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Professeure agrégée à l’École des hautes études en sciences sociales, Sylviane Agacinski est reconnue pour sa contribution à la philosophie féministe grâce à la publication d’ouvrages dans ce champ disciplinaire. Son intérêt pour la théologie – et plus particulièrement pour le christianisme ancien et ses penseurs – présenté dans la Métaphysique des sexes n’a toutefois rien de surprenant si l’on considère l’intime imbrication qui a longtemps régné et qui existe encore parfois aujourd’hui entre la philosophie et la théologie. Agacinski prend elle-même le temps de rappeler les liens et les influences entre la philosophie et le christianisme dès le début de son livre (p. 43 et 48-52).

De facture académique, cet ouvrage demeure toutefois très accessible aux néophytes de ce domaine de recherche. Les abondantes divisions et les nombreux sous-titres, aux côtés d’une introduction et d’une conclusion irréprochables tant par leur rigueur que par leur clarté méthodologique (problématique, objectifs, corpus littéraire, hypothèses, thèses, conclusions, etc., le tout présenté clairement), permettent en effet d’approcher facilement la pensée de l’auteure et celle des théoriciens qu’elle présente. « Théoriciens » est le bon terme, car le corpus de textes que Sylviane Agacinski étudie ici n’est composé que d’hommes qui ont marqué le panorama de la philosophie et du christianisme ancien du IIe au Ve siècle : Irénée de Lyon, Clément d’Alexandrie, Origène, Tertullien, Grégoire de Nysse, Jean Chrysostome et Augustin, pour ne nommer que ceux-là (p. 47-48). Bref, un véritable voyage dans le temps et surtout dans les croyances d’une religion et d’une époque.

Dès son introduction, Agacinski présente un postulat qui sert de fil conducteur à l’ensemble de sa recherche : le « discours anthropologique classique », peu importe la discipline qu’il touche, est androcentrique et place nécessairement la femme et le féminin dans les rôles de l’autre, de l’exclu et du différent, alors que l’homme et le masculin y sont toujours représentés comme les points de référence dominants, bref les normes à suivre. L’auteure soutient ce qui suit (p. 8-9) :

Nous voudrions montrer qu’il y a dans la philosophie platonicienne, puis chrétienne, une construction des sexes à la fois métaphysique et androcentrée. C’est toujours en effet la femme qui diffère de l’homme dans le discours anthropologique classique, qu’il soit philosophique ou théologique, tandis que le féminin se subordonne au masculin. La femme diffère de l’homme, jamais l’inverse, comme si le point de vue masculin était neutre, celui du genre humain universel, tandis que le féminin serait ce « genre » différent du genre, toujours un peu dégénéré, dérivé, exotique, défaillant, particulier, mineur.

En d’autres termes, Agacinski rappelle que, sous de faux airs asexués et universels, les philosophes et les théologiens classiques ont élaboré un cadre conceptuel où le masculin est systématiquement valorisé au détriment du féminin, outre qu’il est associé à la neutralité et à l’objectivité. Elle souhaite, par le fait même, montrer que le christianisme ancien, héritier de la philosophie platonicienne et aristotélicienne (p. 19-40), associe la femme et le féminin à la terre, à la chair et au mal, tandis que l’homme et le masculin sont rattachés au ciel, à l’esprit et au bien (p. 16) et cette lecture de la différence sexuelle ne peut que se faire au détriment du premier groupe.

Le principal objectif de l’auteure est donc d’expliciter et de dénoncer cette logique androcentrique de la différence sexuelle présente dans la pensée chrétienne des premiers siècles, à travers l’analyse d’écrits bibliques, de mythes, de dogmes et de théorisations théologiques, malgré le fait que le christianisme de cette époque ne puisse être réductible à cette dimension (p. 44-45). La tâche à laquelle se livre Agacinski se limite cependant à l’observation et à la critique de cet androcentrisme chrétien, sans volonté de réformer cette religion et de la soumettre à une herméneutique rigoureuse, comme certaines théologiennes féministes le font et desquelles elle s’inspire, puisqu’elle ne s’engage pas dans cette étude en tant que personne croyante, mais bien comme penseuse et philosophe.

La thèse que l’auteure développe, bien qu’elle soit exposée dès le début de sa première section (p. 47), intitulée « Le christianisme ancien », et disséminée à l’intérieur des sections suivantes, trouve son expression la plus précise dans sa conclusion, où elle mentionne que philosophie et théologie à cette période ont cherché à banaliser, à effacer, voire à nier la différence sexuelle entre les hommes et les femmes (p. 267). Ce qui est affirmé moins clairement par Agacinski dans la Métaphysique des sexes, mais qui avait été soutenu sans ambiguïté dans un de ses livres précédents (Agacinski 2001), c’est l’importance qu’elle accorde à la différence sexuelle dans sa pensée.

Il est en fait possible de rattacher cette théoricienne, quoique toute catégorisation demeure artificielle, au courant féministe de la différence, que d’autres nomment « différencialiste », « essentialiste », « de la fémelléité » ou « de la spécificité ». Les tenantes de ce courant, dont Agacinski semble faire partie sans le réclamer haut et fort, croient fondamentalement à la différence sexuelle comme altérité et dualité premières. Elles soutiennent que les hommes et les femmes sont, par essence et ontologiquement, très différents. Chacun des deux sexes est porteur d’une biologie, d’une psychologie, d’une culture, de qualités et de valeurs différentes. Les éléments du côté masculin ayant été survalorisés et ceux du côté féminin ayant été dévalorisés, il importe, selon ces féministes, dont Luce Irigaray est l’une des plus illustres représentantes, de revaloriser les femmes et le féminin. Cette entreprise n’est pas étrangère à Sylviane Agacinski, mais elle demeure vague jusqu’à la dernière page de son livre où elle affirme ceci (p. 267-268) :

Résister à cette neutralisation [de l’altérité sexuelle] suppose de reconnaître la béance irréductible de la différence, dont les sexes constituent une sorte de schème. Il n’y a pas de genre humain, mais une humanité hétérogène qui ne se présente jamais qu’au pluriel. Cette pluralité implique de renoncer à toute anthropologie unilatérale et faussement universaliste au profit d’une anthropologie différentielle.

C’est donc à partir de cette grille de lecture de la différence sexuelle que l’auteure interroge les textes anciens à l’intérieur de quatre grandes sections, divisées et subdivisées elles-mêmes pour constituer des microchapitres et de courtes parties. Dans la première section susmentionnée (p. 41-80), Agacinski tente, après avoir relevé les différents types de lectures possibles des saintes Écritures effectuées par divers théologiens, de démontrer qu’il existe deux éléments distincts dans la célèbre déclaration de l’apôtre Paul voulant notamment qu’il n’y ait « ni mâle ni femelle ». En effet, la pensée paulinienne distingue deux époques : l’une temporelle, ici-bas, et l’autre spirituelle. L’égalité dans la vie spirituelle n’implique pas pour autant un ordre égalitaire sur le plan concret, c’est-à-dire social, politique, conjugal, etc. (p. 65).

Dans la seconde grande section de ce livre, nommée « Création et incarnation » (p. 81-140), Agacinski analyse les notions de paternité, de visages masculins de la Sainte Trinité (Dieu Père, Fils et Esprit), de supériorité d’Adam sur Ève, pour ne nommer que ces éléments. Le point central qui ressort de cette section est que le féminin est relégué, une fois de plus, au second rang et que seul le masculin est considéré. L’auteure souhaite également mettre en lumière le fait qu’il existe dans le christianisme une appropriation masculine de la génération qui appartient traditionnellement à la femme par son pouvoir d’enfanter à la fois des garçons et des filles. Agacinski montre comment les concepts chrétiens de création et d’engendrement (p. 83-103) concernant Adam et Jésus tendent à remplacer la génération charnelle, c’est-à-dire le rapport sexuel entre un homme et une femme qui peut donner lieu à une descendance. La philosophe parle même en conclusion d’une « institution d’une fécondité et [d]’une filiation masculines » (p. 263) qui cherche à passer sous silence la fécondité réelle des femmes. En ce sens, elle se rapproche beaucoup de théoriciennes telles Luce Irigaray et Françoise Héritier qui accordent une très grande importance à la capacité de procréation des femmes et aux réactions que cela provoque chez les hommes (elle parle d’ailleurs de Françoise Héritier aux pages 15-16). Agacinski insiste enfin sur le fait que, selon plusieurs lectures théologiques, Adam représente à lui seul l’image de Dieu, l’humain générique et le modèle à suivre pour l’humanité entière.

Dans la section « La symbolique des sexes » (p. 141-188), Agacinski discute de l’idéal normatif masculin qui amène les Pères de l’Église à louanger les femmes qui se comportent en hommes sur le plan de la vertu et de la morale. Des exemples de martyres déclarées saintes, comme Perpétue, Félicité et Théodora, montrent à quel point ces femmes ont dû adopter une attitude virile et masculine (et ainsi dépasser la supposée « faiblesse naturelle » de leur sexe) en se tournant vers les choses de l’esprit et en délaissant toutes préoccupations matérielles et terrestres pour être reconnues. Cette norme masculine, cet « idéal viril » selon les termes d’Agacinski, exprime une hiérarchisation entre les hommes et les femmes, mais aussi entre le masculin et le féminin, les premiers étant valorisés au profit des seconds. Si l’on caricature, il est possible de dire qu’à cette époque tout ce qui est positif à l’intérieur d’une personne (homme ou femme) est masculin (par exemple, le courage), alors que ce qui est négatif est qualifié de féminin (par exemple, la lâcheté). L’auteure termine avec une explication fort instructive des symboles du voile pour les femmes et de la barbe pour les hommes de même que des diverses hypothèses explicatives quant à leur prescription dans le christianisme ancien.

Dans la dernière section, intitulée « La sexualité » (p. 189-259), la philosophe se penche sur les concepts de péché, de désir, de virginité ainsi que sur l’institution du mariage. Elle explique combien l’abstinence sexuelle et la virginité sont valorisées par les théologiens des premiers siècles, parfois même au détriment du mariage. Enfin, elle termine son ouvrage sur la question de la transfiguration des corps lors de la résurrection. Les corps renaîtront-ils sexués? Voilà l’interrogation qu’elle pose aux textes anciens en y trouvant des réponses variées. Cependant, au-delà de la diversité des réponses apportées à cette question, Agacinski conclut que le christianisme ancien possède une forte propension à vouloir dépasser tout ce qui touche de près ou de loin à la sexualité, ce qui n’est pas sans ébranler au passage l’idée de la différence sexuelle. Ainsi, le projet chrétien de salut, sans subvertir totalement les sexes, implique, pour cette auteure, une certaine virilisation des femmes puisque le cadre de référence demeure androcentrique. Cela l’amène à conclure que la théologie ancienne propose une neutralisation de la différence sexuelle (p. 267).

Si cet ouvrage a le mérite d’introduire de façon aussi intéressante que pertinente aux prémisses théoriques des théologiens du christianisme ancien ainsi que de traquer des formes d’androcentrisme et de faux universalismes, on ne peut affirmer en revanche qu’il s’attache aussi sérieusement à l’universalisme dominant interne au féminisme dénoncé depuis plusieurs années par les féministes de couleur, les lesbiennes et autres exclues de la catégorie femmes du féminisme « classique ». En effet, la fameuse « différence sexuelle » tenue pour acquise par cette philosophe enferme à la fois les hommes et les femmes dans des catégories essentialistes et faussement universalistes. Les notions mêmes de genre et de « sexe » comme construction sociale n’y sont pas analysées. Il devient de plus en plus difficile pour des féministes du calibre de Sylviane Agacinski de passer sous silence la controverse que suscite la notion de différence sexuelle qui est théorisée par des féministes de divers horizons (matérialiste, postmoderne, etc.). Comment ne pas s’interroger sur la construction sociale de la « différence sexuelle » et les processus de différenciation qui amène des systèmes dominants à créer des catégories à partir de caractéristiques physiologiques en soi non pertinentes (comme le « sexe » et la « race »)? Il est évident que cette auteure n’ignore pas totalement l’existence et les questionnements des autres courants féministes (Agacinski 2001). En retour, le fait d’établir sa thèse et ses conclusions sur un concept aussi contestable que la « différence sexuelle », sans même le remettre en question, lui permet de faire l’économie de nombreuses préoccupations féministes à l’heure actuelle. Dans un tel contexte, plusieurs féministes matérialistes et postmodernes n’hésiteraient pas, et je joins ma voix à la leur, à reprocher à Sylviane Agacinski de reproduire une certaine logique de domination et d’exclusion, ce contre quoi elle semble vouloir lutter. En fait, cette auteure cherche à remplacer le « Un » masculin par le « Deux » masculin/féminin, sans même penser que l’anthropologie différentielle qu’elle propose pourrait s’ouvrir aux multiples…