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Les savoirs des femmes ont été confinés jusqu’à tout récemment dans des lieux et dans des sphères régis en quelque sorte par la tradition, dont les règles explicites et implicites étaient définies la plupart du temps par les hommes. Certes, ces savoirs pouvaient s’exprimer dans les chaumières, dans les salons ou à la petite école par exemple, mais ils ne pouvaient traverser les frontières du monde de l’Autre, celui d’un monde d’hommes. Si l’accessibilité des femmes à l’université au début du XXe siècle a permis à ces dernières de se libérer des carcans qui les limitaient dans l’expression de leur être, il est à se demander si cette démocratisation a influé sur leur rapport au savoir. Également, la présence de plus en plus grande de femmes à l’université a-t-elle fait en sorte de changer les règles de cette institution afin que les femmes aient autant de chances que les hommes d’accéder aux postes supérieurs, que ce soit à titre de professeures ou de cadres par exemple? Les rôles qui incombent traditionnellement aux femmes, notamment prendre soin des enfants, du conjoint, de la famille, ont-ils évolué au même rythme que leurs possibilités de s’instruire? Voilà autant de questions que chacune des auteures soulève à sa manière dans cet ouvrage. Un collectif de textes riches en réflexions, largement documentés, dont la rigueur ne se dément pas au fil de la lecture. La perspective internationale retenue introduit une dimension importante de l’analyse des parcours de femmes à l’université. Les références à des recherches européennes et canadiennes (principalement québécoises) « donnent une dimension comparative internationale qui permet de saisir des différences selon les pays, mais surtout la similarité des résistances, mettant ainsi à jour des tendances quasi universelles en Occident quant aux parcours de femmes à l’université » (p. 15). Par contre, si l’on observe que les résistances traversent les frontières, on n’en décrypte pas moins dans ce collectif des singularités propres à certains pays, notamment la France, qui donnent lieu à plus de similarités entre certains pays européens et le Québec qu’entre la France et le Québec ou entre la France et certains pays européens de la francophonie. Il importe de souligner surtout qu’une compréhension plus fine des parcours de femmes à l’université ne peut échapper à l’analyse sociale propre à chacune des communautés.
D’autres textes de cet ouvrage jettent également un regard neuf sur cette problématique en y proposant, par exemple, une grille d’analyse mixte, psychanalytique et sociologique (Nicole Mosconi), en remettant en question les approches théoriques adoptées dans les études féministes (Emmanuelle Latour et Nicky Le Feuvre), en utilisant des démarches méthodologiques mixtes (Éliane Barth et Edmée Ollagnier) ou en mettant en doute le caractère pragmatique des recherches financées par l’État, « une recherche lisse, unifiante et lénifiante qui, en se développant au détriment de l’autre, plus radicale et critique, va à l’encontre de la dimension collective, ouverte et multiple des études féministes » (Plateau 2006 : 87, citée par l’auteure).
Le collectif est divisé en sept chapitres, précédés d’une introduction et d’une conclusion rédigées par Edmée Ollagnier et Claudia Solar. Tous ces textes sont écrits par des universitaires venant d’universités de langue française d’Europe et du Québec.
L’introduction plonge d’entrée de jeu la lectrice et le lecteur au coeur même de la problématique. La citation du titre du numéro spécial de Québec Science, paru en 2004, soit La conquête inachevée, l’illustre très bien. Certes, il y a conquête, comme en font foi, notamment, le nombre grandissant d’inscriptions des femmes à l’université ou la proportion plus élevée de professeures dans cette institution. Cependant, cette conquête demeure inachevée. En effet, en scrutant davantage les données fournies par de nombreuses recherches citées dans ce collectif, on observe, chiffres à l’appui, que les femmes sont beaucoup moins nombreuses que les hommes au troisième cycle et en sciences. Elles sont également minoritaires dans les échelons supérieurs de la hiérarchie universitaire, soit à titre de cadres ou de professeures d’université.
Dans le premier chapitre, « Rapport au savoir et parcours universitaires de femmes Études cliniques », Nicole Mosconi aborde la question de la construction du rapport au savoir au fil du parcours scolaire et universitaire. En s’éloignant d’une vision catégorielle et statique, cette auteure apporte une contribution intéressante en démontrant que le rapport au savoir se construit dans une dynamique psychofamiliale et psychosociale. Par l’analyse du discours de trois femmes, elle décèle que, même si le milieu social et le genre produisent des obstacles spécifiques dans les parcours scolaires et professionnels, ils « donnent lieu à des prises de conscience qui permettent de les surmonter » (p. 39). Ce chapitre, à l’instar du dernier, convie les chercheuses à mettre en évidence d’autres approches, méthodologique ou théorique, pour documenter les études féministes en faisant en sorte d’aller au-delà du « caractère flou et mouvant des fondements sociaux des catégories et des hiérarchies selon le sexe » (p. 185).
Pour sa part, Claudie Solar démontre, dans le deuxième chapitre, combien être professeure d’université et féministe a constitué et constitue encore aujourd’hui une course d’obstacles. Si apprendre le féminisme relève du défi, cet apprentissage s’est fait initialement sous la forme d’une autoformation avant de se développer en formation formelle :
Plusieurs femmes qui ont développé des expertises en analyses féministes et qui sont devenues (ou étaient) professeures, ont voulu partager ces savoirs avec d’autres au sein des universités. Elles ont alors développé de nouveaux cours et implanté de nouveaux programmes. C’est ainsi que sont nés les cours sur les femmes dans un tout premier temps et des Études féministes ou des Études sur les femmes dans un deuxième temps (p. 45).
En faisant une analyse intéressante des phases qui ont été franchies dans l’institutionnalisation des études féministes au Canada et plus particulièrement au Québec depuis les années 60, Solar soulève la question de l’amenuisement de l’engagement politique des générations plus récentes de professeures au moment même où cette institutionnalisation est plus installée. De façon concomitante à cette réflexion, la question de la relève et de la pérennité des études féministes est abordée. Question d’autant plus pertinente lorsqu’on sait, comme le démontre l’auteure, combien les obstacles sont nombreux chez ces femmes pour arriver à franchir les étapes nécessaires à l’obtention d’un poste permanent à l’université dans cette course d’obstacles qui laisse souvent fort peu de place au militantisme. Et quand bien même le terreau serait favorable à la poursuite des gains obtenus par leurs consoeurs, la question demeure entière quant à la manière dont les théories féministes peuvent continuer à progresser et transformer les savoirs disciplinaires.
Le troisième chapitre de ce collectif a été rédigé par Nicole Plateau. Celle-ci traite de la question des femmes dans le personnel d’enseignement et de recherche au sein des universités dans deux communautés de la Belgique. Cette auteure appuie sa réflexion sur une analyse poussée des travaux de sociologie qui ont été réalisés depuis les années 80, principalement sous l’impulsion des politiques publiques d’égalité des femmes et des hommes. En mettant en évidence les contextes historique et culturel de ces études, Plateau énonce que la recherche en études féministes en Belgique n’aurait pas pu se déployer, voire avoir autant de crédibilité, sans ce mode de financement lié à la politique. Elle ajoute même que la finalité de ces études, soit orienter la décision politique, en découle directement. Présidente du Réseau belge de coordination des études féministes, cette auteure soulève également deux constats. Le premier est que des facteurs structurels peuvent expliquer la place limitée des femmes dans les postes d’influence dans le milieu universitaire, facteur commun aux deux communautés et qui rejoint d’ailleurs les conclusions citées par plusieurs auteures de ce collectif. Le second constat a trait aux disparités observées entre la Flandre et la Communauté, disparités « liées à l’existence de politiques d’égalité propres à chaque communauté qui, non seulement rendent compte d’un écart dans le développement de ces études, mais aussi des différences dans leurs approches et leurs contenus » (p. 65).
La question de l’institutionnalisation des études féministes est abordée de nouveau dans ce collectif par Muriel Andriocci et Nicky Le Feuvre. Cette fois, les auteures ont retenu la perspective européenne. Le degré de perméabilité des établissements universitaires à la demande sociale est un des éléments intéressants soulevés dans le quatrième chapitre. La perméabilité semblerait jouer un rôle déterminant dans l’inclusion des perspectives féministes dans les cursus universitaires et les programmes de recherche. Ces auteures en arrivent à ce constat après avoir scruté les résultats d’une recherche européenne (Employment and Women’s Studies (EWSI)) et ceux d’une enquête nationale. L’analyse comparative de données recueillies auprès de plusieurs pays européens (non seulement ceux de langue française) démontre notamment que le Royaume-Uni semble avoir profité de cette demande sociale, alors que « la France figure toujours parmi le peloton de queue en Europe pour le degré de développement des enseignements et des recherches sur le genre dans l’enseignement supérieur » (p. 96). Les contextes sociaux, universitaires et politiques de l’institutionnalisation des études féministes présentés sous la forme d’un schéma (p. 98) fournit un cadre de référence intégratif fort intéressant sur les facteurs qui facilitent ou qui entravent cette institutionnalisation. La question de la marchandisation du savoir au regard de la demande sociale reste ouverte dans cet exposé : « sans nier l’intérêt intrinsèque du savoir pour le savoir, il nous semble néanmoins plus intéressant et plus important de faire en sorte que les ‘savoirs appliqués’ qui pourraient être élaborés et transmis à l’université soient de l’ordre de ceux qui peuvent contribuer à promouvoir l’autonomisation et l’émancipation des femmes » (p. 110).
Le cinquième chapitre traite des parcours différenciés des femmes et des hommes depuis leur doctorat jusqu’à leur insertion au sein de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. Dans ce texte, Éliane Barth et Edmée Ollagnier tentent de vérifier l’hypothèse selon laquelle les obstacles rencontrés lors de la réalisation du doctorat et du projet de carrière se retrouveraient davantage du côté féminin que masculin. Elles travaillent à partir de données recueillies dans une étude réalisée par la Commission de l’égalité de la Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation de l’Université de Genève. Les divers aspects du contexte local et fédéral sont d’abord présentés, description fort pertinente pour mieux comprendre les conclusions de leur étude. L’appareil méthodologique, où le qualitatif éclaire le quantitatif, est un autre atout de cette étude. Les questions ouvertes et les entretiens semi-directifs ont permis notamment de mettre en évidence des aspects fort intéressants sur les motivations variables quant au fait d’entreprendre un doctorat suivant le sexe. Par contre, on apprend que, pour 85 % des doctorants et des doctorantes, peu importe le sexe, le professeur ou la professeure reste la personne clé dans cette démarche. D’autres constats formulés par les auteures confirment ce que plusieurs études soulèvent, à savoir que le travail lié à la thèse n’a pas les mêmes implications pour les femmes que pour les hommes. Une fois la soutenance réussie, c’est le parcours du combattant qui commence : ici encore, on observe des écarts entre les femmes et les hommes, notamment sur le plan du rapport à la carrière et de facteurs externes de conciliation entre la vie privée et la carrière. Enfin, en soulevant un fait universel en conclusion, soit la détérioration des conditions de travail à l’université à l’aube de ce nouveau siècle, ces auteures remettent au premier plan la question du contexte élitiste universitaire et des modes de production de cette institution : « On peut imaginer que le plus grand enjeu à venir, c’est de bousculer ces codes tacites de fonctionnement et de concevoir une université dans laquelle on pourrait trouver et garder une place stimulante et mobiliser ses compétences sans pour autant être incité à s’inscrire dans une course effrénée au pouvoir » (p. 138), enjeu qui devrait mobiliser les hommes comme les femmes.
Le sixième chapitre se situe dans la continuité du précédent en abordant la question de la carrière des femmes à l’université. Les auteures, Nicole Gadrey et Ségolène Petite, s’interrogent ici sur la mixité professionnelle et sa contrepartie, soit les relations entre mixité et égalité à l’université. En analysant des données de fichiers de gestion du personnel enseignant de l’Université de Lille 1, ces auteures ont pu relever la répartition des enseignants-chercheurs et des enseignantes-chercheuses selon le sexe et mettre en lumière les lieux de recrutement ainsi que les structures où se prennent en quelque sorte les décisions en matière de recherche et de formation. Après avoir présenté les proportions de femmes parmi les maîtres de conférences et le corps professoral des universités, ces auteures montrent bien le « goulet d’étranglement » qui limite, voire fige la progression des femmes dans les positions supérieures. En tentant de comprendre ce qui peut expliquer une meilleure représentativité des professeures dans certaines disciplines scientifiques, elles en arrivent au constat qu’« une meilleure représentation des femmes au sein des commissions de spécialistes semble en effet aller de pair avec le recrutement de femmes » (p. 154), bien que cette présence n’en soit pas une garantie, ni le garant. Enfin, ces auteures soulèvent deux points pour faire avancer la réflexion : le mode de recrutement des professeurs et des professeures à l’université ainsi que le modèle disciplinaire. Elles concluent que, « là où s’arrête l’exclusion des femmes, se développent des formes plus subtiles de discrimination et de ségrégation, marquées par les cultures disciplinaires et les contextes locaux » (p. 156).
Emmanuelle Latour et Nicky Le Feuvre, pour leur part, font état dans le septième et dernier chapitre d’une réflexion issue de résultats et de travaux menés dans le contexte d’un programme européen intitulé Women in European (WIEU). À l’instar des auteures du chapitre précédent, elles réaffirment la percée significative des femmes dans tous les niveaux de l’enseignement supérieur depuis dix ans en France, tout en soulignant leur sous-représentation dans les postes statutaires des échelons supérieurs de la carrière universitaire. C’est dans la partie qui suit ces résultats que ce chapitre trouve toute sa richesse. Une analyse concise et nuancée est alors fournie sur les pistes de compréhension des mécanismes du « plafond de verre ». Enfin, ce dernier chapitre semble ouvrir la voie qui a été tracée comme piste de réflexion dès le premier chapitre, soit qu’une connaissance plus poussée des parcours professionnels de femmes à l’université demande d’adopter une perspective dynamique des rapports sociaux de sexe. Sans renier l’hypothèse de l’institution « genrée », ces auteures stipulent que celle-ci est réductionniste. Pour ces dernières, cela signifie que, pour mieux comprendre le processus de hiérarchisation en fonction du sexe, faisant en sorte par exemple que les hommes accèdent en plus grand nombre aux postes de professeurs en France, alors que cette proportion n’est pas nettement différenciée dans les statuts inférieurs, par exemple celui de maître de conférences, il faut tenter de comprendre les capacités réflexives des femmes qui ont réussi à franchir ce fameux plafond de verre. Comment en sont-elles arrivées « à contester, contourner et déconstruire les fondements matériels et idéologiques du genre » (p. 185)? Comment l’ont-elles fait sans se renier, comme mère notamment?
Une réflexion qui fait écho à plusieurs autres mentionnées dans ce collectif, à savoir le renouvellement des angles d’analyse, voire des approches théoriques en recherches féministes.
Chose certaine, comme le soulignent à juste titre Claudie Solar et Edmée Ollagnier en conclusion, même si les femmes ont connu de grandes avancées à l’université, la réussite scolaire ne se traduit pas encore par la réussite sociale pour un grand nombre d’entre elles :
Il reste donc encore bien du chemin pour que les universités ouvrent leurs portes aux femmes et qu’elles y suivent, dans un climat propice, un parcours de formation qui les mène, si le coeur leur en dit, des études à la carrière universitaire. Il reste encore du chemin pour qu’elles soient présentes dans tous les secteurs et dans tous les niveaux de la hiérarchie. Il reste encore du chemin à faire pour que les savoirs soient à l’image de leur participation et de leur contribution dans le monde (p. 191).