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Depuis 2015, dix-huit des plus importantes coopératives agricoles françaises ont engagé, au sein de Coop de France, organisation professionnelle unitaire des coopératives agricoles françaises, une réflexion commune sur l’agriculture en Afrique. Ce « laboratoire d’idées » débouche sur un livre blanc [1] préfacé par Ibrahim Assane Mayaki, ancien Premier ministre du Niger et actuel secrétaire exécutif du Nepad (« nouveau partenariat pour le développement de l’Afrique », projet de développement mis en oeuvre par les chefs d’Etat de l’Union africaine en 2001), ainsi que le ministre de l’Agriculture français, Stéphane Le Foll. Le livre blanc esquisse une vision du développement agricole en Afrique et énonce une dizaine de propositions pour le développement de logiques partenariales autour de deux axes : la structuration des « chaînes de valeur » que sont les filières agricoles et le renforcement de l’écosystème agricole.
Le fort potentiel agricole africain
L’introduction de l’ouvrage aborde le secteur agricole africain sous l’angle d’un « immense potentiel » (p. 13) en déclinant ses caractéristiques générales : dynamisme démographique, ressources naturelles abondantes, sens de « l’innovation frugale » (ou système-D), ouverture commerciale extérieure et diffusion des nouvelles technologies (téléphonie mobile). Le potentiel fait référence au déficit de la balance commerciale agralimentaire de l’Afrique, à combler par la production nationale, ainsi qu’à la demande en hausse des classes moyennes urbaines émergentes de ces pays. Il inscrit les coopératives dans un rôle d’opérateurs et d’investisseurs privés au sein d’une approche non centralisée autour d’Etats dont l’inefficacité, sinon la non-transparence, est implicitement évoquée (p. 49). Le rôle des coopératives, mais plus largement des opérateurs privés, est ciblé sur le développement de l’agriculture locale, en particulier par le financement et l’intégration de l’aval (notamment le regroupement des exploitations agricoles et le développement des entreprises de transformation agro-industrielle).
Le renforcement de « l’écosystème » passe, quant à lui, par les questions foncières (l’accaparement des terres est associé à l’insécurité juridique dans laquelle l’activité agricole est menée) ; le développement des infrastructures (à commencer par l’irrigation et l’électricité) ; le stockage et la réduction des pertes post-récoltes ; la téléphonie et les services associés (informations, paiement) ; la distribution de semences et d’intrants ; l’accès au financement (y compris l’assurance paramétrique). Derrière ces items, il s’agit d’organiser les partenariats pour structurer, à l’image des anciennes filières intégrées d’exportation, l’ensemble de la chaîne de production agricole : « Rien ne remplace le fait de tenir à la fois l’amont et l’aval de la chaîne de valeur » (p. 54).
Des stratégies pour les coopératives françaises
La deuxième partie présente la coopération agricole française. Rappelant l’identité coopérative déclinée par sa faîtière Coop de France, elle évoque la double appartenance des coopératives au secteur privé et à la société civile, ainsi que leur poids dans l’agriculture française (3 agriculteurs sur 4 ; 2 700 entreprises coopératives ; 165 000 salariés ; 40 % du marché agroalimentaire ; 85 milliards d’euros de chiffres d’affaires). Un ensemble d’expériences est ensuite développé à partir de différentes entrées. Les propositions qui en découlent sont énoncées, sans développement particulier, autour de trois grands enjeux. Le premier cible la promotion des partenariats des coopératives françaises sur le continent africain via la structuration d’un dispositif d’accompagnement, des échanges et l’établissement d’un lien plus fort avec la diplomatie « économique » française. Le deuxième enjeu recommande d’accompagner les activités économiques des coopératives françaises en Afrique en favorisant les partenariats autour des écosystèmes adaptés. Le troisième enjeu recommande enfin un engagement auprès des partenaires africains en réaffirmant la responsabilité sociétale propre aux entreprises coopératives tout en s’efforçant de l’appliquer par un label Cooperation Inside (via des engagements avec l’AFDI ou la fondation Farm) ainsi que la création d’un comité d’éthique pour le suivi des activités.
Quel modèle de coopération et de développement ?
Bien illustré et documenté, le livre blanc suscite un certain nombre de questions à trois grands niveaux. Tout d’abord, si le choix de l’entrée filière ne peut surprendre vis-à-vis d’une démarche destinée à promouvoir l’organisation agro-industrielle du secteur, deux interrogations n’y sont qu’à peine évoquées. La première est liée à l’asymétrie des contrats entre opérateurs de la filière et producteurs agricoles : en guise de partage équilibré de la valeur ajoutée et du risque, c’est d’abord le comportement opportuniste des agriculteurs via la commercialisation hors contrat qui est soulevé ! La deuxième interrogation correspond, au nom « d’avantages comparatifs » plus ou moins implicites, au déséquilibre de la spécialisation entre territoires ruraux amenant à des inégalités régionales de développement qui s’avèrent, comme l’histoire agricole française l’illustre, difficile à compenser.
Ensuite, s’agissant des formes d’organisation, l’entrée retenue cible, en premier lieu, la vocation économique des entreprises coopératives. Ce faisant, elle induit par mimétisme avec les sociétés de capitaux [2] une certaine banalisation de ce que signifie l’organisation en coopérative et ses enjeux en matière de démocratisation de l’économie. La libre association des producteurs ne peut se restreindre à une approche fonctionnelle permettant de concentrer les produits ou d’agréger les systèmes de production pour favoriser les économies d’échelle sans poser la question du pouvoir et du contrôle des producteurs. Les enjeux spécifiques de l’identité coopérative en contexte africain et leur prise en compte dans des partenariats entre « pairs » pour renforcer la démocratie coopérative seront, à n’en pas douter, une question à suivre de près. Et ce, d’autant plus qu’ils s’inscrivent dans une histoire passablement dénaturée par le contrôle étatique historiquement exercé sur de nombreux mouvements coopératifs africains [3] ainsi que par une économie internationale marquée par les déséquilibres dans les rapports Nord-Sud et l’interpellation par la société civile des comportements opportunistes ou spéculatifs d’un certain nombre de firmes transnationales, y compris dans l’agralimentaire.
Enfin, les exemples et les propositions révèlent une ambivalence, particulièrement d’actualité, au niveau du partenariat et du rôle des différents acteurs, privés comme publics. Les finalités économiques énoncées par la coopération agricole française s’inscrivent-elles dans une vision partagée, et co-construite, du devenir agricole de l’Afrique avec les organisations professionnelles nationales et régionales ? Cette vision amène-t-elle à des choix propres, la différenciant du business as usual de certains investisseurs internationaux de l’agralimentaire (par exemple sur l’accaparement foncier et le développement de systèmes de production agro-industriels) ? Dans un partenariat où prévaut l’apport de capitaux de la part de la coopération agricole française, quel est le référentiel pour, selon les termes d’Eric Bidet, organiser la relation entre pouvoir et capital d’une part et l’affectation des excédents et la rémunération de ce dernier, volontairement limitée dans les valeurs de la coopération, d’autre part ? Mais, au-delà, les crises agricoles qui frappent successivement de nombreuses productions et filières agricoles en Europe ne doivent-elles pas amener les coopératives agricoles à élargir, au-delà de leur agenda économique, les finalités de leur partenariat avec les organisations agricoles africaines ? N’ont-elles pas, en effet, à faire valoir leur expérience et leur savoir-faire, mais peut-être aussi leurs interrogations, dans la régulation des marchés et des filières et par-là, soutenir les organisations à renforcer la gouvernance du secteur agricole en Afrique ?
Parties annexes
Notes
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[4]
Réseau d’échange euro-africain sur le développement agricole et rural (www.inter-reseaux.org).
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[1]
Disponible sur http://www.coopdefrance.coop/fr/post/2141/la-cooperation-agricole-francaise-et-l-afrique.html.
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[2]
« L’isomorphisme institutionnel » analysé par Eric Bidet pour l’économie sociale et solidaire, Revue du Mauss, 2003/1 n° 21, p. 162-178.
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[3]
Gentil D., 1986 , Les mouvements coopératifs en Afrique de l’Ouest, interventions de l’Etat ou organisations paysannes ?, L’Harmattan, Paris, 269 p.