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La formation en travail social nécessite de construire une identité professionnelle chez les futurs intervenantes et intervenants. Cette identité passe, entre autres choses, par l’enseignement de l’histoire de la profession. Trop souvent, pour le travail social francophone au Canada, les ouvrages traitent en grande partie de l’histoire du Québec. Nous accueillons alors chaleureusement la publication d’un ouvrage sur l’histoire du travail social au Nouveau-Brunswick, intitulé Le Nouveau-Brunswick avant le programme d’égalité. L’histoire sous l’angle du travail social. Cet ouvrage de Laurel Lewey, Louis J. Richard et Linda M. Turner, publié aux Presses de l’Université Laval, constitue une traduction de New Brunswick before the Equal Opportunity Program: History through a Social Work Lens, publié chez University of Toronto Press en 2018. Il met en relief les origines du travail social au Nouveau-Brunswick, de la période coloniale aux réformes étatiques du programme Chances égales pour tous, dans les années 1960. Ce vaste portrait historique, s’étalant sur quatre siècles, provient d’efforts cumulés des auteurs et auteures au courant de la dernière décennie, tant par la recherche minutieuse d’archives que par l’enquête (par entrevues et sondages) auprès des premiers travailleurs sociaux et travailleuses sociales de la province. L’ouvrage se divise en 11 chapitres, incluant l’introduction et la conclusion, et offre deux annexes en complément (l’un est une brève histoire de l’Association des travailleuses et des travailleurs sociaux du Nouveau-Brunswick, l’autre présente une longue biographie des premières travailleuses sociales et des premiers travailleurs sociaux dans la province). Tout au long de leur ouvrage, les auteurs et l’auteure situent le développement du travail social dans une histoire du Nouveau-Brunswick « […] jalonnée de privatisations et d’épreuves pour des collectivités entières et des individus affligés par le malheur » (p. 7).

Le chapitre 2 est une introduction de l’histoire des peuples du Nouveau-Brunswick, en particulier les peuples autochtones (Mi’kmaq et Maliécites), les Acadiens et Acadiennes, les loyalistes de la Couronne britannique, de même que plusieurs groupes culturels et ethniques (Irlandais, Écossais, Danois, Juifs, etc.). Les auteurs et l’auteure survolent l’origine de ces groupes durant la période coloniale, tout en montrant comment ils ont façonné l’histoire du Nouveau-Brunswick.

Le chapitre 3 dresse un portrait des contextes économiques et politiques du Nouveau-Brunswick tout au long de son histoire. Les auteurs et l’auteure présentent les « piliers » de l’économie de la province, soit l’agriculture, la foresterie, la pêche et l’exploitation minière. Ils traitent aussi des considérations politiques, et ce, en lien avec le pouvoir : les rapports culturels des Acadiens et Acadiennes et des loyalistes, les clans industriels des Irving et des McCain, de même que les balbutiements de certains mouvements, dont la Fédération du Commonwealth coopératif. Cependant, le chapitre renforce la généralisation que l’économie de la province repose majoritairement sur un secteur primaire assujettie aux intérêts industriels particuliers.

Le chapitre 4 est le premier chapitre à aborder directement l’histoire du travail social au Nouveau-Brunswick. À travers ce chapitre, les auteurs et l’auteure explorent les lois sur les pauvres dans la province, du début de la période coloniale jusqu’au milieu du 20e siècle avec la modernisation de l’État providence. Dans une première partie, il est question des incontournables lois des pauvres (dites Poor laws), puisque cette législation a modelé la vie des personnes les plus indigentes du Nouveau-Brunswick jusque dans les années 1960, étant ainsi la dernière province des Maritimes à moderniser son effort social. Les auteurs et l’auteure expliquent bien les différentes modalités sous-jacentes aux lois des pauvres (pères des pauvres, asiles d’indigents, encan et traite des pauvres) et ils soulèvent les principales critiques de l’époque envers ces lois injustes qui visaient à contraindre « à des conditions de vie encore plus miséreuses les personnes touchées par les épreuves et le malheur » (p. 66). Dans une deuxième partie, les auteurs et l’auteure décrivent la réponse gouvernementale (municipale, provinciale et fédérale) dans la gestion de la pauvreté, et ce, à partir des années 1920 jusqu’au début des années 1960. Par leur recherche minutieuse d’archives, les auteurs et l’auteure réussissent à fournir des exemples historiques d’une grande richesse. Les extraits de témoignages illustrent avec empathie la misère des gens au Nouveau-Brunswick, en particulier les personnes vivant en milieu rural, où les moyens de subsistance étaient limités et la protection sociale était quasi inexistante.

Le chapitre 5 met en lumière la riche histoire des organismes de bienfaisance sociale au Nouveau-Brunswick, tant pour les loyalistes, les Acadiens et Acadiennes et les Autochtones. Les noms et les dates défilent tout au long du chapitre, rendant le portrait global difficile à comprendre. En revanche, il est intéressant de voir que cette bienfaisance sociale au début du 20e siècle est toujours influencée par les lois des pauvres et que l’aide procurée aux indigents varie beaucoup d’un comté à l’autre dans la province. La conséquence principale de cette variation est que les efforts sont fragmentés selon les groupes ethniques, les comtés, les villes et les congrégations religieuses. Les francophones, résidant dans les régions pauvres de la province, devaient compter sur les services de l’Église catholique pour la bienfaisance, puisque les Sociétés d’aide à l’enfance (SAE) offraient peu de services en français. La situation des Autochtones est bouleversante, étant donné que l’histoire de la bienfaisance est teintée par l’acculturation systémique (c’est-à-dire le « génocide culturel ») dans les externats et les pensionnats, dont celui de Shubenacadie faisant piètre figure jusqu’à sa fermeture en 1967.

Le chapitre 6 examine l’évolution des services de protection de l’enfance au Nouveau-Brunswick, entre autres les premières SAE (Saint John, Frédéricton, Moncton et Sackville) et les premiers jalons de l’approche institutionnelle du gouvernement provincial. La posture des auteurs et de l’auteure paraît alors évidente : le travail social au Nouveau-Brunswick se développe dans le contexte des SAE. En d’autres mots, au tournant des années 1940, les auteurs et l’auteure relatent que l’effort social tributaire des organismes de bienfaisances laisse place à un effort de plus en plus professionnel des services des SAE. Ce passage se reflète aussi dans l’évolution des mentalités, entre les personnes engagées à l’aide sociale depuis des décennies et les professionnelles et professionnels fraîchement détenteurs de diplôme en travail social. Les auteurs et l’auteure examinent aussi les nombreux problèmes liés à la protection de l’enfance au courant de cette période, dont les stéréotypes et les croyances, les lacunes des lois sur la protection des enfants, les moeurs et les mères nécessiteuses, de même que les disparités régionales et linguistiques. Encore une fois, la qualité de leur recherche d’archives se reflète dans les multiples témoignages d’époque.

Le chapitre 7 dresse un portrait des premières travailleuses sociales et des premiers travailleurs sociaux au Nouveau-Brunswick. Les noms défilent au tournant des pages : Elizabeth King, Jennie Robinson, Margaret Anstey, Margaret Rowley et tant d’autres personnes qui ont marqué l’émergence de la profession dans la province. Les auteurs et l’auteure rappellent aussi les dates marquantes pour le métier de travail social : fondation de la section régionale de l’Association canadienne des travailleuses et des travailleurs sociaux du Nouveau-Brunswick et de l’Île-du-Prince-Édouard en 1948 et création de l’Association des travailleuses et des travailleurs sociaux du Nouveau-Brunswick en 1965. Jusqu’aux années 1960, les premiers professionnels et professionnelles en travail social ont exercé un métier jalonné d’obstacles récurrents, tant par le stress et les conditions de travail que les préjugés portés à leur égard par la population et les travailleurs et travailleuses de bienfaisance sociale.

Le chapitre 8 poursuit cette description des premières personnes à oeuvrer comme travailleuses sociales et travailleurs sociaux, mais cette fois en prenant assise sur les résultats d’une enquête qualitative auprès de douze hommes acadiens qui ont exercé ce métier entre 1957 et 1964. En particulier, il est question de l’histoire de leur origine sociale (tous étaient issus de petites collectivités acadiennes), leur parcours d’études (du collège classique aux études universitaires) et de leurs années de pratique en travail social, et ce, en faisant ressortir les défis linguistiques. À la fin du chapitre, il reste cependant une question en suspens, à laquelle les auteurs et l’auteure ne répondent pas : qu’est-ce qui caractérise la profession du travail social acadien?

Le court chapitre 9 rassemble les témoignages des travailleuses et des travailleurs sociaux en protection de l’enfance, en particulier ceux qui oeuvraient dans les SAE. Le chapitre est un amalgame des chapitres 6 et 7, tout en mettant l’accent sur une particularité du tournant des années 1950, soit le « caractère informel du travail, qui permettait l’établissement d’une relation personnelle étroite entre le travailleur social et la travailleuse sociale et les enfants dont ils étaient responsable » (p. 184). En fait, les auteurs et l’auteure rappellent que les travailleuses et les travailleurs sociaux de cette époque étaient fiers de leur métier, et ce, malgré un contexte institutionnel peu organisé.

Le chapitre 10 expose l’entrée en scène du programme Chances égales pour tous, au milieu des années 1960. Cet événement marque un tournant fondamental dans la province, s’émancipant d’une approche résiduelle et mettant en place une approche institutionnelle systématique de la protection sociale. Les auteurs et l’auteure s’embourbent néanmoins dans un récit héroïque autour du personnage politique de Louis J. Robichaud, et ce, au détriment d’une lecture sérieuse du contexte sociopolitique des années 1960 et des tenants de l’architecture sociale moderne au Nouveau-Brunswick. Il est aussi question des grandes réformes administratives et sociales réalisées par le programme Chances égales pour tous, de même que les réactions des travailleuses et des travailleurs sociaux de l’époque. En fait, les auteurs et l’auteure accordent une place plutôt limitée aux transformations de la pratique en travail social suivant la modernisation de l’État et laissent cette tâche aux futures recherches.

L’ouvrage est important dans l’historicité de la profession du travail social au Nouveau-Brunswick. En revanche, deux lacunes viennent assombrir l’appréciation que nous pouvons en faire. D’un côté, l’ouvrage manque clairement de synthèse, c’est-à-dire qu’il laisse aux lectrices et aux lecteurs la tâche de rassembler les innombrables informations et les menus détails historiques pour en tirer leurs propres constats. Par exemple, à plusieurs endroits, nous nous retrouvons face à des énumérations de personnes, d’organismes et de dates, sans classification ou organisation de ces informations. L’ouvrage aurait eu l’audace de tenter une périodisation de l’effort social au Nouveau-Brunswick, tel que Robert Mayer l’a fait en 2002 pour le Québec et qui est devenu un jalon important dans la construction identitaire du travail social (Mayer, 2002). Ce constat sur le manque de synthèse se retrouve aussi sur le plan des nombreux témoignages qui se suivent sans offrir aux lecteurs et lectrices des interprétations permettant de saisir la profondeur historique de leur parole. D’un autre côté, l’ouvrage est sans contredit une lecture particulière du parcours du travail social au Nouveau-Brunswick et, la description de la pratique, en se basant sur les SAE, se limite à l’intervention individuelle dans le contexte de la protection de l’enfance. Ce faisant, des pans considérables de l’évolution du travail social au Nouveau-Brunswick sont mis à l’écart par les auteurs et l’auteure. En effet, à un seul endroit dans l’ouvrage il est question de l’intervention collective et cela se limite à quelques paragraphes. Quel est le rôle du travail social dans l’histoire de l’action sociale au Nouveau-Brunswick? Qui sont les pionnières et les pionniers de l’intervention collective dans la province? Quels sont les milieux de pratique d’intervention collective des travailleuses et des travailleurs sociaux au courant du 19e et du 20e siècle? Il est à déplorer que l’ouvrage puisse conforter celles et ceux qui pensent que le Nouveau-Brunswick, et en particulier la communauté acadienne, a une histoire pauvre en matière d’intervention collective.

Malgré ces commentaires, il reste que l’ouvrage Le Nouveau-Brunswick avant le programme d’égalité. L’histoire sous l’angle du travail social constitue une lecture essentielle pour saisir l’héritage du travail social au Nouveau-Brunswick. La francophonie canadienne en travail social souffre de cette absence de récits historiques en dehors des trames connues du Québec. Quelle histoire de la pratique de l’intervention collective pouvons-nous dresser dans les communautés francophones minoritaires? Tout particulièrement en Acadie, il est fort probable que cette pratique semble avoir façonné l’histoire des mouvements sociaux. De plus, il semble que la trajectoire de l’organisation communautaire au Nouveau-Brunswick est peu connue et documentée. Nous pensons, entre autres, aux agentes et aux agents communautaires oeuvrant dans les secteurs comme l’éducation et la santé ou au sein de différentes institutions, en particulier les municipalités. Au final, nous partageons le même souhait que les auteurs et l’auteure : celui de continuer la recherche sur l’histoire de la profession.