réseaux féministes transnationaux, de ce qui distingue la MMF par rapport à ceux-ci, ainsi que des défis associés à l’ancrage local et à la diversité interne de la MMF, sont aussi abordées.
La conclusion, qui met en évidence quatre « ressorts clés » des pratiques de la MMF et se penche sur la « nature du féminisme en réinvention au sein de la Marche en tissant des liens avec les débats actuels au sein de la littérature féministe » (p. 223), est fort intéressante. Elle a le mérite de résumer de manière très claire et concise des questions et des débats qui tendent à se présenter, que ce soit dans la littérature académique ou dans la pratique militante, de manière complexe et souvent difficile d’accès. Les quatre « principes de fonctionnement qui semblent assurer la pérennité de la Marche » sont : 1) l’ancrage local; 2) les politiques d’alliance et de choix des cibles de l’action; 3) la prise de risques organisationnels et politiques; et 4) la priorité donnée aux stratégies qui favorisent l’autonomisation (empowerment) des femmes. Pour chaque principe, les auteures fournissent d’abord une brève explication, indiquant parfois au passage certaines questions qui gagneraient à être l’objet de plus amples réflexions ou de débats au sein du mouvement. Ensuite, les auteures procèdent à une brève analyse des positions de la MMF à la lumière des distinctions proposées par la philosophe féministe Nancy Fraser, entre les politiques palliatives et les politiques transformatrices, d’une part, et entre les luttes redistributives et les luttes pour la reconnaissance, d’autre part. Il en ressort que la MMF se distingue à la fois du « féminisme culturel postmoderne » et du féminisme libéral véhiculé par la majorité des autres réseaux féministes transnationaux. La MMF proposerait plutôt, selon les auteures, « des politiques transformatrices qui reposent sur une démocratisation de l’économie […] et de l’État, une refonte des institutions internationales de régulation, incluant en particulier le contrôle populaire, et des politiques basées sur les besoins des populations » (p. 228). La transformation de l’économie passerait par une définition plus large de celle-ci qui inclurait la sphère domestique, par l’émergence dans la sphère publique du travail invisible des femmes, et par une répartition plus équitable du travail domestique entre les femmes et les hommes. La MMF, selon les auteures, semble insister davantage sur les injustices d’ordre économique, alors que les solutions transformatrices doivent, selon Nancy Fraser, concerner à la fois la redistribution et la reconnaissance (déstabilisation du genre, déconstruction des stéréotypes, bouleversement des systèmes de représentation, etc.). Or, si « ce projet politique est en germe dans certaines propositions de la MMF », dans le « brouillage des frontières idéologique, lié à la diversité géographique des mouvements de femmes participants », et dans une volonté d’accepter un certain degré de contradiction entre les positions des unes et des autres pour construire un féminisme plus inclusif, il n’en demeure pas moins, selon les auteures, « qu’il y a des pas à franchir pour penser la transformation sur tous les fronts » (p. 229). Par exemple, les mots « colonialisme » et « racisme » ne reviendraient pas souvent dans les textes de la MMF, et « la combinaison des privilèges et de l’oppression pourrait donc encore faire l’objet de réflexion dans le mouvement » (p. 230).
Les auteures concluent en faisant le constat que la plupart des dimensions de la MMF décrites dans l’ouvrage remettent en question « les théories sur les mouvements sociaux et les mouvements de femmes ». Elles constatent que « l’autonomie des militantes et leur pouvoir de création » (p. 230-231) semblent plus grands que ce que suggèrent les approches sociologiques dominantes, et les transformations qu’elles induisent par leurs luttes ne seraient pas limitées à des changements législatifs ou au sein des systèmes politiques. Pour paraphraser un des slogans phares de la MMF, les femmes se transforment elles-mêmes et transforment ainsi le monde dans lequel elles vivent. Les militantes ne seraient pas que des actrices, mais bien des auteures.
Ce mot de la fin, évocateur et poétique, suggère des pistes de réflexion pour repenser la conceptualisation des mouvements sociaux, mais au sens impressionniste du terme : sans élaborer. La question est d’ailleurs aussi très brièvement mentionnée dans l’introduction (p. 20) :
Selon les critères dominants en vigueur en science politique et en sociologie, la MMF ne devrait pas être là : théoriquement et empiriquement, elle représente une incongruité parce qu’elle rassemble sous un même chapeau trop de différences sur une longue période, sans obtenir de résultat tangible, en termes notamment de transformation des politiques. Nous avons choisi de comprendre cette incongruité : pourquoi la Marche est-elle ce qu’elle est?
On peut déplorer le fait que, d’une part, les auteures reconnaissent que les cadres conceptuels « dominants » de la sociologie des mouvements sociaux échouent dans leur tentative d’expliquer l’existence d’un mouvement comme la MMF, mais que, d’autre part, elles reprennent les grandes catégories des mêmes cadres conceptuels pour organiser leur description et leur analyse de la MMF (analyse en fait de discours, de répertoires d’actions, de modes d’organisation, de cibles politiques) et posent grosso modo le même genre de questions (p. 22) : « Que pouvons-nous apprendre des questionnements généralement adressés aux mouvements sociaux? »
Heureusement, les auteures utilisent ces catégories de manière souple et ne se laissent pas limiter par elles dans leur réflexion. Par ailleurs, de toute évidence, ces grandes catégories demeurent utiles à la description et à l’analyse; peut-être le problème se situe-t-il plus à l’échelle des théories et des raisonnements sociologiques qui sous-tendent ces catégories, servent à les articuler les unes aux autres et à leur donner leur fonction explicative. Il aurait été intéressant que les auteures tirent de leur analyse quelques conclusions théoriques un peu plus approfondies et retravaillent un tant soit peu ces cadres conceptuels dont elles reconnaissent les limites, mais dont elles utilisent néanmoins certains outils. Les auteures n’ont sans doute pas voulu alourdir la lecture d’un ouvrage qui n’est pas destiné à un lectorat universitaire, et cela est fort compréhensible, voire louable. Toute lectrice qui s’intéresse à la réinvention féministe des théories sur les mouvements sociaux restera toutefois un peu sur sa faim et se surprendra à souhaiter l’ajout d’un petit épilogue théorique.