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Introduction

Dans plusieurs systèmes juridiques, le droit du travail s’est construit par l’adoption de lois qui dérogent aux règles du droit commun ou qui le complètent. En droit international, comme dans plusieurs systèmes nationaux (Supiot, 1990, 2015; Verge et Vallée, 1997; Goldin, 2011; Langille, 2011), les premières normes du travail ont porté sur la durée du travail, la sécurité du travailleur dans les établissements industriels et les minimas salariaux, cela afin de contrer l’exploitation résultant du déséquilibre des pouvoirs que détenaient les parties à la relation d’emploi régie par le droit commun des contrats.

Les mécanismes d’application des normes régissant le travail salarié portent aussi la marque des origines et des raisons d’être du droit du travail (Verge et Vallée, 1997 : 133). Parallèlement au mouvement qui soustrayait la régulation de la relation d’emploi à l’emprise du droit commun, plusieurs systèmes juridiques nationaux se sont dotés d’institutions spécialisées responsables de la mise en oeuvre des normes du travail, qu’il s’agisse de tribunaux spécialisés ou de modes non juridictionnels d’intervention, comme l’inspection du travail. De façon générale, l’inspection du travail est chargée « d’assurer l'application des dispositions légales relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs dans l'exercice de leur profession »[1]. Les fonctions de contrôle et de conseil qu’assument les entités responsables de l’inspection du travail sont, en pratique, inséparables (OIT, 2011 : 94). Les fonctions d’inspection à caractère préventif sont au coeur du mandat de ces entités, notamment au moyen d’enquêtes menées sur les lieux de travail[2]. Néanmoins, les poursuites pénales demeurent, dans plusieurs cas, la seule manière d’obtenir le respect de la loi.

Bien que l’inspection du travail soit un procédé d’intervention commun à plusieurs systèmes juridiques nationaux, elle s’y est manifestée de manière fort différente (Piore et Schrank, 2008; Fine, 2016). L’histoire sociale et politique de la protection des travailleurs et du syndicalisme, une conception plus ou moins interventionniste de l’État, ainsi que les caractéristiques du droit administratif peuvent expliquer en bonne partie ces différences. Au Canada, le partage constitutionnel des compétences législatives dans le domaine du travail est aussi une source de variation importante puisque la compétence de principe dans ce domaine appartient aux provinces et que la compétence fédérale se limite à certains secteurs d’activités[3]. Notre étude porte sur l’inspection du travail relative au respect des normes minimales de travail au Québec, celle-ci présentant des singularités au regard des modèles d’inspection du travail qui existent au plan international et au Canada. Cette singularité tient au fait que l’inspection du travail au Québec combine des caractéristiques relevant de modèles fort différents d’inspection du travail.

D’une part, comme cela est le cas dans le modèle anglo-américain d’inspection du travail (Piore et Schrank, 2008 : 5 et 19), l’inspection du travail au Québec était, jusqu’au 1er janvier 2016, morcelée entre différentes entités qui avaient pour mission de veiller à l’application de lois particulières; ces entités disposaient de moyens d’intervention différents. Ainsi, en sus de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse [CDPDJ], laquelle assure notamment la mise en oeuvre de la Charte des droits et libertés de la personne[4], la mise en oeuvre des lois du travail était assurée par différents organismes administratifs, lesquels disposaient de pouvoirs et de fonctions propres. La Commission des normes du travail [CNT] assurait l’application et la surveillance de la Loi sur les normes du travail[5], alors que la mise en oeuvre de la Loi sur l’équité salariale[6] était assumée par la Commission de l’équité salariale [CES]. La Commission de la santé et de la sécurité du travail [CSST] veillait, quant à elle, à l’application de la Loi sur la santé et la sécurité du travail[7] et de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles[8] qui établissent les normes de prévention en matière de santé et de sécurité du travail et d’indemnisation en cas de lésion professionnelle.

À première vue, cette singularité ne parait pas altérée par la création de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail [CNESST], fruit de la fusion de la CNT, la CES et la CSST entrée en vigueur le 1er janvier 2016[9]. Même si ces entités sont désormais réunies au sein de la CNESST, les fonctions spécifiques et les moyens d’intervention particuliers qu’elles avaient demeurent inchangés. Il faut toujours consulter la Loi sur les normes du travail, la Loi sur l’équité salariale, la Loi sur la santé et la sécurité du travail et la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles pour avoir une vue d’ensemble des fonctions et des pouvoirs de la CNESST, ceux-ci étant établis dans ces différentes lois. Si la CNESST se présente comme « la porte d’entrée unique pour les services uniques en matière de travail »[10], l’organisme rappelait, au moment de sa création, que tous les services qui étaient auparavant offerts par les trois organismes allaient être maintenus[11].

D’autre part, l’inspection du travail au Québec se rapproche du modèle latin d’inspection du travail qui se caractérise, notamment, par l’autonomie et la diversité des moyens d’intervention de l’inspection du travail (Piore et Schrank, 2008 : 6; Weil, 2008 : 384-385). Par exemple, outre les recours de nature civile ou pénale qui peuvent être entrepris pour sanctionner une violation des normes du travail, la CNESST, tout comme la CNT à laquelle elle succède, peut décider de mener des interventions préventives ou de conformité pour surveiller le respect de ces normes. L’information donnée à la population en général, aux salariés et aux employeurs, ainsi que la formation sont aussi des moyens que la loi lui reconnaît pour atteindre cet objectif[12].

Le présent article veut présenter la genèse du modèle singulier d’inspection du travail en matière de normes du travail qui existe au Québec (section I) et examiner empiriquement, à l’aide de deux études de cas réalisées entre 2012 et 2015, la mise en oeuvre de ces normes dans un contexte marqué par une mutation importante des formes d’emploi (section II). Cet examen permettra de mettre en évidence l’effet de certains facteurs organisationnels de l’entité chargée de l’inspection du travail sur la mise en oeuvre de sa mission et l’activation de ses moyens d’intervention. Ces conclusions sont tout à fait pertinentes dans le contexte québécois actuel. En effet, même si la mission et les moyens d’assurer la surveillance du respect des normes du travail n’ont pas changé, ils s’inscrivent désormais dans un nouveau cadre organisationnel, celui de la CNESST, dont les effets sont encore méconnus.

I. les normes du travail québécoises et leurs procédés de mise en oeuvre : émergence et caractéristiques actuelles

L’inspection du travail apparait au Québec, comme dans d’autres systèmes nationaux, dans le but d’assurer le respect des premières lois du travail qui ont pour objet d’assainir l’hygiène des milieux de travail et de préserver la santé et la sécurité des travailleurs. À l’occasion des réformes successives des lois du travail, le domaine couvert par ces conditions de travail minimales s’étend en même temps que les moyens pour surveiller leur application se raffinent (section A), jusqu’à constituer l’architecture du système actuel (section B).

A. Les normes et leurs moyens de mise en oeuvre : une construction historique[13]

La première mesure législative est adoptée par le législateur québécois en 1885. D’application relativement restreinte, l’Acte des manufactures de Québec[14] ne vise que les établissements industriels de plus de 20 employés. Cette loi encadre les conditions d’hygiène et de salubrité dans les manufactures, limite les heures de travail des femmes et des enfants à 60 heures par semaine et prévoit pour ces employés un droit à la pause-repas[15]. Pour veiller à son application, la loi prévoit la nomination d’inspecteurs, dont les trois premiers, nommés en 1888, forment le Bureau de l’inspection (Désîlets et Ledoux, 2006 : 38). Ces inspecteurs ont des pouvoirs étendus, notamment ceux d’entrer dans toute manufacture à toute heure raisonnable, d'exiger la production de tout document prescrit par la loi, d’interroger toute personne employée dans une manufacture sur toute matière relevant de la loi, d'assigner toute personne pour rendre témoignage et d'exercer tous les autres pouvoirs qui peuvent être nécessaires pour donner suite à la loi[16].

Ces inspecteurs pouvaient intenter une poursuite pénale en vertu de la loi à la suite d’une inspection ou sur réception d’une plainte (Désîlets et Ledoux, 2006 : 30 et 32). Le montant très peu élevé des amendes prévues par la loi n’avait toutefois aucun effet dissuasif. Par ailleurs, cette loi ne conférait aucun droit de recours particulier à l’employé qui pouvait, s’il en avait les ressources, poursuivre l’employeur en dommages et intérêts devant les tribunaux civils (Désîlets et Ledoux, 2006 : 32). En 1894, l’Acte des manufactures de Québec est remplacé par la Loi relative aux établissements industriels[17] qui s’applique, sauf exceptions, à tous les établissements industriels (Désîlets et Ledoux, 2006 : 39) et, à partir de 1934, aux établissements commerciaux[18].

Comme le nombre de plaintes d’employés était minime, les enquêtes étaient rarissimes. C’est donc essentiellement par ses pouvoirs d’inspection des milieux de travail que le Bureau veillait à l’application de la loi (Désîlets et Ledoux, 2006 : 47). Il appert, toutefois, que le rôle des inspecteurs était important hors du cadre formel qui leur était imposé par la loi. Ceux-ci, outrepassant leur mandat, se transformaient en conciliateurs, à la demande des parties (Désîlets et Ledoux, 2006 : 45), et étaient fréquemment appelés à témoigner dans des réclamations en dommages et intérêts opposant des employés et leurs employeurs devant les tribunaux civils (Désîlets et Ledoux, 2006 : 49).

Ce n’est qu’en 1919, face à la présence accrue des femmes sur le marché du travail pendant la Première Guerre mondiale, que le législateur intervient une première fois en matière de salaire minimum, avec l’adoption de la Loi du salaire minimum pour les femmes[19]. Cette loi ne remplace pas la Loi relative aux établissements industriels[20], mais la complète en traitant d’une question que cette première loi n’abordait pas. Graduellement, notamment avec l’adoption de la Loi des salaires raisonnables[21] en 1937 et de la Loi du salaire minimum[22] en 1940, les normes en matière de durée du travail et de salaire minimum relèvent d’une même loi s’appliquant aux femmes et aux hommes. Malgré cet élargissement du champ d’application de ces lois, les normes du travail ne sont pas universelles. Elles sont plutôt définies dans des « ordonnances » visant des secteurs, occupations ou zones géographiques donnés et fixant des échelles de salaires minimums et non des salaires minimums uniformes (Désîlets et Ledoux, 2006 : 72-77; 119-125; 157-165).

Ces lois ont aussi en commun d’instituer des « Commissions » [23] ou « Office » [24] (que nous désignerons dans le reste de cette section sous le terme « Commissions ») qui intervenaient, en amont, dans le processus de détermination du contenu des ordonnances et, en aval, dans la surveillance de leur application. Ces Commissions devaient surveiller le respect du contenu des ordonnances. Toutes avaient le pouvoir de poursuivre un employeur qui versait un salaire inférieur à celui prescrit par une ordonnance afin qu’une sanction pénale lui soit imposée (Désîlets et Ledoux, 2006 : 60-61; 110-111; 153-154). Si la personne salariée pouvait aussi poursuivre son employeur en réclamation de salaire, il fallut attendre la Loi du salaire minimum[25] de 1940 pour que la Commission du salaire minimum puisse poursuivre un employeur au nom d’un employé (Désîlets et Ledoux, 2006 : 153). Par ailleurs, les poursuites pénales pouvaient faire suite au dépôt de plaintes de personnes salariées, mais la protection de celles-ci n’a été renforcée qu’en 1937, par l’interdiction d’un congédiement sans raison valable d’une personne salariée qui avait porté plainte à l’Office ou qui avait témoigné dans une poursuite contre l’employeur, et, en 1940, par un recours en dommages et intérêts pour un congédiement abusif (Désîlets et Ledoux, 2006 : 110-111 et 153).

Rien d’étonnant, dans ce contexte, à ce que les poursuites pénales pouvant conduire à l’imposition d’amendes aux employeurs trouvés coupables aient été pratiquement inexistantes entre 1919 et 1931. Ce n’est qu’avec la Grande Crise des années 1930 que la situation commence à changer (Ledoux, 2003). En effet, 39 poursuites sont intentées en 1932 et un premier employeur est condamné, les autres poursuites étant réglées à l’amiable (Désîlets et Ledoux, 2006 : 86). La négociation du retrait des poursuites, contre le remboursement des personnes salariées, semble pratique courante au sein des Commissions, pratiques qui se succèdent de 1919 à 1940, en l’absence de recours civils accessibles pour la personne salariée (Désîlets et Ledoux, 2006 : 84 et 134).

À première vue, l’autonomie et l’expertise des Commissions qui se succèdent pendant cette période semblent de mieux en mieux reconnues. En effet, en 1930, la Commission du salaire minimum des femmes obtient une administration séparée du ministère des Travaux publics et du Travail; à partir de 1931, cette Commission relève du ministère du Travail nouvellement créé (Désîlets et Ledoux, 2006 : 81-82; Gagné et Trudel, 1955 : 21-22). De plus, dès 1937, les Commissions obtiennent le droit de prélever auprès des employeurs les sommes nécessaires à leurs activités (Désîlets et Ledoux, 2006 : 107, 133 et 138)[26]. Il n’en demeure pas moins qu’en réalité, ces Commissions restent soumises à un contrôle étroit du gouvernement : la moindre dépense ou décision administrative devait être soumise à son approbation (Désîlets et Ledoux, 2006 : 134, 151 et 204).

À cause de cette « tutelle absolue » (Désîlets et Ledoux, 2006 : 204) dans les domaines les plus importants qui relevaient de son mandat, la Commission du salaire minimum, créée en 1940, ne réussira pas à introduire des changements significatifs dans le régime des conditions minimales de travail pendant ses 40 années d’existence. Ce contexte historique particulier permet de comprendre les choix que fera le législateur, en 1979, en faveur d’une véritable politique publique en matière de normes minimales et d’inspection du travail.

B. La nouvelle légitimité des normes de travail

L’adoption de la LNT s’inscrit dans une réorientation des politiques de l’État dans le domaine du travail : prenant acte du fait que « la majorité des salariés n’étaient pas syndiqués, l’État intervint pour établir des régimes universels, applicables aux travailleurs syndiqués et non syndiqués, et des mécanismes indépendants devant veiller à leur respect » (Vallée et Gesualdi-Fecteau, 2007 :169).

La LNT qui succède, en 1979, à la Loi du salaire minimum[27], incarne cette « renaissance ». La LNT envisage, désormais, une variété de sujets qui font maintenant l’objet de prescriptions minimales, assure une protection des personnes salariées plaignantes et introduit des mesures afin que les parties à la relation d’emploi et la population tout entière connaissent ses prescriptions. Face à l’insuffisance d’une intervention exclusivement pénale, la LNT prévoit une panoplie de moyens d’intervention et des recours spécialisés de nature civile par lesquels la CNT, chargée de la surveillance du respect de la LNT, accompagne la personne salariée. Cette loi, qui a fait l’objet de plusieurs modifications, notamment deux révisions majeures en 1990[28] et en 2002[29], sera succinctement présentée dans la teneur de ses normes (section 1) et dans ses procédés de mise en oeuvre (section 2).

1. Le contenu des normes minimales du travail

Depuis 1979, les conditions minimales de travail ne sont plus établies dans des ordonnances, mais dans la loi elle-même, ainsi que dans ses règlements, pour l’ensemble des personnes salariées au sens de la loi, qu’elles soient syndiquées ou non et quel que soit l’endroit où elles exécutent leur travail au Québec[30]. Sous réserve des dérogations particulières qu’elle autorise, les normes établies dans la LNT sont d’ordre public et constituent des conditions minimales de travail qui limitent le contenu possible d’un contrat de travail, d’une convention collective ou d’un décret de convention collective[31]. Cette portée « universelle » de la LNT est bien reflétée par des statistiques récentes. En 2014, 54,2 % des personnes salariées du Québec, soit 1 897 475 personnes, n’avaient que la LNT pour encadrer leurs conditions de travail (CNT, 2015 : 14). C’est pourquoi la LNT, bien qu’elle s’applique aux personnes salariées syndiquées et non syndiquées, est souvent qualifiée de « convention collective des non-syndiqués » (Désîlets et Ledoux, 2006 : 120). Par ailleurs, en 2013, 247 611 employeurs, soit 83,9% de ceux qui sont assujettis au paiement d’une cotisation en vertu de la Loi sur les normes du travail, n’avaient que cette loi pour encadrer les conditions de travail dans leur entreprise (CNT, 2015 : 14).

Les normes contenues dans la LNT traitent de plusieurs dimensions importantes de la relation d’emploi. La LNT contient d’abord des normes afférentes à la rémunération. Si la rémunération peut prendre différentes formes (rémunération en fonction de la durée de la prestation de travail, du rendement de la personne salariée, à la pièce, etc), toutes les personnes salariées ont le droit de recevoir le salaire minimum. Depuis le 1er mai 2016, le taux général du salaire minimum est établi à 11,25$ de l’heure, alors que le taux horaire des personnes salariées à pourboire se situe à 9,45$[32]. En plus du salaire minimum, la LNT prévoit différents minima pécuniaires. Il s’agit, notamment, de l’indemnité de congé annuel[33], de l’indemnité payable à l’occasion d’un jour férié[34] et de la majoration du taux de salaire au-delà de la semaine normale de travail[35].

La LNT permet également de créer une certaine démarcation entre le temps de travail et les autres temps sociaux. Elle instaure une durée normale de travail fixée sur une base hebdomadaire de 40 heures, ainsi que l’obligation de rémunérer, à taux majoré, les heures de travail supplémentaires ou de les remplacer, dans les conditions qu’elle établit, par un congé payé[36]. Des dispositions viennent également limiter l’obligation faite à la personne salariée de travailler au-delà de ses heures habituelles de travail lorsque l’employeur le requiert[37]. De plus, la LNT instaure sept jours fériés, chômés et payés[38], auxquels s’ajoute le jour férié et chômé de la fête nationale[39]. Elle donne droit à des congés annuels payés d’une durée qui varie selon le service continu de la personne salariée[40] et à des périodes de repos[41]. La LNT permet aussi aux personnes salariées de s’absenter, sans salaire et pour une durée limitée, pour différentes raisons, notamment pour cause de maladie ou pour des raisons familiales ou parentales[42].

La LNT interdit également à un employeur de congédier, de suspendre ou de déplacer une personne salariée, d’exercer à son endroit des mesures discriminatoires ou des représailles ou de lui imposer toute autre sanction à cause de l’exercice d’un droit que la loi énonce, notamment parce qu’elle a bénéficié d’un congé prévu à la loi ou, s’agissant d’une salariée, parce qu’elle est enceinte[43]. De plus, la LNT prévoit un recours à l'encontre d'un congédiement sans une cause juste et suffisante[44]. Cette protection constitue l'une des principales innovations apportées par la LNT lors de son adoption.

Finalement, depuis le 1er juin 2004, la LNT reconnaît explicitement le droit des personnes salariées à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique[45] et leur confère un droit de recours[46].

2. La surveillance du respect de la loi : les rôles de la CNT/CNESST

Contrairement aux Commissions qui l’ont précédée, la CNT, instituée par la LNT, et la CNESST, qui l’a remplacée[47], n’ont pas le pouvoir d’émettre des ordonnances établissant les normes minimales de travail. Leur rôle est exclusivement de surveiller la mise en oeuvre et l’application de ces normes[48] .

Ainsi, la gestion de la CNT/CNESST incombe à un Conseil d’administration[49]. Le financement de la CNT/CNESST est assuré par des cotisations versées par les employeurs en vertu des différentes lois dont elle surveille l’application[50]. En ce qui concerne les activités de surveillance et d’application des normes minimales du travail, il s’agit d’un modèle de financement unique au Canada, puisque dans les autres provinces canadiennes ainsi qu’au niveau fédéral, ces activités sont effectuées au sein d’un ministère et financées à même les coffres de l’État (Désîlets et Ledoux, 2006 : 153). La CNT/CNESST doit rendre des comptes : ainsi, au plus tard dans les six mois qui suivent la fin de son exercice financier, un rapport d’activités pour cet exercice financier doit être remis au ministre du Travail[51]. De plus, la CNT/CNESST doit établir un plan stratégique identifiant, notamment, ses orientations stratégiques, objectifs et axes d’intervention, les résultats visés, ainsi que les indicateurs de performance utilisés pour mesure l’atteinte de ces résultats[52].

Conformément au mandat législatif que lui confie la Loi sur les normes du travail[53], la CNT/CNESST s’acquitte du traitement de plaintes (section a) et de la surveillance de l’application des normes minimales (section b).

a. La mise en oeuvre des recours prévus à la LNT : le traitement de plaintes par la CNT/CNESST

La LNT prévoit différentes catégories de recours, dont un recours de nature civile permettant de réclamer les sommes dues à une personne salariée[54]. Lorsqu’un employeur omet de payer le salaire ou tout autre avantage pécuniaire résultant de la LNT ou d’un règlement, la CNT/CNESST peut, pour le compte de la personne salariée, formuler une réclamation auprès de l’employeur[55]. Cette réclamation découlera d’une plainte déposée à la CNT/CNESST par la personne salariée ou par un organisme sans but lucratif de défense des droits des personnes salariées lorsque la personne salariée y consent par écrit[56]; une telle réclamation peut également découler d’une enquête que la CNT/CNESST aura engagée proprio motu[57].

La LNT confère à la CNT/CNESST le pouvoir de faire enquête; la personne qui procède à l’enquête est d’ailleurs investie des pouvoirs accordés aux commissaires nommés en vertu de la Loi sur les commissions d’enquête, sauf le pouvoir d’emprisonner[58]. Les inspecteurs-enquêteurs peuvent donc « pénétrer à une heure raisonnable en tout lieu du travail ou établissement d’un employeur et en faire l’inspection; celle-ci peut comprendre l’examen de registres, livres, comptes, pièces justificatives et autres documents » et « exiger une information relative à l’application de la présente loi ou d’un règlement, de même que la production d’un document qui s’y rapporte »[59]. L'identité de la personne salariée concernée par une plainte ne doit pas être dévoilée au cours de l’enquête, sauf si cette dernière y consent[60].

Lorsque, à l’issue d’une enquête, la plainte de la personne salariée semble fondée, la réclamation passe au stade juridictionnel. La CNT/CNESST met l’employeur en demeure de payer, dans les 20 jours, la somme d’argent qu’elle estime due à la personne salariée[61]. À l’expiration de ce délai, elle exerce un recours civil et peut devenir partie au litige : elle agit alors en justice, en son propre nom et pour le compte d’une personne salariée, devant le tribunal judiciaire compétent, faute par la personne salariée de le faire elle-même[62]. Durant l’exercice 2014-2015, la CNT a traité 17 036 dossiers liés à des normes pécuniaires, dont 13 607 n’ont nécessité aucune intervention juridique, c’est-à-dire aucun recours devant le tribunal (CNT, 2015 : 4 et 40). Ce résultat s’explique certainement par le fait qu’à l’instar de la CNESST, la CNT disposait du mandat de rapprocher les parties et d’amener celles-ci à s’entendre sur leurs mésententes[63]; de telles interventions peuvent se solder par un paiement partiel ou total de la réclamation, ce qui évitera que le litige fasse l’objet d’un traitement juridictionnel[64].

La CNT/CNESST a aussi une compétence spécifique à l’égard des recours en matière de pratique interdite[65]et de congédiement sans cause juste et suffisante[66]. La personne salariée qui souhaite exercer un recours en vertu de ces dispositions doit le faire dans les 45 jours suivant son congédiement ou la pratique dont elle se plaint en déposant une plainte à la CNT/CNESST[67]. Même si elles ne sont pas empreintes d’un excès de formalisme, ces plaintes doivent tout de même être formulées par écrit dans les délais prévus qui, eux, sont de rigueur. Si la CNT/CNESST ne dispose pas du pouvoir d’enquête en ces matières, elle pourra représenter les personnes salariées devant le tribunal spécialisé chargé d’entendre ces litiges[68]. Durant l’exercice 2014-2015, la CNT a traité 5223 plaintes liées à des congédiements sans cause juste et suffisante, dont 3863 sans intervention juridique, ainsi que 4003 demandes liées à des pratiques interdites, dont 3075 sans intervention juridique (CNT, 2015 : 4 et 40).

En matière de harcèlement psychologique, les voies de recours des personnes salariées syndiquées et non syndiquées ont été clarifiées par le législateur dès l’adoption de ces dispositions[69]. Seule une personne salariée non syndiquée peut interpeller la CNT/CNESST en cette matière; la plainte doit lui être adressée par écrit dans les 90 jours de la dernière manifestation de la conduite d’harcèlement[70]. La CNT/CNESST, sur réception de la plainte, doit faire enquête avec diligence. À l’issue de cette enquête, l’organisme peut représenter la personne salariée devant le tribunal chargé d’entendre ce recours[71]. Durant l’exercice 2014-2015, la CNT a traité 3266 plaintes de harcèlement psychologique, dont 3089 sans intervention juridique (CNT, 2015 : 4 et 40).

Les personnes salariées peuvent aussi déposer des plaintes dites administratives, suivant la même procédure qu’en matière pécuniaire. Ces plaintes concernent l’application de normes qui n’entraînent généralement pas de pertes financières pour la personne salariée, par exemple, le défaut de l’employeur de donner un bulletin de paie[72]. À l’instar de ce qui prévaut en matière de harcèlement psychologique ou à l’égard de réclamations pécuniaires, la CNT/CNESST dispose d’un pouvoir d’enquête et peut ordonner à l’employeur de corriger la situation. Durant l’exercice 2014-2015, la CNT a réalisé près de 2000 interventions administratives; celles-ci concernaient principalement l’absence de bulletin de paye (CNT, 2015 : 40).

Si l’ensemble des violations de normes prévues à la LNT peut engendrer l’activation des recours de nature pénale[73], ces recours permettent également de sanctionner les employeurs qui empêchent la CNT/CNESST de réaliser son mandat. La loi prévoit, notamment, qu’un employeur qui entrave, de quelque façon que ce soit, l'action de la CNT/CNESST ou d'une personne autorisée par elle dans l'exercice de ses fonctions ou la trompe par réticence ou fausse déclaration pourra être sanctionné[74]. Les amendes varient entre 600$ à 1 200$ et, pour toute récidive, elles se situent entre 1 200$ à 6 000$[75]. Durant l’exercice 2014-2015, la CNT a émis 646 rapports d’infraction pénale et obtenu près de 191 condamnations. De plus, il appert que près de 7 poursuites pénales sur 10 débouchent sur une condamnation (CNT, 2015 : 5 et 46).

b. La surveillance de l’application de la LNT : les activités de nature préventive

La CNT/CNESST exerce des fonctions d’information et de renseignement auprès de la population en ce qui a trait aux normes du travail[76], et auprès des personnes salariées et des employeurs concernant leurs droits et obligations prévus dans la loi[77]. Pour ce faire, la CNT/CNESST dispose notamment d’un service de renseignements centralisé couvrant l’ensemble du territoire québécois. En 2014-2015, ce service a pris en charge près de 278 000 appels d’employeurs et de personnes salariées, et il a donné suite à plus de 18 500 demandes de renseignement par courriel (CNT, 2015 : 5 et 38).

Mais il y a plus. Les activités de la CNESST se déploient également via l’approche dite de prévention. Selon le modèle retenu, les axes de la prévention se déclinent en trois grands types de stratégies ou d'actions complémentaires qui interpellent et impliquent l'ensemble des activités de la Commission. Par la « prévention dite primaire », la CNT/CNESST vise à éviter les infractions à la loi en veillant au développement d’une approche informationnelle[78]. Ainsi, en 2014-2015, la CNT réalisa 113 séances d’information auprès de groupes jugés « à risque », dont 50 auprès de jeunes, 35 auprès de personnes en situation d’insertion au travail et 28 auprès d’employeurs à risque au niveau du harcèlement psychologique (CNT, 2015 : 43).

Si la « prévention dite secondaire » cherche à éviter le dommage causé par une infraction en effectuant des activités de rapprochement des parties à la relation d’emploi, la « prévention dite tertiaire » conduira la CNT/CNESST à tenter de limiter de nouvelles infractions ou le risque de récidive par le biais d’activités dissuasives ou de réparation. Ce faisant, elle pourra se substituer aux personnes salariées et initier des recours pour leur compte, voire même entreprendre des procédures pénales. Rappelons que ces activités de prévention secondaire et tertiaire découlent du pouvoir de la CNT/CNESST de faire enquête de sa propre initiative[79]; elles ne sont donc généralement pas entreprises à la suite de plaintes de personnes salariées.

En 2014-2015, la CNT a réalisé 215 activités relevant de la prévention secondaire et 1376 activités relevant de la prévention tertiaire; près de 23 631 personnes salariées ont été visées par ces interventions (CNT, 2015 : 45). Dans le cas des interventions relevant de la prévention tertiaire, dans 688 des cas, des infractions à la LNT ont été constatées (CNT, 2015 : 45).

Si les interventions de nature informationnelle peuvent être effectuées par des agents oeuvrant au sein du service des renseignements ou par des inspecteurs-enquêteurs, les activités relevant de la prévention secondaire ou tertiaire sont, quant à elles, toujours réalisées par des inspecteurs-enquêteurs, lesquels disposent des importants pouvoirs que leur confère la LNT[80].

En somme, la LNT paraît, à première vue, avoir corrigé les lacunes des lois qui l’ont précédée en ce qui concerne les normes du travail. Elle rassemble sous un même couvert des normes salariales de portée universelle fixant un taux de salaire précis plutôt que des échelles de salaires disséminées dans plusieurs ordonnances. En sus des normes portant sur la durée du travail et les congés sociaux, la LNT prévoit des mécanismes de protection de l’emploi et confère aux personnes salariées le droit à un milieu de travail exempt de harcèlement psychologique. Ces protections s’accompagnent de mécanismes de plaintes et de recours. La LNT confère également à un organisme administratif le mandat d’assurer la surveillance et la mise en oeuvre de ces protections et elle dote celui-ci d’importants pouvoirs, notamment dans le cadre de ces recours nouveaux. Cet organisme conserve aussi des pouvoirs d’intervention plus « traditionnels » en termes de prévention et d’inspection du travail et de poursuite pénale, comme les Commissions qui l’ont précédé.

Or, cette coexistence de différents moyens d’intervention au sein de la CNT/CNESST soulève la question de l’« usage » qu’elle fait des pouvoirs qu’elle détient en matière de prévention et en matière pénale dans ce nouveau contexte.

II. L’inspection en action au sein de la CNT/CNESST: illustrations tirées d’études empiriques

Sur le plan formel, nous avons vu que la CNT/CNESST dispose d’une diversité de moyens d’intervention visant à assurer une mise en oeuvre effective des protections de la LNT : c’est d’ailleurs l’une des caractéristiques qui distingue la CNT/CNESST des Commissions qui l’ont précédée. Dans ce contexte inédit, les activités préventives et le pouvoir d’intenter des poursuites pénales sont-ils, concrètement, perçus par la CNT/CNESST et ses agents comme des outils appropriés pour assurer le respect des normes? Pour traiter de cette question, nous nous appuyons sur les résultats de deux études empiriques que nous avons menées au cours des dernières années sur la mise en oeuvre des normes du travail chez des personnes occupant de nouvelles formes d’emploi. Il s’agit d’études qualitatives pour lesquelles nous avons pu accéder aux dossiers traités par la CNT et mener des entrevues avec des membres de son personnel.

L’une de ces études portait sur l’usage, par les travailleurs agricoles étrangers embauchés via un programme de migration temporaire (PMT), des protections proposées par la LNT[81]. L’autre étude visait à mieux comprendre dans quelle mesure les dispositions de la LNT portant sur la durée du travail constituaient un rempart utile pour les personnes salariées occupant des emplois caractérisés par des heures de travail imprévisibles ou irrégulières, notamment des travailleurs sur appel qui travaillent à la demande et qui sont généralement soumis à une importante obligation d’être disponibles pour leur employeur en dehors de leur temps de travail effectif[82]. Si ces études visaient d’abord à identifier les obstacles que rencontrent les personnes salariées qui occupent ces nouvelles formes d’emploi lorsqu’il s’agit pour celles-ci de jouir des protections prévues par la LNT, elles mettent également en lumière la capacité d’ajustement stratégique dont disposent la CNT/CNESST et ses agents afin de s’ajuster aux défis générés par la présence de cette main-d’oeuvre. En mettant en commun ces deux études, nous sommes en mesure d’examiner, in concreto, les contraintes et les opportunités qui caractérisent l’action de la CNT/CNESST en matière de prévention (section A) et en matière pénale (section B).

A. Le rôle préventif de la CNT/CNESST : manifestations de l’autonomie de l’acteur institutionnel

Dans le cadre de la première étude qualitative qui portait sur la protection des travailleurs agricoles étrangers embauchés via un PMT, il a été possible de documenter une intervention de la CNT par la voie de ce que Weil appelle une « enquête programmée », c’est-à-dire une enquête menée à l’initiative de l’inspection du travail sans que des plaintes aient été déposées par les salariés (Weil, 2008 : 381, 384-387 et 396-398). Pour Weil, ce type d’intervention pallie les limites d’un processus d’inspection axé sur les plaintes des salariés, qui est purement réactif et qui comporte le risque d’ignorer des entreprises, voire des secteurs d’activités complets, où les salariés déposent peu de plaintes même si le respect des normes du travail peut y être problématique (Weil, 2008 : 380-381; 387-396). Le recours à l’enquête programmée exige cependant une autonomie de l’inspection du travail dans l’identification de ses choix stratégiques, ainsi qu’une capacité de planifier et d’effectuer de telles inspections (Weil, 2008 : 387).

Même si le traitement des plaintes des personnes salariées est au coeur des activités de surveillance de la CNT, celle-ci peut aussi faire enquête de sa propre initiative en matière de réclamation pécuniaire, ainsi que nous l’avons vu dans la section précédente. C’est dans ce cadre que s’est déployée l’intervention de la CNT auprès de travailleurs agricoles étrangers et de leurs employeurs.

Dans son Programme de prévention 2008-2012, la CNT avait retenu cinq problématiques sur lesquelles l’organisme allait concentrer ses efforts (CNT, 2009 : 14). La CNT avait notamment choisi de cibler les travailleurs agricoles étrangers (CNT, 2009 : 20). Ce choix se justifiait par le fait que les employeurs québécois avaient recours de façon croissante à une main-d’oeuvre étrangère (CNT, 2009 : 20). Pour la CNT, les travailleurs agricoles étrangers étaient susceptibles de constituer une clientèle vulnérable quant à l’application des normes du travail car « les différences culturelles et linguistiques auxquelles ces travailleurs sont confrontés [à leur arrivée au Québec] peuvent les conduire à un isolement social qui rend difficile l’exercice de leurs droits au travail » (CNT, 2009 : 20-21). L’intégration de cette problématique dans le programme de prévention visait, notamment, à comprendre dans quelle mesure les travailleurs étrangers connaissaient leurs droits et s’ils les faisaient valoir. La CNT cherchait également à mieux cerner les effets de l’articulation entre les conditions posées par les divers programmes fédéraux permettant l’admission de travailleurs étrangers temporaires et la mise en oeuvre de la LNT (CNT, 2009 : 21). Ce faisant, la CNT cherchait à s’outiller afin de mieux promouvoir le respect des normes du travail à leur égard (CNT, 2009 : 21).

Ainsi, entre 2009 et 2012, près de 2 805 travailleurs agricoles étrangers et 174 employeurs du secteur agricole ayant recours aux PMT pour combler leurs besoins de main-d’oeuvre ont été ciblés par la CNT[83]. Il s’agissait notamment d’entreprises opérant dans les secteurs maraicher et pomicole, mais aussi dans les productions aviaire, laitière et de petits fruits.

Les interventions réalisées auprès des travailleurs agricoles étrangers et de leurs employeurs ont été effectuées par une équipe dédiée, composée d’inspecteurs-enquêteurs et de préposés aux renseignements expérimentés. Cette décision était motivée par la complexité des enjeux afférents à l’embauche de travailleurs via des PMT. En sus des particularités de cette main-d’oeuvre, qui ne dispose pas de la citoyenneté politique ou de la résidence permanente, l’encadrement normatif de la prestation de travail des travailleurs étrangers temporaires découle de l’interface entre le droit du travail et le droit de l’immigration. Ainsi, les agents de la CNT qui allaient faire ces interventions devaient être formés de façon conséquente : en sus du contenu de la LNT, ils devaient connaitre les principales règles gouvernant l’administration des PMT. Les interventions destinées aux travailleurs agricoles étrangers embauchés via un PMT et à leurs employeurs ont été effectuées in situ[84]. Ces interventions, généralement réalisées en soirée, visaient à établir un contact direct avec l’employeur et les travailleurs. Il s’agissait pour la CNT d’une « nouvelle façon de procéder » (CNT-TET-1 :1).

En 2009-2010, la CNT avait décidé d’effectuer des interventions de prévention primaire et secondaire. Ainsi, pendant qu’un agent de l’organisme se chargeait de conduire une séance d’information, en espagnol, auprès des travailleurs, un autre s’adressait à l’employeur et invoquait avec lui les paramètres normatifs établis par la LNT. Cet agent devait également indiquer à l’employeur toute pratique non-conforme à la LNT. Ces interventions pouvaient être effectuées indifféremment par des préposés aux renseignements ou par des inspecteurs-enquêteurs.

Entre 2010 et 2012, la CNT décida de juxtaposer des interventions de type primaire, secondaire et tertiaire. Ainsi, en sus d’une approche informationnelle, le constat d’une violation à une norme pécuniaire contenue à la LNT pouvait mener la CNT à établir des réclamations de nature pécuniaire pour le compte des travailleurs agricoles étrangers[85]. Si l’intervention auprès des travailleurs était réalisée par des préposés aux renseignements ou des inspecteurs-enquêteurs parlant l’espagnol, l’intervention auprès de l’employeur incombait nécessairement à un inspecteur-enquêteur. En effet, il revient aux inspecteurs-enquêteurs de faire enquête et d’établir une réclamation pour le compte de l’organisme[86].

Tout au long de cette enquête programmée, les interventions auprès des travailleurs agricoles étrangers et de leurs employeurs étaient effectuées simultanément, mais de façon distincte. Au fil des interventions, les équipes développèrent un modus operandi efficace : lorsque les préposés aux renseignements suspectaient une violation à la LNT, le co-équipier inspecteur-enquêteur en était informé. L’inspecteur-enquêteur pouvait, incidemment, glaner des informations additionnelles auprès de l’employeur et il sollicitait parfois le concours du préposé aux renseignements afin que celui-ci recueille la version des travailleurs agricoles étrangers.

De façon générale, les employeurs semblent avoir collaboré avec les intervenants de la CNT, même si certains employeurs se sont montrés réticents, voire agressifs, lors de l’annonce de la visite de la CNT. Afin de contrer l’attitude de certains employeurs, les agents de la CNT ont spontanément déployé des stratégies ad hoc et des approches argumentaires visant à apaiser leurs appréhensions. Ils signalaient qu’ils étaient des « fonctionnaires du gouvernement et non des gens [venus] pour faire rentrer le syndicat » (TET-CNT-4 : 5), et rappelaient qu’ils aborderaient les droits des personnes salariées contenus à la LNT, mais également les différentes obligations des deux parties au contrat de travail.

C’est dans la foulée de cette enquête programmée que la CNT a décidé de développer différents outils didactiques s’adressant directement aux travailleurs agricoles étrangers. Une brochure en langue espagnole adaptée aux réalités professionnelles des travailleurs agricoles étrangers a été conçue et distribuée à partir de 2009 (TET-CNT-1 : 3). Profitant de l’expérience tirée de ces interventions, la CNT a diversifié, étoffé et adapté la documentation destinée à cette main-d’oeuvre. Selon un répondant de l’organisme rencontré, la CNT a veillé à ajuster son niveau de langage afin de s’assurer que les travailleurs saisissent l’essence du message. Cet ajustement des ressources informationnelles disponibles constitue une retombée directe, mais non prévue, des interventions conduites par la CNT auprès de cette main-d’oeuvre.

Comme mentionné, certaines interventions réalisées entre 2010 et 2012 menèrent à des réclamations transmises à l’employeur par la CNT. Ces réclamations portaient sur le montant maximum pouvant être exigé par un employeur pour la chambre et la pension[87]. En effet, jusqu’au 1er mai 2012, le Règlement sur les normes du travail[88] prévoyait que le montant maximum qui pouvait être exigé de la personne salariée était de 20$ par semaine lorsque les conditions de travail de cette personne l’obligeaient à loger à l’établissement ou à la résidence de l’employeur[89]. En 2010 et 2011, la CNT a entrepris des recours en réclamation du trop-perçu pour le compte de plus de 1014 travailleurs agricoles étrangers; des procédures judiciaires furent instituées contre 34 employeurs. Dans ces dossiers, la CNT se substitua aux travailleurs agricoles étrangers et initia proprio motu des poursuites judiciaires pour leur compte.

En tout état de cause, au printemps 2012, une offre globale de règlement hors-cour fut transmise à la CNT. Cette offre de règlement fut pilotée par une association d’employeurs embauchant de la main-d’oeuvre étrangère, laquelle disposait du mandat de représenter ses membres dans ce litige, et visait les 1014 travailleurs agricoles étrangers pour le compte desquels la CNT avait entamé des recours. Rappelons que la LNT prévoit que la CNT « peut accepter pour un salarié qui y consent ou pour un groupe de salariés visés dans une réclamation et dont la majorité y consent, un paiement partiel en règlement des sommes que lui doit son employeur »[90] . Lorsqu’un employeur soumet une offre de règlement à la CNT et que le recours vise une multitude de personnes salariées, la CNT privilégie une procédure de « coupons-réponses ». Ainsi, une lettre explicative ainsi qu’un coupon-réponse furent transmis par courrier à chacun des travailleurs agricoles étrangers. Ceux-ci furent invités à transmettre leur décision à la CNT par retour de courrier. Ils pouvaient communiquer avec les procureurs assignés au dossier pour obtenir des clarifications.

Eu égard à l’offre de règlement présentée aux travailleurs agricoles étrangers, la CNT a dû déployer des stratégies singulières afin de parvenir à rejoindre les travailleurs. L’organisme décida de dépêcher des équipes sur les fermes, lesquelles étaient composées d’un avocat de la CNT et d’un interprète, généralement issu du service des renseignements, afin de rencontrer les travailleurs visés par la réclamation. Les représentants de la CNT étaient chargés de présenter l’offre de règlement aux travailleurs, de répondre aux questions de ceux-ci et de recueillir leur décision quant à l’offre de règlement. La CNT décida de poursuivre ces rencontres in situ jusqu’à ce que 50% des travailleurs agricoles étrangers aient voté en faveur du règlement. Les travailleurs qui n’étaient pas au Québec ou qui n’avait pas été rencontrés furent informés de l’issue de la réclamation établie pour leur compte par la CNT par courrier; les documents transmis étaient en espagnol.

Plusieurs facteurs ont milité en faveur du choix d’une telle stratégie par la CNT. D’une part, l’organisme désirait rencontrer le plus rapidement possible le plus grand nombre de travailleurs avant que ceux-ci ne repartent à l’étranger. D’autre part, dans la vaste majorité des cas, l’adresse des travailleurs agricoles étrangers consignée aux dossiers de la CNT était celle de l’employeur. Il était donc impossible pour l’organisme de s’assurer que les travailleurs avaient effectivement reçu le coupon-réponse. Du point de vue d’un répondant, c’était « beaucoup plus efficace d’avoir les 45 [travailleurs] en avant de nous et de pouvoir répondre aux questions on the spot [sur place] » (TET-CNT-5 : 12). La mise en oeuvre d’une telle stratégie était possible car, contrairement à la « main-d’oeuvre locale » qui est généralement chez elle, les travailleurs agricoles étrangers sont « regroupés » et habitent chez l’employeur (TET-CNT-5 : 12). L’incidence des barrières linguistiques et du caractère temporaire du séjour professionnel des travailleurs agricoles étrangers a été déterminante dans la décision de la CNT de procéder ainsi.

Bien que la CNT consignait dans un Plan stratégique et dans un Programme de prévention les priorités organisationnelles qui guidaient ses activités préventives, l’analyse des interventions qu’elle a réalisées entre 2009 et 2012 auprès des travailleurs agricoles saisonniers et de leurs employeurs permet de conclure que c’est la façon dont un acteur institutionnel mobilise sa capacité d’ajustement stratégique qui lui permet, dans les faits, d’assumer le mandat qui lui incombe. Une telle stratégie est porteuse d’effets multiples. Si les interventions visaient d’abord à ce que la CNT intervienne directement auprès des parties à la relation d’emploi, elles ont aussi permis à l’organisme d’ajuster ses outils informationnels à la réalité de cette main-d’oeuvre. L’organisme a, également, dû développer des stratégies novatrices en matière de traitement non juridictionnel des réclamations. Cette intervention a, enfin, eu une influence sur la modification des dispositions portant sur la chambre et la pension contenues au Règlement sur les normes du travail[91].

En somme, cette première étude montre qu’un acteur institutionnel comme la CNT, qui possède une expertise spécialisée et une autonomie dans l’identification de ses priorités stratégiques et l’allocation de ses ressources, a pu innover pour tirer parti des moyens d’intervention que lui reconnait la LNT. Nos deux études de cas illustrent, cependant, qu’il faut aussi de tenir compte du comportement du personnel de l’organisme chargé des opérations quotidiennes. En effet, comme nous le verrons, ce sont ces agents qui, dans les faits, mobilisent les potentialités que confère la loi. Malgré la disponibilité, sur le plan formel, de procédures pénales, nos recherches révèlent que ces agents peuvent mobiliser celles-ci différemment, ce qui n’est pas sans conséquence sur la façon dont les moyens d’intervention conférés à l’organisme se déploient.

B. Le recours aux procédures pénales comme outil d’effectivité de la LNT? Entre contingences et résistances

Nous avons vu précédemment que les dispositions pénales qui existaient pour faire respecter les lois ayant précédé la LNT étaient d’une efficacité limitée[92] et que la CNT/CNESST dispose d’une gamme de moyens étendus pour faire respecter la LNT qui va au-delà des interventions pénales. Au vu des données du Rapport annuel2014-2015 rapportées plus tôt[93], il semble bien que les poursuites pénales n’aient pas constitué le moyen d’intervention le plus souvent mobilisé par la CNT. Pourtant, dans l’objectif d’optimiser les mesures dissuasives qu’elle applique à l’égard des employeurs fautifs et, en particulier, envers les employeurs récalcitrants, la CNT avait mené une réflexion sur ses interventions en matière pénale qui s’était traduite par l’élaboration d’une « Stratégie de mise en oeuvre de l’intervention pénale » (CNT, 2014 : 21). Cette stratégie en deux volets visait à dissuader l’ensemble des employeurs de commettre une première infraction en les informant, entre autres choses, des sanctions pénales auxquelles ils s’exposaient, ainsi que des orientations de la CNT à l’égard des employeurs récalcitrants. Elle poursuivait, également, l’objectif d’éviter la récidive grâce à la mise en place de divers moyens, notamment en publicisant le nom des employeurs récalcitrants et la nature de leurs infractions.

Les deux recherches que nous avons menées révèlent qu’au-delà des orientations prises par la CNT, quatre facteurs liés à l’organisation interne des responsabilités en son sein et aux ressources que requiert l’élaboration d’une preuve solide au plan pénal pourraient expliquer le faible recours aux poursuites pénales, lorsqu’apprécié dans l’ensemble des moyens d’intervention de la CNT/CNESST, et ce, même si l’ensemble des violations des normes prévues dans la LNT peut engendrer une procédure pénale[94].

1. Le premier facteur est relié au rôle central qui est confié aux inspecteurs-enquêteurs dans la mise en oeuvre de la loi. Les inspecteurs-enquêteurs sont parmi les premiers à examiner les plaintes pécuniaires ou administratives des personnes salariées et il leur revient de signaler celles qui, à leurs yeux, pourraient constituer aussi une infraction pénale au sens de la loi[95]. Ils ont une grande discrétion à cet égard, discrétion qui a une incidence certaine sur la fréquence du recours aux poursuites pénales par la CNT/CNESST. Nos données suggèrent que le rôle déterminant des inspecteurs-enquêteurs en cette matière ne semble pas particulièrement reconnu ou valorisé, le fait pour un inspecteur-enquêteur de recommander une plainte pénale engendrant « plus de travail » (TT-CNT-1 :48) et constituant un fardeau supplémentaire qui ne lui rapporte rien puisqu’il ne figure « pas dans ses statistiques » (TT-CNT-7 : 12), ce qui soulève toute la question de l’effet pervers des critères quantitatifs utilisés pour évaluer la performance des inspecteurs-enquêteurs, une réalité aussi traitée dans d’autres recherches (Piore et Schrank, 2008 : 13-14). De plus, l’importance du rôle des inspecteurs-enquêteurs pour garantir le respect de la LNT, notamment par l’activation de ses dispositions pénales, ne se traduit pas par une grande reconnaissance institutionnelle. Il n’est pas requis que les enquêteurs de la CNT/CNESST qui interviennent en matière pécuniaire ou administrative aient une formation universitaire[96]. Comme évoqué par certains répondants, certains postes d’inspecteurs-enquêteurs sont parfois comblés par des personnes ayant une formation collégiale, et qui travaillent en même temps qu’elles poursuivent des études universitaires. Il semble que plusieurs perçoivent ce poste comme une porte d’entrée à de plus hautes fonctions, mieux rémunérées.

2. Le deuxième facteur tient aux moyens concrets dont disposent les inspecteurs-enquêteurs pour « monter » un dossier suffisamment solide qui satisfera le fardeau de la preuve hors de tout doute raisonnable qui est requis en matière pénale. Rappelons que, comme nous l’avons vu dans la section précédente, les inspecteurs-enquêteurs peuvent être amenés à se déplacer dans l’entreprise, en particulier lors d’une activité de prévention dans un secteur ciblé. Mais dans la plupart des cas, les inspecteurs-enquêteurs rattachés aux différentes Directions régionales de la CNT/CNESST interviennent dans le traitement des plaintes pécuniaires ou administratives provenant d’une personne salariée ou faisant suite à une dénonciation par un tiers. L’enquête qu’ils font dans ces circonstances n’exige pas nécessairement qu’ils se déplacent dans l’entreprise et il ressort de nos données que dans la majorité des plaintes, ils ne le font pas. À ce titre, et comme le mentionnait un répondant, ils sont davantage des « enquêteurs » que des « inspecteurs », dans la mesure où leur travail implique des échanges téléphoniques ou par écrit avec les différentes parties dans le but d’établir les circonstances factuelles ayant donné lieu à une plainte ou à une dénonciation (TT-CNT-7 : 18).

Or, un tel mode de fonctionnement peut être inadéquat dans la perspective de constituer une poursuite pénale ayant de réelles chances de succès. Il en est ainsi lorsque qu’un employeur visé, par exemple par une plainte pécuniaire concernant du travail non payé, ne communique pas à l’inspecteur-enquêteur les informations sur les heures de travail par jour et par semaine accomplies par les personnes salariées, informations qui doivent pourtant apparaître dans les registres que l’employeur a l’obligation de conserver pendant trois années[97]. Dans un tel cas, bien que la LNT précise que les inspecteurs-enquêteurs, peuvent, à l’occasion d’une enquête, pénétrer en tout lieu du travail ou établissement d’un employeur et en faire l’inspection, ce qui peut comprendre l’examen de registres, livres, comptes, pièces justificatives et autres documents[98], il semble que les inspecteurs-enquêteurs ne le font que rarement. Au lieu d’exercer les pouvoirs qui leur sont donnés par la loi, condition essentielle pour permettre à la CNT/CNESST d’aller vérifier le respect des normes pécuniaires, nos recherches révèlent qu’ils peuvent être davantage portés à signaler l’existence d’une « petite » infraction pénale comme, par exemple, le refus de fournir les renseignements demandés par l’organisme (TT-CNT-7 : 14).

Cela rend efficaces certaines stratégies de contournement des obligations pécuniaires de la loi par les employeurs. Ceux-ci ont compris qu’en raison du faible montant des amendes, ils pouvaient avoir intérêt à plaider coupable à une infraction pénale plutôt que de donner accès aux informations qui pourraient fonder une plainte pécuniaire. Un répondant nous donnait l’exemple d’un employeur qui préfère payer une amende pour refus de donner ses registres de salaire, infraction passible d’une amende maximale de 1 200 $ pour une première offense, plutôt que de payer 15 000$ de temps supplémentaire à des personnes salariées à la suite d’une plainte pécuniaire visant plusieurs d’entre elles. En privant la CNT/CNESST de l’accès à ses registres, cet employeur commet une infraction pénale, mais fait de grandes économies, car, faute de preuve, il sera difficile, voire, impossible, pour la CNT/CNESST de réclamer, via un recours civil, les sommes impayées aux personnes salariées.

Si les inspecteurs-enquêteurs n’exercent que parcimonieusement le pouvoir que leur reconnaît la loi de pénétrer à une heure raisonnable en tout lieu du travail ou établissement d’un employeur, cela peut aussi être lié, du moins en partie, à des règles de gestion qui ne favorisent pas les visites en entreprise parce que ces visites coûtent cher en termes de frais de déplacement. C’est pourquoi de telles visites doivent être autorisées[99]. Il semble que les visites des inspecteurs soient favorisées dans les secteurs sensibles, qui sont ciblés et qui sont confiés à une équipe « dédiée » d’inspecteurs-enquêteurs expérimentés qui se déplacent dans les milieux de travail, ainsi que nous l’avons vu dans la section précédente. Le déplacement de l’inspecteur-enquêteur est moins courant lorsqu’il s’agit de violations concernant une personne salariée ou un groupe de personnes salariées d’un employeur donné, initiées à la suite d’une plainte ou d’une dénonciation par un tiers.

D’autres exemples portant sur la preuve requise pour démontrer l’existence d’une infraction pénale illustrent aussi l’effet concret des moyens limités dont disposent les inspecteurs-enquêteurs. Il est plus facile de faire une preuve d’entrave à l’action de la CNT/CNESST, qui est une infraction au sens de la LNT[100], lorsque les inspecteurs-enquêteurs veulent pénétrer dans l’établissement de l’employeur et que celui-ci leur en refuse l’accès, que lorsque l’employeur ne répond pas à une lettre d’un inspecteur-enquêteur. Dans le même sens, il est plus facile de démontrer que l’employeur était au courant d’une demande d’un enquêteur, par exemple, pour avoir un document, lorsqu’elle lui est faite par huissier, plutôt que par courrier recommandé qui peut ne pas être réclamé. Mais, comme les visites en entreprise, le recours à un huissier est plus rare, car il coûte plus cher et il doit être autorisé. En l’absence de cette preuve que l’employeur connaissait la demande qui lui a été faite, il est impossible d’entreprendre une poursuite pénale contre lui pour avoir refusé de fournir un document à la CNT/CNESST[101].

3. On le voit, le manque de moyens des inspecteurs-enquêteurs peut nuire aux chances de succès d’une plainte pénale. Il peut aussi alimenter un troisième facteur qui permet d’expliquer une plus faible mobilisation des dispositions pénales de la LNT, soit le scepticisme que certains inspecteurs-enquêteurs éprouvent à l’égard de l’efficacité du processus pénal. Certains nous ont confirmé qu’ils initiaient très rarement des procédures pénales parce que, comme nous l’a confié un répondant « quand tu te trompes d’une virgule, la pénale ne tient plus » (TT-CNT-3 : 4). Ces inspecteurs-enquêteurs préfèrent d’autres stratégies d’intervention : ils usent de leur discrétion en ne priorisant pas systématiquement les dispositions pénales, perçues comme une mesure de « dernier recours » (TET-CNT-4 : 2) destinée aux employeurs « récalcitrants » (TT-CNT-3 : 4). Ces inspecteurs-enquêteurs préfèrent plutôt la concertation, que certains inspecteurs-enquêteurs, plus critiques, qualifient de stratégie de la « tape sur les doigts » (TT-CNT-1: 48). Opérant une médiation entre le droit positif et le contexte, ces inspecteurs-enquêteurs optent pour une solution de compromis visant à « respecter » les exigences et les motivations des parties à la relation d’emploi.

Lorsqu’un employeur désire collaborer à l’enquête, qu’il a une bonne « attitude » (TT-CNT-2 : 10) et qu’il démontre que c’est de bonne foi qu’il a commis une erreur, le processus qui semble prévaloir consiste d’abord à transmettre un « Suivi d’inspection »[102] à l’employeur dans lequel l’inspecteur-enquêteur indique que l’employeur s’engage dorénavant à respecter la norme pécuniaire ou non pécuniaire en cause. Les inspecteurs-enquêteurs peuvent, ainsi, s’engager dans une intervention non coercitive visant à accompagner les employeurs sur la voie de la conformité. Les employeurs devront alors établir, dans les mois suivant l’intervention de l’organisme et la transmission du « Suivi d’inspection », qu’ils se conforment à la LNT, même si certains répondants nous ont mentionné que ce suivi n’était pas toujours fait systématiquement. Il appert que les recours de nature pénale ne sont mobilisés que lorsque l’infraction concerne la violation récurrente d’une norme de la loi dans des cas « extrêmes » pouvant « s’apparenter à de l’exploitation » (TET-CNT-4 : 2); la situation doit donc être très grave.

En somme, les normes sociales qui semblent régir le pouvoir discrétionnaire des enquêteurs en matière de «signalement» de possibles infractions pénales, contingentes aux moyens dont ils disposent, pallient l’absence de critères objectifs ou statutaires permettant d’apprécier la « gravité » d’une situation; ce sera aux inspecteurs-enquêteurs d’en juger. Nos résultats de recherche nous ont permis de constater que, lorsqu’ils jugent que ce recours pénal est approprié, les inspecteurs-enquêteurs se réfèreront aux procureurs assignés aux procédures pénales de la Direction générale des affaires juridiques de l’organisme, lesquels autoriseront l’envoi de constats d’infraction à l’employeur et veilleront à ce que le dossier soit complet[103]. Certains inspecteurs-enquêteurs rencontrés mentionnent qu’au cours des dernières années, il y avait eu plus « d’ajustements » résultant d’échanges entre les procureurs et les inspecteurs-enquêteurs afin que les dossiers d’enquête soient plus complets (TT-CNT-5 : 27; TT-CNT-2 : 10).

4. L’évaluation qui est faite de la solidité d’un dossier par la Direction des affaires juridiques de la CNT est le dernier facteur que nous avons identifié permettant d’expliquer le recours limité aux poursuites pénales comme moyen de faire respecter la LNT. Nos résultats de recherche nous informent qu’une poursuite pénale concernant la violation d’une norme pécuniaire de la loi, par exemple, en matière de temps supplémentaire impayé, ne sera intentée que si la preuve peut s’effectuer « sur papier », par exemple, à l’aide des registres de salaire ou des bulletins de paye. Lorsque la preuve réunie repose uniquement sur des témoignages, elle peut ne pas être jugée suffisante pour que de telles poursuites soient engagées. Des versions contradictoires de la personne salariée et de l’employeur quant aux heures de travail supplémentaires effectuées, en l’absence de preuve sur papier, ne satisfont pas aux exigences de la preuve requise en matière pénale et rendent la poursuite vulnérable aux moyens de défense qu’un employeur peut invoquer[104]. Mais surtout, il semble qu’une preuve par témoignage s’avère très fragile dans une procédure pénale parce que les salariés ne veulent généralement pas témoigner, et s’absenter du travail, dans le cadre d’une procédure qui ne leur rapportera rien. Dans ces cas, nos résultats de recherche révèlent que la CNT n’était pas portée à utiliser le pouvoir de contraindre une personne salariée à témoigner, consciente des conséquences d’une telle contrainte sur elle, alors qu’elle n’en tire aucune compensation.

Les facteurs que venons d’exposer expliquent la tendance qui semble se dégager du contenu des dossiers de plaintes pénales que nous avons pu consulter dans le cadre de nos recherches : les pouvoirs de la CNT en matière pénale étaient mobilisés principalement lorsque l’employeur empêchait sciemment les inspecteurs-enquêteurs de faire leur travail[105]. Les poursuites pénales semblent plus rares à la suite d’une plainte administrative déposée par une personne salariée ou lorsqu’une infraction est constatée à l’occasion d’une plainte pécuniaire, le recours civil étant, dans ce cas, la voie privilégiée sauf en présence d’une infraction récurrente à la norme pécuniaire en cause (TT-CNT-PEN-1)[106].

conclusion

Il semble désormais établi qu’une approche fondée sur les plaintes — bien qu’elle soit absolument nécessaire comme l’a montré la première section de notre texte sur l’évolution de la législation québécoise — ne permet pas de saisir, d’un point de vue qualitatif ou quantitatif, l’ensemble des tendances ou des changements en matière de violations des normes du travail. La littérature illustre que des secteurs connus pour l’importance des violations de la loi peuvent ne générer qu’un petit nombre de plaintes (Weil et Piles, 2006; Weil, 2008; Noack, Vosko et Grundy, 2015). D’autres études ont démontré que dans la plupart des cas, les plaintes sont déposées par des personnes salariées qui ne sont plus à l’emploi de l’employeur visé par celles-ci (CNT, 2012b : 18; Vosko, Tucker, Thomas, Gellatry, 2012 : 34), ce que nous avons aussi constaté dans nos études qualitatives. Les entités responsables de l’inspection du travail doivent donc intervenir de façon protéiforme. En sus des interventions de nature réactive et de l’approche fondée sur les plaintes, les entités responsables de l’inspection du travail doivent également agir de façon préventive et structurer de façon programmatique leurs activités de surveillance (Weil, 2007).

La CNT, en tant qu’entité chargée jusqu’en 2016 de l’inspection en matière de normes du travail, agissait sur ces deux fronts. Il en est de même de la CNESST qui hérite du mandat et de l’ensemble des moyens d’intervention de la CNT. D’une part, elle peut réclamer, en son propre nom et pour le compte d'une personne salariée, des sommes dues par l'employeur; elle agit alors sur la base de plaintes, de dénonciations anonymes ou proprio motu[107]. Ses inspecteurs-enquêteurs, lesquels disposent de vastes pouvoirs en vertu de la LNT[108], effectuent des enquêtes en matière pécuniaire et dans la foulée de plaintes d’harcèlement psychologique. La CNESST s’acquitte aussi de la représentation des personnes salariées devant les instances juridictionnelles qui entendent les différents recours prévus par la loi[109]. Elle peut également engager des procédures de nature pénale. D’autre part, en sus de son mandat de nature coercitive, la CNESST réalise également des activités de nature préventive. Elle détermine ses priorités organisationnelles et choisit des orientations visant l’atteinte d’objectifs préétablis.

Toutefois, nos études qualitatives illustrent empiriquement, comme d’autres recherches (Piore et Schanrk, 2008; Weil, 2008), que des facteurs institutionnels et organisationnels ont aussi des effets réels dans la réalisation du mandat d’un organisme chargé de l’inspection du travail et dans la mise en oeuvre des moyens d’intervention que la loi lui confère. Or, on peut penser que ces facteurs institutionnels et organisationnels sont susceptibles d’être modifiés par la création de la CNESST, ce qui pourrait avoir des effets sur la matière dont se pratique l’inspection en matière de normes du travail.

Du point de vue institutionnel, la première étude empirique a montré que l’expertise de l’organisme chargé de l’application des normes du travail et son autonomie dans l’identification et l’opérationnalisation de ses priorités d’intervention sont des facteurs expliquant l’enquête programmée menée par la CNT auprès des travailleurs agricoles étrangers et de leurs employeurs. On peut se demander si ces facteurs existent de la même manière au sein de la CNESST. En effet, la composition du conseil d’administration de la CNESST qui forgera ses orientations stratégiques est fort différente de celle du conseil d’administration de la CNT. Le conseil d’administration de la CNESST, qui reprend le modèle de la CSST, est composé de quinze membres parmi lesquels se trouve le président et chef de la direction nommé par le gouvernement après consultation des associations syndicales et d’employeurs les plus représentatives[110] et de quatorze autres membres, aussi nommés par le gouvernement, dont sept sont choisis à partir des listes fournies par les associations syndicales les plus représentatives et sept à partir des listes fournies par les associations d’employeurs les plus représentatives[111]. Le conseil d’administration de la CNT comptait, pour sa part, treize membres parmi lesquels se trouvaient le président et au moins une personne issue des groupes constitués de salariés non syndiqués, de salariés syndiqués, d’employeurs du milieu de la grande entreprise, d’employeurs du milieu de la petite et de la moyenne entreprise, d’employeurs du milieu coopératif, de femmes, de jeunes, de la famille et des communautés culturelles[112]. Ces membres étaient nommés par le gouvernement après consultation d’associations ou d’organismes représentatifs de leur groupe respectif et devaient, outre le président, provenir en nombre égal du milieu des salariés et du milieu des employeurs, par souci d’équilibre[113] . On peut se demander si l’expertise en matière de normes du travail qui était portée par la diversité des groupes sociaux siégeant au conseil d’administration de la CNT se maintiendra et si cette expertise pourra s’exprimer avec la même puissance, compte tenu du mandat beaucoup plus large de la CNESST. Quelle sera la place des normes du travail dans l’identification des priorités stratégiques de la CNESST ?

D’un point de vue organisationnel, nos deux études empiriques ont montré que les stratégies d’intervention que les agents de la CNT, sur une base individuelle, choisissent de mobiliser ont aussi une incidence sur la mise en oeuvre concrète de la loi. Par exemple, les stratégies des inspecteurs-enquêteurs de la CNT dans le signalement de plaintes qui pouvaient donner lieu à des procédures pénales étaient fortement teintées par des contraintes organisationnelles, tels les critères d’évaluation de leur performance et les ressources disponibles pour faire des visites d’entreprise. On peut craindre que ces ressources n’aient pas été bonifiées avec la création de la CNESST puisque le taux de cotisation des employeurs en application de la Loi sur les normes du travail a baissé et que ces cotisations financent maintenant aussi les activités de la CNESST en matière d’équité salariale (Vallée, 2016 : par. 106) [114]. Les stratégies des inspecteurs-enquêteurs de la CNT en matière pénale étaient aussi variables, certains privilégiant des stratégies de concertation en ne mobilisant les dispositions pénales que dans des cas extrêmes, ce que d’autres désapprouvaient. Cette variation peut s’expliquer par l’absence de normes qui orientent le comportement de ces agents dans la culture organisationnelle de l’organisme (sur ce sujet : Piore et Schrank, 2008). On peut penser que la fusion de la CNT, de la CSST et de la CES engendrera un choc de cultures organisationnelles qui devront coexister ou se combiner. Au moment d’écrire ces lignes, il n’est pas possible d’évaluer dans quelle mesure la fusion de ces trois organismes sera l’occasion pour les différents services d’inspection de coopérer de façon plus systématique[115].

Ces bouleversements dans l’organisation de la surveillance des normes du travail interviennent dans un contexte particulièrement délicat. L’introduction de nouvelles formes d’emploi et les mutations socioéconomiques ne sont pas sans conséquence sur le cadre dans lequel l’inspection du travail se déploie, des recherches ayant démontré que les personnes salariées occupant des emplois dont les caractéristiques s’écartent des emplois traditionnels sont plus fréquemment victimes de violations multiples de la loi (CNT, 2010 : 46-52). Plusieurs estiment, d’ailleurs, que cet instrument normatif doit être révisé afin de protéger adéquatement les personnes vivant une situation de travail non traditionnelle (Bernier, Vallée et Jobin : 2003)[116]. Les agents de la CNT/CNESST pourraient, à cet égard, être de précieux alliés[117]. Leur connaissance intime du « terrain » sur lequel se déploie la mise en oeuvre des normes du travail devrait être mise à contribution afin que les mesures correctives privilégiées soient susceptibles de constituer des remparts utiles (Belser et Sobeck, 2012).

L’inspection en matière de normes du travail est plus que jamais nécessaire, mais son efficacité, en particulier face à la variété des formes d’emploi, tient aux ressources dont elle dispose, à l’étendue de ses moyens d’intervention, à son autonomie par rapport au pouvoir administratif, ainsi qu’au maintien d’une expertise spécialisée. Dans ce contexte, il nous apparait nécessaire que les ressorts pour l’action dont disposait jusqu’à maintenant la CNT soient préservés, notamment en ce qui concerne l’expertise et l’autonomie lui permettant de fixer ses priorités d’intervention ou de déterminer la façon dont seront allouées les ressources mises à sa disposition. La mise en oeuvre des protections prévues à la LNT passe nécessairement par une inspection du travail qui possèdera la capacité d’ajuster ses stratégies d’intervention aux réalités professionnelles contemporaines (Piore et Schrank, 2008) et qui conservera l’ensemble de ses ressources à cette fin.