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Animée par des questionnements tirés à la fois de son vécu personnel et de son contact avec les études féministes, Nathalie Ricard a voulu connaître l’expérience d’autres femmes déterminées, tout comme elle, à conjuguer maternité et lesbianisme malgré l’antinomie apparente de ces termes engendrée par les représentations culturelles des « mères » et des « lesbiennes ». Décidant d’en faire le sujet d’un mémoire de maîtrise en intervention sociale, elle s’aventurait alors dans un champ d’études peu documenté, avec comme principal outillage un désir de se mettre à l’écoute et une curiosité sans bornes qui allait la mener à explorer de multiples facettes du phénomène de la maternité exercée par des lesbiennes.
Maternités lesbiennes est l’aboutissement de cette démarche à la fois personnelle et de recherche amorcée en 1993, dans un contexte où les mères lesbiennes commençaient à peine à sortir de l’ombre, d’abord les unes à l’égard des autres, puis à l’intérieur des mouvements de revendications (féministes, gais et lesbiens). À travers la généalogie du livre, on peut retracer quelques moments et lieux de cette dynamique de visibilité croissante. Au point de départ, la naissance du projet et la réalisation de la recherche sur le terrain ont bénéficié de l’effet catalyseur de la Consultation publique sur la discrimination et la violence envers les gais et les lesbiennes organisée cette année-là par la Commission des droits de la personne. La qualité du mémoire de Nathalie Ricard, achevé en 1998, a été soulignée par un prix de l’Institut de recherches et d’études féministes (IREF), rattaché à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). En publiant les résultats de ses travaux trois ans plus tard, l’auteure incorpore dans son étude plusieurs ouvrages parus entre-temps, signe d’un intérêt grandissant dans les milieux universitaires pour la problématique des « familles homosexuelles ». Ricard fait également le point sur les avancées législatives postérieures au dépôt de son mémoire et documente les obstacles, notamment juridiques, auxquels les mères lesbiennes doivent toujours faire face. Dans le contexte des débats publics actuels sur le projet d’union civile et la reconnaissance de l’homoparentalité, la parution de Maternités lesbiennes apporte une contribution incontournable pour qui veut découvrir le vécu de ces lesbiennes mères et comprendre les revendications des mouvements associatifs.
OEuvre d’une pionnière, l’ouvrage Maternités lesbiennes tire également son originalité du fait que l’auteure focalise son regard sur les mères, alors que le traitement médiatique d’un tel sujet dérive quasi inévitablement vers les enfants : leur développement, leurs droits, l’impact de l’absence du père, etc. De 1994 à 1996, l’auteure a rencontré plus d’une trentaine de lesbiennes au cours d’entrevues individuelles ou lors de forums de discussion organisés par des organismes de femmes et de lesbiennes. Ces échanges, semi-structurés, ont porté notamment sur leurs représentations de la maternité et de la famille, sur les joies et les problèmes quotidiens, les façons de nommer et de concevoir les arrangements familiaux qu’elles créent, les relations avec l’entourage et avec les institutions éducatives (garderie, école), les valeurs qu’elles tentent d’insuffler à leurs enfants, les craintes que ceux-ci et celles-ci ne soient exposés à des réactions homophobes et les moyens de les protéger de l’hétérosexisme ambiant.
Le premier chapitre examine les conséquences de la visibilité des mères lesbiennes sur les plans social, culturel et juridique. Comment nommer des modes de vie familiale qui rompent avec les présomptions hétérosexistes des représentations conventionnelles de la famille ? Rejetant la neutralité apparente et trompeuse du terme « parent », l’auteure opte pour des expressions telles que « familles lesbiennes » et « maternités lesbiennes », afin de sortir de l’ombre ces mères qui, souhaite-t-elle réitérer, ne sont pas toutes hétérosexuelles et de traduire la volonté de plus en plus affirmée par plusieurs d’entre elles de concilier ouvertement maternité et lesbianisme. Car c’est là que réside la nouveauté du phénomène, comme le rappelle l’auteure, et non dans le fait que des lesbiennes exercent des fonctions maternelles à l’égard de leurs enfants ou encore de ceux ou celles d’une conjointe, voire de leur entourage.
À plusieurs reprises, Ricard rappelle la diversité des trajectoires identitaires, en tant que mères et en tant que lesbiennes, autant de parcours complexes et changeants dont ne rendent pas compte les catégorisations courantes des genres et des orientations sexuelles. Elle insiste également, et avec raison, sur la pluralité des configurations familiales, lesquelles varient, entre autres, selon l’origine de la maternité (coït hétérosexuel, insémination alternative ou adoption), le contexte initial du projet parental (à l’intérieur d’un couple hétérosexuel ou lesbien, ou en situation de monoparentalité), selon les liens établis entre les conjointes actuelles et avec les enfants de l’une ou de l’autre, ou des deux à la fois, de même qu’avec le père biologique de l’enfant s’il y a lieu. Elle établit toutefois une césure entre la mère juridique et la seconde mère, qu’elle qualifie de non juridique, celle qui occupe la position la plus insécurisante et « la plus politisée » (p. 39) puisque son statut n’est pas reconnu et ne peut l’être sans remettre en question la conception traditionnelle des rapports d’alliance et de filiation qui constituent la famille.
Ricard s’oppose vigoureusement au double standard moral qui autorise le maintien des discriminations hétérosexistes : qui peut revendiquer d’être parent et qui peut en juger ? S’appuyant sur les conclusions convergentes de plusieurs études, elle réplique aux arguments des personnes qui s’opposent à la reconnaissance des familles lesbiennes en invoquant les capacités parentales ou le bien des enfants. L’auteure complète la première partie de son ouvrage par un bilan des recherches sur les familles lesbiennes et un ensemble de réflexions fort intéressantes sur l’intervention auprès des mères lesbiennes. Elle reprend à son compte certaines pistes qui devraient guider toute relation d’aide : la nécessité de nuancer l’impératif de la « sortie du placard » en prenant au sérieux les résistances au dévoilement et en ne banalisant pas les inégalités de pouvoir liés à l’hétérosexisme, la prise en considération de l’ensemble du réseau social autour des mères lesbiennes et de leurs enfants (famille d’origine, ex-conjoint, milieu scolaire, amis et amies, etc.).
La suite du livre fait davantage appel à l’enquête de terrain effectuée auprès des mères lesbiennes. Le deuxième chapitre porte sur le projet familial et s’amorce par des observations sur les façons de le nommer. L’absence de termes communs à l’ensemble des participantes à la recherche reflète la diversité des situations familiales mais également la difficulté de s’approprier une terminologie qui les exclut ou d’en inventer une qui soit comprise et acceptable tant à l’intérieur qu’à l’extérieur du réseau familial. Le choix des termes fait l’objet de négociations au sein de la famille, auxquelles participent les enfants. Au-delà des mots, la quête de références langagières communes constitue un enjeu majeur pour solidifier et légitimer le projet familial, pour le clarifier également en précisant les rôles et le partage des responsabilités parentales. L’incapacité de nommer les liens qui se nouent (en particulier ceux qui ne sont pas juridiquement reconnus) redouble leur vulnérabilité : l’absence de mots donne prise au refus par l’entourage de les reconnaître et au silence qui finira par les effacer en cas de séparation.
Si le désir d’enfants est plus ou moins rationnel, l’élaboration du projet familial fait l’objet d’un processus réfléchi, abondamment discuté entre les conjointes, où les difficultés, les appréhensions et les questionnements éthiques sont abordés avec réalisme et sincérité. Les propos recueillis témoignent d’ailleurs d’un sens aigu des responsabilités éducatives chez les mères lesbiennes, ainsi que le note l’auteure. Cependant, en tentant de répondre à la sempiternelle question de l’absence du père, l’auteure s’embrouille dans des considérations d’inspiration psychanalytique dont l’emprunt m’a semblé peu pertinent. On en retiendra toutefois deux conseils pratiques : primo, quant à l’importance de se mettre à l’écoute des enfants susceptibles d’être blessés par ce qui finit par apparaître aux mères comme une ritournelle (« la cassette pôpa », comme l’appelle humoristiquement l’une des participantes) ; secundo, quant à l’importance des rituels symboliques qui inscrivent le couple parental lesbien dans le champ culturel. Il ressort également que la plupart des lesbiennes rencontrées favorisent le développement de relations significatives avec un homme tant pour leurs filles que pour leurs garçons. Ricard termine ce chapitre par une discussion des avantages et des inconvénients de l’insémination alternative et de l’adoption internationale comme mode d’accès à la maternité, sans négliger les aspects éthiques impliqués dans de telles décisions.
Le troisième chapitre observe le cheminement des mères qui passent de l’hétérosexualité au lesbianisme (soit la majorité des répondantes de l’étude), une transition qui s’opère graduellement et suscite beaucoup d’ambivalence, car il n’est pas aisé de réconcilier des « zones identitaires » balisées comme mutuellement exclusives. Cette période intense d’adaptation engage également le père des enfants, dont il faudra redéfinir la place, la famille d’origine, dont le soutien n’est pas acquis, de même que les relations avec les institutions. Par rapport à l’itinéraire inverse, soit celles qui se désignaient déjà comme lesbiennes et deviennent mères, Ricard constate que l’adaptation à la maternité entraîne des changements plus structurants en ce qui concerne la quotidienneté que l’adaptation à l’identité lesbienne. Les inquiétudes projetées par leurs proches quant aux répercussions sur les enfants ne sont pas sans troubler certaines mères. Tout en étant conscientes des résistances, elles souhaitent devenir des modèles pour leurs enfants. À la question de savoir si le lesbianisme change la façon d’être mère, outre le fait que les rôles parentaux sont moins régulés selon les modèles de genre, l’auteure ne peut apporter de réponse simple puisque trop de facteurs entrent en jeu dans la façon dont les conjointes définissent et circonscrivent les responsabilités parentales, sans compter la multiparentalité observée dans certaines configurations familiales.
Ricard a interrogé les actrices de la recherche sur leurs représentations de la maternité et sur leurs pratiques éducatives, ce dont elle nous fait part au début du quatrième et dernier chapitre. Puis elle décrit leurs pratiques de visibilité en tant que lesbiennes dans la sphère privée et à l’extérieur, dans le monde du travail, à la garderie, perçue comme un milieu flexible, et à l’école, dont le manque d’ouverture suscite beaucoup d’insatisfaction. Selon l’auteure, la visibilité des mères lesbiennes interpelle à la fois le mouvement des femmes et le mouvement gai. Qu’elles fassent ou non le choix de politiser leur identité, en actualisant leur maternité en dehors de la délimitation traditionnelle de la féminité et de la masculinité, elles déstabilisent nos conceptions de la maternité, du couple et de la famille.
Écrit dans une langue accessible, faisant une large place aux propos expressifs et clairvoyants des femmes rencontrées, l’ouvrage de Nathalie Ricard jette un éclairage kaléidoscopique sur le phénomène des maternités lesbiennes tout en ne perdant jamais de vue les préoccupations concrètes qu’il soulève tant pour les mères que pour leurs proches ou encore pour les personnes-ressources ou spécialistes. On y trouvera en outre, disséminées ça et là, plusieurs remarques judicieuses concernant des pistes d’action ainsi que des solutions créatrices mises en avant par des femmes résolues à affirmer leur double identité, sans sacrifier ni leur choix d’élever des enfants ni leurs désirs sexuels. En exposant les conséquences de l’exclusion juridique des familles lesbiennes et du manque de soutien culturel et institutionnel, l’auteure plaide en faveur d’une valorisation de la diversité familiale. On pourrait reprocher à la chercheuse encore novice le caractère non méthodique de la collecte et de l’analyse des données, le manque de clarté de certains passages ainsi qu’une maîtrise inégale des propos théoriques qui parsèment l’ouvrage. Néanmoins, ce livre innovateur et stimulant défriche efficacement un terrain encore tabou il y a peu d’années et suggère plusieurs avenues pour des recherches ultérieures.