Résumés
Résumé
Au Brésil, les dix dernières années ont été marquées par l’administration du Parti des travailleurs (PT), le gouvernement de Dilma Roussef ayant succédé en 2011 au gouvernement du président Lula da Silva (2003-2006 et 2007-2010). Ces gouvernements ont fait de la réduction de la pauvreté et des inégalités sociales leur priorité, un objectif qu’ils ont cherché à poursuivre en tentant de générer de la croissance économique tout en créant des emplois dans le secteur formel, ainsi qu’en impulsant des augmentations réelles du salaire minimum et en mettant en place des politiques de transfert de revenus. La pierre d’assise des gouvernements Lula aura été le programme Bolsa Família (Bourse famille), alors que le programme Brasil sem Miséria (Brésil sans misère) sera le programme phare de sa successeure. Cet article cherche à analyser les enjeux autour de la mise en place de ces programmes et de la construction de la protection sociale, dans le cadre de l’aménagement d’une stratégie de lutte contre la pauvreté au Brésil. L’auteur propose des éléments pour une discussion portant sur la question du rapport salarial (et de son évolution) dans le contexte de la dynamique récente de transformation économique. Il réfléchit également à la capacité du gouvernement brésilien de mettre en place ses politiques économiques et sociales dites prioritaires visant l’amélioration des conditions des travailleurs pauvres.
Mots-clés :
- Brésil,
- précarisation,
- Bolsa Família,
- travailleurs pauvres,
- lutte à la pauvreté,
- politiques publiques
Corps de l’article
Introduction
Au Brésil, les dix dernières années ont été marquées par l’administration du Parti des travailleurs (PT), le gouvernement de Dilma Roussef ayant succédé en 2011 au gouvernement du président Lula da Silva (2003-2006 et 2007-2010). Ces gouvernements ont fait de la réduction de la pauvreté et des inégalités sociales leur priorité, un objectif qu’ils ont cherché à poursuivre en tentant de générer de la croissance économique tout en créant des emplois dans le secteur formel, ainsi qu’en impulsant des augmentations réelles du salaire minimum et en mettant en place des politiques de transfert de revenus. Sur ce dernier aspect, la pierre d’assise des gouvernements Lula aura été le programme Bolsa Família (Bourse famille), alors que le programme Brasil sem Miséria (Brésil sans misère) sera le programme phare de sa successeure. Par contre, et paradoxalement, ces gouvernements n’ont que très peu explicité leurs priorités par rapport à la protection sociale (santé, retraite, assistance sociale). Il est même possible d’observer certains reculs à cet égard.
Dans cet article, nous chercherons à analyser les enjeux autour de la mise en place de ces programmes et de la construction de la protection sociale, dans le cadre de l’aménagement d’une stratégie de lutte contre la pauvreté au Brésil. La démarche retenue comprendra une discussion théorique autour de la notion d’« insertion sociale soutenue ». Cette dernière est définie ici comme des transformations structurelles capables de garantir la création d´emplois stables (et leur progression en matière de statut professionnel) ainsi que la mise en place de politiques d’assistance et de mesures compensatoires capables d’atteindre les couches les plus vulnérables de la population. Ce faisant, nous proposerons des éléments pour une discussion portant sur la question du rapport salarial (et de son évolution) dans le contexte de la dynamique récente de transformation économique. Nous réfléchirons aussi sur le rapport de force du gouvernement fédéral et sur sa capacité à mettre en place ses politiques économiques et sociales dites prioritaires.
Il est possible d’examiner l’évolution du rapport salarial – qui demeure encore inachevé au Brésil – en considérant comme prémisses l’expérience historique et la dynamique institutionnelle. Le rapport salarial a alors été pensé comme le produit de l’évolution des institutions et de leur complémentarité dans la gestion des contrats de travail, en harmonie avec le mode de régulation en vigueur. Il doit donc être perçu comme un processus. Autrement dit, ce rapport n’est pas statique et dépend du stade de développement économique dans lequel il se déploie. Il varie également selon le contexte économique et les conditions juridiques et institutionnelles qui encadrent l’activité salariale, ainsi qu’en fonction du mode de vie des salariés. Cela lui confère sa spécificité selon chaque réalité nationale et selon des temporalités qui marquent la propre dynamique évolutive des relations capital-travail (Boyer, 1995).
On remarque ainsi la force atteinte par le rapport salarial dans les sociétés développées qui, dans son mouvement de construction dialectique, a pu s’accommoder des contraintes imposées par le processus d’accumulation du capital, « en échange » d’une contrepartie de sécurité sociale en dehors de la sphère de la production. En ce sens, l’intégration du salariat dans le capitalisme exigeait une normalisation capable de perpétuer la concurrence, et donc la survie de ce système productif, en même temps qu’il promouvait la cohésion sociale. Dans cette perspective, on verra que, dans le cas d’un pays en développement comme le Brésil, la fragilité de l’ensemble du système social réside justement dans la difficulté à édifier cette normalisation eu égard à la double contrainte d´un rapport salarial et d´une protection sociale « incomplète »[1]. Bref, il semble ainsi possible d’affirmer que les « politiques ciblées » sont « combinées » avec le secteur informel pour constituer une sorte de « sécurité sociale des pauvres », en remplissant partiellement – voire en légitimant – les carences de l’État-providence. En somme, on cherchera à comprendre si et comment les politiques sociales mises en place par le PT ont la capacité de réellement faire face à la pauvreté et aux profondes inégalités sociales au Brésil. Plus encore, il s’agira de voir quelles sont les conditions rendant possibles la progression et la pérennisation des politiques universelles de protection sociale.
La problématique de la protection sociale
Depuis déjà une trentaine d’années, la question du maintien de la qualité de vie des habitants des pays développés met à l’épreuve les systèmes de protection sociale, voire leurs régimes d’accumulation. Dans les pays en développement et dans ceux dits émergents, où le problème social est encore plus profond et permanent, les systèmes de protection sociale, qui sont encore en « construction », doivent faire face à des contraintes d’ordre structurel qui, ajoutées aux difficultés conjoncturelles, compromettent cet objectif, allant même jusqu’à entraîner une régression de ces systèmes. Cela dit, la problématique actuelle de la protection sociale ne représente que la pointe de l’iceberg, la cause fondamentale se trouvant dans la sphère économique. Elle est notamment rendue évidente par l’épuisement du régime d’accumulation de l’après-guerre. Pour soutenir la rentabilité des capitaux, la recherche de compétitivité a intensifié la concurrence, engendrant le phénomène de mondialisation à la fois productive, commerciale et financière. Le débat sur la mondialisation, la dérèglementation et la flexibilisation dans les champs de la production, du commerce, du marché du travail et de la finance est donc plus que jamais à l’ordre du jour. En ce qui a trait aux conséquences en matière de protection sociale et de menace à l’État-providence[2], ces derniers aspects, conjugués à l’évolution démographique et à la progression des dépenses de santé, se distinguent passablement de ce que l’on observe dans les pays développés. La puissance des changements dans l’organisation de la production et leurs implications en termes de réaménagement des marchés du travail s’imbriquent ainsi avec les autres facteurs pour engendrer une dynamique de précarisation sociale. Alors que la précarisation du travail s’accentue dans les pays riches, renforcée par le chômage de longue durée qui devient structurel, elle devient insoutenable dans les pays pauvres.
Les répercussions négatives sur la protection sociale sont évidentes et agissent de deux façons : sur son financement et sur son coût. D’une part, la base financière – c’est-à-dire les ressources pour financer le système – est minée par la réduction de la masse salariale en raison des conséquences de la déprime du marché du travail sur l’emploi et les salaires, principale source des systèmes fondés sur les prélèvements. La plupart des systèmes soutenus par des ressources d’origine fiscale sont d’ailleurs déjà pratiquement épuisés, car les sociétés ne se trouvent plus en état de supporter des prélèvements supplémentaires. D’autre part, les pressions sur les dépenses représentent le côté sombre de la polarisation sociale, qui fait reposer sur les systèmes de protection sociale la responsabilité d’accueillir la vulnérabilité croissante des groupes les moins aisés de la population, en raison des changements dans le monde du travail.
L’accroissement, en intensité et en fréquence, des interruptions de l’activité du travail augmente aussi les dépenses liées aux indemnités de chômage et de remplacement du revenu du travail pendant les périodes d’absence des travailleurs à cause de maladies professionnelles. Celles-ci peuvent d’ailleurs être une réponse organique au problème du travail qui affecte physiquement et psychiquement la santé des personnes concernées. De plus, la demande auprès de l’assistance publique augmente dans la mesure où la précarité sociale s’approfondit, engendrant là aussi la diversification des situations de besoin.
Les transformations dans la structure d’âge de la population attribuables à la dynamique démographique exercent également des pressions importantes sur le marché du travail à travers le vieillissement de la population. Elles affectent notamment le ratio population inactive / population active, principale source de toute la problématique actuelle relative aux régimes de retraite et au rôle des fonds de pension. D’autres conséquences doivent aussi être relevées, comme celles des implications dans la structure de l’espérance de vie due à la progression du taux de maladies chroniques ou dégénératives et invalidantes qui demandent des traitements souvent prolongés. La prise en charge est particulièrement complexe et coûteuse dès lors que, dans la plupart des cas, elle s’accompagne d’une hospitalisation. Bref, les changements dans la pyramide des âges, avec le vieillissement de la population, entraînent donc l’augmentation de la consommation des soins de santé ainsi que l’alourdissement des prestations et des aides aux personnes âgées.
Rapport salarial, protection sociale et capitalisme au Brésil : une articulation toujours ardue[3]
Si les pays développés se heurtent aujourd’hui à ces problèmes qui menacent leurs structures sociales et institutionnelles solidement édifiées, la situation des pays en voie de développement – où ces structures sont encore très fragiles – révèle l’ampleur des contraintes à surmonter, considérant la combinaison de ces problèmes avec de vieilles limitations d’ordre structurel. S’agissant des pays d’Amérique latine et particulièrement du Brésil, ceux-ci se voient généralement rappeler la structure économique et sociale née de la période coloniale, où l’exploitation du travail et l’utilisation de la terre ont pratiquement conduit à la limite du tolérable les inégalités dans la distribution du revenu et dans la structure agraire. Derrière cette ébauche de la formation économique et sociale brésilienne se solidifiait une classe dirigeante (politique et patronale) autoritaire, où l’échange des faveurs prédominait et perpétuait la pratique du clientélisme, au détriment des intérêts les plus légitimes de la société en général. Par conséquent, les intérêts particuliers l’emportaient sur l’intérêt collectif, compromettant le plein exercice de la démocratie. Ces caractéristiques du pouvoir politique marqueront la vie républicaine du pays jusqu’à une époque récente, sinon jusqu’à maintenant.
Il est évident que, pour permettre la perpétuation de ce modèle, il fallait édifier une structure institutionnelle qui le supporterait. Ainsi, le passage de l’esclavage à la servitude et au travail libre est marqué par une législation protégeant les pratiques d’exploitation des grandes exploitations agricoles autour de la culture du café, ce qui a empêché l’épanouissement du salariat. La structure préalable qui forgeait déjà la différenciation sociale a par la suite entraîné la course vers l’industrialisation rapide – conduite par un régime d’accumulation fondé sur la substitution des importations – en raison de la masse pratiquement illimitée du facteur travail à bas prix. Dans la seconde moitié du 20e siècle, on observe un point d’inflexion institutionnelle important avec la mise en place d´un ensemble des lois du travail et l’édification d’un réseau hiérarchique de « protection sociale » par le gouvernement Vargas[4]. Cela constituera un exemple remarquable d’une combinaison avantageuse, en ce qui a trait à la mise en place d’un processus d’accumulation capitaliste fondé sur l’exercice du paternalisme et du clientélisme politique, notamment parce qu’il reproduisait l’exclusion sociale à travers l’insertion privilégiée des catégories de travailleurs occupant les places élevées dans la hiérarchie des professions.
La disjonction entre la dynamique de l’accumulation et la progression du salariat représente les modalités particulières de l’édification du capitalisme industriel au Brésil, et la preuve incontestée de la « réussite » d’un régime d’exclusion. Lorsque celui-ci était menacé par des couches sociales exclues, les élites, dont les intérêts ont été contrariés, cherchaient à réprimer leurs revendications. Dans ces circonstances, la dictature militaire (1964-1985) a été la réponse radicale des représentants du capital et de ses alliés – les couches sociales privilégiées incrustées dans les structures du pouvoir politique et administratif – aux revendications des strates inférieures désireuses de s’élever dans la hiérarchie sociale. Les droits et les prestations salariales restaient très limités et s’appuyaient sur le rapport salarial, montrant l’étroite limite d’une fixation d’un prix de la force de travail, régulé par la concurrence entre l’offre et la demande de travail selon les forces du marché, pratiquement à la manière d’une « marchandise ordinaire ». Par ailleurs, ceux qui se trouvaient en dehors du marché du travail formel agissaient comme une réserve pour les vicissitudes de la dynamique de l’accumulation, et comme une masse susceptible de manipulations clientélistes. La stratification sociale s’approfondira durant cette période et s’observera par l’augmentation de l’écart entre les pauvres et les classes favorisées. En effet, comme pour légitimer cet écart, voire pour soutenir le régime d’exception, la politique sociale a paradoxalement exercé un rôle singulier, car les droits sociaux ont été étendus à des catégories de travailleurs jusqu’alors sans protection sociale, notamment les paysans, les domestiques et les travailleurs autonomes, dans une sorte d’universalisation d’une protection sociale « précarisée ». De fait, celle-ci se caractérise par l’octroi de prestations, de services de santé et d’assistance sociale à des niveaux très faibles pour les salariés situés à la base de la pyramide occupationnelle, dépendant des ressources de la sécurité sociale. L’inverse se vérifie pour ceux qui peuvent accéder à une protection privée.
Ce dernier type de protection constituait une stratégie déclenchée dès le début du régime militaire pour que les entreprises privées se substituent au secteur public dans la prise en charge des besoins sociaux des couches moyennes et relativement aisées de la population. Une tendance à l’« américanisation » de la protection sociale serait ainsi renforcée, contribuant, dans ce domaine, à consolider le caractère très inégalitaire de la société brésilienne. L’espoir d’un amoindrissement des fléaux sociaux résidait alors dans la démocratisation du pays et dans les chemins ouverts par la nouvelle Constitution fédérale promulguée en 1988. Cependant, le maintien des forces conservatrices aux positions clés des directions politique et administrative du pays, sauvegardées par la crise économique qui prenait de l’ampleur à la fin des années 1980, réduisait ces espérances. L’ouverture économique jouxtée à la dérèglementation selon les préceptes de la mondialisation productive, financière et commerciale, ainsi que le soutien artificiel du plan real[5], lançait le pays dans une aventure dont le prix à payer passera par le freinage du processus de construction du rapport salarial.
La restructuration industrielle comme résultat de l’ouverture économique et de ses pratiques en termes d’organisation du travail – le juste-à-temps et les flux tendus notamment – a bloqué l’évolution vers une sorte de régulation administrée caractéristique d’un stade avancé du capitalisme, où les variations des salaires sont étroitement déterminées par la dynamique des prix à la consommation ou par les gains de productivité. Les canaux institutionnels de garantie de cette indexation, c’est-à-dire la négociation syndicale et la puissance publique – la législation du travail d’un côté, l’intermédiation des accords de l’autre –, se sont affaiblis. D’une part, la masse salariale s’est réduite à la fois par la suppression des emplois formels et le glissement d’une grande partie de la force de travail dans les activités tertiaires, où les niveaux de rémunération sont inférieurs à ceux que l’on pratique dans les activités secondaires, et par le ralentissement dans l’évolution globale des salaires réels. D’autre part, les ressources de la classe laborieuse restent pratiquement restreintes aux étroites limites du salaire direct. En effet, étant donné que le salaire indirect est défini à partir des prélèvements sur le salaire direct, source prépondérante de financement de la protection sociale, cela ne reproduit que cette structure injuste de rémunération du travail. Ainsi, la protection sociale octroie des prestations et des services de faible niveau et distribués de façon inégalitaire; ce portrait surgissant dans un contexte de graves problèmes structurels, non pris en compte et qui, de surcroit, se sont approfondis tout au long du 20e siècle.
Les gouvernements Lula et Dilma face à la pauvreté et à la protection sociale
Cet héritage historique propre à la construction du capitalisme au Brésil et à ses effets délétères en ce qui a trait à l’édification de la protection sociale fait en sorte que les gouvernements Lula et Dilma – représentants du Parti des travailleurs parvenus au plus haut échelon de l’administration du pays – se heurtent aujourd’hui au double défi de promouvoir le développement économique et de combattre les inégalités sociales et l’extrême pauvreté[6]. Pour bien saisir leurs parcours et leurs spécificités, parce que les dynamiques conjoncturelles agissent sur les priorités et les choix politiques, institutionnels, économiques et internationaux, il faut distinguer les différentes périodes de gouvernement, c’est-à-dire les deux mandats de Lula et celui de Dilma.
Ce n’est qu’à sa quatrième tentative et grâce à des alliances politiques avec des partis traditionnels de gauche, mais aussi avec des partis conservateurs, que Lula a été élu pour un premier mandat (2003-2006). Afin de rassurer « les marchés », la communauté économique et politique internationale ainsi que les classes dominantes brésiliennes, le gouvernement Lula, suscitant l´appréhension de la gauche brésilienne, a alors nommé un entrepreneur important – propriétaire d’un réseau d’entreprises et représentant du parti libéral – à la vice-présidence de la république[7]. Ce choix – et également la « Lettre au peuple brésilien » (Carta ao Povo Brasileiro)[8] – a été emblématique de la stratégie du Parti des travailleurs visant à garantir la gouvernabilité face aux menaces de déstabilisation politique par les forces conservatrices. Cette stratégie marquera les dix années qui suivront. Jusqu’à aujourd’hui, les gouvernements du PT n’ont pas rompu ce « contrat avec le marché ». Autrement dit, en poursuivant une stratégie qui privilégie la stabilité macroéconomique et en maintenant les politiques néolibérales du gouvernement précédent, et ce, parfois même au détriment de la croissance économique, Lula a pratiquement suivi le chemin de son prédécesseur, Fernando Henrique Cardoso[9]. Cela dit, il a engagé sur le plan social une stratégie de lutte contre la pauvreté extrême, notamment par la mise en place de programmes de transfert de revenus – la Bolsa Família (Bourse famille) et les programmes Luz para Todos (Lumière pour tous), Minha Casa, Minha Vida (Ma maison, ma vie), Saúde da Família (Santé de la famille), Universidade para Todos – ProUni (Université pour tous) ainsi que le renforcement de l’agriculture familiale –, tout en décrétant des augmentations réelles du salaire minimum. Considérant ce double défi, le bilan des quatre premières années du PT au pouvoir sera positif, particulièrement en ce qui a trait à l’équilibre macroéconomique. Malgré une croissance économique relativement faible, le gouvernement Lula a réussi à réduire la vulnérabilité externe, mais aussi à vaincre la méfiance de la communauté financière internationale. La création d’emplois formels et la réduction des inégalités de revenus doivent aussi être soulignées, cela se faisant toutefois, il faut le dire, à travers un approfondissement des formes de précarisation du marché du travail et une difficile progression des politiques sociales à visée universelle.
Enfin, il semble que la lutte contre la pauvreté constitue la stratégie d’affirmation de ce gouvernement qui cherche à se légitimer et à pérenniser son maintien au pouvoir. Comme le souligne Singer (2009), le lulisme a cherché à conquérir l’acceptation et les votes des couches les plus défavorisées – les classes inférieures de la population – au détriment des classes moyennes, tout en cultivant la sympathie et les votes des groupes plus aisés. Bref, les deux extrêmes de la structure sociale, les pauvres et les riches, votaient traditionnellement pour des candidats conservateurs représentant les classes dominantes. Le grand défi politique de Lula était donc de réussir à s’assurer de l’appui des segments les plus pauvres de la population. En effet, comme le montre cet auteur, lors des élections de 1989, 1994 et 1998, la majorité des pauvres ne votaient pas pour Lula. En 2002, cette tendance s’estompe et ce n’est qu’en 2006 que les pauvres votent majoritairement pour lui.
En relevant ce défi et en maintenant la « paix sociale », Lula a réussi à vaincre les grandes résistances à son mandat et à faire diminuer la pression venant des adversaires du PT, en montrant que son parti (et lui-même) s’était éloigné de la voie « radicale » qui visait à promouvoir le changement vers le socialisme. Quant au soutien des pauvres, il s’appuiera sur la mise en place de politiques de transfert de revenus amorcées par le programme Fome Zero (Faim zéro), de même que sur de forts appels sociaux et médiatiques. Ainsi, pendant le premier mandat, avec la mise sur pied du programme Bolsa Família notamment, Lula consolide son appui dans les couches les plus défavorisées de la population. En effet, « pour la première fois dans l’histoire de ce pays » (expression très connue des discours de Lula), les pauvres trouvaient une « place au soleil », c’est-à-dire qu’ils pouvaient désormais rêver de progresser dans l’échelle sociale. Quant aux couches plus aisées, elles acceptaient de concéder une petite part du gâteau aux plus démunis, à condition que soient préservés les privilèges des riches, les contrats et la rentabilité des grands capitaux, ceux de la haute finance nationale et internationale et des particuliers, et, surtout, en échange de l’abandon du projet de réformes structurelles pouvant bouleverser le statu quo.
Au cours de son second mandat (2007-2010), Lula a poursuivi sa stratégie faisant de la stabilité économique « la » priorité, et le pays connaîtra une période de croissance économique malgré la crise mondiale de 2008. Cette bonne performance s’est surtout appuyée sur le dynamisme du marché intérieur, sur la création d’emplois formels et sur l’augmentation du crédit à la consommation, parallèlement à la mise en place du « Plan d’accélération de la croissance » (PAC), sur la réduction des taux d’intérêt et la mise en place de mesures anticycliques visant à neutraliser les effets de la crise internationale et à relancer la demande et les investissements. À ces égards, il faut également noter que la conjoncture économique externe avant la crise a été si favorable que la croissance mondiale a stimulé les économies nationales, en particulier celles des pays en développement comme le Brésil. Sur le plan social, ce second mandat sera marqué par l’élargissement des programmes Bolsa Família et Saúde da Família et, encore une fois, par des mesures visant l’augmentation réelle du salaire minimum. Bref, la croissance, l’assistance sociale et les politiques de transfert de revenus ont promu à la fois l’inclusion sociale, la réduction de la pauvreté extrême et l’augmentation de la consommation de masse[10].
Cette performance a garanti à Lula une popularité surprenante à la fin de son second mandat, et un capital de sympathie politique lui permettant de choisir son candidat ou sa candidate à la présidence de la République[11]. C’est donc dans ces circonstances qu’une femme, Dilma Rousseff, fut élue présidente – une première dans l’histoire brésilienne – en octobre 2010. Le gouvernement actuel a donc entamé son mandat dans un contexte plus favorable que le précédent. Cela dit, il a également dû composer avec des restrictions conditionnées par l’époque Lula. Ainsi, parce que ce dernier n’a pas mis en place de véritables réformes structurelles dans les champs politique, fiscal, du travail, de l’éducation, ni engagé de réformes agraire et urbaine importantes, et compte tenu des conséquences de la crise et des mesures protectionnistes mises en place dans les pays développés, les sources de vulnérabilités économique et sociale demeurent bien présentes au Brésil. La menace toujours persistante d’un retour de l’inflation et la conséquente orthodoxie monétaire imposée par la banque centrale, la valorisation de la monnaie brésilienne conditionnée par un taux de change flexible permettant l’entrée de capitaux financiers étrangers attirés par des taux d’intérêt très élevés, de même que les répercussions sur la structure productive du pays dues à l’expansion du commerce brésilien avec la Chine, ont donc compromis l’objectif de croissance et réduit les excédents commerciaux. Bref, on assiste à l’augmentation des importations et à une réduction des gains engendrés par les secteurs d’exportation (Teixeira et Pinto, 2012).
Dans ce contexte, le gouvernement de Dilma n’a même pas pris la peine de présenter un programme gouvernemental formel pour orienter son mandat (Bencke et Savarese, 2010). Il semble plutôt préférer poursuivre la stratégie antérieure visant la stabilité macroéconomique et le contrôle de l´inflation et, si possible, trouver des moyens pour promouvoir la croissance économique et maintenir les programmes sociaux, remettant, encore une fois, les réformes structurelles à plus tard. C’est dans ce contexte que le gouvernement a dû expliciter sa grande priorité – combattre la pauvreté extrême et l´éradication de la misère –, sans faire référence aux politiques universelles de protection sociale. De plus, le gouvernement a pris soin d’insister sur le fait que les ajustements du salaire minimum doivent être compatibles avec la capacité fiscale de l´État, qui s’engage par ailleurs à lutter contre la corruption et à dégager ainsi des revenus lui permettant de déployer sa politique sociale.
Les politiques « pour les pauvres »
À la lumière du portrait présenté ci-dessus, nous soutiendrons, dans cette section, l’hypothèse selon laquelle les programmes ciblant les plus pauvres ont été promus au niveau politique, au détriment de l’objectif d’avancement de la protection sociale universelle. Cet espace politique permettant la création de programmes ciblés provenait à la fois de l’ampleur de la pauvreté et de sa dimension d’enjeu électoral, puisqu’il pourrait se traduire par des votes pour le PT. Pour illustrer ce potentiel politique, nous présenterons les diverses politiques mises en place afin de réduire la pauvreté ainsi que leurs principales caractéristiques.
Le programme Bolsa Família, sans doute le plus connu et le plus important des programmes de lutte contre la pauvreté, mis en place dans la foulée de l’élection du PT, a été institué en 2003. Ce programme visait à unifier les programmes Bolsa Escola (Bourse scolaire), Auxílio Gás (Aide pour le gaz), Bolsa Alimentação (Bourse alimentaire) et Cartão Alimentação (Carte d’alimentation) du gouvernement précédent, dirigé par Fernando Henrique Cardoso. Ce programme couvre aujourd’hui une grande partie de la population pauvre, vivant en majorité dans la région Nord-Est. C’est aussi le programme le plus controversé, parce qu’il octroie directement de l’argent aux familles – c’est en quelque sorte un revenu minimum[12] –, ce qui ouvre la voie à des protestations des couches plus aisées qui accusent le programme de rendre les pauvres oisifs, ces sommes réduisant selon eux leur volonté de travailler. Quant aux programmes Luz para Todos, aussi institué en 2003, et Minha Casa, Minha Vida (2009), ils cherchent à universaliser l’accès à l’électricité et à combler le déficit de logements évalué à 5,1 millions de foyers au Brésil[13]. Dans le domaine de l’éducation, le gouvernement fédéral a ciblé l’enseignement universitaire avec les programmes Universidade para Todos (ProUni, 2004) et Reorganização e Expansão das Universidades Federais (Réorganisation et expansion des universités fédérales – ReUni, 2007). Ces programmes visent l’élargissement et la démocratisation de l’accès à l’université pour les couches les moins aisées de la population, à travers la création de nouvelles universités et des places supplémentaires dans les universités fédérales (Fagnani, 2011). Ils sont également critiqués, notamment, parce qu’ils profitent aussi indirectement aux institutions privées par la mise en place d’un système de bourses pour les étudiants (ProUni), financé directement par l´État. Parce que ces programmes ont été mal planifiés et parce qu’il y avait des urgences jugées plus pressantes par rapport aux infrastructures et aux services de fonctionnement des universités existantes, la mise en oeuvre de l’expansion du réseau universitaire a aussi été largement critiquée.
Ces programmes, rappelons-le, ont été établis par l’administration Lula. Comme on l’a aussi souligné, le gouvernement Dilma, fidèle aux engagements de son prédécesseur, a choisi de les maintenir et de les poursuivre en faisant du combat contre la pauvreté son principal cheval de bataille. Ainsi, la stratégie mise en place pour éradiquer la pauvreté extrême par le gouvernement actuel s’appuie principalement sur le programme Brasil sem Miséria (Brésil sans misère), lancé en juin 2011 et qui vise à sortir 800 000 nouvelles familles de cette situation. Cette initiative part donc d´un constat, celui de la persistance d’une pauvreté extrême, malgré les programmes existants et la relative performance de l’économie eu égard à la réduction des inégalités sociales et à la génération d’emplois formels. Elle comprend trois axes visant à augmenter les capacités et les opportunités des plus pauvres à travers une articulation intersectorielle rendant compte du caractère multidimensionnel de la pauvreté. Ces axes sont les suivants : 1) la garantie d’un revenu; 2) l’accès aux services publics et 3) l’inclusion dans les activités productives, c’est-à-dire l’intégration à l’emploi. Le premier axe cherche à augmenter le revenu des familles vivant dans une pauvreté extrême. Le deuxième vise à promouvoir l´accès aux services publics en général – santé, éducation, assistance sociale, travail, sécurité, alimentation et nutrition, etc. –, faisant ainsi la promotion de la citoyenneté et du bien-être social. Quant au troisième axe, il vise à faciliter l’accès à l’emploi, tant dans les milieux ruraux qu’urbains (IBASE, s. d. ; MDS, 2013a).
La mise en place du programme a permis la création d’un registre unique des familles vivant dans la pauvreté sur l’ensemble du territoire. Ce registre est fort utile dans le cadre de la mise en place du programme Brasil sem Miséria, puisqu’il permet de cibler les plus pauvres et de les identifier[14]. Concernant l’accès aux services publics, la stratégie retenue consiste à élargir l’offre de services de santé et d´éducation[15] dans les lieux marqués par une forte concentration de la pauvreté, en plus de favoriser une meilleure mobilité et formation des fonctionnaires publics ainsi qu’un accès plus facile aux centres de référence de l´assistance sociale (CRAS). En ce qui a trait à l’intégration au travail dans les régions rurales, où vivent 47 % des bénéficiaires potentiels, la priorité est d’augmenter la production de l’agriculture familiale en fournissant des services d’orientation et d’assistance technique, en offrant du crédit pour l’acquisition de fournitures et d’équipements, mais aussi pour l’achat de semences, d’eau potable et d’électricité. On prévoit également l’extension du programme d’achat d’aliments par les municipalités auprès d’agriculteurs locaux pour approvisionner les institutions publiques et philanthropiques – hôpitaux fédéraux, universités, écoles, crèches et prisons –, ainsi que la mise en place d’accords avec des acteurs du secteur privé – supermarchés, entreprises et restaurants – visant le même but. Pour intégrer les salariés plus pauvres, des accords tripartites entre l’État, les travailleurs et les patrons sont aussi favorisés dans les chaînes productives du milieu rural. En milieu urbain, les priorités vont à la création d’emplois et de sources de revenus pour les personnes les plus pauvres, âgées de 18 à 65 ans, par l’accès à la formation professionnelle, l’octroi de microcrédit et l’incitation à l’entrepreneuriat – notamment, mais pas exclusivement, dans l’économie populaire et solidaire – ainsi que par l’embauche des plus exclus dans les grands travaux d´infrastructure inscrits dans le Programa de Aceleração do Crescimento – PAC (Programme d´accélération de la croissance), notamment ceux de la Coupe du monde de 2014 et des Jeux olympiques de 2016[16].
Les programmes Brasil sem Miséria et Bolsa Família : défis et limites
Afin de mesurer les défis et les limites de ces nouvelles initiatives, il nous apparaît important de les restituer dans une analyse de l’évolution des politiques sociales au Brésil. Ainsi, étant donné que le programme Brasil sem Miséria (PBSM) est complexe et récent (proposé en 2011), il n’existe pas encore de recherches et d’analyses exhaustives permettant de l’évaluer. Il est également possible de confondre ce programme avec celui de Bolsa Família (PBF), puisqu’il est une sorte de « ciblage dans la cible », c’est-à-dire qu’il cherche à identifier les plus pauvres (au sens de Castel, 1995) parmi les pauvres afin de les intégrer à ce nouveau programme. Or, ce constat peut être une preuve même des limites du PBF, à savoir le profilage des plus pauvres de la société.
Nous aborderons donc maintenant la question des limites du PBF, mais aussi des aspects innovateurs, dans une certaine mesure, de la proposition du PBSM. De plus, plusieurs études ont cherché à analyser le programme Bolsa Família et son impact sur le problème de la pauvreté, voire sa capacité à réduire les inégalités sociales et, par conséquent, les différences locales et régionales de niveaux de vie. Nous en présenterons les principaux résultats. Mais, avant toute chose, il apparaît important de relever les aspects positifs et négatifs les plus importants et les plus débattus du PBF selon l’IBASE (s. d.).
Concernant les problèmes nutritionnels et l’accès à la nourriture
Le PBF a augmenté la quantité, la diversité et la régularité des aliments disponibles aux familles. Toutefois, l’ampleur du problème alimentaire et nutritionnel est importante, car 55 % des familles bénéficiaires du programme (un peu plus de six millions) présentaient encore une malnutrition modérée ou grave. Les familles montrant des symptômes de malnutrition grave dépensaient environ 70 % du revenu familial pour l’achat des aliments. Par ailleurs, les aliments disponibles ne sont pas suffisamment nourrissants, car les individus se procurent majoritairement des produits industrialisés riches en calories et remplis de sucre afin de satisfaire leur faim et leurs besoins énergétiques (voir aussi IBASE, 2008).
Concernant l’accès aux services d’éducation et de santé
Les résultats sont positifs, avec une augmentation des taux d’inscription des enfants dans les écoles et une fréquentation plus assidue. Les individus tendent par ailleurs à chercher davantage l’aide des professionnels pour les soins de santé. Toutefois, ces services – propres au système de protection sociale dit de couverture universelle – représentent des obstacles empêchant d’atteindre des résultats plus tangibles du PBF pour les prestations d’éducation et de santé. En effet, ces services publics sont généralement précaires et leur accès est difficile et coûteux, principalement pour les familles qui habitent dans les zones rurales. Or, celles-ci représentent la grande majorité des bénéficiaires du programme.
Concernant le travail, la pauvreté et les inégalités
Les statistiques et les enquêtes révèlent que le programme a eu un impact important tant pour la réduction de la pauvreté que pour la diminution des inégalités sociales et régionales[17]. Rappelons que c’est dans le Nordeste du Brésil que se concentrent la plupart des bénéficiaires, et que cette région est en même temps la région la moins développée et la plus pauvre du pays. De plus, ce programme donne lieu à de grands débats, suscités notamment par les critiques conservatrices qui l’accusent de décourager ses bénéficiaires de travailler et d’encourager ainsi l’oisiveté. Néanmoins, cet argument n’est pas validé par les enquêtes qui montrent que ceux qui avaient un travail l’ont conservé, puisque la prestation octroyée est insuffisante pour satisfaire les besoins primaires. Malgré la présence du programme, 46 % des familles avaient un revenu mensuel total (comprenant les bénéfices du PBF) inférieur au salaire minimum. Par ailleurs, la question centrale est plutôt celle des difficultés auxquelles les plus pauvres et les personnes en situation de vulnérabilité se heurtent pour obtenir un emploi. Il faut bien dire toutefois que les emplois se font généralement rares pour les personnes issues des couches les plus pauvres de la société brésilienne.
Concernant le rôle des femmes
Aspect hautement significatif du programme, les femmes y jouent un rôle central, puisqu’elles sont les titulaires[18] des avantages du programme destinés à la famille. On reconnaît ainsi leurs responsabilités et leur contribution aux tâches domestiques au sein de la famille. Les effets du PBF auprès des femmes comprennent la valorisation de ces dernières au sein de la famille, l’impulsion d’un sens de la citoyenneté, l’élargissement de l’autonomie et de l’indépendance financière, cela contribuant directement à l’organisation et à l’administration des ressources. Néanmoins, les femmes ne voient pas leur journée de travail diminuer, puisque ce sont encore elles qui assurent la majorité des tâches domestiques.
Concernant la couverture des programmes cibles
La question centrale concerne ici les outils et les critères utilisés pour cibler les populations qui auront accès aux programmes. Pour le PBF, les estimations de la pauvreté dans chaque municipalité doivent être remises en question en raison des données disponibles et de la méthodologie adoptée, qui se résume à la définition des seuils absolus de pauvreté. De plus, les limitations des ressources budgétaires des municipalités entraînent une limite maximale du nombre de familles bénéficiaires. La couverture du programme peut donc être compromise par des sous-estimations du groupe cible ou par un manque de financement, des situations qui sont fortement susceptibles de se produire. Ces limites peuvent également être accentuées par une négligence dans la prise en compte de la valeur du pouvoir d’achat. La seule prise en compte de l’inflation en générale serait en effet insuffisante pour faire face à cette réduction. Il existe aussi le problème inverse, c’est-à-dire l’inclusion de familles qui n’entrent pas dans les critères établis. Ces difficultés à cibler les bénéficiaires sont préoccupantes, puisque, pour une même situation économique, certains sont bénéficiaires et d´autres n’arrivent pas à faire valoir leur droit d’adhésion à ce programme. Ces disparités concèdent des privilèges et perpétuent des injustices qui compromettent le caractère de justice sociale du programme.
Malgré les limites évoquées, cette analyse permet de relever certains aspects innovants du programme Brasil sem Miséria. On a vu que celui-ci vise essentiellement à répondre au problème de couverture du PBF – c’est-à-dire à donner aux plus pauvres la possibilité de s’affranchir de la misère en leur garantissant un revenu, mais aussi de faire face aux limitations inhérentes à l’accès aux services publics et à l’insertion en emploi.
Revenons à ces trois axes (selon IBASE, s. d.). Pour le premier – cibler les plus pauvres pour leur octroyer un revenu –, l’opérationnalisation des critères est complexe et il s’avère difficile de trouver ceux qui sont « invisibles », c’est-à-dire ceux qui n’ont ni famille ni logement[19]. Ces personnes « survivent » par l’aumône et l’entraide, dans un contexte où les soins des amis et des « voisins » assurent un minimum de protection sociale, comme à l’époque médiévale (Castel, 1995). L´État intervient désormais, après cinq siècles de négligence en ce qui a trait à la protection sociale, par le moyen de l’assistance institutionnalisée en ciblant les démunis. Mais, surtout, la stratégie fondamentale qui a permis d’accroître les revenus des familles a été d’augmenter le montant des ressources des ménages, de cibler les enfants et les adolescents ainsi que les membres les plus vulnérables, qui représentent 40 % de la population vivant dans l’extrême pauvreté et qui se concentrent pour la plupart dans le Nordeste du Brésil[20]. Dans cette perspective, l’État introduit une prestation spécifique pour les femmes enceintes et pour celles qui allaitent, en créant le programme Brasil Carinhoso (Brésil bienveillant, en juin 2012), dont le but est de garantir un revenu mensuel minimum de R$ 70 par personne à toutes les familles vivant dans des conditions d’extrême pauvreté et avec des enfants de 6 ans et moins. Ce programme vise aussi à augmenter le nombre de garderies et de prématernelles, à améliorer l’offre alimentaire et les soins de santé dans les écoles, à distribuer des médicaments aux enfants, contribuant doublement à améliorer l’accès aux services publics, ce qui constitue le deuxième axe du PBSM (accès aux services publics). En ce qui concerne le troisième axe, qui renvoie à l’objectif d’insertion en emploi, il apparaît important de souligner les cours de formation professionnelle destinés aux personnes enregistrées à la Bourse famille – avec une offre atteignant plus d´un million de places –, l’accès au microcrédit pour stimuler la création d’activités productives[21] ainsi que la création du programme Bolsa Verde (Bourse verte, en 2011) pour les familles qui pratiquent des activités d’exploration et d’extraction, en particulier en Amazonie, visant une utilisation responsable des ressources naturelles.
La protection sociale classique face aux contraintes économiques
La période pendant laquelle le Parti des travailleurs a été au pouvoir a donc été consacrée aux problèmes de pauvreté avec pour objectif principal l’élimination de la misère. Considérant ce défi, nous allons maintenant analyser les principales conditions de mise en oeuvre de cet objectif relevant du domaine de la protection sociale classique – c’est-à-dire les politiques universelles reposant sur des droits sociaux – dans le contexte de crise que connaît l’économie brésilienne.
Nous avons vu que les programmes décrits transcendent une vision étroite de la pauvreté, qui serait déterminée essentiellement par le revenu individuel ou familial. Les axes concernant l’offre de services publics, notamment l’accès à l’éducation, à la santé et à l’assistance sociale, ainsi que l’offre d’emplois et de nouvelles occasions ouverte par le dynamisme de l’économie jouent un rôle essentiel. Or, cela signifie qu’il est impossible de laisser à la marge les investissements pour étendre le système de protection sociale, pas plus que les orientations générales visant à promouvoir le développement économique centré sur l’inclusion sociale et la redistribution de la richesse.
Concernant la protection sociale, les gouvernements de Lula et Dilma ont peu progressé dans la consolidation structurelle du système, entendue comme un droit universel accessible à tous les Brésiliens, malgré l’expansion proposée des services publics dans les zones où se concentre la grande pauvreté. Comme dans la plus grande partie du monde néolibéral, l’attention à la protection sociale se heurte idéologiquement aux intérêts des marchés et à la conviction qu’il faut désencastrer les mécanismes qui contribuent à la limitation de la progression des marchés et proposer le retrait de l’État. À cet égard, l’histoire récente du Brésil relève d’un comportement oscillant au gré des évènements politiques et selon les nuances des gouvernements au pouvoir. Comme nous l’avons déjà souligné, la construction de la protection sociale a connu une hausse dans la seconde moitié des années 1980, avec la redémocratisation du pays et la nouvelle Magna Carta. Ce mouvement, qui s’est amorcé au milieu des 1970, a agi comme contrepoids, alors même que le monde endossait déjà le paradigme néolibéral. Néanmoins, après la chute de la dictature militaire lors des élections de 1985 et la promulgation, en 1988, de la Constitution fédérale, qui maintient les grandes forces conservatrices aux positions clés des pouvoirs politique et administratif du pays, ce contrepoids a perdu de sa force. Désormais, les nouveaux gouvernements fédéraux – y compris ceux de la majorité des États et des municipalités – embrassent les préceptes néolibéraux. On constate donc l’influence de cette idéologie qui s’étend aujourd’hui au sein même du Parti des travailleurs, et inspire ses idées et ses politiques. Malgré tout, Lula et Dilma qui, selon certains, marquent l’entrée dans une phase post-néolibérale, ont renouvelé les espoirs pour la construction d’un rapport salarial équitable et d’une protection sociale universelle au Brésil.
Cela étant dit, certaines tensions perdurent au sein du gouvernement, qui nomme des conservateurs à certaines fonctions clés. À titre d’exemple, le Ministério da Fazenda (ministère des Finances) a élaboré un document proposant de favoriser les programmes ciblés au détriment des politiques universelles (Fagnani, 2011). Cette recommandation se situe en droite ligne avec certains préceptes néolibéraux dans le champ social, qui s’harmonisent avec les rigidités fiscale et monétaire, marquées par le maintien de taux d´intérêt très élevés et caractérisant ainsi l´orthodoxie dans la conduite de l´économie. De manière générale, il faut le rappeler, le gouvernement a donc suivi un programme néolibéral. Ce n’est qu’à partir du second mandat que Lula – préoccupé par la croissance dans une conjoncture mondiale favorable, notamment au sein des pays en développement, où les taux de croissance sont très élevés – a pris la décision de bâtir une politique plus hétérodoxe. Certes, certains (Jaccoud, 2010) estiment qu’à partir de ce moment l’attention portée aux politiques sociales – politiques ciblées, en particulier celles de transfert de revenus – a été équilibrée avec les priorités accordées aux politiques universelles, par la recherche d’une complémentarité entre les deux approches. Soulignons néanmoins que l’asymétrie demeure, en laissant une place encore très secondaire dans la mise en oeuvre des politiques universelles. En effet, cette stratégie semble plutôt constituer une justification avancée par le gouvernement et ses institutions de recherche[22] afin de pouvoir affirmer que les programmes Bolsa Família et Brasil sem Miséria sont des politiques qui pallient une des lacunes du système « universel » de protection sociale brésilien, à savoir l’incapacité à combattre la pauvreté. Dans ce cas, de telles justifications visent à subtilement transmettre l’idée que le gouvernement réforme ce système, partant du principe qu’il doit être réformé, en considérant qu’un tel modèle privilégie les plus aisés, au détriment des couches sociales vulnérables, et en démontrant ainsi son inefficacité eu égard à la lutte contre la pauvreté et les inégalités. Bref, on peut supposer que cette perspective soutient les arguments de ceux qui cherchent à miner le développement de la protection sociale universelle ou à la réduire, voire à la supprimer, pour favoriser plutôt l’essor des politiques ciblées assistancialistes, de caractère résiduel comme le démontre la proposition du Ministério da Fazenda énoncée précédemment[23].
Cette vision réductionniste s’appuie largement sur le débat actuel du rapport entre les transformations du marché du travail et la pauvreté dans le contexte mondial, notamment dans les pays développés qui ont mis en place des systèmes universels de protection sociale. Ce débat met en relief la fin de l’assurance sociale face à la fragmentation des risques produits par un marché du travail précarisé, qu’engendre une individualisation croissante des situations de travail au détriment des formes de régulation collective. Cette situation contribue à la fragilisation sociale liée au chômage de longue durée et due à la désintégration de la structure familiale traditionnelle (familles monoparentales). De plus, l’hétérogénéité croissante des situations au sein même du salariat rend progressivement plus complexe le traitement du risque individuel (par la multiplication des particularités et des diversités), par des mécanismes d’assurance sociale qui catégorisent les risques en les homogénéisant collectivement ou en les transformant en « risques collectifs » (chômage de courte durée, retraite, maladie, vieillesse, etc.). Or, face au stade atteint par le capitalisme avancé, on va jusqu’à déclarer l’épuisement de la société salariale – ce qui paraît être un jeu idéologique plutôt qu’une interprétation fidèle de la réalité –, illustration de ce processus de retour en arrière que représente la déstructuration de ce statut collectif du travail auquel les systèmes de protection sociale participent de façon primordiale (Sousa, 2010).
Il semble que ces implications soient quelque peu exagérées. Il n’est pas certain qu’une telle fragmentation prenne une dimension et une diversité capables de « massifier » les besoins particuliers en dehors des catégories mentionnées, et donc de fissurer l’édifice institutionnel basé jusqu’ici sur la prise en charge collective. La question se présente plutôt comme une réponse libérale à la crise actuelle du capitalisme, dont les signes incontestables sont le chômage de longue durée et les vagues financières spéculatives qui déferlent actuellement sur les pays développés et menacent les économies « solidifiées » en suscitant des inquiétudes dans le monde entier. Ainsi, la réponse libérale voit dans les dépenses sociales le grand responsable de toutes les difficultés et tente de les enrayer par la mise en place de politiques sociales ciblées dans les pays en développement ou par celle du « recours au contrat », de même que par le « traitement localisé des problèmes », comme les politiques d’insertion dans les pays développés. En d’autres termes, ces derniers cherchent à transformer la condition actuelle, caractérisée par la conquête de l’individualisme « positif », par une politique sociale visant à enrayer la montée des vulnérabilités, qui resteront néanmoins limitées étant donné les protections proposées.
La situation des pays en développement, en particulier le Brésil, est tout à fait préoccupante si l’on néglige la protection sociale universelle. En effet, des politiques sociales ciblées sont mises en place pour prendre en compte un nombre important de « non-protégés », qui se trouvent encore dans la phase de l’individualisme « négatif » caractéristique des débuts de l’ère capitaliste. Au Brésil, l’interruption d’un processus d’instauration d’une protection collective pour subvenir aux besoins fondamentaux (chômage de courte durée, retraite, maladie, vieillesse, etc.) s’effectue parallèlement à l’adoption d’un modèle réductionniste. De plus, la flexibilité et la précarité du marché du travail ont toujours été un marqueur de l’essor du capitalisme au Brésil (Sousa, 2010). En effet, l’industrialisation rapide et épisodique a eu un impact négatif sur la structuration du marché du travail, car elle a compromis la stabilité de l’emploi et la formation professionnelle des employés. Les emplois instables et précaires ainsi que l’absence d’investissement pour améliorer la qualification de la main-d’oeuvre contribuaient à maintenir des salaires très bas – à cause même du niveau dérisoire atteint par le salaire minimum – en fonction de la branche d’activité, de la taille de l’entreprise et de la fonction exercée. Le faible niveau du salaire minimum exerçait aussi une influence sur l’augmentation et la différenciation des salaires, non seulement entre les plus hauts et les plus bas salaires, mais aussi au sein de tous les niveaux de l’échelle hiérarchique (CESIT, 1994). Une organisation interne rigide de la force de travail dans les grandes entreprises – fondée sur le modèle tayloriste de production –, marquée par une forte discipline dans la gestion du travail, se conjuguait à une structure externe hautement flexible. Un fort contingent de main-d’oeuvre non qualifiée, un faible niveau de rémunération (et l’instabilité de l’emploi) conféraient à l’entrepreneur une marge importante de liberté pour embaucher et licencier.
Ainsi, jusqu’à la vague néolibérale de flexibilisation et de dérèglementation des marchés, le marché du travail au Brésil se caractérisait déjà par une instabilité de l’emploi, la rotation rapide de la main-d’oeuvre, une forte présence d’emplois précaires et un marché informel significatif. Il en résulte alors des justifications de l’existence d’un système de protection sociale restreint sur plusieurs aspects, en particulier celui de la couverture, tant de la population que des besoins, et celui de l’octroi de prestations, d’un niveau trop faible. De ce fait, un tel système serait très éloigné du respect des principes d’équité et d’universalité et ne contribuerait pas, à travers des mécanismes de redistribution, à la réduction des profondes inégalités sociales. Devant la situation de précarité sociale qui semble toujours « légitimer » des politiques d’assistance et d’urgence, les politiques ciblées trouvent ainsi un terrain favorable qui justifie facilement leur adoption, au détriment, par conséquent, d’une amélioration structurelle de la protection sociale, plus complexe et coûteuse.
Une question centrale émerge de cette reconfiguration : dans l’hypothèse où les programmes Bolsa Família et Brasil sem Miséria, qui visent les plus pauvres, alliés à la promotion de l’insertion en emploi, réussissent, comment va-t-on octroyer les bénéfices liés aux risques de la société salariée si l’on ne garantit pas une protection sociale universelle ? Dans le cas où le rapport salarial au Brésil se transforme amplement, au moins au regard de la taille du salariat avec l´élargissement de la base de la classe « moyenne » grâce à l’ascension des pauvres, une pression significative sur la protection sociale émergera. Il est aussi vrai, par conséquent, que le nombre de travailleurs pauvres augmentera, puisque les embauches correspondront notamment à des activités productives faiblement qualifiées, voire non qualifiées. Ces travailleurs faiblement rémunérés devront avoir accès à des services de base, comme la santé, l’éducation, etc., et pouvoir survivre durant les périodes de chômage. Pour ces raisons, une protection sociale publique doit être en mesure d’assurer la satisfaction de ces besoins, en permettant le plein accès à tous et en y garantissant une qualité adéquate.
L’enjeu soulevé entre, d’une part, les politiques de transfert de revenus mises en place ces dernières années visant à combattre la pauvreté et, d’autre part, la protection sociale universelle dans le contexte du rapport salarial au Brésil enclenche une discussion sur les conditions imposées par la dynamique récente de l´économie brésilienne. On a vu que le gouvernement Lula, en 2003, a hérité d’une économie caractérisée par des faiblesses, tant sur le plan intérieur qu’à l’international. Teixeira et Pinto (2012) affirment que pendant les années 1990 le pays était sous le joug du système bancaire et financier[24]. On constate ainsi qu’à partir de l’insertion du néolibéralisme économique et, notamment de la période du président Fernando Henrique Cardoso (1995-2002), l’économie était caractérisée par une soumission aux intérêts des élites néolibérales nationales et internationales. Ce modèle découlait précisément des nouvelles conditions imposées par la mondialisation du capital, en particulier la mondialisation financière (Chesnais, 1996), en soumettant au niveau mondial sa logique d’accumulation du capital. Dans ce contexte, les États, notamment ceux des pays en développement qui étaient fortement dépendants des capitaux externes pour équilibrer leur balance des paiements (comme le Brésil), étaient constamment sous la menace de fuites des capitaux, de crises de change, ainsi que des exigences et des conditions des prêts du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque mondiale. Dans cette conjoncture, le Brésil était implicitement sous la direction économique et idéologique de la banque centrale et des groupes financiers privés (banques, entreprises d’assurance privées, fonds de pension, agences de notation financière, etc.) nationaux et internationaux. Les priorités macroéconomiques dépendaient ainsi amplement des décisions de la banque centrale pour contrôler l’inflation et la politique fiscale, visant la solvabilité de la lourde dette publique, pouvant compter sur une pleine indépendance à l’égard des ingérences politiques et de l’influence d’autres sphères du pouvoir (Teixeira et Pinto, 2012).
Cependant, face à une croissance économique rendue possible par la conjoncture internationale favorable depuis 2006, le gouvernement relativise cette politique orthodoxe, mais sans négliger le contrôle de l’inflation. En effet, la recherche de l’essor économique a participé à réintégrer le paradigme de l’État développementiste (Fiani, 2013), qui a marqué le Brésil pendant la deuxième moitié du 20e siècle, plus précisément des années 1950 à la « décennie perdue » des années 1980. Ainsi, avec Lula, une corrélation des forces au sein du pouvoir fédéral a été rendue possible entre la banque centrale, le ministère du Trésor et le ministère de la Planification. Notons que ce dernier rivalisait avec les deux premiers afin de défendre l’hétérodoxie basée sur la priorité donnée au développement économique et social. Toutefois, à partir du mandat actuel de Dilma, une telle performance économique a été interrompue, liée à la chute significative du niveau de croissance et au retour du spectre de l’inflation[25], ainsi qu’en raison de problèmes structurels concernant les menaces qui pèsent sur l’industrie brésilienne, essentiellement expliquées par la valorisation de la monnaie (le real) et par l’accroissement de la concurrence avec la Chine.
Il est évident que cette situation compromet la progression du rapport salarial et, par conséquent, de la protection sociale universelle. La banque centrale a multiplié les augmentations du taux d’intérêt pour freiner l’inflation, ce qui aggrave la dette publique, stimule la spéculation, et ralentit les investissements productifs et la consommation. Les répercussions négatives sur le rapport salarial, la tendance à la désindustrialisation et la fuite des revenus vers l’extérieur étant donné l’essor des importations de produits manufacturiers, en particulier en provenance de la Chine, sont tout à fait préoccupantes[26]. Ce pays qui a bâti son « ébauche » de société salariale à partir des efforts et des sacrifices profonds des travailleurs se heurte maintenant à la menace de destruction de chaînes entières de production. On peut alors identifier des conséquences négatives pour les investissements et pour l’emploi : suppression d’emplois, résultats défavorables de la balance des paiements avec une réduction de la réserve des devises pour faire face à la dette, limites imposées aux politiques de crédit à la consommation et de valorisation réelle du salaire minimum et, enfin, limitations des ressources à titre de transferts de revenus pour lutter contre la pauvreté et pour financer la protection sociale.
Conclusion
Nous conclurons cet article, non pas par la référence à de savantes études, mais en nous appuyant sur deux constats dressés à partir des protestations portées par la population brésilienne dans la seconde moitié de 2013. En effet, celles-ci ont mis au grand jour la dialectique exposée ici, née de la problématique sociale brésilienne, entre le combat contre l’extrême pauvreté et la démarche de construction de la protection sociale classique. Or, deux grands bouleversements populaires ont révélé, d’une part la force politique de la population pauvre pour défendre le programme Bolsa Família et, d´autre part, la force des couches moyennes pour réclamer une protection sociale de qualité et refuser la corruption et l´appropriation illégale des ressources publiques.
Dans le premier cas, à la fin mai 2013, une rumeur sur la fin du PBF a provoqué instantanément une grande mobilisation des familles, soit environ 900 000 personnes (Carta Maior, 2013), notamment des mères de tout le pays, en particulier dans les villes du Nord-Est, où prédomine la pauvreté. Elles n’acceptaient pas l’interruption du programme, en relevant autant le poids politique du programme que son importance pour la subsistance des familles. Dans le second cas, le Brésil est l’objet de manifestations de masse historiques dans les grandes métropoles et les petites villes de l’intérieur du pays, qui revendiquent des changements politiques, économiques et principalement sociaux. Ces mouvements ont été déclenchés par une protestation de la tranche jeune de la population contre l’augmentation de « seulement » vingt centimes du prix du billet de transport collectif (bus) par la municipalité de São Paulo. Or, cet évènement n’a été que la goutte d’eau qui a fait déborder le vase et qui a déclenché le mécontentement des Brésiliens concernant les institutions, les élites, les classes dirigeantes et dominantes du pays. On a dit que le peuple s’était réveillé, qu’il n’était ni complaisant ni passif face aux négligences et irresponsabilités dues à la corruption et à l’exploitation de la population[27]. Immédiatement, des masses sont sorties dans les rues en demandant, en particulier dans le domaine de la protection sociale, des améliorations dans l’accès et l’offre de services publics de santé, d’éducation, de transport, de sécurité, etc., ainsi que de meilleures conditions de travail et de rémunération.
Selon nous, ces deux types d’évènements montrent que les pauvres, les bénéficiaires des politiques de transfert de revenus, font tout leur possible pour que ces programmes ne soient pas supprimés, car ces derniers vivent dans une précarité marquée par le manque de couverture des services publics énumérés précédemment. Ils sont, depuis toujours, habitués à cette situation, puisque l’oppression historique et structurelle à laquelle ils ont été soumis a forgé la présence de l’État, par le biais de l’offre de ces services, comme un privilège, comme une concession ou même un type d´aumône, bien capitalisé par le clientélisme politique. De cette manière, il leur a fallu déployer des efforts importants pour au moins garantir un revenu minimum de survie. Cette frange de la population lutte donc pour le maintien des programmes mis en place par les derniers gouvernements, en particulier pour la Bourse famille. Cependant, concernant les couches moyennes issues des mégalopoles, qui forment la grande majorité des manifestants, le problème ne concerne pas tant le revenu que la détérioration des services publics et l’insuffisance de la couverture sociale. Dans ce cas, se confirme la négligence des gouvernements à l’égard des investissements et des améliorations de l’offre de services, qui sont classiquement compris dans la protection sociale universelle.
À partir de ce que l’on a exploré dans ce travail, nous soutenons la thèse selon laquelle il est difficile d’accepter les arguments qui veulent assimiler les politiques de transfert de revenus pour combattre la pauvreté à une façon de perfectionner, en guise de complément, le système brésilien de protection sociale. En réalité, nous ne doutons pas des intentions des gouvernements Lula et Dilma concernant la question de la pauvreté, et de leur perspicacité à entrevoir le potentiel politique substantiel de l’appui des couches les plus pauvres de la population pour les élections. Néanmoins, ils n’ont pas eu la clairvoyance de calculer les pertes politiques potentielles nées de l’insatisfaction d’une partie de la population qui réclame des services publics de qualité dans le domaine de la santé, de l’éducation, du transport, etc. Cette tranche de la population est placée légèrement au-dessus du seuil de pauvreté, dans la partie inférieure des couches moyennes. Elle comprend la majorité des travailleurs des activités dites informelles, ainsi que les salariés qui reçoivent entre la moitié et deux fois le salaire minimum. D’ailleurs, le Parti des travailleurs, ébranlé par d’énormes scandales de corruption, entraînant une indignation de la part de la population en général, et donnant des arguments aux partis d’opposition, n’a jamais vraiment été confronté à des résistances politiques réelles. En effet, ces gouvernements ont compris les intérêts de la grande alliance qui compose sa base politique, notamment soutenue par le pouvoir économique. Finalement, Lula, malgré son origine « prolétaire », a davantage permis aux couches les plus aisées et aux intérêts des marchés et du grand capital de bénéficier de la situation économique en pouvant continuer à mettre la main sur des profits élevés, en particulier pour ce qui est des milieux bancaire et financier. Bref, ce que l’on observe, c’est une société maintenue dans des conditions de vie propres à une société « semi-salariale », marquée par un rapport salarial incomplet, qui cherche à obtenir des bénéfices auprès d’un État investi par les principes de l’économie néolibérale et les forces du marché visant l’accumulation du capital.
Parties annexes
Notes
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[1]
L’opposition à la mise en oeuvre de politiques sociales plus larges et performantes, comme les déterminations constitutionnelles de 1988 au Brésil, conquises en pleine lutte sociale pour la redémocratisation, le montre bien.
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[2]
Et même en matière de cohésion sociale, comme l’illustrent les manifestations récentes.
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[3]
Cette section s’appuie sur le travail de Sousa (2010).
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[4]
La période qui a commencé avec le long gouvernement du président Getúlio Vargas, en 1930, marquera l’avenir du rapport salarial et de la protection sociale au Brésil, principalement par la détermination de l’État à intervenir de façon incisive et permanente dans ce domaine. Vargas, un leader populiste, réussit à mettre en oeuvre une législation du travail destinée à faciliter la progression du capitalisme au Brésil et qui s’appuiera dorénavant sur la domination de la bourgeoisie industrielle.
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[5]
Ce plan a été mis en place en 1995 pour combattre l’inflation. Il a établi la parité entre la devise brésilienne et la devise des États-Unis jusqu’en 1999, lorsque les crises internationales ont forcé la dévaluation du real et l’abandon de cet ancrage artificiel.
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[6]
En fait, la conjoncture était favorable au niveau international, mais défavorable sur le plan national au moment de l’arrivée du gouvernement Lula. En 2003, l’économie mondiale était en expansion, tandis que l’économie brésilienne venait de sortir d’une période considérablement difficile, avec une croissance très faible. La société conférait à ce nouveau gouvernement – le premier qui représentait les travailleurs et les couches moins aisées de la population au niveau fédéral – tous les espoirs concernant les transformations structurelles réclamées depuis toujours par les moins nantis.
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[7]
Selon la Folhaonline (2013), la « conciliation » du PT avec la droite brésilienne se fera à travers le choix de nommer l’entrepreneur José Alencar Gomes da Silva au poste de vice-président. Ce politicien du Parti libéral sera l’interlocuteur principal du nouveau gouvernement auprès des secteurs d’affaires et des conservateurs de l’establishment.
-
[8]
En 22 juin 2002, Lula (2002) écrivit une lettre ouverte au peuple brésilien où il proposait un pacte pour la gouvernabilité en explicitant les directives de son gouvernement. Il voulait notamment rassurer les marchés et les élites économiques et politiques concernant les risques qui pourraient menacer la stabilité politique, la propriété privée et les contrats déjà négociés.
-
[9]
De 2003 à 2006, l’économie a été conduite par un régime fondé sur la priorité donnée au contrôle de l’inflation, le maintien d’un taux de change flottant et la génération financière d’excédents primaires (Teixeira et Pinto, 2012), c’est-à-dire des recettes fiscales plus élevées que les dépenses pour couvrir les dépenses financières de la dette intérieure (très lourde). Cette priorité donnée à la stabilité monétaire et à la crédibilité internationale a freiné la croissance en raison du maintien d’un taux d’intérêt très élevé et de la restriction des dépenses et des investissements. Cette période a aussi été marquée par de grands scandales de corruption.
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[10]
Toutefois, les dépenses fédérales – par rapport au PIB – ont été réduites pour la santé et l’éducation. Néanmoins, cela a été compensé par des transferts aux États et aux municipalités. Parmi les réalisations du gouvernement Lula, citons également le remboursement total des prêts du Fonds monétaire international (FMI) ; le prestige international accru de la diplomatie brésilienne grâce notamment à la participation active du pays dans les grands débats et forums globaux ; son affirmation parmi les pays dits émergents et la conquête pour accueillir les deux évènements sportifs majeurs de la planète, la Coupe du monde de soccer (2014) et les Jeux olympiques (2016). Cette dernière victoire représente une valeur symbolique très forte auprès de la population et aussi des grands investissements financiers externes pour l’infrastructure urbaine. Les manifestations récentes démontrent toutefois que la population s’inquiète aujourd’hui du « prix à payer » pour cette reconnaissance.
-
[11]
Grâce aussi à l’élargissement des alliances politiques. En effet, Dilma Roussef obtiendra le soutien formel de pas moins de 11 partis politiques (PL, PCB, PCdoB, PMN, PDT, PPS, PSB, PV, PGT, PSPC et PTB).
-
[12]
Couverture : 13,2 millions de familles en août 2011 (environ 52 millions de personnes, soit 28 % de la population brésilienne). Pour avoir accès au programme, les familles pauvres doivent avoir un revenu mensuel par tête en-deçà de R$ 140, soit environ 67 dollars canadiens (incluant celles en situation « d’extrême pauvreté », avec un revenu mensuel par tête de R$ 70). Le coût du programme Bolsa Familia se situe autour de 0,4 % du PIB, une proportion minime si l’on compare avec celle concernant les prestations de retraite, qui représentent 11 % du PIB (Cotta et Paiva, 2010).
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[13]
D’ici à 2014, on prévoit une couverture énergétique pour 257 000 familles vivant dans une extrême pauvreté (MDS, 2013a). Les populations ciblées par le programme Minha Casa, Minha Vida sont les familles dont le revenu mensuel total est inférieur à R$ 1 600. Toutefois, celles avec un revenu atteignant jusqu’à R$ 5 000 peuvent aussi obtenir un financement pour une maison, à condition qu’elles ne disposent pas déjà de leur propre maison ni de financement dans un autre programme de la fédération. Le programme n’est pas ouvert aux familles ayant déjà reçu des allocations de logement du gouvernement fédéral. Le programme prévoyait la construction d’un million de foyers avant la fin de 2010 (Ministério das Cidades, 2013). On notera par ailleurs que 80 % de l’exclusion de l’accès à l’électricité se situe en zone rurale.
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[14]
D’ailleurs, le ministère du Développement social, responsable de ces programmes, a étendu de trois à cinq le nombre d’enfants admissibles à la Bolsa Família par famille, à condition ’que ces enfants aillent à l’école et qu’ils soient suivis par les services de santé. Cela a permis l’inclusion de 1,3 million d’enfants et d’adolescents âgés de moins de l5 ans, augmentant substantiellement le montant total de la Bolsa Família et, par conséquent, l’appel du gouvernement fédéral aux États et aux municipalités pour qu’ils y apportent des ressources complémentaire (IBASE, s. d.).
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[15]
Par les programmes Saúde da Família (Santé de la famille), Brasil Sorridente (Brésil souriant), Olhar Brasil (Regarder le Brésil), Brasil Alfabetizado (Brésil alphabétisé), Mais Educação (Plus d’éducation) et Rede Cegonha (Réseau Cigogne).
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[16]
Il faut remarquer que le programme Brasil sem Miséria prévoit un financement de R$ 80 milliards (d’ici à 2014). Ce financement est fourni par le budget du gouvernement fédéral, par des ressources des institutions qui gèrent le programme (en dehors des budgets fiscaux et de la sécurité sociale) et par d’autres sources des États, du district fédéral, des municipalités et également d’autres institutions publiques et privées (IBASE, s. d.).
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[17]
En une décennie (1999-2009), le nombre de familles pauvres au Brésil est passé de 26 % à 14 %, celles qui sont extrêmement pauvres de 10 % à 5 % et le coefficient de GINI, de 0,592 à 0,540. On estime aussi que la contribution du PBF à de tels résultats est d’environ 16 %.
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[18]
94 % des titulaires sont des femmes, 64 % des femmes sont noires ou métisses, 85 % sont âgées de 15 à 49 ans et seulement 56 % ont suivi le cycle primaire à l’école (d’une durée de huit ans). À cause de leurs multiples activités, elles sont plus fortement exclues du marché du travail. En effet, 37,4 % avaient un travail rémunéré, tandis que cette proportion était de 67 % pour les hommes. Par ailleurs, 38 % des ménages sont composés de familles monoparentales, en grande majorité dirigées par des femmes.
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[19]
Pour identifier les personnes vivant dans des zones difficiles, éloignées et souvent dangereuses, le programme a créé 1500 équipes mobiles d’’assistance sociale, qui utilisent divers moyens de transport : à pied, en bus, en camion ou en bateau, pour parcourir un pays d’une dimension continentale. Des 800 000 familles ciblées, 687 000 ont déjà été enregistrées dans le programme (MDS, 2013b).
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[20]
La valeur de la prestation octroyée à chaque enfant ou adolescent a augmenté de 45 % (en atteignant la valeur de R$ 32 par mois) et le nombre de ces bénéficiaires est passé de trois à cinq par famille (MDS, 2013b).
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[21]
Notons notamment le programme Microempreendedor individual (Micro-entrepreneur individuel) et le programme national Microcrédito produtivo orientado (Microcrédit orienté, créé en août 2011). Ces programmes sont offerts par les principales banques publiques nationales, incluant une réduction du taux d’intérêt, de 60 % à 8 % par an, et des frais d’ouverture de crédit, de 3 % à 1 %. Environ 200 000 familles très pauvres en ont bénéficié (MDS, 2013b).
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[22]
Comme l’Institut de recherche économique appliquée (Instituto de Pesquisa Econômica e Aplicada–IPEA).
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[23]
Les dénonciations récentes des défenseurs du système unique de santé (SUS) à l’égard des intentions du gouvernement et des entreprises en sont aussi emblématiques.
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[24]
« Dans cette configuration, où les représentants des intérêts bancaires et financiers sont hégémoniques au coeur même du pouvoir, le Parti des travailleurs accède à la présidence de la République en 2003. On remarque, encore aujourd’hui, la solidarité idéologique et d’intérêts du marché domestique et du marché financier international » (Teixeira et Pinto, 2012, p. 917-918 ; notre traduction).
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[25]
Le taux moyen de croissance annuelle de 2003 à 2006 a été de 3,5 % ; et, de 2007 à 2010, ce taux a atteint 4,6 % (allant jusqu’à 7,5 % en 2010). En 2011 et 2012, ce taux est tombé à 2,7 % et 0,9 %, respectivement.
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[26]
En effet, des répercussions sont à noter sur la structure productive, en raison de la liquidité des marchés financiers et de l’augmentation des prix des biens et des services, parallèlement aux réductions du prix des produits manufacturés (Teixeira et Pinto, 2012).
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[27]
La caractéristique singulière de ces mobilisations réside dans le fait qu’elles s’organisent à la marge des partis politiques – de gauche et de droite –, des syndicats et des figures charismatiques du champ politique. Cela est interprété comme un rejet absolu des institutions et des représentants politiques au Brésil, à cause du discrédit, de la méfiance et de l’antipathie du peuple à l’égard de ceux-ci. De tels évènements n’ont pas pris par surprise seulement le gouvernement, mais même les autres pays, qui pensaient que le Brésil était installé de manière durable dans une période de prospérité économique et sociale. Immédiatement à ce phénomène, le monde universitaire et plus particulièrement les politicologues se sont engagés dans une véritable course pour proposer des interprétations théoriques plausibles afin de comprendre ces manifestations et ce contexte politique (voir, p. ex. Sousa, 2014).
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