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Durant l’été 1989, j’ai participé à la campagne de Shirley Wright pour un siège au conseil scolaire de Worcester. Shirley est Afro-Américaine dans une ville où de 5 à 7 % de la population est afro-américaine et de 7 à 10 % est hispanique. Comme c’est le cas pour plusieurs autres villes, toutefois, plus de 35 % des enfants fréquentant l’école publique sont noirs, hispaniques ou asiatiques, et la proportion des enfants de couleur augmente rapidement. Pendant plus de dix ans, les six sièges du conseil scolaire étaient occupés par des Blancs, et seulement une femme y avait siégé pendant environ deux ans. Dans son discours de candidature, Shirley Wright s’est engagée à représenter les citoyennes et les citoyens de Worcester. Cependant, elle a souligné le besoin particulier de représenter les minorités; elle a également reconnu l’importance d’avoir une voix féminine au comité.

Quelques semaines plus tard, une amie et moi distribuions des dépliants pour la candidature de Shirley Wright à l’extérieur d’une épicerie. Ceux-ci comportaient une photo de Shirley et présentaient quelques éléments essentiels de sa qualification et de ses compétences de même que les principaux enjeux qu’elle défendait. Ce matin-là, au moins deux femmes, toutes deux blanches, se sont écriées : « Je suis si heureuse de voir une femme se porter candidate pour le comité de l’école! » Cette femme afro-américaine affirme parler au nom des femmes de Worcester, et quelques femmes blanches l’ont remarqué et se sont trouvé quelques affinités avec elle en tant que femmes.

Cela me semblait à l’époque tout à fait naturel et compréhensible. Des discussions récentes entre féministes sur les difficultés et les dangers de parler des femmes comme un groupe distinct ont toutefois fait paraître de tels événements quelque peu déconcertants. Ces discussions ont jeté un doute sur le projet de concevoir les femmes comme un groupe, en arguant que la recherche de caractéristiques communes des femmes ou de l’oppression féminine conduit à des généralisations et à des exclusions. Bien que je sois d’accord avec de telles critiques, je suis également d’accord avec ceux et celles qui soutiennent qu’il existe des raisons politiques et pragmatiques pour insister sur la possibilité de penser les femmes comme une certaine forme de groupe.

De façon claire, ces deux positions constituent un dilemme pour les théories féministes. D’un côté, sans une certaine perception selon laquelle les « femmes » composent une collectivité sociale, il ne peut exister une telle chose que le féminisme. D’un autre côté, tout effort en vue de mettre en évidence les attributs de cette collectivité semble miner la question féministe en excluant quelques femmes que les féministes devraient inclure. Pour résoudre ce dilemme, j’argumente en faveur d’une reconceptualisation de la collectivité sociale que sont les femmes ou de la signification de ce groupe social sur le mode que Sartre décrit comme un phénomène de sérialité dans sa Critique de la raison dialectique (1976). Je soutiendrai qu’une telle façon de penser les femmes nous permet de les concevoir comme un groupe social sans qu’il y soit nécessaire de déterminer des attributs communs à toutes les femmes ou sans que cela suppose que toutes les femmes aient une identité commune.

Des doutes concernant la possibilité que les femmes puissent être considérées comme un groupe social ont surgi à la suite des critiques qui ont été formulées à l’égard d’une conception totalisante du genre et de l’oppression des femmes par les femmes de couleur, tant au Nord qu’au Sud, et par les lesbiennes. Des femmes noires, latinas, asiatiques et autochtones ont démontré que les théories et les études féministes blanches tendent à faire preuve d’une certaine forme d’ethnocentrisme dans leurs analyses de l’expérience du genre et de l’oppression. En outre, les lesbiennes ont soutenu de façon persistante qu’une grande partie de ces analyses reposait sur l’expérience des femmes hétérosexuelles. L’influence de la déconstruction philosophique a consacré la mise en suspens de la catégorie « femme » provoquée par ce processus de différenciation politique. Des théories passionnantes ont montré (ce qui n’était pas toujours une nouveauté) les problèmes de logique posés par le besoin de définir de façon claire des catégories essentialisées d’êtres humains. Je passerai en revue dans ce qui suit quelques-unes des affirmations récentes les plus logiques selon lesquelles les féministes devraient abandonner ou craindre l’idée d’une catégorie générale de femmes ou du genre féminin.

Elizabeth Spelman (1988) démontre sans aucun doute l’erreur sous-jacente à toute tentative d’isoler le genre des identités que sont la race, la classe, l’âge, l’orientation sexuelle et l’appartenance ethnique pour dévoiler les attributs, les expériences ou les oppressions que les femmes auraient en commun. Évidemment, nous n’avons aucun problème à nous identifier nous-mêmes comme femmes, blanches, de classe moyenne, juives, américaines ou autre. Cependant, le fait de savoir quelle étiquette nous attribuer ou attribuer aux autres ne sous-entend pas qu’il existe une « liste de contrôle » des attributs que toutes celles qui partagent la même étiquette auraient en commun. L’absurdité inhérente au désir d’isoler une identité de genre de celles de la race ou de la classe sociale devient évidente lorsque nous demandons aux femmes de distinguer la partie « femme » en elles de leurs parties « blanche » ou « juive », par exemple. Les théoriciennes féministes ont cependant souvent assumé que les attributs distinctifs et spécifiques du genre pouvaient être identifiés en contrôlant les variables de la race et de la classe ou en examinant les vies des femmes souffrant d’une oppression sexiste seulement et non pas également d’oppressions liées à la race, à la classe, à l’âge ou à l’orientation sexuelle.

Selon Spelman, les catégories selon lesquelles les personnes sont identifiées comme semblables ou différentes sont en fait des constructions sociales qui ne reflètent aucunement la nature ou l’essence des êtres. Ces catégorisations comportent des relations de privilège et de subordination, et sont l’expression du pouvoir de quelques personnes de déterminer pour les autres ce par quoi elles seront désignées, quelles différences seront considérées comme importantes et dans quel objectif. Parce qu’il y est présumé que les femmes forment un groupe distinct dans lequel sont partagés des expériences, des oppressions et des attributs communs, une grande partie des théories féministes expose des points de vue privilégiés en considérant, sans y prêter attention, l’expérience des femmes blanches et hétérosexuelles de classe moyenne comme représentative de celles de toutes les femmes. De plus, même lorsque les féministes tentent de prendre en considération les différences existant entre les femmes, leurs réflexions présentent fréquemment des biais, car bien souvent elles n’arrivent pas à remarquer la spécificité raciale ou de classe des femmes blanches de classe moyenne, et ainsi à concevoir comment ces différences peuvent également modifier le genre. Enfin, beaucoup de discussions féministes concernant cette attention aux différences entre les femmes ont tendance, selon Spelman, à étiqueter comme « différentes » uniquement les femmes de couleur, les femmes plus âgées ou encore les femmes handicapées ou invalides.

Chandra Mohanty, pour sa part, croit que les « féministes ont pris pour allant de soi que les femmes sont un groupe déjà constitué et cohérent avec des intérêts et des désirs identiques, sans égard à la classe, l’appartenance ethnique ou à la race, ou encore aux contradictions, suppose une conception du genre ou de la différence sexuelle ou encore même du patriarcat qui peut valoir universellement ou même indépendamment des appartenances culturelles » (Mohanty 1991 : 55). Elle estime que cette catégorie de « femmes » désignant un groupe unique, cohérent et préalablement constitué conduit les féministes à considérer toutes les femmes comme des victimes également impuissantes et opprimées. Plutôt que de s’interroger si les femmes, à une époque et à un endroit donné, souffrent ou ont souffert de discrimination ou de limitation dans leurs actions et leurs désirs, et de se questionner sur la façon dont ces oppressions se produisent ou ont eu lieu (questionnements qui peuvent alors être examinés empiriquement), présupposer des catégories de genre universelles esquive cette investigation empirique en imputant à l’oppression une existence a priori. Cette tendance est particulièrement dommageable par la façon dont les féministes nord-américaines et européennes pensent les femmes des hémisphères sud et est, et par la façon dont elles écrivent à leur sujet. Le fait de supposer l’existence d’un groupe homogène des femmes tend en effet à faire des « femmes du tiers-monde » un groupe lui-même homogène, qui représenterait « les Autres » du point de vue des féministes occidentales, et qui définirait les femmes du tiers-monde comme d’impuissantes victimes du patriarcat.

Judith Butler (1990) puise plus explicitement dans les théories postmodernistes pour mettre en doute la viabilité d’une catégorie de « femmes » et de genre. Sur un mode foucaldien, Butler soutient que l’idée d’une identité de genre et la tentative de la décrire participent d’un pouvoir normalisant. L’acte même de définir une identité de genre exclut ou dévalue certaines personnes, certaines pratiques et certains discours en même temps qu’il obscurcit le caractère construit, et ainsi contestable, de cette identité de genre.

Le féminisme a assumé qu’il ne pouvait se développer ni théorie ni action politique sans sujet. L’identité et l’expérience du genre féminin déterminent ce sujet. La politique féministe, est-il présumé, parle pour quelqu’un ou au nom de quelqu’un, soit le groupe des femmes, qui sont définies par cette identité de genre féminine.

La catégorie du genre a été adoptée par le féminisme précisément pour critiquer et rejeter les efforts traditionnels de définir la nature des femmes par des distinctions biologisantes basées sur le sexe. À leur façon toutefois, selon Butler, les discours sur le genre tendent à réifier des processus sociaux variables et instables par lesquels les personnes communiquent, jouent, travaillent et luttent avec les autres par les moyens de production et d’interprétation. La nécessité du féminisme à avoir un « sujet » occulte la production sociale et discursive des identités.

Dans l’une des discussions les plus importantes de son livre, Butler montre que les efforts du féminisme pour distinguer le sexe du genre ont contribué à cette occultation en ignorant la centralité de la contrainte à l’hétérosexualité dans la construction sociale du genre. Si cela peut être compris de façon variable, la différenciation du genre comprend toujours une opposition binaire entre le masculin et le féminin. Tant que la différence sexuelle n’est représentée que par les catégories « homme » et « femme », le genre reflète le sexe. La complémentarité binaire de ce système de sexe ou de genre ne peut être nécessaire et avoir un sens, toutefois, sans présumer d’une complémentarité hétérosexuelle. L’identification de genre ne se révèle alors pas être le résultat d’un élément culturellement variable superposé à un sexe biologique donné; ce sont plutôt les catégories de genre elles-mêmes qui construisent la différence sexuelle :

Le genre ne peut dénoter une unité d’expérience, de sexe, de genre et de désir que lorsque le sexe est compris comme ce qui nécessite d’une certaine manière le genre et le désir. La cohérence interne de chaque sexe, homme ou femme, requiert ainsi une hétérosexualité qui soit un rapport stable et simultanément d’opposition. Alors peut-on voir les raisons politiques de rendre le genre substantiel.

Butler 2005 : 92

Ce renforcement mutuel du sexe (hétérosexuel) et du genre comme une catégorie fixe supprime toute ambiguïté ou incohérence parmi les pratiques hétérosexuelles, homosexuelles et bisexuelles. Cette unité du sexe et du genre organise les variabilités des pratiques du désir sur une échelle de comportement normal et déviant. Butler en conclut que les tentatives du féminisme de se construire un sujet et de parler en son nom, de forger une unité d’alliance à partir des diversités d’histoires et de pratiques conduiront toujours à de telles ossifications. La tâche première de la théorie et de la politique féministes est cruciale : elles doivent formuler des généalogies qui montrent comment une catégorie donnée de pratique est socialement construite. Le discours féministe et sa pratique devraient devenir et rester ouverts, leur totalité différée de façon permanente, acceptant et affirmant les changements dans les relations contingentes des pratiques et des institutions sociales.

Ces analyses sont justes et fructueuses. Elles montrent comment le fait d’essentialiser les présuppositions et les points de vue des femmes privilégiées domine une grande partie du discours féministe, même lorsque celui-ci essaie d’éviter de telles positions hégémoniques. Elles tirent d’importantes leçons pour toute théorisation féministe future qui désire éviter d’exclure certaines femmes de ses théories, ou d’emprisonner les relations sociales contingentes dans une fausse nécessité. Cependant, je trouve l’orientation exclusivement critique de tels arguments plutôt paralysante. Ces arguments signifient-ils que cela n’a aucun sens et qu’il est moralement mal de parler des femmes en tant que groupe, ou seulement même de parler en termes de groupes sociaux? Il n’est pas tout à fait clair que c’est ce que ces auteures et auteurs prétendent. Si ce n’est pas le cas, alors que peut vouloir signifier le fait d’employer le terme « femme »? De façon encore plus importante, à la lumière de telles critiques, quelle sorte de revendication positive les féministes peuvent-elles faire à propos de la façon dont la vie sociale est ou devrait être? Je trouve que de telles questions n’ont pas été considérées par ces critiques de l’essentialisme féministe.

Quelle est la généalogie du discours essentialisant qui a établi un sujet féministe normatif, la femme, et qui a exclu, dévalué ou considéré comme déviantes les vies et les pratiques d’un grand nombre de femmes? Comme beaucoup de constructions discursives, celle-ci est surdéterminée. Toutefois, je suggère que l’une des sources importantes des conséquences oppressives et paradoxales de la conceptualisation des femmes comme un groupe se trouve dans l’adoption d’une visée théorique. Dans une large mesure, le discours féministe concernant le genre était motivé par le désir d’établir une théorie pouvant faire contrepoids au marxisme, c’est-à-dire par un désir d’élaborer une théorie féministe qui concevrait le sexe ou le genre comme une catégorie ayant autant de poids théorique que la classe sociale. Ce désir s’exprime dans un élan totalisant. Qu’est-ce qu’une femme? Quelle est la position sociale de la femme telle qu’elle ne pourrait être réductible à la classe? Les sociétés sont-elles toutes structurées par la domination masculine, et de la même façon qu’elles le sont dans les pays occidentaux? Quelles sont les origines et les causes de cette domination masculine?

Ce sont là des questions théoriques générales et plutôt abstraites. Par « théorie », j’entends une forme de discours visant à être totalisant, à fournir un récit et une explication systématiques des relations sociales dans leur ensemble. Une théorie essaie de rendre compte de l’existence des choses d’une façon qui soit universelle. Il est possible de tirer d’une théorie quelques cas particuliers ou, à tout le moins, d’appliquer certaines propositions théoriques à des faits précis que les généralités de la théorie sont censées englober. Une théorie sociale est forclose, en ce sens qu’elle n’a d’autre objectif que de comprendre et de révéler les choses comme elles sont.

Malgré les efforts déployés durant les vingt dernières années pour élaborer de telles théories, les féministes, en réalité, n’en ont pas besoin, non plus qu’elles ne doivent en souhaiter. Elles devraient plutôt donner une orientation davantage pragmatique à leurs discours intellectuels. Par pragmatique, j’entends catégoriser, expliquer, élaborer des analyses et des arguments liés à des problèmes pratiques et politiques spécifiques, où l’objectif de cette activité théorique est clairement défini en fonction de ces problèmes (voir, par exemple, Bordo (1989)). La théorisation pragmatique en ce sens n’est pas nécessairement moins complexe ou sophistiquée qu’une théorisation totalisante, mais elle est plutôt animée par certains problèmes ayant une importance pratique ultime et n’est pas préoccupée de rendre compte de la totalité sociale. Dans le présent article, je considère le problème pragmatique comme un dilemme politique engendré par les critiques féministes du concept de « femme », dilemme que je vise à résoudre en articulant certains concepts sans pour autant prétendre fournir une théorie sociale d’ensemble.

À partir de ce point de vue pragmatique, je désire poser la question suivante : pourquoi le fait même de penser conceptualiser les femmes comme un groupe importe-t-il? L’une des raisons pour lesquelles il peut être approprié de conceptualiser les femmes comme un groupe, je crois, est de maintenir un point de vue opposé à l’individualisme libéral. Le discours de l’individualisme libéral nie la réalité des groupes sociaux. D’après l’individualisme libéral, le fait de catégoriser les personnes en groupes selon la race, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle et de se comporter comme si ces attributs étaient significatifs en ce qui a trait aux personnes, à leurs expériences, à leurs capacités et à leurs possibilités est inéquitable et oppressif. La seule approche libératrice consiste à penser et à traiter les êtres humains comme des individus uniques et variés. Cette idéologie individualiste, toutefois, peut en fait voiler l’oppression. Sans conceptualiser les femmes comme un groupe dans un certain sens, il n’est pas possible de conceptualiser l’oppression comme un processus systématique, structuré et institutionnalisé. Si nous obéissons à l’injonction de penser les personnes seulement en tant qu’individus, alors les désavantages et les exclusions qui constituent l’oppression se réduisent à des cas d’espèce de deux manières possibles. Soit nous blâmons les victimes et nous considérons que les choix et les capacités des individus défavorisés les rendent moins compétitifs, soit nous attribuons leurs désavantages aux attitudes des autres individus, qui pour une raison quelconque n’apprécient pas les individus défavorisés. Dans un cas comme dans l’autre, les modes politiques et structurels qui consistent à considérer le problème et à corriger les désavantages sont hors de portée du discours, et les individus doivent se débrouiller seuls. L’importance d’être capable de parler des désavantages et des oppressions en termes de groupes sociaux existe autant pour les personnes opprimées à cause de leur race, de leur classe, de leur orientation sexuelle, de leur appartenance ethnique que pour celles qui subissent une oppression due à leur genre (Young 1990 : chap. 2).

De plus, le fait de caractériser les femmes comme un groupe social spécifique et distinct est un accomplissement difficile, mais qui donne au féminisme sa spécificité en tant que mouvement politique. La possibilité de conceptualiser des groupes ethniques, religieux, culturels ou nationaux, par exemple, est rarement remise en question, puisque leur existence sociale en elle-même implique en général certaines traditions communes – la langue ou encore les rites, les chansons et les histoires ou le lieu d’habitation. Les femmes, cependant, sont dispersées parmi tous ces groupes. Par l’entremise du mariage et des relations familiales, les femmes sont subsumées, dans tous ces groupes, à l’identité des hommes, dans l’isolement du ménage et du lit. Ces exclusions et ces oppressions de même que les désavantages dont les femmes souffrent souvent ne peuvent guère être compris sans une conception structurelle des femmes comme une localisation sociale collective. Le premier pas vers une résistance féministe à l’égard de ces oppressions est l’affirmation des femmes en tant que groupe, pour qu’ainsi l’on cesse de diviser les femmes et de croire que leurs souffrances sont naturelles ou simplement personnelles. La dénégation de la réalité de ce groupe social appelé « femmes » renforce le privilège des personnes qui bénéficient de la division entre les femmes (Lange 1991).

La politique féministe ne peut que s’effondrer sans la conception des femmes comme un groupe social. Certes, le radicalisme politique peut rester un engagement envers la justice sociale pour tous, y compris les femmes. Cependant, la prétention selon laquelle les féministes portent une politique distincte qui allie l’anti-impérialisme, l’antiracisme et la libération des gays, mais soulève des enjeux spécifiques éclairant une sphère distincte de l’oppression sociale, ne peut être soutenue sans une entreprise de conceptualisation des femmes et du genre comme structure sociale.

Les difficultés logiques et politiques inhérentes à la tentative de conceptualiser les femmes comme un groupe unique dotés d’attributs communs et d’une identité partagée apparaissent insurmontables. Cependant, si nous ne pouvons conceptualiser les femmes comme un groupe, la question féministe semble perdre tout son sens. Y a-t-il une solution à ce dilemme? Les discussions féministes récentes à ce sujet proposent deux stratégies pour le résoudre : la tentative de théoriser l’identité de genre comme une identité multiple plutôt que binaire et la mise en place d’un argument selon lequel les femmes constituent un groupe seulement dans le contexte politisé de la lutte féministe. J’affirme ici que toutes deux mènent également à un cul-de-sac.

Spelman elle-même explore la stratégie des genres multiples. Elle ne se dispense pas de la catégorie du genre, mais suggère plutôt que l’identité et les attributs de genre d’une femme sont différents selon la race, la classe, la religion, etc., auxquelles elle appartient. Le genre, soutient-elle, est un concept relationnel, et non la dénomination d’une essence. On trouve les attributs et les caractéristiques spécifiques de l’identité de genre des femmes en comparant leur situation à celle des hommes. Cependant, si l’on souhaite repérer les oppressions fondées sur le genre des femmes, il est erroné de comparer toutes les femmes à tous les hommes, puisque certaines femmes sont clairement privilégiées par comparaison avec certains hommes. Pour trouver les attributs spécifiques du genre de l’expérience d’une femme, suggère Spelman, il faut limiter la comparaison aux hommes et aux femmes d’une même race, d’une même classe ou d’une même nationalité. Les femmes de différentes races ou classes ont d’ailleurs souvent des attributs de genre opposés. Dans un tel raisonnement, les femmes en tant que telles ne peuvent être considérées comme un groupe. Des appellations comme « femmes blanches », « femmes noires », « femmes juives », « femmes de la classe ouvrière » ou « femmes brésiliennes » constituent des dénominations plus appropriées pour des groupes, chacun de ceux-ci présentant des caractéristiques de genre spécifiques (Spelman 1998 : 170-178).

Dans un article récent, Ann Ferguson (1991 : 114-115) propose une solution similaire aux contradictions et aux dilemmes qui surgissent lorsque les féministes supposent que toutes les femmes partagent une identité commune et un même ensemble d’attributs de genres :

Plutôt que de faire appel à un concept de sororité basé sur une identité de genre partagée, il pourrait être plus utile de postuler qu’il existe différentes positions de genre en fonction de la race, et possiblement différentes positions de genre reliées à la classe. Les processus de ‘‘racialisation’’ dans l’histoire des États-Unis ont créé au minimum une dizaine d’identités de genre en relation avec la race, si nous considérons les différentes races secondaires : les races noire, latine, amérindienne, asiatique, de même que la race dominante blanche.

Plusieurs raisons nous poussent à accepter l’utilisation de ce concept de genres multiples pour décrire les différenciations et les contradictions inhérentes à l’expérience sociale du genre. L’idée des genres multiples souligne le fait que les hommes ne sont pas tous également privilégiés par le genre. Elle précise également que certaines femmes sont privilégiées par rapport à certains hommes, un privilège qui provient en partie de leur genre. Elle permet aux théoriciennes de chercher le rôle de la race ou de la classe dans les interactions et les attentes propres à un genre sans les essentialiser. La conceptualisation des genres multiples permet d’affronter le problème du binarisme et de l’hétérosexisme que Butler reproche à la théorie du genre. Conformément au concept de la multiplicité des genres, l’identité de genre des femmes lesbiennes, par exemple, peut être conceptualisée comme différente de celles des femmes hétérosexuelles.

Malgré ses qualités prometteuses, la stratégie qui consiste à multiplier les genres comporte également quelques dangers. D’abord, comme l’indique Spelman, il est faux de croire que les relations de genre sont structurées principalement à l’intérieur de classes, de races, de nationalités et ainsi de suite. L’expérience et l’oppression de genre d’une femme de la classe ouvrière ne peuvent être correctement identifiées uniquement en comparant sa situation avec celles des hommes de la même classe sociale. Une grande partie de son expérience de genre est conditionnée par sa relation avec les hommes de la classe moyenne et de la classe dirigeante. Si elle subit du harcèlement sexuel sur son lieu de travail, par exemple, son harceleur peut tout aussi bien être un professionnel de la classe moyenne qu’un assembleur ou un livreur de la classe ouvrière. Les exemples illustrant de tels croisements entre les classes ou entre les races dans les relations entre les hommes et les femmes sont nombreux. Dans de telles situations, il serait faux de croire que les différences de race ou de classe ne sont pas aussi importantes que les différences entre les genres, mais il serait tout aussi faux de penser que les relations croisées de classe ou de race entre les hommes et les femmes ne sont pas des relations de genre. Si nous considérons que le genre féminin d’une Afro-Américaine, par exemple, est d’avoir un ensemble d’attributs par rapport à un homme afro-américain et un autre par rapport aux hommes blancs, l’une des deux choses suivantes doit avoir lieu : soit nous devons multiplier le genre encore plus profondément, soit nous devons prendre une certaine distance et nous demander ce qui rend ces deux expériences de genre féminines.

Ensuite, l’idée des genres multiples suppose une stabilité et une unité dans les catégories de race, de classe, de religion et d’appartenance ethnique qui divisent les femmes. Pour pouvoir conceptualiser « femme amérindienne » comme une seule identité différente de « femme blanche », nous devons implicitement supposer qu’« amérindienne » et « blanche » sont des catégories stables. Comme le signale Susan Bordo (1989), les arguments féministes contre la conceptualisation des femmes comme un seul groupe privilégient souvent les catégories de race ou de classe, sans jamais contester la pertinence de ces catégories de groupe. On peut utiliser à l’égard de cette catégorie les mêmes arguments qui empêchent de penser les femmes comme un groupe homogène. La population amérindienne est divisée autant par la classe, la religion, l’orientation sexuelle et l’appartenance ethnique que par le genre. L’idée des genres multiples ne peut résoudre les problèmes et les paradoxes que soulève la conceptualisation des femmes comme un groupe que si l’on suppose des unités formelles de classe et de race.

Ce dernier point m’amène à discuter de ma dernière objection relativement à l’idée des genres multiples. À mon avis, cette stratégie peut engendrer une régression infinie qui dissoudrait les groupes en individus. N’importe quelle catégorie peut être considérée comme une unité arbitraire. Pourquoi prétendre que les femmes noires, par exemple, auraient une identité de genre distincte et unifiée? Les femmes noires peuvent être Américaines, Haïtiennes, Jamaïcaines, Africaines, du Nord, du Sud, pauvres, de classe ouvrière, lesbiennes ou âgées. Chacune de ces divisions peut être significative pour l’identité de genre d’une femme en particulier. Ce qui nous ramène à la question de la signification de l’appellation « femme ». La stratégie des genres multiples, bien qu’elle soit utile pour attirer l’attention sur les spécificités sociales de la différenciation et de l’interaction de genre ne résout pas le dilemme que je pose ici. Au contraire, elle semble aller et venir entre les deux pôles de celui-ci.

Quelques théoriciennes féministes proposent une « politique de l’identité » comme réponse aux critiques que soulève l’essentialisation du genre, et ce, tout en conservant une conception des femmes comme un groupe. Ainsi, une identité « femme » qui unit des sujets dans un groupe n’est un donné ni naturel ni social, mais plutôt la construction fluide d’un mouvement politique, le féminisme. Par conséquent, Diana Fuss admet que le mot « femme » ne puisse désigner un ensemble d’attributs qu’un groupe d’individus ont en commun, et qu’il ne puisse exister une identité de genre féminine unique qui définirait l’expérience sociale de la féminité. Au lieu de cela, elle soutient que la politique féministe crée elle-même une identité « femme » en alliant diverses femmes dispersées aux quatre coins du monde :

La politique de coalition précède celle de la classe et détermine ses limites; nous ne pouvons identifier un groupe de femmes avant que les conditions sociales, historiques et politiques construisent les conditions et les possibilités relatives à cette appartenance. Plusieurs anti-essentialistes craignent que le fait de postuler une alliance politique de « femmes » risque de présumer qu’il doit d’abord exister une classe naturelle de femmes; mais cette croyance ne fait que confirmer que c’est la politique de coalition qui construit la catégorie des femmes (et des hommes) en premier lieu.

Fuss 1989 : 36

Interprétant les écrits théoriques de plusieurs auteures féministes noires, Nancie Caraway propose une compréhension similaire des femmes comme un groupe. Elle soutient que l’unité et la solidarité parmi les femmes sont le produit des luttes et des discussions politiques parmi des personnes aux contextes, aux expériences et aux intérêts variés, personnes qui se situent différemment sur l’échelle du pouvoir et des privilèges sociaux. Les discussions et les désaccords entre les féministes forgent un engagement commun envers une politique de lutte contre l’oppression qui produit l’identité « femme » comme une coalition. Par conséquent, selon Caraway (1989 : 9) :

[…] la politique de l’identité aménage un espace pour l’action politique, la praxis, justifiée par un positionnement critique des sujets marginalisés contre les hiérarchies de pouvoir – la promesse de la transcendance des Lumières… Ces théories émergentes sont des codes de la construction fluide de l’identité. Elles ne sont pas spécifiques à la race; elles s’adressent autant aux féministes blanches que noires et discutent des aspects partagés et différenciés de l’oppression féminine.

Les politiques de l’identité présentent quelques qualités importantes. Elles reconnaissent, à juste titre, que la perception d’une identité commune entre certaines personnes doit être le produit d’un processus social ou politique qui les rassemble autour d’un même but. Elles conservent une conception des femmes en tant que groupe qu’elles croient indispensable à la politique féministe et rejettent clairement en même temps les conceptions essentialistes de l’identité de genre. La politique de l’identité comme façon d’échapper au dilemme que j’ai formulé se heurte toutefois à au moins deux problèmes.

Judith Butler en signale un premier. Bien que la politique de l’identité, avec sa politique de coalition et son discours déconstruisant, évite l’essentialisation du genre, les dangers de normalisation ne sont pas pour autant éludés. La politique féministe qui produit une coalition de femmes s’identifiant mutuellement les unes aux autres privilégie néanmoins certaines normes ou expériences au détriment d’autres. Par conséquent, Butler suggère que la politique féministe devrait craindre de s’ossifier dans une coalition unifiée. La question de la solidarité ne devrait jamais être figée, et les identités devraient bouger et être déconstruites dans un jeu de possibilités qui n’exclut personne.

Ma seconde objection à l’idée de considérer les femmes comme un groupe seulement dans une perspective de construction féministe est qu’elle semble rendre le féminisme arbitraire. Quelques femmes choisissent de se réunir dans un mouvement politique, de se former en un groupe d’actrices s’identifiant mutuellement. Mais sur quelle base se réunissent-elles? Quelles sont les conditions sociales qui ont motivé ce mouvement? Question peut-être encore plus importante, le féminisme exclut-il les femmes qui ne s’identifient pas comme féministes? Ces questions signalent toutes le besoin d’une certaine conception des femmes comme un groupe avant la formation d’une politique féministe qui désignerait un certain lot de relations ou de positions motivant sa mise en place.

Des histoires comme celle de la campagne de Shirley Wright pour un siège au conseil scolaire laissent voir une fois de plus que le langage courant semble, en un certain sens, pouvoir parler des femmes comme d’une collectivité, et ce, même si les expériences de celles-ci varient considérablement selon la classe, la race, l’orientation sexuelle, l’âge ou la communauté d’appartenance. Spelman, Mohanty, Butler et les autres ont cependant raison de critiquer le potentiel d’exclusion et de normalisation inhérentes à la plupart des tentatives de théoriser cette expérience quotidienne. Nous voulons et nous devons décrire les femmes comme un groupe, mais il semble que nous ne pouvons le faire sans normaliser ni essentialiser.

Je propose que l’on se dégage de ce dilemme par l’utilisation du concept de la structure sérielle que Sartre développe dans son ouvrage intitulé Critique de la raison dialectique. Je suggère de comprendre et de penser le genre comme une série sociale, un type particulier de relations sociales que Sartre distingue des groupes. Le fait de comprendre le genre comme une structure sérielle comporte plusieurs avantages. Cela fournit une façon de penser les femmes comme une collectivité sociale qui n’exige pas que toutes les femmes partagent des attributs communs ou une situation commune. De plus, le genre appréhendé comme une structure sérielle ne dépend pas de l’identité ou de l’auto-identification pour comprendre la production sociale des groupes et la signification de leur appartenance.

Il est possible de remettre en question tout projet de théorisation féministe s’inscrivant dans la philosophie sartrienne (voir Murphy (1989)). En effet, une grande partie des écrits de Sartre est extrêmement sexiste et biaisée par son expérience masculine. Cela est certainement manifeste dans sa théorisation et sa compréhension du fonctionnement des relations hétérosexuelles. Encore plus fondamentalement peut-être, l’ontologie existentialiste des premiers écrits de Sartre envisage les relations humaines comme agonistes, égoïstes et fondamentalement violentes. Bien que sa pensée philosophique plus tardive – à laquelle je ferai référence – soit moins individualiste qu’à ses débuts, elle continue de considérer les relations humaines comme empreintes de violence latente. Dans cette conception, la boxe constitue un paradigme de la relation entre soi et l’autre, en tant que relation médiatisée par un tiers.

Bien que les écrits de Sartre soient sexistes et que ses présupposés ontologiques concernant les relations humaines tendent à être tirés d’une expérience masculine, je trouve l’idée de la structure sérielle, en particulier, ainsi que l’idée de ce qui la distingue d’autres formes de groupes sociaux tout à fait utiles pour la conceptualisation des femmes comme une collectivité. Linda Singer (1992) a parlé de la philosophe féministe comme d’une bandita, soit une intellectuelle bandit qui razzie les textes des philosophes mâles et qui leur vole ce qu’elle trouve joli ou utile, laissant le reste derrière. J’ai l’intention d’aborder les textes de Sartre avec l’esprit de cette bandita, en prenant et en reformulant pour mon propre compte les concepts qui pourraient, à mon avis, résoudre le dilemme que j’ai énoncé. Ce faisant, je me permets de ne pas traîner avec moi toute la philosophie de Sartre et de lui être « déloyale ».

Dans la Critique de la raison dialectique, Sartre distingue plusieurs types de groupes sociaux en fonction de leur degré de complexité et de réflexivité internes. Dans notre perspective, la distinction importante se situe entre le groupe et la série. Un groupe est un ensemble de personnes qui se reconnaissent comme membres entretenant des relations unifiées entre elles. Les membres d’un groupe conçoivent qu’ils et elles s’engagent ensemble dans un projet commun. C’est-à-dire que les membres du groupe sont unis par l’action entreprise ensemble. En se reconnaissant soi-même comme membre d’un groupe, un individu reconnaît être orienté vers les mêmes buts que les autres; chaque individu endosse ainsi le projet commun comme un projet pour sa propre action individuelle. Ce qui fait que le projet est partagé, toutefois, est la reconnaissance mutuelle parmi les membres du groupe qu’ils et elles sont engagés ensemble dans le projet; cette reconnaissance devient, en général, explicite à un certain point par un engagement, un contrat, une constitution, un ensemble de règlements ou l’affirmation d’un objectif. Le projet du groupe est un projet collectif, en outre, dans la mesure où les membres du groupe reconnaissent mutuellement ne pouvoir qu’être engagés ou qu’il vaut mieux être engagés en tant que groupe – que ce soit pour la prise de la Bastille, pour mettre en scène une conférence internationale sur les femmes, pour obtenir le suffrage féminin, ou pour construire un amphithéâtre (Sartre 1976 : livre 2, sections 1, 2 et 3[2]).

Jusqu’ici, dans le présent article, j’ai employé le terme « groupe » sans grandes distinctions, comme on le fait dans la langue courante, c’est-à-dire pour désigner n’importe quel groupe de personnes. Maintenant que ma théorisation sur les femmes dépend de la distinction sartrienne entre groupes et séries, toutefois, je réserverai le terme « groupe » à l’ensemble de personnes partageant un but commun et une reconnaissance mutuelle et consciente de faire partie de ce groupe. En ce sens, une grande partie de la vie et des actions d’un individu a lieu dans une multitude de groupes et est structurée par eux. Les actions sociales structurées ne se produisent toutefois pas toutes par l’entremise des groupes. Comme l’explique Sartre, les groupes reposent souvent sur une unité sociale moins structurée et non reconnue consciemment, qu’il nomme « série ».

Dans la conception sartrienne de la liberté humaine, toutes les relations sociales doivent être comprises comme la production d’une action. Contrairement aux groupes, qui se constituent autour d’objectifs activement partagés, la série est une collectivité sociale dont les membres sont unis passivement par les objets vers lesquels leurs actions sont orientées, ou par le résultat des effets matériels de leurs actions sur les autres. Dans la vie de tous les jours, nous faisons souvent l’expérience de nous-mêmes et des autres d’une façon impersonnelle, en participant à des ensembles amorphes définis par les pratiques routinières et les habitudes. L’unité de la série provient de la façon dont les individus poursuivent leur propre fin individuelle par rapport aux mêmes objets conditionnés par un environnement matériel constant, en réponse aux structures qui ont été créées par le résultat collectif involontaire des actions passées.

Sartre décrit les personnes qui attendent l’autobus de cette façon. Elles forment un ensemble dans la mesure où elles se sentent minimalement en relation les uns avec les autres et se soumettent aux mêmes règles qui régissent l’attente d’un autobus. Ces personnes sont regroupées en tant qu’ensemble par leur relation à un objet matériel, l’autobus, et par les pratiques sociales liées aux transports publics. Leurs actions et leurs objectifs peuvent être différents, et leurs histoires, leurs expériences ou leur identité ne présentent pas nécessairement des aspects que toutes partageraient. Elles ne sont unies que par leur désir d’emprunter le même trajet. Bien qu’elles forment de cette façon un ensemble social, ces personnes ne s’identifient pas les unes aux autres, ni ne s’affirment comme étant engagées dans un projet commun, ni non plus comme partageant des expériences communes. Le potentiel latent de cette série de pouvoir s’organiser comme un groupe sera manifeste, cependant, si l’autobus n’arrive pas : les personnes en attente se plaindront entre elles du mauvais service, partageront des histoires sinistres de retards et de pannes, et assigneront peut-être à l’une d’entre elles la tâche d’appeler la compagnie, ou encore elles discuteront ensemble de l’éventualité de partager un taxi.

Un tel ensemble sériel, selon Sartre, représente précisément l’envers de l’identification mutuelle typique du groupe. Chaque personne vaque à ses propres occupations. Mais chacune est également consciente du contexte sérialisé de cette activité dont la structure établit des limites et des contraintes. Dans une série, une personne ne fait pas seulement l’expérience des autres, mais aussi l’expérience d’elle-même en tant qu’Autre, c’est-à-dire en tant que quelqu’un d’anonyme : « Chacun est le même que les Autres en tant qu’il est Autre que soi » (Sartre 1976 : 368). Les individus à l’intérieur d’une série sont interchangeables : bien qu’ils ne soient pas identiques, du point de vue des pratiques sociales et des objets qui engendrent des séries, les individus pourraient se retrouver à la place les uns des autres. Il est contingent que je sois la troisième en ligne pour l’autobus aujourd’hui. Ainsi les individus dans les séries sont-ils isolés mais non seuls. Ils se reconnaissent comme constituants d’un ensemble social, comme sérialisés, par le fait des objets et des pratiques par lesquelles ils tentent d’atteindre leurs buts. Souvent, leurs actions tiennent compte de leurs attentes du comportement des autres de la série qu’ils ne rencontrent toutefois pas. Ils peuvent, par exemple, modifier leur horaire de travail pour éviter la foule des passagers à l’heure de pointe.

Sartre utilise l’exemple de l’écoute de la radio pour illustrer quelques caractéristiques de la sérialité. L’ensemble des auditeurs et des auditrices est constitué de leurs orientations individuelles envers des objets, soit dans ce cas leurs appareils radio et la capacité matérielle de ceux-ci à transmettre le son. En tant qu’auditeurs, ces individus sont isolés, mais néanmoins conscients de faire partie d’une série d’auditeurs radio, conscients qu’il existe d’autres personnes qui écoutent simultanément et qui leur sont indirectement liées par l’entremise de la radiodiffusion. L’expérience de l’écoute de la radio est en partie conditionnée par la conscience d’avoir un lien avec les autres de qui on est séparés et de servir d’Autre à leurs yeux. L’annonceur ou l’annonceuse radio fait d’ailleurs fréquemment allusion à l’état sériel de l’auditoire.

Sartre considère la série comme une réalité pratico-inerte. La série est structurée par des actions liées aux objets pratico-inertes. Les objets sociaux et leurs effets étant les résultats d’actions humaines, ils sont donc pratiques. Toutefois, dans leur qualité matérielle, ils constituent des contraintes et des résistances à l’action, ce qui fait qu’on les éprouve comme des éléments inertes. L’environnement construit est une réalité pratico-inerte. Le produit des décisions et des actions humaines quotidiennement utilisé et habité par les êtres humains, par exemple les rues et les bâtiments, est inerte. Ses qualités matérielles permettent et contraignent nombre d’aspects de l’action.

Sartre appelle le système pratico-inerte des objets et les résultats matériels des actions en relation avec eux (qui génèrent des ensembles sériels et qui sont reproduits par eux) le « milieu de l’action ». Le milieu est le lot préexistant de choses matérielles et d’habitudes de groupe dans le contexte duquel toute action se produit. Ainsi, pour la série des personnes qui font régulièrement la navette, par exemple, le milieu est la totalité des relations structurées de l’espace physique des rues et du chemin de fer, avec les schémas prévisibles de la circulation qui émergent de la confluence des actions individuelles, et avec les règles, les habitudes et les idiosyncrasies liées aux faits de la conduite, de la marche, etc.

Les actions sérialisées à l’intérieur du milieu donnent lieu à des « contre-finalités », c’est-à-dire que la confluence des actions intentionnelles individuelles produit un résultat qui va à l’encontre de certains objectifs et que personne n’avait projeté. À l’intérieur d’un certain type de milieu, la série des personnes qui font régulièrement la navette produira un embouteillage; chaque conducteur ou conductrice poursuit sa propre fin selon les conditions matérielles qui les formeront éventuellement en un grand amas qui gênera tout mouvement.

L’altérité collective de l’existence sérielle est ainsi souvent éprouvée comme une contrainte, comme un désagrément nécessaire souvent perçu comme un donné ou comme quelque chose de naturel. Les membres d’une série font l’expérience de leur impuissance à pouvoir altérer ce milieu matériel et comprennent que les autres membres de la série sont également contraints par la situation : « La série se révèle à chacun, en effet, dans le moment où il saisit en lui et dans les Autres leur impuissance commune à supprimer leurs différences matérielles » (Sartre 1976 : 384). En même temps, le milieu matériel et les objets sont des conditions de l’action. Des objectifs ne peuvent être atteints que par la médiation des choses, des pratiques et des structures préexistantes. Un marché est emblématique de telles relations structurées d’aliénation et d’anonymat qui sont ressenties comme des contraintes sur chaque personne. Par exemple, j’apporte mon maïs au marché dans l’espoir d’obtenir un bon prix, tout en sachant que certaines personnes négocient le prix du leur sur le marché à terme et que d’autres producteurs ou productrices agricoles apportent tout comme moi leur maïs au marché. Nous savons que, en apportant une grande quantité de maïs, nous contribuons à la baisse de son prix, et que nous pouvons tous et toutes par ailleurs nous engager sur le marché à terme. Mais nous sommes tous également, en tant qu’individus, incapables de modifier le résultat collectif de nos choix individuels, choix qui eux-mêmes ont été en partie orientés par ce que nous croyons que seront les prix du marché.

L’appartenance à un ensemble sériel définit ce qu’est un individu – l’un « est » fermier, l’autre, un passager ou un auditeur, et ainsi de suite, chaque personne participant à une série où les autres occupent une position similaire. Cependant, la définition est anonyme, et l’unité des séries est amorphe, sans limites, attributs ou intentions déterminés. Sartre appelle cette unité une unité « en fuite », un regroupement social qui fuit de tous côtés, dont les qualités et les caractéristiques sont impossibles à saisir réellement, parce qu’ils sont le résultat inerte de la confluence des actions. Il n’existe pas de concept à la série, ou d’ensemble d’attributs qui représentent des conditions suffisantes pour en faire partie. Qui appartient à la série des passagers et des passagères d’un autobus? Seulement ceux et celles qui y voyagent aujourd’hui? Les personnes qui l’utilisent régulièrement? Occasionnellement? Qui peuvent voyager par autobus ou qui connaissent les pratiques sociales liées à cette activité? Bien que l’appartenance à un ensemble sériel délimite et contraigne les actions possibles d’un individu, cela ne définit pas son identité, c’est-à-dire que cela ne détermine pas ses buts, ses projets et sa perception de lui-même en relation avec les autres.

Jusqu’ici, les exemples de la structure sérielle se sont révélés plutôt simples et unidimensionnels. L’objectif théorique de Sartre dans la définition de ce concept est toutefois de décrire la signification des classes sociales. La plupart du temps, le fait d’appartenir à la classe ouvrière ou à la classe capitaliste signifie de vivre en série avec les autres dans la même classe par l’intermédiaire d’un emboîtement complexe d’ensembles d’objets, de structures et de pratiques liés au travail, aux échanges et à la consommation.

Toutefois, l’appartenance à une classe ne définit pas l’identité d’une personne, et ce, parce qu’on appartient à une classe sur le mode de l’altérité, c’est-à-dire l’altérité de soi-même dans sa propre subjectivité. Si quelqu’un dit : « Je suis un ouvrier », par référence à son appartenance à une classe sérialisée, cela ne désigne pas pour lui une identité intériorisée et ressentie, mais la facticité sociale des conditions matérielles de sa vie. (Évidemment, pour quelqu’un, le fait de dire « Je suis un ouvrier » peut être une source de fierté et d’identité. Cependant, lorsque cela arrive, la classe n’est pas expérimentée comme une sérialité; on a plutôt formé un groupe avec les autres travailleurs avec qui on a établi consciemment des liens de solidarité.) Comme structure sérielle, la classe constitue l’arrière-plan historique et matérialisé de la vie des individus. Une personne naît dans une classe, en ce sens que l’histoire de la structure de classe la précède et que les caractéristiques du travail qu’elle effectuera ou non sont déjà inscrites dans des machines, soit la structure physique des usines et des bureaux, et les relations géographiques entre la ville et la banlieue. Un individu rencontre les autres membres de sa classe comme des autres mis à part, séparés de lui par la matérialité des choses qui définissent et délimitent sa classe – l’usine avec ses machines, les mouvements physiques et les exigences des modes de production, les secteurs résidentiels, les autobus et les autoroutes qui maintiennent les travailleurs et les travailleuses en contact. En tant que membres d’une classe, les individus sont relativement interchangeables, et rien d’autre ne les définit comme travailleurs que les contraintes pratico-inertes agissant sur leurs actions et qu’ils se trouvent dans l’impossibilité de changer. « Pour manger, il faut travailler » indique la contrainte anonyme qui s’impose à quiconque ne dispose pas d’autres moyens pour subvenir à ses besoins.

Je me permettrai ici de résumer rapidement les éléments importants du concept de structure sérielle. Une série est un ensemble dont les membres sont unis passivement par les relations que leurs actions entretiennent avec les objets matériels et les histoires pratico-inertes. Le milieu pratico-inerte, dans lequel et par lequel les individus atteignent leurs buts, est éprouvé comme une contrainte définissant les limites de leur action. Le fait d’appartenir à une même série n’implique pas nécessairement que l’on s’identifie à un lot commun d’attributs que partagent tous les membres, parce que leur appartenance à cette classe est définie non pas par ce qu’ils et elles sont, mais par le fait que, dans leurs existences et actions diverses, ces membres sont orientés vers les mêmes objets et les mêmes structures pratico-inertes. L’appartenance à une série ne définit pas l’identité d’une personne. Chaque membre de la série vit isolément, en étant Autre dans la perception des Autres, et, en tant que membre de la série, Autre que lui-même. Enfin, il n’existe pas dans la série d’essence qui permette de départager les personnes qui en font partie. La série est une unité indistincte et changeante, un ensemble amorphe.

La structure désigne un niveau de vie et d’action sociales, celui des habitudes et de la reproduction non réflexive des structures sociales historiques en cours. Des groupes conscients surgissent de l’existence sérialisée, comme une réaction par rapport à celle-ci et comme un renversement actif de son anonymat et de ses conditions d’isolement. J’examinerai, dans la partie ci-dessous, de quelle façon le genre est sériel. Après avoir expliqué en quoi le genre est une structure sérielle, j’aborderai la relation entre les groupes de femmes et la série « femmes ».

J’estime que le fait d’appliquer le concept de structure sérielle au genre permet de dire théoriquement que les femmes forment une catégorie sociale plausible, expriment une certaine forme d’unité sociale. En même temps, le fait de conceptualiser le genre comme une collectivité sérielle permet d’éviter les problèmes qui émergent du fait de définir les femmes comme un groupe homogène.

Comme je l’ai expliqué tout à l’heure, la structure sérielle désigne un certain niveau d’existence sociale et de relations sociales avec les autres, celui de la routine, de l’habitude, de l’action qui est liée à des règles et qui est socialement structurée, mais qui constitue l’arrière-plan à l’action. La structure sérielle est vécue comme un médium ou un milieu, où l’action est dirigée vers des fins précises qui présupposent la série sans pour autant que les membres en soient conscients.

Par conséquent, la série « femme » désigne une relation structurelle à des objets matériels tels qu’ils ont été produits et organisés par une histoire antérieure. Cependant, la série « femmes » n’est pas aussi simple et unidimensionnelle que celle des passagers et des passagères d’un autobus ou d’un auditoire radio. Le genre, comme la classe, est un vaste ensemble de structures et d’objets dont les facettes multiples et complexes se superposent et se chevauchent. « Les femmes » sont les individus qui sont positionnés comme féminins par les activités entourant ces structures et ces objets.

L’unité lâche des séries, ai-je dit plus haut, dérive du fait que les actions des individus sont orientées vers des objets identiques ou similairement structurés. Quelles sont les réalités pratico-inertes qui construisent le genre? Manifestement, les corps des femmes ont quelque chose à voir avec la constitution de la série « femmes », mais ce ne sont pas seulement les traits physiques de ces corps de femmes eux-mêmes – les seins, les vagins, les clitoris et ainsi de suite – qui construisent le genre féminin. Les objets sociaux ne sont pas simplement physiques, mais également marqués par les pratiques du passé, tout comme ils en sont les produits. Le corps féminin compris comme un objet pratico-inerte vers lequel l’action est orientée est un corps lié à des règles, un corps avec des significations et des possibilités tacites. Les menstruations, par exemple, sont un événement biologique apparaissant dans la plupart des corps féminins à une période donnée de leur existence. Ce processus biologique à lui seul ne peut toutefois pas situer les individus dans la série « femmes ». Ce sont plutôt les règles sociales entourant la menstruation, avec les objets matériels associés aux pratiques menstruelles, qui constituent l’activité à l’intérieur de laquelle les femmes vivent comme étant sérialisées. On peut dire la même chose des événements biologiques comme la grossesse, l’accouchement et l’allaitement.

La structure du corps social définissant ces pratiques corporelles est la contrainte à l’hétérosexualité. Les significations, les règles, les pratiques et les suppositions de l’hétérosexualité institutionnalisée constituent la série « femmes » en relation avec l’appropriation potentielle par les hommes. De la même façon, la série « hommes » apparaît dans les structures de la contrainte à l’hétérosexualité. Les suppositions et les pratiques de l’hétérosexualité définissent les significations des corps – vagins, clitoris, pénis – non pas comme de simples objets physiques, mais comme des objets pratico-inertes.

Même quelqu’un d’aussi anti-essentialiste que Gayatri Spivak appréhende l’hétérosexualité comme un ensemble de faits matériels et idéologiques qui constitue les femmes indépendamment de leur appartenance culturelle. Les pratiques matérielles de l’hétérosexualité renforcée sérialisent les femmes comme des objets d’échange et d’appropriation par les hommes, avec pour conséquence la répression du désir féminin actif et autonome. Selon Spivak (1987 : 151) :

En définissant légalement les femmes comme des objets d’échange, de passage ou de possession en matière de reproduction, ce n’est pas seulement le ventre qui est littéralement approprié; c’est le clitoris et le signifiant de l’objet sexué qui est effacé. Toute recherche théorique ou historique portant sur la définition des femmes comme un objet légitime – dans le mariage ou hors de celui-ci – ou comme une voie politico-économique vers la propriété et la légitimité correspond à une recherche sur les différents types d’effacement du clitoris.

Les corps, toutefois, sont seulement l’un des objets pratico-inertes qui positionnent les individus dans les séries du genre. Un vaste complexe d’autres objets et de produits historiques matérialisés conditionne les vies des femmes et les inscrit dans un système déterminé par le genre. Les pronoms situent les individus de même que les animaux et les autres objets dans un système sexualisé. Les représentations verbales et visuelles, de façon plus générale, créent et reproduisent des significations du genre qui conditionnent les actions d’une personne et ses interprétations des actions des autres. Une multitude d’artefacts et d’espaces sociaux nous submergent de codes relatifs au genre. Les vêtements en sont le principal exemple, mais les produits de beauté, les outils et même, dans certains cas, le mobilier et les espaces implantent matériellement les normes du genre. Je peux me découvrir « femme » en me retrouvant sur le « mauvais » étage du dortoir.

Ce qui structure généralement les relations de genre de ces objets pratico-inertes est la division sexuelle du travail. Bien que son contenu varie dans chaque système social, la division d’au moins quelques tâches et activités selon le sexe apparaît comme une nécessité bien sentie. La division entre le fait de prodiguer des soins aux bébés et aux autres corps et celui de ne pas le faire est la plus commune des divisions sexuelles du travail, sur laquelle sont basées plusieurs autres divisions des tâches dans différents aspects de la vie sociale. D’autres divisions sexuelles des tâches et des activités sont plus arbitraires, mais, en pratique, tout aussi ressenties comme naturelles. (Il suffit de penser, par exemple, à la sexualisation des sports comme le football américain ou le hockey sur gazon dans la plupart des collèges américains.) Le contexte de la division sexuelle des tâches varie énormément d’une histoire, d’une culture ou d’une institution à une autre. Lorsque la division apparaît, cependant, elle produit généralement une multitude d’objets pratico-inertes qui constituent les structures sérielles de genre. Les bureaux, les postes de travail, les vestiaires, les uniformes et les instruments d’une activité donnée présupposent un certain sexe. Le langage, les gestes et les rites d’exclusion ou d’inclusion propres à une activité reproduisent les divisions en attirant certaines personnes vers cette activité ou, au contraire, en les repoussant de celle-ci.

Bref, les corps et les objets constituent les structures sérielles du genre « femme » à travers des structures comme celles de la contrainte à l’hétérosexualité et de la division sexuelle des tâches. Selon mon interprétation du concept de Sartre, le fait d’être positionnée par ces structures dans la série « femme » ne désigne pas des attributs qui associent une personne à la série, pas plus qu’il ne définit son identité. Les individus agissent en relation avec des objets pratico-inertes qui les positionnent comme femmes (ou hommes). Les structures pratico-inertes qui construisent le milieu d’une existence sérialisée selon le genre ont le pouvoir de permettre et de réprimer l’action, mais elles ne peuvent ni la déterminer ni la définir. Les individus poursuivent leurs propres fins : ainsi, ils se trouvent un travail ou choisissent une profession dans le but de pouvoir s’offrir quelques plaisirs de nourriture et de détente. La division sexuelle du travail leur permet de gagner leur vie autant qu’elle contraint leurs façons de s’y prendre en écartant ou en rendant difficiles à réaliser leurs possibilités d’action. Les toilettes me permettent de me soulager, et leur porte marquée d’un signe indiquant le genre contraint l’espace dans lequel je peux le faire, de même qu’à côté de qui.

Les structures pratico-inertes des structures sérielles de genre sont abstraites par rapport aux individus et aux groupes d’individus. Elles ne sont que des possibilités et des orientations pour les actions concrètes qui leur donnent du contenu[3]. Les structures du genre ne sont pas des attributs définissant les individus, mais des faits sociaux matériels auxquels chaque individu doit se rapporter. Les relations subjectives et reposant sur l’expérience qu’entretient chaque personne, et quelquefois chaque groupe, avec les structures du genre sont infiniment variables. Dans une société hétérosexiste, par exemple, chaque personne doit tenir compte de la contrainte à l’hétérosexualité. Cependant, il existe plusieurs attitudes qu’un individu peut adopter envers cette nécessité : une femme peut intérioriser des normes du masochisme féminin, elle peut tenter d’éviter tout contact sexuel, elle peut embrasser avec assurance son rôle de façon à parvenir à ses fins ou elle peut rejeter les exigences de l’hétérosexualité et aimer d’autres femmes, pour ne nommer que quelques possibilités.

Dans la structure sérielle, comme je l’ai mentionné plus haut, l’individu s’expérimente lui-même comme anonyme, comme Autre envers lui-même et comme Autre envers les autres, et comme interchangeable de façon contingente avec ces derniers. Parfois, lorsque je deviens consciente de moi comme « femme », je fais l’expérience de cette facticité anonyme sérielle. L’expérience sérialisée du genre est précisément l’inverse de la reconnaissance mutuelle et de l’identification formelle à un groupe. Dire « Je suis une femme », à ce niveau, est donc un fait anonyme qui ne me définit pas dans mon individualité active. Cela signifie que je coche une case plutôt qu’une autre sur ma demande de permis de conduire, que j’utilise des serviettes hygiéniques, que je porte des souliers à talons hauts, et que je me retrouve parfois dans des situations dans lesquelles j’anticipe la dépréciation ou l’humiliation des hommes. Comme je prononce cette phrase, je fais l’expérience d’une interchangeabilité sérielle entre moi et les autres. Je lis dans les journaux l’histoire d’une femme qui s’est fait violer, et je compatis avec elle parce que je reconnais que, par le fait de mon existence sérialisée, je peux moi aussi être violée, que je suis moi aussi l’objet potentiel de l’appropriation masculine. Toutefois, cette conscience me dépersonnalise, me construit comme Autre envers cette femme et comme Autre envers moi-même dans une interchangeabilité sérielle, plutôt qu’elle ne définit mon identité. Je ne veux pas nier ici que plusieurs femmes s’identifient au fait d’être femmes, une question que j’aborderai dans la prochaine section. Je soutiens seulement que le niveau du genre comme série est un contexte préalable à l’identité personnelle ou collective, plutôt que constitutif de cette identité.

Le principal objectif de Sartre dans le développement du concept de structure sérielle est de décrire l’existence non organisée de la classe, le positionnement des individus en relation avec la production et la consommation. La race ou la nationalité peut aussi être conceptualisée fructueusement à l’aide du concept de structure sérielle[4]. Concernant la structure sociale, la position raciale est construite par une relation qu’entretiennent certaines personnes à une histoire raciste matérialisée qui a construit des espaces séparés selon la race, une division raciale du travail, un langage et un discours racistes, et ainsi de suite. Une personne peut construire et adopte souvent une identité raciale positive avec les autres à partir de ces positions sérialisées. Toutefois, une telle identification implique que l’on embrasse la situation sérialisée de façon active. Et le fait que l’appartenance sérielle d’une personne devienne importante ou significative à un moment ou à un autre de sa vie est purement contingent et variable.

Comme les structures du genre, les structures de la classe ou de la race ne définissent pas principalement les attributs des individus ou les aspects de leur identité, mais les nécessités pratico-inertes qui conditionnent leur vie et avec lesquelles ils doivent composer. Les individus peuvent adopter différentes attitudes envers ces structures, dont celle de donner un sens à l’identité de classe ou de race et de former des groupes avec les autres à qui ils s’identifient.

Ainsi, le concept de structure sérielle fournit à l’individu un moyen utile de penser les relations de race, de classe, de genre et des autres structures collectives. Si ces relations sont toutes des formes de structure sérielle, alors elles ne définissent pas nécessairement l’identité des individus et les attributs qu’ils partagent avec les autres. Elles sont des structures matérielles surgissant des actions et des attentes institutionnalisées historiquement fixées des personnes qui positionnent et limitent les individus de manière déterminée et avec lesquelles ils doivent composer. La localisation d’un individu dans chacune des séries signifie qu’il a des expériences et des perceptions autres que ceux qui sont différemment situés. Cependant, les individus peuvent se sentir touchés par ces positionnements sociaux de différentes façons; une même personne peut se sentir liée à ces derniers de différentes manières dans différents contextes ou à différents moments de sa vie.

Une personne peut choisir de ne considérer aucune de ses appartenances sérielles comme importante pour son sens de l’identité. Elle peut également trouver que le réseau de sa famille, de son voisinage et de son Église rendent le fait sériel de la race, par exemple, important pour son identité et le développement d’une solidarité de groupe. Ou encore elle peut développer une perception d’elle-même et de son appartenance à des groupes qui rend différentes structures sérielles importantes à ses yeux selon les circonstances.

L’objectif associé au fait d’affirmer que les femmes composent une série résout ainsi le dilemme qui s’est installé dans la théorie féministe selon lequel nous devrions être capables de décrire les femmes comme collectivité sociale, ce que, apparemment nous ne pouvons faire sans tomber dans un faux essentialisme normalisant et excluant. Penser le genre comme structure sérielle permet d’éviter à la fois le problème de l’essentialisme et celui de l’identité qui ont miné les tentatives de définir ce que veut dire être une « femme ».

Une approche essentialiste, dans ces circonstances, traite les femmes comme une substance, c’est-à-dire comme une sorte d’entité à laquelle sont inhérents certains attributs spécifiques. On peut classer une personne comme une femme selon qu’elle réunit les attributs essentiels de la féminité, caractéristiques que partageraient toutes les femmes : ce peut être quelque chose concernant leur corps, leurs comportements ou leurs dispositions comme personnes ou encore concernant leur expérience de l’oppression. Le problème avec cette approche est que tout effort pour repérer ces attributs essentiels entraîne l’une ou l’autre des deux conséquences suivantes : soit cela enlève de la catégorie « femme » toute signification sociale en la réduisant aux attributs de la femelle biologique, soit que, en s’efforçant de préciser des attributs sociaux essentiels, on oblitère inopinément la variabilité et la diversité des vies réelles des femmes. Ainsi, la tentative qui consiste à déterminer des attributs sociaux particuliers que toutes les femmes partageraient risque d’exclure ou de laisser de côté quelques personnes qui sont tout de même « femmes » ou de dénaturer la vie de ces dernières pour qu’elles conviennent aux catégories.

Le fait de conceptualiser le genre comme une structure sérielle permet d’esquiver ce problème parce qu’on ne prétend pas pouvoir déterminer des attributs spécifiques qu’auraient en commun toutes les femmes. Cela fait partie de ce que l’on entend lorsqu’on dit que la série n’est pas un concept, que son unité est floue, en fuite. Il existe une unité à la série des femmes, mais c’est une unité passive, une unité qui ne surgit pas des individus que l’on nomme « femmes », mais plutôt qui les positionne à travers l’organisation matérielle des relations sociales en tant qu’elles sont permises et contraintes par ces relations structurées de la contrainte à l’hétérosexualité et de la division sexuelle du travail. Ce ne sont pas des attributs rattachables à certaines ou à toutes les femmes, mais plutôt la structuration des actions et des attentes des autres, de même que les résultats matériels qui orientent les actions des individus appelés « femmes ». Le contenu de ces structures varie énormément d’un contexte à un autre. Le fait de dire qu’une personne est une femme peut donner un indice des contraintes et des attentes générales auxquelles elle devra faire face, mais cela ne permet pas de prévoir ce qu’elle sera ou ce qu’elle fera ou bien comment elle embrassera son positionnement social.

Le fait de penser le genre comme une structure sérielle résout également le problème lié à l’identité. À tout le moins depuis que Nancy Chodorow (1978) a élaboré sa théorie des dynamiques psychiques à l’oeuvre dans les relations mère-enfant, le genre a été compris comme un mode d’identité personnelle. Par « identité », j’entends l’une ou l’autre de deux notions qui ne sont pas nécessairement exclusives. D’abord, l’identité peut désigner ce qu’une personne est, dans un sens psychologique profond. C’est la signification première de l’identité dans la théorie de l’identité du genre de Chodorow. Celle-ci avance que le genre féminin donne aux femmes des egos aux frontières plus perméables que les hommes, ce qui rendrait leurs relations avec les autres plus importantes pour leur conception d’elles-mêmes. Plusieurs théories morales et épistémologiques récentes ont subi l’influence de cette notion de l’identité de genre et suggèrent que les théories, les modes de raisonnement et les façons d’agir tendent à être structurés par ces identités masculines et féminines.

Ensuite, l’identité peut désigner une « autodéfinition » d’appartenance à un groupe avec d’autres qui s’identifient similairement, qui s’affirment ou qui sont engagés collectivement envers un même ensemble de valeurs, de pratiques et de significations. C’est le sens de l’identité exprimé par les théoriciens de la politique de l’identité. Cette dernière se réfère ici à un ensemble consciemment partagé de significations interprétant les conditions et les engagements liés au fait d’être femme.

Les critiques du genre comme identité dans l’un ou l’autre de ces sens sont analogues aux critiques de l’essentialisme du genre. Cette façon de concevoir les femmes soit exclut, soit altère l’expérience de quelques individus qui se nomment ou qui sont nommés « femmes ». Plusieurs femmes considèrent leur féminité comme accidentelle ou comme un aspect contingent de leur vie, et conçoivent d’autres relations sociales de groupe – des relations ethniques ou nationales, par exemple – comme plus importantes dans la définition de leur identité. De nombreuses femmes résistent aux tentatives en vue de théoriser les valeurs partagées et les expériences propres à une identité de genre féminine – celle qui est orientée vers les soins, par exemple – et soutiennent que de telles théories privilégient les identités de certaines catégories particulières de femmes dans des contextes sociaux particuliers. Même parmi les femmes qui considèrent leur féminité comme un aspect important de leur identité, la signification de cette dernière varie de beaucoup (voir Ferguson (1991)).

Le fait de penser le genre comme une structure sérielle disjoint le genre de l’identité. D’un côté, comme le soutient Elizabeth Spelman, il n’existe aucun moyen, sur le plan de l’identité personnelle individuelle, de distinguer la « part du genre » de celles de la race ou de la classe. Il peut être approprié, comme l’affirme Butler, de penser les sujets ou les identités personnelles comme des entités constituées plutôt que comme l’origine transcendantale de la conscience ou de l’action. Il serait cependant trompeur de penser chaque individu comme un amalgame d’attributs de genre, de race, de classe ou de nationalité. Chaque identité est unique – l’histoire qu’une personne développe à partir de ses rencontres ou la signification qu’elle leur attribue, ses interactions avec les médias et ses façons d’embrasser les structures sérielles particulières où l’histoire antérieure la positionne sont toutes uniques. Ainsi, aucune femme ne peut se soustraire aux marquages du genre, mais la façon dont le genre marque sa vie lui est propre.

Les conceptions du genre comme une identité, toutefois, cherchent plus souvent à nommer les femmes comme un groupe – c’est-à-dire comme un ensemble social conscient où se partagent des expériences communes, des perspectives et des valeurs – qu’à décrire leur identité individuelle. Le fait de concevoir le genre comme une structure sérielle et de montrer la relation de la série avec le groupe devient particulièrement important lorsqu’il s’agit de faire face à ce problème. Dans la conceptualisation de Sartre, que je reprends, un groupe est un ensemble de personnes qui s’identifient mutuellement entre elles, qui se reconnaissent l’une l’autre comme appartenant au groupe et comme partageant un projet commun qui définit leur action collective. Une série, de l’autre côté, ne désigne pas une identité qui serait mutuellement admise et accompagnée d’un certain projet commun ou d’une certaine expérience partagée. Les femmes n’ont besoin de rien qui soit commun dans leurs vies individuelles pour être sérialisées comme femmes.

Sartre pense toutefois le lien entre les séries et les groupes. En tant qu’ensembles conscients de personnes ayant un objectif commun qu’elles poursuivent ensemble, les groupes apparaissent, souvent sinon toujours, sur la base d’une condition sérialisée ou en réponse à une condition sérialisée. Le « groupe en fusion » est la formation spontanée d’un groupe résultant de la structure sérielle. Quand ceux et celles qui ont attendu l’autobus trop longtemps commencent à se plaindre réciproquement et à discuter des différents plans d’action possibles, ils deviennent un groupe en fusion. Dès que les groupes se forment et agissent, soit ils s’institutionnalisent en établissant des assemblées, des chefs, des structures décisionnelles, des méthodes d’acquisition et de gestion des ressources, et ainsi de suite, soit leurs membres se dispersent à nouveau dans la structure sérielle. La vie sociale est constituée de flux constants et de regroupements fondés à partir de la structure sérielle; certains groupes perdurent et se forment en institutions qui produisent d’autres structures sérielles, tandis que d’autres se dispersent à peine nés.

À son niveau le plus général et le moins réfléchi, le fait d’être une femme est un fait sériel. Cependant, les femmes forment souvent des groupes, c’est-à-dire des ensembles conscients où l’on se reconnaît mutuellement comme partageant des buts communs ou des expériences partagées. Je donnerai ici un exemple d’une transformation d’un ensemble sériel de femmes en un groupe de femmes. Dans son roman, Rivington Street, Meredith Tax (1982) offre un portrait imagé de la vie d’immigrantes juives russes du quartier Lower East Side de Manhattan au tournant du siècle. Dans l’un des épisodes de son roman, quelques femmes du voisinage découvrent qu’un marchand local a manipulé le marché du poulet de façon à faire plus de profits. Elles en discutent entre elles avec colère, puis elles poursuivent leurs activités. L’une d’entre elles, par contre, pousse sa colère un peu plus loin et décide d’agir. Elle réunit trois ou quatre amies et leur dit qu’elles devraient boycotter le boucher. Les femmes organisent un boycottage en faisant le tour du voisinage et en parlant aux femmes. Graduellement, ces femmes du voisinage, autrefois sérialisées uniquement à titre de consommatrices, arrivent à se comprendre comme un groupe, avec quelques expériences partagées et le pouvoir d’entreprendre une action collective. Lorsque le boycottage réussit, elles tiennent une fête de quartier et honore leur leader, mais ensuite elles retournent rapidement à l’unité passive de la série.

L’aspect genré dans les groupes de femmes peut surgir du fait sériel d’être femme, du fait de prendre part activement à la structure du genre qui les unifiait passivement et de la reconstituer. L’événement du boycottage du poulet surgit de la condition sérialisée de ces femmes définies par la division sexuelle des tâches qui les place comme personnes chargées d’acheter et d’apprêter la nourriture. Bien que la série du genre « femme » se réfère aux relations sociales structurées qui positionnent toutes les femelles selon leur sexe biologique, les groupes de femmes sont toujours partiels par rapport à la série – ils rassemblent seulement quelques femmes pour quelques buts engageant leur expérience sérialisée du genre. Les groupes de femmes sont habituellement plus spécifiques socialement, historiquement et culturellement que les femmes en général – leurs membres sont du même voisinage ou de la même université, ou encore pratiquent la même religion ou ont le même lieu de travail. Aussi, les groupes de femmes sont plus susceptibles, quoique ce ne soit pas toujours le cas, de venir des structures sérielles de la race ou de la classe que de celle du genre. Celles qui ont boycotté le poulet habitent le même quartier, parlent la même langue, le yiddish, et sont unies passivement dans une série de la classe ouvrière marginalisée dans la structure de classe de Manhattan. Tous ces faits sérialisés sont pertinents relativement à leur histoire et expliquent en partie leur regroupement.

L’exemple du boycottage du poulet montre un cas de regroupement conscient de femmes en tant que femmes et sur la base de leur condition de genre, mais le boycottage n’est pas féministe. Il peut y avoir plusieurs regroupements de femmes en tant que femmes qui ne sont pas féministes, et même certains sont explicitement antiféministes. Le féminisme est le résultat d’un élan particulier et réfléchi des femmes, où les femmes se regroupent entre elles dans le but de changer ou d’éliminer les structures qui les sérialisent en tant que femmes.

Dans le but de clarifier et d’élaborer les relations des séries et des groupes dans la compréhension des femmes comme un ensemble collectif, je reviens sur mon récit de l’histoire de Shirley Wright. Dans son discours de candidature pour le conseil scolaire, quand Shirley Wright dit qu’elle a l’intention de « représenter » les femmes, elle fait référence à une série de genre définie principalement par la division sexuelle du travail. L’appellation « femmes » désigne une position dans la division sexuelle du travail qui tend à être précisément liée à l’école, puisqu’elles constituent le principal parent à s’occuper de l’école, en même temps que cette appellation désigne une position en dehors des structures d’autorité. Dans son discours, Wright ne réclame pas une solidarité de groupe parmi les femmes de Worcester, pas plus concernant sa candidature que tout autre aspect, mais elle fait référence à une structure sérielle qui conditionne sa propre position et qu’elle vise à politiser. Dans la mesure où Shirley Wright cherche à politiser les structures de genre dans sa campagne et au sein du conseil scolaire, elle invite ou invoque le regroupement positif de femmes à partir des séries de genre, mais son discours de candidature ne nomme ni ne crée ce regroupement. Son intention de représenter « les minorités » est également une référence à la structure sérielle de la race et du racisme qui conditionne, selon elle, sa position et qu’elle vise également à politiser.

Les femmes qui ont répondu à mon geste de leur tendre un dépliant avec la satisfaction de voir une femme se présenter sont également sérialisées, en tant que femmes et en tant qu’électrices. Leur identification à Shirley Wright en tant que femmes, toutefois, permet un protogroupe. Si quelques femmes sont motivées à se regrouper pour former un comité « Les femmes pour Shirley Wright », elles ont constitué un regroupement actif. Par rapport à la série « femmes », ou même à la série « les femmes de Worcester », le groupe est nécessairement partiel – il attirera probablement seulement certains types de femmes, avec seulement certains types d’expériences, et s’intéressera seulement à certains enjeux.

En résumé, donc, j’avance que le fait d’utiliser le concept de structure sérielle et de le distinguer du concept de groupe peut aider à éliminer l’aporie due au fait de parler des femmes comme un groupe dans lequel la théorie féministe s’est récemment trouvée. Les « femmes » sont un ensemble collectif qui n’est pas défini par une certaine identité commune, ni par un ensemble commun d’attributs que tous les individus de la série partageraient. Elles forment plutôt un ensemble qui désigne un certain nombre de contraintes et de relations structurelles liées aux objets pratico-inertes qui conditionnent l’action et sa signification. Je suis portée à considérer que la série inclut tous les êtres humains femelles dans le monde, de même que celles du passé, mais la question de savoir où et comment nous tracerons ses limites historiques reste ouverte. Il serait également possible d’avancer qu’il existerait des sous-séries sociales et historiques. Puisque la série n’est pas un concept, mais plus exactement un mode pratico-matériel qui permet d’envisager la construction sociale des individus, on peut la penser non pas en termes de genres et d’espèce, mais comme un ensemble de vecteurs de l’action et de la signification.

Contrairement à la plupart des groupes de femmes, les groupes féministes prennent un aspect de la condition des femmes comme l’objectif explicite de leur action, et ainsi les groupes féministes se réfèrent au moins implicitement à la série des femmes qui se trouve au-delà du groupe. La politique et la théorie féministes font référence à cette réalité sérielle. Les réflexions féministes et la théorisation explicite puisent dans l’expérience sérielle du genre, qui comprend de multiples facettes et aspects. Le féminisme lui-même n’est pas un regroupement de femmes; il existe plutôt plusieurs féminismes, plusieurs regroupements de femmes dont le but est de politiser le genre et de changer, à certains égards, les relations de pouvoir entre les hommes et les femmes. Quand les femmes se regroupent, leur féminité n’est pas la seule chose qui les rassemble; il existe d’autres aspects concrets de leur existence qui leur crée des affinités, tels que leur position de classe ou de race, leur nationalité, leur voisinage, leur affiliation religieuse ou leur rôle de professeure de philosophie. Pour cette raison, les regroupements de femmes seront toujours partiels par rapport à la série. Ils seront toujours partiels également parce qu’ils auront des buts ou des objectifs particuliers qui ne peuvent englober la totalité de la condition des femmes en tant que série, ni même se référer à cette totalité. C’est pourquoi la politique féministe doit être une politique de coalition, puisque la série comme processus, comme unité en fuite, comme ensemble de structures et d’objets pratico-inertes liés à l’action ne peut être une totalité. Le féminisme aura donc tendance à être multiple et ne peut constituer lui-même une totalité unifiée. L’organisation et la théorisation féministe font toujours référence, au-delà d’elles-mêmes, à des conditions et à des expériences auxquelles le féminisme n’a pas réfléchi et à des femmes dont les vies sont conditionnées par la contrainte à l’hétérosexualité et par la division sexuelle du travail, qui ne sont pas féministes et qui ne font pas partie d’un groupe féministe. C’est pourquoi nous devons rester humbles en reconnaissant ce caractère partiel et en demeurant ouvertes à l’analyse des situations liées au genre qui nous sont étrangères.