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L’ouvrage de Timothée Duverger est la version remaniée d’une thèse d’histoire contemporaine, soutenue à Bordeaux 3 en juin 2015. A peine publié, il suscite, de par son intitulé, un grand intérêt dans la communauté des historiens de l’économie sociale (ES), dont aucun n’a jamais entrepris de poursuivre la voie ouverte il y a trente ans par André Gueslin [1].

Tel n’est cependant pas le dessein de l’auteur. Son ouvrage porte essentiellement sur les quatre dernières décennies pour s’achever dans notre actualité. Explorant « l’articulation du social à sa représentation symbolique et politique » (p. 41), il s’attache à analyser avec une certaine virtuosité le processus d’institutionnalisation de ce concept hérité du xixe siècle et exhumé à la fin des années 1960, alors que les logiques néo-libérales s’imposent face à « l’épuisement des équilibres de l’après-guerre » (p. 35). C’est donc d’abord dans un réflexe de défense contre la concurrence du marché, et par besoin de reconnaissance des pouvoirs publics, que coopération et mutualité ont, en dépit du cloisonnement juridique de leurs statuts, esquissé le premier mouvement de convergence.

L’ouvrage s’organise en trois parties thématiques équilibrées portant la focale sur les trois « arènes » de ce phénomène d’institutionnalisation : la société civile, les idées, les politiques publiques. Prenant quelques libertés avec l’approche diachronique, il s’apparente davantage à un essai très documenté qu’à une étude historique. Les jalons historiques de l’économie sociale sont restitués rapidement dans l’introduction générale.

Dans la première partie, intitulée « Organiser la société civile de l’ESS », l’auteur met particulièrement l’accent sur le rôle fondateur du CNLAMC, devenu CNLAMCA [2], avec la prise en compte des associations en 1975. Il décrit avec minutie la chronologie des interventions de cet organisme pivot de l’ES, ses liens avec les organisations syndicales et patronales, et sa métamorphose en CEGES, « groupe d’intérêt chargé de promouvoir l’ES auprès des institutions de la République » (p. 93), en 2001. Autour du CNLAMCA, gravite une foultitude d’entités satellites, dont témoigne l’impressionnante liste des sigles et acronymes, connus ou moins connus, cités au fil de l’ouvrage. Cette partie s’achève sur l’enjeu que représente pour le secteur son institutionnalisation au niveau européen, amorcée dès la fin des années 1970, puis ultérieurement au niveau international.

Après un rappel des sources doctrinales de l’ES (maçonnique, chrétienne et socialiste), la seconde partie rend compte de la vitalité des débats doctrinaux entre Desroche et Vienney, Meister, et les théoriciens de l’économie solidaire, notamment B. Eme et J.-L. Laville. L’auteur souligne le contraste avec l’indigence théorique de l’économie alternative. C’est ainsi que dans un double mouvement de « réinvention » (p. 234) de la vieille économie sociale et d’« invention » de l’économie solidaire, le concept historique mute au milieu des années 1980 vers un binôme terminologique peu transposable outre-Hexagone : « l’économie sociale et solidaire ». Il est frappant de constater que les controverses académiques sont essentiellement animées par les sociologues, alors que les économistes ont tardé à investir le champ d’étude de l’économie sociale, puis sociale et solidaire. C’est d’ailleurs pour remédier à l’absence de chiffres sur le secteur que l’ADDES a été créée en 1982. Par ailleurs, quelques grands responsables institutionnels, comme Jacques Moreau, contribuent par leurs propres écrits à nourrir la réflexion « pour la conscientisation de l’économie sociale ».

La troisième partie de l’ouvrage traite de l’institutionnalisation proprement dite du secteur. Au niveau national, le processus s’opère en deux temps : d’abord au tournant des années 1980, alors que le Parti socialiste au pouvoir « sert de pont entre l’économie sociale et l’Etat » (p. 286). Cette proximité ourdie au sein du courant rocardien s’incarne dans la création de la Délégation interministérielle à l’économie sociale (DIES). Suivra, au tournant du xxie siècle, la reconnaissance de l’économie solidaire, qui se traduit par la création du secrétariat d’Etat à l’Economie solidaire, avant de prendre la dimension d’un enjeu européen. L’auteur revient alors sur la contribution essentielle du Conseil économique et social européen (CESE) qui, dès 1986, a dressé l’inventaire des organisations de l’ES dans dix pays européens. L’émergence de l’entrepreneuriat social depuis une dizaine d’années a donné l’occasion de renouveler les débats théoriques, dont la Recma s’est fait l’écho tout au long de la période étudiée dans cet ouvrage.

De toute évidence, pour rédiger cette troisième partie de son étude, l’auteur a dû se livrer à une enquête minutieuse auprès des principaux responsables de l’évolution contemporaine de l’ESS. Autant d’informations qui constitueront un matériau précieux pour les historiens qui, dans quelques décennies, analyseront avec le recul nécessaire les luttes d’influence et les rivalités politiques autour de ce secteur économique. La lecture attentive de ces pages est également recommandée à toute personne désirant faire carrière dans les hautes sphères institutionnelles et académiques de l’ESS. Le lecteur peu familier du réseautage de l’ESS peine cependant à retrouver le fil chronologique des interventions des personnalités et des organisations, et il en retire l’impression d’un microcosme dominé par l’entre-soi… Une image bien éloignée, en somme, de celle d’un mouvement social démocratique et vecteur d’émancipation collective.

Préfacé par Benoît Hamon, le livre de Timothée Duverger s’impose dès sa parution comme un ouvrage de référence, non seulement par ses qualités intrinsèques (appréhension fine des enjeux, étude bien renseignée, servie par une écriture fluide), mais aussi parce qu’il constitue une première rétrospective fort utile sur l’histoire récente du secteur. Il s’agit d’une histoire de l’ESS vue d’en haut, qui n’évoque ni les acteurs de base ni leurs pratiques.