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Dans cet ouvrage, Dominique Bourque structure son analyse à partir de deux puissantes stratégies de la subversion littéraire : l’intertextualité et l’interdiscursivité. Ces deux approches se révèlent parfaitement appropriées à leur objet, qui est de nous faire pénétrer au coeur du processus de la création littéraire de Monique Wittig et du point de vue dissident sur le monde qu’elle signifie.
Pour Dominique Bourque, la pierre angulaire du projet littéraire de Monique Wittig est « la création de nouvelles formes littéraires à partir de l’agencement explosif d’“intertextes”, ou textes cités » (p. 27), agencement intertextuel ordonné à partir de deux niveaux : celui de l’entrecroisement systématique d’éléments appartenant à l’épopée et au poème lyrique, qu’elle nomme hybridation radicale, et celui du montage intertextuel à l’intérieur de chaque roman qui restructure le genre auquel il appartient, appelé hybridation structurale.
L’auteure montre tout d’abord comment l’architexte romanesque est subverti par l’hybridation radicale. En commentant avec brio des exemples de l’entrelacement des textes homériques (épiques) et saphiques (lyriques), elle nous fait saisir comment Wittig intervient sur les fondations mêmes du genre romanesque, ses personnages, ses styles et ses thèmes. Après cette vue d’ensemble, elle expose trois des principaux procédés de l’hybridation radicale : le dé-marquage, la restylisation et le métissage thématique, qui conduisent à une ouverture radicale des perspectives sur le monde et la littérature.
Un apport nouveau et très intéressant est le concept de dé-marquage, ou remplacement d’un personnage sociosexué par un personnage qui échappe à cette catégorisation légitimant un rapport de force. Bourque montre comment les procédés formels ne « féminisent » pas les figures de guerriers, ni ne « masculinisent » les personnages d’amantes, c’est-à-dire n’inversent pas les rôles, mais détruisent les pôles de la sociosexuation, ce qui fait émerger des personnages inattendus sur la scène littéraire, les lesbiennes, qui ne se situent plus en fonction des catégories de sexe.
La restylisation, ou hybridation stylistique, est la fusion des styles propres à l’épopée et à la poésie lyrique. Bourque interprète judicieusement deux passages extraits du Corps lesbien et de L’Opoponax, dans lesquels style épique et style lyrique sont emmêlés, comme conduisant à l’une des subversions majeures du genre romanesque : la destitution du couple hétérosexuel au profit de protagonistes lesbiens, encore plus exclus de la scène littéraire que les personnages homosexuels. Elle estime à juste titre que Wittig rompt avec une forme romanesque fondée sur la notion de « différence des sexes » (roman sentimental ou érotico-pornographique) et que ses romans ne parlent pas des relations entre « femmes », mais des relations « entre individus en rupture par rapport au système de représentation qui naturalise leur domination » (p. 52).
Le métissage thématique est le rapprochement d’intertextes sur la base d’une correspondance sémantique ou d’une mise en résonance d’un thème commun. Bourque souligne que la typologie romanesque liée aux rôles attribués à chaque sexe (aux héros, le roman d’apprentissage, d’aventures ou libertin; aux héroïnes, le roman précieux, épistolaire ou sentimental) est détruite par la création de personnages aussi courageux qu’aimants. Les oeuvres tendent alors à faire coïncider les registres de l’action et de la passion, du geste et de la perception, du public et du privé.
Le deuxième volet de l’analyse de l’intertextualité est l’hybridation structurale, qui entraîne la transgression des formes romanesques.
Outre les textes épiques et lyriques, Wittig entremêle dans chacun de ses ouvrages un large éventail de productions littéraires : extraits de La Bible, des Pensées de Pascal, de contes, de chansons populaires, de manuels scolaires, d’essais philosophiques, de proverbes, de traités militaires, renvois à des films et à des oeuvres plastiques. Le montage de ces divers fragments subvertit quatre formes canoniques : le roman d’apprentissage (L’Opoponax), le roman épique (Les Guérillères), le roman d’amour (Le Corps lesbien), le roman d’aventures (Virgile, non).
Dans L’Opoponax, le grand répertoire de formes textuelles qui parcourt l’oeuvre est celui que rencontre tout élève durant sa scolarité et constitue une sorte d’anthologie. Mais le choix de ces fragments sabote le programme des écoles catholiques et remet en question ce qui est considéré comme la Culture. Bourque nous fait saisir comment Wittig expose et disloque la vision du monde qui fonde la littérature occidentale (représentation essentialiste des sexes, sentimentalisme des oeuvres traitant de l’enfance et du premier amour, omniprésence du couple hétérosexuel, héros masculin agressif et héroïne suave). Et elle se demande si l’on ne devrait pas qualifier L’Opoponax de roman de « désapprentissage ».
Dans Les Guérillères, la cible littéraire est le roman épique et le principe organisateur des intertextes est l’emmêlement de fragments de genres, lieux et époques divers qui brouille les frontières entre Histoire et Fiction et interroge les notions de « réalité » et d’« imagination ». Dans cette oeuvre hybride, Wittig attaque une culture fondée sur l’exclusion et l’invention de l’Autre.
Dans Le Corps lesbien, Wittig prend pour hypotexte de base Les Métamorphoses d’Ovide (retranscription des mythes de dévoration et transformation) et LeNouveau Testament (récit de la transsubstantiation eucharistique). Ce va-et-vient textuel morcelle le récit fondateur de la culture chrétienne en montrant les mythes païens qui sont à sa source, mais surtout il transgresse la mythologie fondée sur la passion sacrificielle et la soumission à une autorité pour en faire un espace de jeu reposant sur la passion interactive et sur la confrontation entre personnes égales. Le Corps lesbien fissure l’image des amants hiérarchisés et exhibe les rapports sociaux de sexe recouverts par le mythe de l’amour dépeint dans les romans sentimentaux ou érotiques modernes.
Dans Virgile, non, Wittig choisit un seul texte pour toile de fond : La Divine Comédie. Bourque met en évidence les points de divergence et de convergence entre les deux oeuvres. À l’interprétation mystique du monde pour Dante, s’oppose une interprétation matérialiste pour Wittig. Au monde sensé et juste créé par Dieu, fait place l’idéologie d’un ordre hiérarchique, imposée par quelques individus, et destinée à cacher l’« esclavagisation » et les autres formes d’exploitation que subit le plus grand nombre. L’enfer est donc relocalisé dans la vie de tous les jours et les « âmes damnées » ne sont plus les pêcheurs, mais les êtres les plus exploités, et subissant le plus de violences, autrement dit les êtres de sexe femelle. Connaître Dieu et sa justice est le but de l’auteur fictif « Dante ». Celui de la narratrice « Wittig » est de comprendre pourquoi les « âmes damnées » acceptent leur sort et de tenter, avec Manastabal, de sauver celles qui veulent bien l’être. D’un point de vue général, l’oeuvre débat de la conquête de la liberté comme projet de vie.
Dans la deuxième partie, qui traite de la subversion dialogique, Dominique Bourque étudie comment, à partir des mots des autres et de la dialogisation des pronoms, Wittig construit la perspective sur le monde de ses personnages subversifs.
À partir d’exemples extraits de L’Opoponax et des Guérillères, elle montre comment Wittig exploite au maximum la souplesse référentielle du pronom indéfini « on ». Ce pronom représente tous les types de sujets, lecteur compris, et des catégories d’individus habituellement traitées séparément (enfants/parents, elles/ils, instance narrative et autres personnages). À juste titre, Bourque appelle « dialogisation » la mise en acte de la mobilité référentielle de « on ».
Wittig dialogise également les pronoms de la personne (plus contraints que « on ») dans ses deux oeuvres suivantes. Dans Le Corps lesbien, elle crée un nouveau sujet, « j/e », qui n’est plus la « première » personne que l’on connaît. Ce « je » scindé, qui n’est plus clos sur lui-même, reconnaît le « tu », et ce « tu » avec lequel « j/e » entre en relation est le sujet lesbien, l’un des plus méconnus et l’un des plus potentiellement dangereux pour le « moi » idéaliste.
Bourque aborde ensuite l’extension du dialogisme au point de vue narratif. Dans L’Opoponax et Les Guérillères, Monique Wittig dit la relativité du discours autoritaire en usant du procédé de la ré/citation (reproduction satirique du discours dominant). Par exemple, dans L’Opoponax, Catherine Legrand apprend à dire et à faire comme les autres, tout en manifestant sa propre personnalité, ce qui donne une dimension parodique à cet apprentissage et porte un coup à l’apparente évidence des discours dominants. Le détournement des paroles autoritaires est associé au resserrement progressif de la référence du pronom « on » dans la deuxième partie du roman, resserrement dont le terme sera la coïncidence entre la voix narrative et Catherine Legrand dans la toute dernière citation : « On dit, tant je l’aimais qu’en elle encore je vis. » La représentation de l’instance narrative par le pronom indéfini permet de signifier formellement l’écart entre l’enfant et l’adulte, ainsi qu’entre la voix conventionnelle et la voix personnelle. De plus, ce seul pronom qui échappe au marquage du genre grammatical attribue aux personnages de petites filles la qualité de sujets universels, ce qui permet à Wittig de démanteler les structures de pouvoir sous-jacentes à l’univers narratif qui reproduit un ordre du monde fondé sur la « différence sexuelle ».
Dans Les Guérillères, parallèlement aux discours misogynes (scientifiques, philosophiques, psychanalytiques, politiques et religieux), les protagonistes ont assimilé des textes dissidents (chants populaires, révolutionnaires, analyses socialistes, marxistes et féministes). Ces paroles persuasives leur font prendre conscience de faire partie d’une catégorie d’êtres opprimés dans l’histoire.
D’autre part, la transgression du code linguistique par l’utilisation systématique du pronom « elles » pour désigner tous les personnages, pratique qui confère à « elles » l’universalité, fait apparaître la fausse neutralité du pronom « ils ». Ces « elles » universalisés, qui font référence aux guérillères, ne correspondent ni à la catégorie des femmes ni à celle des hommes, mais à un sujet inédit, celui qui combat le système symbolique fondé sur la catégorisation de sexe.
Dans les deux romans suivants, Le Corps lesbien et Virgile, non, l’instance narrative combat le pouvoir de récupération des paroles autoritaires en choisissant de ne pas les reproduire (stratégie de la dé/citation). Elle cherche à montrer ironiquement les limites et les zones d’ombre du discours dominant ainsi qu’à exploiter formellement ses tabous.
Dans Le Corps lesbien, la pratique dé/citationnelle rompt avec les représentations traditionnelles d’amants, dans lesquelles l’agressivité est cachée ou sexuée (attribuée au partenaire masculin). Les descriptions anatomiques et scientifiques éliminent les représentations pornographiques ou sentimentales qui morcellent ou gomment le corps matériel. Bourque montre également comment l’oeuvre s’attaque aux deux types de censure qui caractérisent le système de représentation dominant du corps lesbien : le silence et la monstruosité.
Le Corps lesbien dénonçait implicitement l’inaptitude des discours dominants sur la « réalité » à rendre compte des réalités. Le roman suivant, Virgile, non, va l’exprimer explicitement puisque l’instance narrative est celle d’un auteur[1], « Wittig », qui cherche une façon de décrire le monde de son point de vue particulier. Ce point de vue très subversif à propos du lesbianisme situe l’instance narrative dans un rapport dialogique de dé/citation à l’égard du discours ambiant. Pour « Wittig », les lesbiennes aspirent à être libres et fuient l’enfer de la servitude que subissent les femmes, ce qui les définit tout autrement que ne le font les dictionnaires. Dans la majorité des dialogues, les personnages expriment leur opposition plus ou moins violente aux propos de « Wittig », ce qui donne lieu à un vrai dialogue qui permet à « Wittig » de développer sa réflexion et d’être plus en mesure de convaincre les « âmes damnées ».
À l’issue de cette remarquable étude, le contre-texte est défini comme une forme littéraire d’un nouvel ordre, créée par Monique Wittig pour contrer l’ensemble des textes précédents. Il formalise un « vouloir-savoir » qui met en relief les structures d’acquisition et de circulation des connaissances ainsi que les blancs et les silences du grand texte occidental. Lui-même lacunaire, il invite au dialogue en redonnant la parole à la langue et offre à la lectrice et au lecteur une forme non achevée sur laquelle ceux-ci peuvent agir.
Je n’ai donné qu’un aperçu d’un ouvrage d’une grande densité, qui s’appuie sur une culture littéraire étendue, la maîtrise des théories littéraires, et la connaissance approfondie de l’oeuvre et de la pensée politique de Monique Wittig. Bien que l’appareillage théorique soit complexe, l’écriture est claire et concise. Les termes spécifiques sont définis et les nombreux exemples offrent une interprétation concrète des énoncés théoriques. Si cet ouvrage permet de saisir la force, l’intelligence et la générosité de la pensée et de l’écriture de Wittig, il est également d’un grand intérêt pour les études littéraires en général, ainsi que pour les études de la pensée politique des mouvements lesbiens et féministes.
Parties annexes
Note
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[1]
Le genre dit masculin de « auteur » est un choix délibéré, fondé sur le travail de Wittig et sur le mien. Dans la production socio-sémantique contemporaine, la généralité du concept d'auteur est portée par le genre dit, à tort, masculin. De plus, l'auteur Wittig dont il est question étant un être de fiction, c'est l'occasion rêvée pour appliquer la stratégie du dé-marquage et pour attribuer à ce personnage la qualité absolue d'auteur, en dehors de toute référence au sexe.