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Sainte-Justine, nul besoin d’en dire plus. L’auteure a raison de le souligner, peu d’établissements de santé jouissent d’une notoriété suffisante pour les désigner à la fois aussi concisément et aussi clairement. Cet hôpital vient d’atteindre l’âge vénérable où les bilans rétrospectifs prennent du sens et, disons-le d’emblée, celui que viennent de produire l’auteure et son éditeur est une réussite. Naître, vivre, grandir […] est un beau et bon livre. La reliure entoilée, le format paysage (23 x 27,5 cm) peu usité, la mise en pages soignée, les illustrations judicieusement choisies et exploitées en font un objet d’une agréable harmonie. Des encadrés présentent succinctement plusieurs des figures qui ont façonné la destinée de l’hôpital ou explicitent des éléments de la trame historique, toutes choses qui, autrement, encombreraient le fil d’un récit déjà passablement meublé.
La perspective diachronique adoptée par l’auteure lui a paru la plus apte à faire ressortir la spécificité de Sainte-Justine et ce qui relève de processus plus globaux. Comme un parcours initiatique, le premier chapitre plante le décor et établit la trame générale, que viendront compléter les six chapitres suivants, où sont examinés le financement des soins, l’évolution de la clientèle et du séjour à l’hôpital, le rôle des bénévoles, l’apport des médecins au développement des soins, le travail des infirmières et des infirmiers au chevet des malades et, enfin, la contribution des autres groupes de travailleuses et de travailleurs hospitaliers, qu’ils soient à l’oeuvre sous les projecteurs ou derrière le décor.
Il serait illusoire, et ce serait une injustice pour l’auteure, de prétendre résumer en quelques pages une étude aussi dense. Il s’en dégage toutefois un certain nombre d’idées maîtresses qu’il convient de mettre en évidence, parce qu’elles constituent l’originalité de l’établissement : la fondation à la fois laïque et féminine, l’ambition des administratrices d’inscrire leur hôpital dans la modernité et la volonté de faire participer un large contingent de bénévoles à son développement.
Les origines du premier hôpital pédiatrique francophone du Québec constituent, en effet, un cas d’espèce à plus d’un titre, puisqu’il a été fondé par un groupe de femmes de la bourgeoisie montréalaise réunies autour de Justine Lacoste Beaubien et de la docteure Irma Levasseur. Un groupe de femmes et de mères qui s’inquiétaient d’une mortalité infantile classant Montréal au second rang mondial derrière Calcutta et des effets à long terme de cette ponction tragique sur l’avenir de la nation canadienne-française. Il est tout aussi exceptionnel que la principale animatrice du groupe, Justine Lacoste Beaubien, ait tenu les rênes de l’établissement et façonné son développement pendant près de 60 ans. Institution féminine et laïque dont les administratrices détiennent des prérogatives considérables, Sainte-Justine est aussi fille de son temps, qui prête aux femmes des vertus particulières de compassion et qui conçoit les soins comme une extension des responsabilités domestiques. Cette double filiation marquera pour longtemps la culture institutionnelle.
L’hôpital voit aussi le jour à une époque où l’institution hospitalière amorce une mutation qui lui fera progressivement abandonner sa nature d’oeuvre de bienfaisance pour devenir un des instruments de gestion de la société. C’est cette conscience, sans doute encore confuse lorsqu’elles s’inquiètent de l’avenir de la nation canadienne-française, qui nourrira la volonté des fondatrices de faire de leur hôpital un établissement à la fine pointe de la science médicale. Une ambition qu’elles poursuivront sans désemparer et qu’elles transmettront aussi à leurs collaborateurs et collaboratrices, comme en témoigne la croissance peu commune réalisée au cours du premier demi-siècle d’existence de l’établissement, tant sur le plan physique, alors que l’hôpital passe de 17 à 800 lits, que sur celui de l’organisation médicale. En 1928, la décision d’unir le sort des mères à celui de leurs enfants en créant un service d’obstétrique acquerra avec le temps un caractère prophétique, puisqu’elle jette les fondements du statut de centre hospitalier universitaire mère-enfant que l’hôpital obtiendra en 1995.
Issues de la bourgeoisie, les fondatrices de Sainte-Justine considéraient le bénévolat comme une contribution à la société et elles ont inculqué à leur hôpital une solide culture du bénévolat, au point de constituer probablement un exemple « unique dans le monde hospitalier montréalais et québécois » (p. 141). Les bénévoles représentent en effet 84 % du personnel permanent en 1930 et 31 % en 1958! Malgré leur retrait devant l’extension du travail salarié et la professionnalisation des emplois, les bénévoles constituent aujourd’hui encore un rouage essentiel de l’hôpital.
Pour le reste et sans vouloir minimiser nombre d’éléments qui lui sont spécifiques en raison de son statut, de sa soif d’excellence et de sa réputation internationale, le développement de l’hôpital Sainte-Justine participe davantage de l’évolution générale du secteur hospitalier québécois : qu’il s’agisse des progrès de la chirurgie pastorienne au début du XXe siècle, de l’avènement de l’électroradiologie, de la ramification puis du foisonnement des spécialités à la suite du progrès des connaissances médicales, des problèmes de financement, des effets de l’intervention de l’État et de la mise à l’écart progressive des corporations propriétaires… Autant de sujets analysés dans l’ouvrage certes, mais qui auraient certainement gagné à être davantage contextualisés.
Ainsi, lorsqu’on sait à quel point les associations d’hôpitaux ont contribué à la promotion, à la diffusion et à l’implantation du modèle hospitalier qui a pris naissance aux États-Unis à l’aube du XXe siècle, on se prend à espérer connaître la contribution des administratrices de l’hôpital et des Filles de la sagesse au sein de ce mouvement. Il en va de même pour l’action des syndicats catholiques, qui ne semblent guère actifs avant les années 60, alors que la Conférence des hôpitaux catholiques de Québec, par exemple, a obtenu pour ses membres la signature d’une première convention collective avec certains groupes d’emplois dès 1939.Nul n’est une île, aurait-on par conséquent envie de dire occasionnellement en parcourant le livre, puisque l’approche diachronique est plus adaptée à l’analyse fine qu’à la synthèse. Par ailleurs, l’importance accordée aux rapports annuels teinte souvent la démonstration, qui devient alors arborescente, notamment dans les pages où l’auteure traite de l’évolution des services médicaux. Ici, contrairement au dicton, abondance de biens nuit et la chronologie, heureuse initiative, aurait pu désengorger davantage le texte.
Ces quelques réserves n’entachent toutefois nullement la grande qualité de l’étude que signe Denyse Baillargeon, bien au contraire. En franchissant le seuil de la modeste maison de 1907, aucune des fondatrices de Sainte-Justine n’aurait pu imaginer l’essor qu’allait prendre l’oeuvre qui venait de naître… L’auteure nous fait suivre leurs traces et, dans la foulée des fusions d’hôpitaux, elle nous fait comprendre que Sainte-Justine a encore de l’avenir. Naître, grandir, rayonner… tel aurait pu être aussi le titre de cette histoire.