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L’univers n’est pas un simple piédestal, avec l’homme pour statue ; on le comparera plutôt à un immense pédoncule dont l’humanité est la fleur. Tant que celle-ci ne sera pas épanouie dans la gloire des enfants de Dieu, la création sera en travail, douloureusement. Elle souffre, elle gémit, non comme un malade qui se meurt, mais comme une femme qui enfante. « Toute la souffrance qu’il y a en ce monde, ce n’est pas la douleur de l’agonie, c’est celle de la parturition »

Huby et Lyonnet 1957, 297 — citant Claudel 1935, 255 — je souligne

Dans le Nouveau Testament, Rm 8,18-30 constitue un des trois textes phares de l’herméneutique écologique de la Bible (avec Col 1,15-20 et 2 P 3,1-13). Le personnage « Création » y est mis en récit[2], caractérisé d’une manière élaborée, et solidarisé avec le destin des humains. Création attend intensément, subit la vanité, espère, est asservie mais sera libérée, gémit, se lamente, souffre, enfante. Au coeur de leur souffrance, cosmos et humanité liés l’un à l’autre peuvent espérer ensemble le salut, car Dieu les « appelle selon son dessein » (v. 28). Le destin de Création est fonction de celui des enfants de Dieu. Or, le texte est de facture théo-logique, eschatologique et mythique : il repose sur l’attente d’une intervention divine à la fin de ce temps et sa cosmologie ne peut être reçue aujourd’hui, sinon comme cosmogonie[3].

D’où ma question : comment recevoir ce texte mythologique prémoderne en (post)modernité ? Je présenterai d’abord quelques observations discursives afin de décrire le fonctionnement du texte et de problématiser sa cohérence (section 1), pour ensuite explorer quatre manières de recevoir ce texte mythologique aujourd’hui (section 2) — suivant un cadre d’analyse épistémologique emprunté à Jean-Daniel Causse (2007b). La présente étude s’inscrit dans le champ foisonnant du traitement de la Bible en écothéologie, dont j’entends brosser un panorama dans un autre article. Je m’abstiendrai donc ici de présenter un état de la question détaillé, ayant cependant repéré les principales études sur Rm 8 avec lesquelles il faut entrer en discussion — la majorité faisant l’impasse sur le caractère eschatologico-mythique du texte[4].

1. Observations sur le texte : fonctionnement et (in)cohérence

Je propose maintenant une série d’observations préliminaires sur Rm 8,18-30[5]. Sans m’y attarder outre mesure, je rappelle que l’organisation générale de toute la lettre (par ailleurs excessivement complexe et très sophistiquée) ainsi que le contexte proche demeurent incontournables. Qu’il suffise de dire que Rm 8 constitue un sommet de toute la lettre ainsi que la finale d’une section éthique qui pose la question « Comment vivre ? ». Le chapitre 8 en lui-même se divise en trois péricopes distinctes, où il est question de mort et surtout de vie, de la certitude d’être aimé de Dieu et de la conviction que ceux qui suivent le Christ deviennent fils et filles dans l’unique fils ressuscité. On obtient donc le schéma suivant (voir Gignac 2014, 293) :

  • Rm 5 + 6–8 : Comment vivre ? — déjà justifiés / pas encore sauvés

    • Rm 8,1-39 : plus de condamnation pour ceux en Jésus-Christ (plaidoyer final)

      • Rm 8,1-17 : la loi du souffle de vie en Christ Jésus libère de la loi de Péché et de Mort (récit commenté)

      • Rm 8,18-30 : les souffrances du temps présent ne sont rien devant la gloire à venir (personnification)

      • Rm 8,31-39 : Qui nous séparera de l’amour ? – Dieu est pour nous (plaidoyer et péroraison)

Dans le Tableau 1, je propose ma traduction structurée du passage :

Tableau 1

Texte structuré de Rm 8,18-30

Texte structuré de Rm 8,18-30

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La répétition de vocabulaire est marquée par certaines couleurs ou par la typographie : en rouge, l’éclat de la gloire, qui forme une inclusion au début et à la fin ; en vert, le triple gémissement de Création, de nous et du Souffle ; en jaune, le surgissement du personnage Création ; en rose, la présence du Souffle (ou Esprit) ; en gris foncé, la temporalisation du présent ; en bleu, l’insistance insistante sur l’espérance ; en gris pâle, le thème de la filiation (déjà abordé en Rm 8,1-17) ; en gras, les marqueurs de l’énonciation (aussi liés à la connaissance) : « j’estime », « nous savons », « nous ne savons pas » et « nous savons » (marqueurs qui structurent ainsi le texte en quatre paragraphes, I à IV) ; en petites capitales, la triple reprise du verbe aspirer (ἀπεκδέχομαι) ; en double soulignement, le préfixe συν (avec) ; en italiques, les passifs (éventuellement associés à une action divine sous-entendue).

« Car j’estime que les souffrances du moment présent [n’ont] pas de valeur devant la gloire sur le point d’être dévoilée [en]vers nous. » Le v. 18 constitue la thèse du passage et énonce trois idées qui y seront développées : 1/ tension entre le présent et ce qui est à venir ; 2/ « dévoilement » (révélation) de nous (comme fils de Dieu) ; 3/ conjonction paradoxale de deux motifs, la souffrance et la gloire.

Chaque paragraphe parle des humains, à la première personne (nous) ou à la troisième personne (ceux) – en lien avec Création (paragraphes I et II), avec le Souffle (paragraphe III) et avec Dieu (paragraphe IV). On remarque une structure [a-b-a’] aux v. 18-25, qui se superpose aux paragraphes I et II, où la caractérisation de Création est insérée dans celle de nous[6].

1.1 Quelques problèmes du texte : indéterminations, contrastes, contradictions

Il est toujours intéressant d’observer les points de tension, voire les incohérences d’un discours.

On repère en Rm 8 de nombreuses indéterminations (voir aussi Hunt, Horrell et Southgate 2008, 557-560). La première n’est pas la moindre : l’ellipse narrative des v. 20-21. En quoi consiste la vanité ? (Y a-t-il référence ici à Qohélet ?) En quoi consiste l’esclavage de la corruption qui lui semble lié ? Qui donc a soumis Création à la vanité ? L’hypothèse la plus probable demeure Dieu, à cause de la mention de l’espérance dans la suite de l’énoncé. Pourtant, on a aussi évoqué Adam[7], Satan et, pourquoi pas, l’Empire romain[8]. Comme on le voit, l’indétermination conduit à poser la question : à quelle trame narrative fait-on allusion ? Plusieurs commentateurs ont recours à un réflexe intertextuel ou intratextuel pour combler le vide narratif :

  • Gn 3,17-19 : la malédiction du sol, opérée par Dieu à la suite de la désobéissance d’Adam et Ève — ou plutôt, constatée par lui[9] (Byrne 1996, 256-258 ; Wolter 2014, 510-511) ;

  • Rm 1,18-32 : Rm 8 constitue une sorte d’anti-Rm 1, puisque la vanité et la corruptibilité qui marquaient le corps des humains qui refusaient de glorifier Dieu (selon Rm 1)… seront remplacées par la gloire, l’éclat même de Dieu[10] (selon Rm 8 ; voir Gignac 2014, 317-318 ; Hunt, Horrell et Southgate 2008, 559, 562-563).

Autre indétermination, un peu plus loin, au v. 27 : qui est celui qui scrute les coeurs ? Et que dire de l’accumulation des passifs qui ne nomment pas l’agent des actions subies par Création ou par nous (et qu’on relie souvent à Dieu, un peu trop rapidement, sous l’appellation « passifs divins[11] »)… On le constate, la principale indétermination, dans le triangle relationnel « Humains – Création – Dieu » est le pôle divin. Le texte balbutie et hésite à nommer Dieu… Pourquoi cette réticence[12] ?

On retrouve aussi dans notre texte des contrastes et des contradictions. Les souffrances des humains et de Création s’opposent à la gloire ; de même, l’esclavage de la corruption s’oppose à la liberté de la gloire. Mais justement : la gloire est considérée au v. 30 comme passée, acquise, tandis qu’elle est envisagée au futur aux versets 18 et 21. Par ailleurs, que peut bien signifier l’expression « nous fûmes sauvés en espérance » (v. 24) ? Une action passée virtuelle ? Ou non encore actualisée ? Si on ne recourt pas trop vite au fameux « déjà là / pas encore », on frôle ici l’oxymore. Enfin, au v. 19, notons ce joli pléonasme qui élève à la puissance deux (comme on dit en mathématiques) l’attente vécue par Création — j’y reviens à l’instant.

1.2 Une cohérence du texte : la métaphore de l’enfantement

Mais un discours soutient quand même une relative cohérence. En Rm 8, il convient d’être attentif à la métaphore de la naissance des fils — plus qu’on ne l’a été jusqu’ici. Sur ce plan, le v. 22 constitue une amorce saisissante et très forte. D’habitude, on relie ensemble les deux verbes : gémir (συστενάζω) et souffrir (le travail d’enfantement, συνωδίνω) — l’image dramatique des gémissements de la femme qui donne naissance surgit à l’esprit de quiconque a vécu un accouchement ou y a assisté. Pourtant, le verbe συστενάζω peut recevoir une autre valeur, autonome, celle de la lamentation funèbre (Braaten 2006). Quoi qu’il en soit, les deux champs sémantiques du gémissement peuvent se télescoper (naissance et deuil, vie et mort sont des réalités qui se croisent). Plus intéressant est de constater que les champs sémantiques de συστενάζω et celui de συνωδίνω concernent les femmes, dans leurs lamentations de deuil ou dans leur travail d’enfantement. Autrement dit, on a ici la mise en scène d’un personnage typiquement féminin (d’aucuns diraient, stéréotypiquement) — dans le cadre du 1er siècle. Plus encore, la métaphore se file toute seule si on suit le champ lexical de la filiation : là où il est question de l’advenir des enfants (v. 21) ou fils (v. 19.23) de Dieu, il est question du travail d’enfantement de Création, personnage féminin[13]. Aussi, en finale, le fils de Dieu (le Christ, jamais désigné comme tel) est caractérisé comme premier-né d’une multitude de frères. D’ailleurs, la solidarité entre Création et nous (qui sont en train de naître à leur être de fils) est suggérée par les deux préfixes συν (avec)[14], ainsi que par la triple reprise de aspirer (ἀπεκδέχομαι, v. 19.23.25) : la mère aspire à voir son enfant et l’enfant aspire à naître. Cela fait donc penser à la solidarité entre la mère et son enfant, lors de la naissance, les deux partageant une même souffrance. Ou encore, cela peut faire penser au travail de la sage-femme qui souffre et compatit avec la douleur de la mère et de l’enfant — une autre explication possible des préfixes συν.

D’autres traits du discours participent à la métaphore d’enfantement. Au v. 19, on a l’étonnant pléonasme, déjà mentionné (soutenu par l’allitération « apoka / apek / apoka »), « l’expectative (ἀποκαραδοκία) de Création aspire (ἀπεκδέχεται) au dévoilement (ἀποκάλυψιν) des fils », littéralement : « l’attente de Création tend le cou », comme peut le faire une parturiente ou une sage-femme qui désire voir enfin l’enfant. Si l’obscur v. 20 est effectivement une allusion à Adam et Ève, on peut se rappeler le constat énoncé par Dieu à Ève, femme-vie : « Le Seigneur Dieu dit ensuite à la femme : “Pour multiplier, je multiplierai tes gémissements (στεναγμόν) et tes douleurs ; tu enfanteras des enfants (τέξῃ τέκνα) dans les douleurs. […]” » (Gn 3,16 LXX ; voir Lawson 1994, 562 ; Tsumura 1994)[15]. Enfin, la triple reprise de « cogémir » (Création), « gémir » (nous) et « gémissement » (Souffle divin) vient souligner le travail commun de « l’équipe » d’enfantement. On sait que l’exercice de respiration est crucial lors de l’accouchement pour aider la délivrance. Or, même l’ἀπολύτρωσις τοῦ σώματος (v. 23) — généralement traduite par « rachat du corps » dans le contexte de la manumission d’un esclave, au 1er siècle — s’avère en consonance avec la métaphore somatique de l’enfantement, d’où la traduction : « délivrance de notre corps ».

2. Recevoir Rm 8,18-30 aujourd’hui ?

Nous sommes aux prises avec un récit prémoderne, apocalyptique et eschatologique. En un mot : un mythe. Comment recevoir le langage mythique aujourd’hui ? « Comment un exégète du XXIe siècle, qui est à la fois marqué par le paradigme scientifique de la modernité et par une longue tradition d’interprétation des textes bibliques, traite-t-il des textes qui, par l’étrangeté des représentations utilisées, résistent à toute tentative d’appropriation hâtive ? » (Dettwiler 2003, 145). Dans quelques articles suggestifs, Jean-Daniel Causse (Causse 2003 ; 2007a ; 2007b) a présenté quatre manières dont on a tenté, depuis le XIXe siècle, de répondre à cette question. Je les étiquette à l’aide des verbes : démythifier, démythologiser, habiter le mythe, écouter l’énonciation du mythe. Après les avoir décrits rapidement, je les appliquerai à Rm 8.

2.1 Quatre manières d’aborder le mythe, selon Causse

Démythifier, c’est rejeter le mythe en le rationalisant, afin « de rendre la foi acceptable à l’homme moderne qui vit dans un monde désenchanté » (Causse 2007b, 16). Dans ce paradigme issu du positivisme (pensons à un Ernest Renan, 1823-1892), le langage mythique n’a aucun intérêt. Il rime avec obscurantisme et superstition. On opposait (et on oppose encore, dans les médias par exemple) le langage mythique (mythos, en grec) — et donc faux — et le langage scientifique (logos). Ainsi, la naissance miraculeuse de Jésus est considérée comme une exagération croyante, car l’homme de Nazareth est né comme tout être humain, point à la ligne.

Démythologiser prend le contrepied du paradigme précédent et on l’associe à la figure de Rodolf Bultmann (1884-1976) — qui énonça son programme en 1941 (Bultmann 1955)[16]. Il ne s’agit pas de rejeter le mythe, mais de l’interpréter. Certes, la connaissance du monde naturel véhiculée par le mythe n’est plus recevable aujourd’hui, du point de vue de la science, mais le message existentiel du mythe demeure pleinement valide et valable, pour peu qu’on le traduise. En un sens, le langage mythologique n’est pas tant irrationnel qu’encore trop rationnel, enfermant le message dans un langage humain (une forme narrative qui tend à « factualiser », à sa manière, l’expérience transcendante) : « la démythologisation consiste à arracher le message à ce qui l’objective et le fixe dans le champ de la représentation mythique pour qu’il soit à nouveau, ici et maintenant, l’énonciation évènementielle d’une nouvelle compréhension de l’existence » (Causse 2007b, 17). Il s’agit du paradigme auquel se rallie, encore récemment, Andreas Dettwiler (2003, 151). Ainsi, dans cette ligne, la naissance de Jésus racontée dans la Bible (les anges, la virginité de sa mère, l’étoile des mages, etc.) sert à dire que cet enfant, qui est un signe de la part de Dieu, aura un destin exceptionnel. « Dans un langage humain, avec les catégories d’un temps donné, le texte biblique cherche à exprimer la conviction selon laquelle Jésus vient de Dieu et que seule la foi peut le découvrir. » (Causse 2007b, 18) Les récits de l’enfance ne sont pas un reportage documentaire, mais interpellent le lecteur : « crois-tu que Jésus est la lumière du monde venu dans la nuit de Noël ? » Voilà l’objectif de ces textes : placer le lecteur devant une décision. C’est ce que Bultmann désigne par le kérygme, le cri d’interpellation existentielle.

On peut donc opposer démythisation et démythologisation. D’un côté, on se situe au plan du savoir, de l’explication et de la question « Comment l’univers est-il venu à l’existence ? ». Pour reprendre la distinction allemande de Bultmann, on s’attarde au « Was » : qu’est-ce qui s’est passé exactement ? De l’autre côté, on se situe au plan du sens, de l’interpellation existentielle et de la question « Pourquoi, en vue de quoi l’univers existe-t-il ? ». Autrement dit, on s’attarde au « Dass » : cela, la chose qui nous interpelle et nous concerne. Pour Bultmann, « les textes du Nouveau Testament ne visent pas à transmettre des vérités objectives, mais à situer le lecteur face à des affirmations existentielles » (Causse 2007b, 19). Par ailleurs, dans une remarque ad hoc, Causse renvoie dos à dos les scientistes (démythisation) et les fondamentalistes : les deux positions prennent les détails du récit, comme la naissance virginale, pour des faits, dans un cas pour les rejeter, dans l’autre cas pour les accepter tels quels.

Habiter le mythe, c’est s’approprier un univers symbolique, c’est-à-dire construire son identité à partir d’un réservoir de sens narratif qui nous précède. Ici, Causse s’appuie sur Paul Ricoeur (1913-2005) — sans toutefois référer à la narratologie ricoeurienne (Ricoeur 1983-1985 ; Ricoeur 1990 ; Ricoeur 1991). Causse utilise plutôt la critique que Ricoeur opère sur la démythologisation dans sa célèbre « Préface à Bultmann » (Ricoeur 1968 — reprise dans Ricoeur 1969). « Le mythe n’est pas simplement une forme qui enveloppe un message. Il est un langage qui parle de ce qui ne peut pas se dire autrement. C’est pourquoi il ne faut pas traduire le mythe comme pour en extraire le sens, mais il faut l’écouter en lui-même. Le mythe parle ainsi par sa structure même. » (Causse 2007b, 21) Selon Ricoeur, le symbole donne à penser — ou, en termes narratifs, le récit donne à penser (et à vivre).

Autrement dit, le mythe, en tant que récit, est un langage autonome qui a ses propres règles et où le fond est lié à la forme. Le mythos ne s’oppose pas au logos (comme dans le paradigme scientiste) ; le logos n’est pas dans le mythos (comme dans le paradigme interprétatif de Bultmann) ; mais le mythos est logos — non pas d’abord une rationalité, mais un langage (au sens étymologique de mytho-logie). La rationalité doit passer par le langage, et tout langage est objectivant — non pas seulement le mythe, mais aussi le kérygme. Bref, le mythe constitue une mise en intrigue du drame fondamental de l’existence.

Causse reprend une deuxième idée à Ricoeur — et la poussera plus loin, en en faisant le leitmotiv de sa propre réflexion sur le mythe : celui-ci

utilise le langage des commencements pour parler de l’origine. Or l’origine échappe au langage. Elle met la langue dans une impasse. Elle est ce que l’on ne peut pas se représenter. Le mythe constitue une manière de dire l’impossible à dire parce qu’il est question de l’irreprésentable. Le mythe donne une représentation de ce qui n’est pas représentable. Il élabore un récit, il déploie un imaginaire, mais c’est pour entourer un centre qui reste impossible à investir.

Causse 2007b, 22

Écouter l’énonciation du mythe, c’est donc être attentif aux balbutiements du texte et à ce qu’il ne réussit pas à dire. Après Bultmann et Ricoeur, Causse essaie de penser le mythe avec Jacques Lacan (1901-1981), qui propose une philosophie du langage particulière : le langage nous précède, il nous forme, il nous parle avant même qu’on apprenne à parler. Si Ricoeur pouvait reprocher à Bultmann, finalement, une conception naïve du langage — comme si on pouvait s’en extraire —, Lacan reprocherait à Ricoeur de confondre symbolisme et symbolique, ou encore, de s’attarder aux signifiés (fussent-ils multiples) et non pas aux signifiants. Car ce qui permet d’apprivoiser ce « centre qui reste impossible à investir », c’est qu’une parole — une suite de signifiants, en deçà de leur référence à un quelconque signifié — est adressée. Elle parle d’un désir à quelqu’un, sans pouvoir jamais nommer ce désir. Ainsi, dans les mythes de la Bible, ce qui serait important, ce n’est pas ce qui est dit, mais la manière dont cela est dit et les relations qui s’établissent grâce à cette énonciation.

Finalement, Causse, à la suite de Lacan, pousse à la limite la critique amorcée par Bultmann et sa préoccupation existentielle, dans une ligne pour ainsi dire apophatique : le langage, quel qu’il soit, ne saurait dire le « Dass », cet objet du désir qui fait parler sans arriver à se dire, sinon dans une adresse (ce qui rejoint l’interpellation kérygmatique de Bultmann). Contrairement à Ricoeur, qui insiste sur le trop-plein du mythe, inépuisable réservoir de sens, Lacan et Causse insistent sur l’écroulement de la prétention du langage mythique à offrir un « supposé-savoir », un sens.

Nous allons appliquer ces quatre manières d’aborder le mythe à Rm 8,18-30.

2.2 Démythifier Rm 8,18-30 ?

On peut démythiser Rm 8 de manière historico-critique en y voyant le conflit entre deux projets « politiques ». Paul, dans une veine apocalyptique juive, proposerait un contre-récit s’opposant au récit impérial du retour de l’âge d’or mis de l’avant par l’empereur Auguste (Jewett 2004). Neil Elliott (2013, 137-144) a bien montré que l’iconographie impériale romaine ré-écrivait les mythes grecs à des fins de propagande : la paix romaine fait passer le monde du chaos à l’ordre. Dans la Figure 1, on voit un bas-relief du Temple de Zeus à Pergame où les dieux olympiens assujettissent Gaïa et ses enfants, ceux-ci étant arrachés à leur mère — sous-entendu : les Grecs ont vaincu les barbares mais la nature reste en friche. Cependant, à la Figure 2, on voit un bas-relief de l’autel de la paix d’Auguste à Rome où une figure féminine représentant la Terre allaite ses enfants. La propagande impériale tablerait ainsi sur le message : Auguste a permis le retour de la fécondité et de la prospérité. Or, Rm 8 met en scène une femme, Création, qui se lamente à la suite de sa servitude involontaire, et qui gémit et souffre en travail d’enfantement — mais qui espère sa libération (sous-entendue, par Dieu). La Figure 3, un bas-relief du Sébasteion d’Aphrodisias, montre la Bretagne sous les traits d’une femme vaincue et assujettie par l’empereur Claude. Les auditeurs de Paul pouvaient ainsi superposer la personnification de Création en Rm 8 à l’iconographie impériale officielle, pour la contester.

Figure 1

Représentations de Gaïa – la terre (monde grec)

Représentations de Gaïa – la terre (monde grec)

Athéna (au centre, sans visage) vainc et sépare le géant Alkyoneus et sa mère Gaïa, qui implore la déesse d’épargner ses enfants. Autel du Temple de Zeus, Pergamonmuseum, Berlin.

Source : Wikimedia Commons

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Figure 2

Représentations de Tellus – la terre (monde romain)

Représentations de Tellus – la terre (monde romain)

Autel de la paix d’Auguste, Museo dell'Ara Pacis, Rome

Photo : Alain Gignac

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Figure 3

Claude, vainqueur de la Bretagne (monde romain)

Claude, vainqueur de la Bretagne (monde romain)

Sébasteion julio-claudien d’Aphrodisias, Turquie

Photo : Alain Gignac

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Elliott de conclure :

Paul implicitly rejects both images—of the fertile mother reclining in splendid and abundant leisure, symbolizing the consummation of history in the imperium of the Roman people [voir Figure 2], and of the bereft mother whose irretrievable loss symbolizes the fate of any people who dared to resist that rule [voir Figures 1 et 3]. Neither representation of present power relations was real. The real power, for Paul, was the invisible power of the God whose glory would soon be revealed; but that reality was already stirring as palpably and irresistibly as the contractions of childbirth, and toward just as bodily a consummation, the « revelation of the children of God », the « redemption of our bodies ».

Elliott 2013, 154

Dans le cadre écothéologique actuel, cette lecture historico-critique politique peut entrer en résonance avec le conflit des discours au sein de notre espace médiatique, discours qui établissent un rapport de force entre des visions du monde (et de la nature) souvent irréductibles. Rm 8, qui insiste sur la solidarité entre l’humanité et le reste de la nature, qui sous-tend des valeurs de justice et des aspirations à la libération, et qui donne une voix, pour ainsi dire, à la souffrance des écosystèmes — Rm 8 deviendrait alors un contre-discours s’opposant, par exemple, au discours néo-libéral productiviste et extractiviste.

2.3 Démythologiser Rm 8 ?

Je me contenterai ici de donner l’interprétation même que Bultmann propose de Rm 8, que je me permets de citer assez longuement :

In obscure words, which evidently go back to a myth, Paul hints that it was not always so, but that the creation was involuntarily subjected to « futility », « bondage to decay » — subjected, moreover, by « him who subjected it » — but that some day it, like « the children of God », will be set free from the curse of transitoriness (Rom. 8:20f.). Since it is unclear whom Paul means by the « subjector » (God ? Satan ? Adam ?), we cannot understand this in detail ; all that is clear is that the « creation » has a history which it shares with men. […] Paul is able to appropriate the cosmological mythology of Gnosticism because it enables him to express the fact that the perishable « creation » becomes a destructive power whenever man decides in favor of it instead of for God (Rom. 1:25, see above) ; i.e. when he bases his life upon it rather than upon God. […] Paul's conception of the creation, as well as of the Creator, depends upon what it means for man's existence ; under this point of view the creation is ambivalent.

Bultmann 1951, 230-231 — je souligne

Bultmann constate lui aussi, en Rm 8, les indéterminations qui ont été soulignées dans la section 1.1. Au-delà de l’histoire assez obscure racontée, où la solidarité entre les humains et le monde non humain est quand même assez explicite, il faut interpréter l’histoire pour en tirer le message. 1/ L’humain est concerné par le reste de la création ; celle-ci participe à l’histoire humaine[17]. 2/ Le problème humain mis en évidence par le mythe est le caractère transitoire, fini et vain de la vie, comme si celle-ci était corrompue. 3/ Pour Bultmann, Rm 8 est un mythe gnostique (c’était dans l’air de son époque) qui décrit le choix existentiel que l’humain doit affronter : choisir Dieu ou un simple horizon matérialiste. Autrement dit, pourrait-on conclure, la création n’a de signification qu’en fonction de l’existence humaine : la perspective est franchement anthropocentrique et kérygmatique, sans aucun arrière-plan écologique. Mais pouvait-il en être autrement dans l’immédiat après-guerre où Bultmann tentait de répondre aux totalitarismes matérialistes — avant l’irruption de la société de consommation occidentale, puis le surgissement de la crise environnementale ?

Avec le recul, il appert que l’interprétation du mythe, ainsi « démythologisé », est datée et réductrice, sujette à la critique. Que devient le kérygme ou la bonne nouvelle évangélique si le monde du vivant s’écroule ? Que devient le choix existentiel « pour Dieu » devant l’angoisse existentielle suscitée par la crise environnementale ? Il ne s’agit plus de dénoncer une adoration du monde qui exclurait Dieu, mais de dénoncer la destruction du monde lui-même — ce monde établi par Dieu (du moins, dans une perspective théologique). Cela illustre que l’interprétation démythologisante est réellement une interprétation, jamais univoque et toujours historicisée.

D’un autre côté, se pourrait-il que la pléonexie capitaliste à la racine de la dévastation écologique — ce désir absurde de toujours vouloir plus et de dépenser plus que ce que la terre peut produire — ait un lien avec le désir d’être comme des dieux et d’évacuer Dieu ? « Dieu » entendu, dans la perspective bultmanienne, comme « un appel à choisir la vie dans la gratitude et la responsabilité, appel qui nous décentre de nous-mêmes et de notre tendance à l’auto-adoration ». Ainsi, « le choix existentiel “pour Dieu” pourrait tout à fait constituer une forme de résistance aux logiques de puissance, d’exploitation et de prédation qui sont à la base de la destruction de l’environnement par l’anthropos (cet anthropos qui se rêve théos, mais seulement selon l’idée que théos signifie la toute-puissance illimitée et la prise de pouvoir sur le vivant — exactement le contraire du théos biblique et christique)[18] ». Autrement dit, l’horizon écologique actuel et l’horizon de l’interpellation kérygmatique existentielle selon Bultmann ne sont peut-être pas irréductibles. Le « choix pour Dieu » peut constituer la base, à la fois théologique et anthropologique, d’une conversion écologique pérenne et efficace.

2.4 Habiter le récit

Ici, je pousse plus loin la présentation de Causse en évoquant la triple mimèsis ricoeurienne : préfiguration, configuration et refiguration[19]. Lorsqu’on lit un roman, une grande oeuvre, lorsqu’on assiste à une représentation théâtrale, lorsqu’on regarde un film, même de pure fiction[20], on vit une expérience d’immersion. On habite un monde où l’existence trouve une cohérence et où l’intrigue possède un sens, une direction ; un monde possible où les aléas et absurdités de la vie trouvent enfin une trame cohérente, ne serait-ce que tragique.

Fréquenter et habiter les grands récits permet la construction d’une identité narrative, l’identification de valeurs, la valorisation de pratiques — le tout structurant une communauté. (Les réseaux sociaux illustrent, a contrario, l’intérêt de la théorie narratologique : les récits qui y circulent structurent des communautés avec des valeurs et une identité commune — pour le meilleur et pour le pire.) Dans la mise en récit de Rm 8,18-30, qu’est-ce qui peut ébranler l’identité du narrataire, ou encore, à quel aspect du récit peut-il s’identifier ? Les personnages, l’intrigue de transformation et la temporalité de Rm 8 offrent des pistes de réponse.

Rm 8 construit une triangulation relationnelle entre trois personnages : nous (disciples du Christ) / Dieu (et son Souffle) / et Création. En un sens, les trois personnages sont à la fois centraux et… secondaires. Ce qui, pour l’analyse narratologique, est paradoxal et contre-intuitif. Création est le personnage à l’avant-plan, justement un des rares textes bibliques où il en est ainsi. Création est un personnage qui est souffrant, asservi, en attente de sa libération, solidaire, espérant. Mais en même temps, Création est un personnage très passif. Qu’en est-il de Dieu ? On sent bien que Dieu tire les ficelles, mais finalement il agit peu (sinon par les passifs déjà repérés). Dieu est créateur et rédempteur, de Création et des humains. C’est quand même lui qui assume les verbes d’action. Quant aux humains, ils semblent d’abord à l’arrière-plan, mais on constate que Création est définie par rapport à eux, en fonction d’eux. Bref, Rm 8,18-30 est tour à tour cosmocentrique, théocentrique et anthropocentrique, comme en une oscillation[21]. Le récit, autrement dit, n’est ni cosmocentrique, ni théocentrique, ni anthropocentrique, mais tisse ensemble l’histoire de trois personnages que sont Création, Dieu et nous (Gillman 2017). La question centrale, d’un point de vue narratologique, devient : en quoi le narrataire peut-il se sentir concerné par cette triangulation ?

Plusieurs commentateurs ont repéré que deux des acteurs du triangle sont mis en parallèle dans leurs attentes et actions : Création et nous (Gignac 2014, 320 ; Gillman 2017, 40 ; Lambrecht 1990, 5). Pour les deux personnages, il est question d’aspiration (v. 19.25), d’espérance (v. 20.24-25), de libération (v. 21) ou de délivrance (v. 23), de gloire (v. 21. 29-30), de gémissement (v. 22.23), de souffrance (v. 22) ou de faiblesse (v. 26). Création et nous vivent au présent et au futur la même situation (et jadis, ont peut-être été liés dans le fait que Création fut « soumise à la vanité »). Bien plus, nous avons vu que les deux métaphores de l’accouchement et de la filiation entrent en assonance, se renforçant l’une l’autre, de manière dramatique. En contexte écothéologique, cela ne peut qu’interpeller un narrataire qui s’identifierait au nous. Premièrement, cette solide mise en parallèle renforce la solidarité entre les deux protagonistes, jusque dans la souffrance. Deuxièmement, il y a là un pathos qui peut être mis en corrélation avec l’écoanxiété actuelle mais permet aussi de dépasser celle-ci éventuellement. Oui, les souffrances sont bien réelles ; oui, on peut appréhender des catastrophes liées au dérèglement climatique ; oui, une dynamique nettement mortifère est à l’oeuvre ; mais non, ce n’est pas la seule issue possible, puisque ce pourrait aussi être l’occasion d’une prise de conscience et l’occasion de la naissance d’un monde nouveau, réconcilié, habité par les filles et fils véritables d’une civilisation écologique. Par ailleurs, la féminisation du personnage Création et la double métaphore d’enfantement-filiation ne sont pas sans résonance avec l’intuition d’un certain récit écologique qui met de l’avant l’importance de Gaïa, notre mère.

Dans cette ligne, l’intrigue de transformation énoncée de manière limpide au v. 21 ne peut qu’interpeller elle aussi un narrataire[22]. Il vaut la peine ici de mettre en regard le grec et la traduction française :

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Le couple ἀπό…εἰς en grec, correspond au couple from… to en anglais. La transformation est qualifiée de libération et comporte clairement un point de départ négatif et un point d’arrivée positif. Toutefois, l’accumulation des génitifs en finale — la liberté de la gloire des enfants de Dieu — contribue à faire trébucher le discours, de même que la mention que cette liberté n’est pas celle de Création, mais celle des enfants de Dieu, comme si la trajectoire avait dévié en chemin. Ce trébuchement, conjugué au parallèle déjà évoqué entre Création et nous (enfants de Dieu), est significatif, comme si le texte surlignait à nouveau mais autrement la solidarité des deux protagonistes, tant du côté de l’esclavage (d’abord associé à Création) que du côté de la liberté (d’abord associée aux enfants de Dieu).

J’ai déjà analysé ailleurs la temporalité du passage (Gignac 2014, 319). En Rm 8,18-30 (et dans l’ensemble du chapitre), il y a un jadis, un présent (nommé deux fois, v. 18.22) et un futur — très proche et très attendu. Pourtant, contrairement à la temporalité apocalyptique classique, l’accent ne porte pas sur le futur (malgré Hunt, Horrell et Southgate 2008, 569), mais sur le présent. Le discours est certes tendu vers l’avant mais finalement centré sur le présent (et il ne s’attarde surtout pas sur le passé, simplement évoqué). Mythologiser sur l’eschaton, la fin — tout comme inventer un récit des origines — c’est avant tout dire le sens du présent (ce qui nous conduit inévitablement au dernier modèle décrit par Causse, que nous retrouverons à la sous-section suivante). Dans une perspective écothéologique, il s’agit d’une invitation au recentrement sur un présent qui ne s’aveugle pas sur le futur mais refuse de se laisser inhiber ou paralyser par lui. Le seul temps sur lequel nous ayons prise est le présent. Au sens biblique, la crise actuelle n’a pas qu’une connotation négative, c’est aussi l’occasion d’un point tournant, d’une conversion. La crise, c’est un temps de jugement et de décision — évaluation de notre civilisation et des correctifs à y apporter. À nouveau, le récit de Rm 8 apporte une dose d’antidote à la morosité et au pessimisme ambiants.

Mais d’un point de vue narratologique, le questionnement demeure. Comment passer de cette belle histoire de transformation au réel de nos vies, individuelles, communautaires, collectives ? En termes ricoeuriens, comment refigurer nos actions en fonction de la configuration de Rm 8 ? Comment s’identifier à la triangulation qu’on y trouve ? Comment se sentir solidaire, dans une souffrance commune, avec Création ? Comment devenir filles et fils de Dieu ? Comment adopter et assumer la posture d’espérance mise en relief ? Quelles valeurs et quelles pratiques peuvent être induites par la fréquentation de ce récit ? Il est toujours plus facile de formuler des questions que d’apporter une réponse. Si l’analyse d’une configuration s’appuie sur les détails vérifiables du texte, le saut vers la refiguration possible, qui peut surgir du récit, demeure aléatoire. Dans les remarques qui précèdent, des pistes ont été suggérées ; mais demeure le défi pour toutes celles et tous ceux qui se sentent concernés par le récit paulinien de passer du texte à l’action — pour reprendre le titre d’un recueil d’articles de Ricoeur (1986).

2.5 Écouter l’énonciation

Quelque chose de l’origine et de la finalité (qui sont nécessairement ancrées dans le présent) essaie de se dire en Rm 8,18-30 sans parvenir à le dire, sous les déguisements d’un début et d’une fin (liés à une logique narrative). Dans ce dernier modèle, l’accent ne porte pas sur ce qui est dit (le message kérygmatique de Bultmann ou le récit de Ricoeur), mais sur la manière dont cela est dit ou dont cela échoue à dire. De la sorte, la question sera plutôt : comment l’énonciation de Rm 8,18-30 peut-elle rencontrer son sujet aujourd’hui ?

Qu’est-ce qui se dit, cherche à se dire, se dit mal, ne se dit pas, en Rm 8 ? Je relève quelques champs lexicaux qui se font écho (certains mots pouvant appartenir à plus d’un champ lexical) :

  • le corps : souffrances (v. 18), corruption (v. 21), gémir (v. 22.23), gémissements (v. 26), souffrir l’enfantement (v. 22), souffle (v. 23.26 [2x]), corps (v. 23), faiblesse (v. 26), coeur (v. 27), intuition vitale[23] (v. 27) ;

  • la filiation : fils (v. 19.29), enfants (v. 21), souffrir l’enfantement (v. 22), filiation (v. 23), premier-né (v. 29), frères (v. 29) ;

  • la parole : gémir (v. 22.23), souffle (v. 23.26 [2x]), prier (v. 26), intercéder (v. 26.27), gémissements (v. 26), ineffables (v. 26), appelés (v. 28), appeler (v. 30 [2x]) ;

  • le savoir : estimer (v. 18), dévoiler (v. 18), dévoilement (v. 19), savoir (v. 22.27.28), ne pas voir (v. 25), ne pas savoir (v. 26), intuition vitale (v. 27), connaître d’avance (v. 29) ;

  • le désir : expectative (v. 19), aspirer (v. 19.23.25), espérance (v. 24 [3x]), espérer (v. 24.25).

Si la psychanalyse met en jeu, entre autres choses, un corps souffrant façonné par le langage et traversé par un désir, et si la condition de fils ou fille y est une préoccupation centrale, le vocabulaire de Rm 8 (cette chaîne de signifiants) comporte donc ce qu’on pourrait appeler des motifs psychanalytiques.

Bien plus, Rm 8,18-30 semble jouer le jeu d’un insu qui se camoufle en savoir. À première vue, comme tout bon récit cosmogonique, le discours paulinien est saturé de savoir. Pourtant, malgré des affirmations de savoir — entre autres sur le sens de la souffrance (v. 18.22), sur le destin de Création (v. 20-22), sur l’advenir des fils (v. 18.21), sur la prédestination opérée par Dieu (v. 28-30) — cette prétention au savoir s’écroule, entre autres à cause des nombreuses indéterminations du texte décrites en section 1.1. Or, l’énonciation elle-même, la manière de mettre en discours, contribue à l’écroulement du savoir, car tout cela se dit en demi-mots (passifs divins), en gémissements (v. 22.23.26), sous la figure d’une espérance qui ne voit pas (v. 25), dans l’adresse d’une prière qui ne sait quoi demander (v. 26), par l’intercession d’un Souffle qui demeure audible mais indicible (on ne sait pas ce qu’il demande, v. 26), une intercession qui relève en outre plus de l’intuition que de la certitude (v. 27). Sans compter les contradictions discutées plus haut, dont l’oxymore, « sauvés en espérance » (v. 24) et une gloire qui nous glisse entre les doigts, déjà là mais finalement pas encore là (v. 18.21.30).

Par ailleurs, le discours paulinien est aussi saturé de désir. J’ai déjà insisté sur la métaphore dramatique de l’enfantement, sur le pléonasme d’une « expectative qui aspire », sur les trois mentions de l’aspiration, les cinq occurrences de l’espérance. Une souffrance est ici condensée, dont on veut s’extraire. Un cri-gémissement s’élève comme une prière dont on ne connaît pas la teneur ni le destinataire, sauf qu’il a trait à la naissance des fils et des filles de Dieu, solidaires de la femme qui accouche, Création.

En Rm 8, le je paulinien prend la parole pour essayer de dire une conviction profonde qui achoppe pourtant à se dire. Il est question de sujets souffrants, de corps souffrants traversés par une parole gémissante qui cherche à dire à tâtons un désir difficile à nommer, impossible à saisir ; en fait, il s’agit plutôt d’un désir qui saisit et propulse les sujets souffrants. Autrement dit, un je parle de sujets souffrants (les enfants de Dieu, Création et, en quelque sorte, le Souffle) qui ne savent pas trop quoi dire. Ou encore, un sujet paulinien prétend savoir mais, ce faisant, « se barre » complètement, car il ne sait pas, en réalité. En somme, Rm 8 serait-il l’énonciation maladroite d’un désir de réconciliation porté par l’humain impliquant son rapport brisé au monde et au désir ?

Or, ce désir et cette brisure ne se reflètent-ils pas aussi dans notre ambivalence notoire face aux défis écologiques ? Autrement dit, le discours paulinien ne vient-il pas mettre des mots sur notre symptôme, tel un rêve qui, en psychanalyse, révèle et cache, articule et désarticule, tout à la fois, le rapport à un réel qui échappe au sujet ? Par ailleurs, la déconstruction du savoir opérée dans ou par le texte de Rm 8 pourrait déplacer ou réorienter certains débats de l’écothéologie — au-delà (ou en deçà ?) des savoirs qui s’affrontent dans le conflit des interprétations. Dans cette veine, ne conviendrait-il pas de faire preuve de retenue, de modération et de modestie, dans nos débats, au sujet d’un avenir qui demeure inconnu ? Cela sans nier l’urgence et l’actualité des problèmes écologiques étayés par les observations scientifiques et leur modélisation.

Conclusion

Je me suis penché sur le problème du caractère mythique (eschatologique) de Rm 8,18-30. Pour ce faire, en un premier temps, j’ai proposé quelques observations, limitées et partielles, sur le texte, pour en souligner essentiellement deux aspects : d’abord, ses indéterminations et points de tension ; ensuite, l’importance des métaphores (liées) de l’enfantement et de la filiation, une symbiose métaphorique négligée par la recherche. En un deuxième temps, j’ai exposé quatre modèles qui cherchent à résoudre le problème du langage mythologique eschatologique — typologie empruntée à Jean-Daniel Causse : démythisation, démythologisation, perspective narratologique et perspective psychanalytique ; pour ensuite proposer une illustration de chacun des modèles appliqué au cas de Rm 8, prenant appui sur les observations de la section 1.

Il me semble que les quatre modèles, qui se succèdent dans l’histoire de la recherche, apportent chacun une réflexion bénéfique sur le problème du discours mythique. Évidemment, j’ai une connivence plus évidente avec les troisième et quatrième modèles, et c’est là que j’ai poussé plus loin mes propres réflexions à propos de Rm 8,18-30. Création et rédemption, archè et eschaton, origine et finalité, constituent les deux faces d’une même intuition (Lambrecht 1990, 15). Malgré l’illusion chronologique d’un discours sur l’eschaton, Rm 8,18-30 entend d’abord éclairer le présent. La narration peut contribuer à la construction d’une identité narrative qui intègre à la fois la solidarité des humains avec Création et la dramatique d’une souffrance écologique vécue comme enfantement plutôt que mort. L’énonciation permet d’écouter aussi une force de vie, un Souffle qui cherche son chemin à travers les gémissements. Ces deux perspectives bien distinctes (et à ne pas confondre), narratologique et psychanalytique[24], permettent l’une et l’autre de vivre la crise écologique sous le signe d’une espérance qui chemine entre le désespoir de l’écoanxiété et la certitude illusoire d’un grand récit téléologique qui affirmerait béatement que « tout ira bien ». Cela resterait à creuser : les deux perspectives n’ont été qu’esquissées et devraient être explorées plus profondément.

Comment le récit mythique de Rm 8,18-30 peut-il être reçu aujourd’hui, en écothéologie ? Que Création soit présentée, de manière dramatique, en travail d’enfantement — un (très) laborieux accouchement lié sans explicitation à l’advenir des enfants de Dieu (métaphorisé lui-même sous la figure de la filiation) —, relève de la poésie, et non de la cosmologie des équations mathématiques. Mais la poésie, selon son étymologie, « fait » le monde (du verbe ποιέω, faire, fabriquer). Selon une sensibilité narrative, le discours paulinien de Rm 8,18-30, de manière certes trop rapide et allusive, fabrique un monde « parallèle » que nous pouvons fréquenter — ce qui, en retour, peut avoir des répercussions sur notre monde et la façon de nous y investir. Selon une sensibilité psychanalytique, Rm 8,18-30 est un autre genre de poésie qui dit qu’il est impossible de dire, sinon d’exprimer l’intensité du désir et de l’attente, ainsi que la profondeur de la blessure — tant du côté de l’enfant que de sa mère, et aussi probablement, du Père. J’ai voulu montrer que ce narratif poétique ou cette poésie « surréaliste » peuvent éclairer le débat écologique[25].