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Il y a plus de vingt ans maintenant, Anne Forrest publiait un texte intitulé « Women and Industrial Relations Theory : No Room in the Discourse», qui allait susciter un débat épistémologique dans la discipline des relations industrielles. Dans cet article, elle dénonçait, à l’instar de féministes d’autres champs d’études, une invariabilité du genre acceptée dans la recherche et les méthodes utilisées pour faire l’analyse du travail, constituant ainsi un fondement théorique basé sur les expériences de travail des hommes et rendant de surcroît invisibles les réalités des femmes au travail. Aujourd’hui, la critique féministe constate que le « biais androcentrique » dans les savoirs et dans les méthodes scientifiques utilisées en recherche persiste. Les éléments d’inégalités de pouvoir existant entre les hommes et les femmes dans la société et dans les relations d’emploi ne sont toujours pas pleinement intégrés dans la recherche, pas plus d’ailleurs que la réalité au travail des hommes qui ne se conforment pas au modèle dominant. Par conséquent, l’avancement de la connaissance exige d’interroger le fonctionnement des rapports sociaux dans le cadre du travail.
Mais quels sont les mécanismes d’attribution des caractéristiques définies comme « féminines » pour les femmes et « masculines » pour les hommes? Quelles sont les pratiques sociales qui placent hommes et femmes au sein de contextes de pouvoir asymétriques? Ce numéro thématique veut répondre à ce type d’interrogations qui suscitent encore aujourd’hui un intérêt limité dans la recherche. Ces sujets peuvent toucher le rôle des femmes et les relations de genre dans les syndicats et les lieux de travail, qu’il s’agisse de l’équité en emploi, de l’équité salariale ou, encore, de l’identité culturelle ou sexuelle au travail. De plus, dans le débat universitaire, trop peu d’études traitent des effets du travail sur les temps pour soi et sur la vie privée. Pour ces raisons, les théories traditionnellement utilisées arrivent difficilement à décrire la réalité actuelle du monde du travail, puisque tout un pan des relations d’emploi est laissé pour compte. Et parce qu’il y a dans les disciplines qui s’intéressent au travail une tradition, tant dans la recherche que dans la pratique, qui consiste à établir des frontières entre la sphère privée et publique, il devient nécessaire de se référer aux théories féministes pour mieux comprendre les relations de genre, en particulier l’expérience vécue par les femmes au travail.
Ce numéro spécial tente de répondre aux interrogations soulevées en introduction et, ainsi, d’améliorer les connaissances sur les effets de genre sur le travail des femmes. Le numéro se compose d’articles très variés qui abordent les problématiques de genre de différents points de vue et selon différentes perspectives féministes. Les articles qui étudient la situation des femmes au travail dans différentes régions géographiques nous livrent un portrait plus global de la situation des travailleuses.
Le premier article, proposé par Fortier, décrit un cas québécois d’intégration dans des métiers traditionnellement masculins. L’auteure montre à partir de la théorie des rapports sociaux de sexe et d’une approche qualitative/interprétative que, malgré la mise en place de différentes politiques d’égalité, la division sexuelle du monde du travail est toujours bien présente. Cette segmentation s’observe aussi dans le monde scolaire, à tous les niveaux de formation. Elle semble toutefois particulièrement marquée à la formation professionnelle au secondaire, reléguant les femmes à des domaines professionnels où les emplois sont souvent sous-valorisés.
Le deuxième article, celui de Buscatto, s’intéresse à la profession de chroniqueur ou chroniqueuse de jazz en France. L’auteure y décrit l’évolution professionnelle des femmes dans un monde d’hommes. Les femmes restent d’ailleurs peu présentes dans cette profession. De plus, malgré la mise en oeuvre de programmes visant une meilleure représentation des femmes dans ce métier, la contribution de ces dernières reste marginalisée. L’objectif de l’article est de contribuer à l’amélioration des connaissances sur les processus sociaux transversaux de marginalisation et les stratégies de transgression des femmes dans les univers très « masculins » de la chronique.
Toujours en France, Chappert et coll. suggèrent dans l’article suivant que l’ergonomie doit intégrer l’analyse de genre. Les auteur(e)s présentent le cas d’une intervention de l’Agence nationale pour l’amélioration des conditions de travail (ANACT) qui a décidé en 2009 d’adopter une approche de genre dans ses interventions. Leur étude montrent qu’il est difficile d’entrer et de demeurer dans les milieux de travail en parlant explicitement d’égalité, de justice et de rapports de pouvoir. Les auteur(e)s soulignent également que parler uniquement de pénibilité et de santé ne permet pas toujours d’aborder les problèmes d’organisation du travail selon le genre qui affectent différemment la santé des travailleuses et des travailleurs. Les résultats de cette intervention ont contribué à alimenter les activités de l’ANACT ainsi que les décisions de politiques publiques.
Lefrançois et Des Rivières-Pigeon s’attardent pour leur part aux effets de la conciliation travail et famille sur la santé des travailleuses au Québec. Plus précisément, les auteures traitent de la problématique des horaires de travail « non standards » propres aux marchés d’alimentation et aux restaurants, qui posent d’énormes défis à la conciliation travail-famille (CTF) et qui influent sur la santé physique et mentale des personnes employées. L’article vise à saisir la complexité de l’articulation entre les aspects formels et informels des pratiques de conciliation, ainsi qu’entre les différents facteurs qui contribuent à l’invisibilité des enjeux auxquels doivent faire face les travailleuses de ces milieux. L’inégalité entre les postes occupés par les femmes et par les hommes a émergé des données, notamment la précarité importante vécue par les caissières. L’ampleur des difficultés de conciliation rapportées et la faible ouverture des milieux de travail aux enjeux de CTF pourraient expliquer la résignation des travailleuses et l’impression partagée par tous les acteurs que les conditions de ces milieux ne peuvent être changées.
Dans le sixième texte, Pelland et Savoie discutent des actions stratégiques menées par la Coalition pour l’équité salariale du Nouveau-Brunswick et par le gouvernement de cette province pour agir sur la question de l’équité salariale. L’objectif est ici de comprendre sur quoi se fondent les stratégies d’action de la Coalition et du gouvernement pour corriger les iniquités salariales persistantes entre les hommes et les femmes.
L’article qui suit nous amène sur un autre continent. Sabine Nadine Ekamena Ntsama y manifeste son intérêt pour la situation des femmes en Afrique. L’auteure analyse les écarts salariaux entre les sexes au Cameroun. Elle considère plus précisément les principaux aspects de la discrimination de genre sur le fonctionnement du marché du travail au Cameroun.
Le septième texte, rédigé par Argaillot, propose une analyse de la place des femmes dans le monde professionnel latino-américain contemporain. Il s’agit ici de comprendre les interrelations entre les comportements et les préjugés qui s’opèrent dans la vie quotidienne et ceux observables sur les lieux de travail. Sont ainsi abordées par l’auteure les questions de l’insertion professionnelle des femmes latino-américaines – ainsi que les mesures visant à favoriser leur intégration –, mais également la subsistance d’une division genrée de l’emploi et la question de l’identité en lien avec l’emploi.
L’article de Camille Boutron, s’intéresse à son tour à la place des femmes dans le monde professionnel en Amérique latine. L’auteure montre en s’appuyant sur une enquête de terrain menée entre 2004 et 2005 à Lima dans diverses unités policières que la division sexuelle du travail persiste malgré la féminisation de la police péruvienne. Cependant, la présence et l’action des femmes dans la profession contribuent à transformer progressivement les institutions policières péruviennes pour les rendre plus égalitaires à l’endroit des femmes.
Enfin, dans le dernier article du numéro, Verschueren observe des aspects méconnus du travail des femmes à travers les chants composés par des ouvrières lors des occupations d’usine et des mouvements de grève dans les années 1970-1980. Ces sources inédites et peu explorées offrent un éclairage nouveau sur le travail de ces ouvrières, sur leur rapport à la famille et sur leur condition féminine dans l’univers industriel. Le chant de ces femmes, oubliées et peu considérées par les organisations syndicales, devenait leur voie d’accès à l’oralité, à la revendication, à l’expression des souffrances par ailleurs tues. Le chant lui-même dépassait largement la simple fonction du maintien de l’esprit combatif pour contrecarrer les règles régissant les comportements dans l’atelier. En prenant la parole, les ouvrières évoquaient la place des femmes dans le monde industriel belge, leurs conditions de travail ainsi que la spécificité des relations famille-travail représentée par une lutte sociale dont les contours touchaient tant l’atelier que le foyer.
Nous vous souhaitons une bonne lecture!