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Comprendre l’importance de l’ESS dans notre société et mesurer sa capacité transformatrice passe aussi par l’analyse de ses organisations politiques, et plus précisément de leur travail de représentation. Quelles sont ces organisations ? Qui sont leurs responsables et comment réalisent-ils leur activité de représentation ? Plus globalement, comment s’exprime le lien entre l’ensemble des personnes et des entreprises composant l’ESS et ces acteurs qui entendent les représenter ?

Notre objectif est d’interroger le travail de représentation dans l’ESS afin de mieux comprendre son organisation politique et ses modes de gouvernement. Les organisations de représentation politique de l’ESS (encadré 1) apparaissent en effet comme des interlocuteurs privilégiés des pouvoirs publics et prennent une part active à la définition des règles et des programmes d’action, comme en témoignent les diverses négociations ayant eu lieu dans la production de la loi du 31 juillet 2014 (Demoustier, 2013). Leur existence est soumise à différents enjeux : elles sont récentes et relativement méconnues du grand public ; elles ne disposent que de moyens limités ; elles ambitionnent d’être transversales par nature et donc de réunir plusieurs familles historiques et différents secteurs fortement institutionnalisés.

De multiples recherches concernant l’organisation politique des acteurs économiques et sociaux ont montré les formes que peut prendre ce travail de représentation, qu’il s’agisse par exemple de l’action patronale (Offerlé, 2013) ou plus largement syndicale (Andolfatto, Labbé, 2007), de divers secteurs d’activité (Jobert, Muller, 1987) ou encore des corps socioprofessionnels (Boltanski, 1982).

Il n’y a aujourd’hui quasiment aucun travail sur la structuration politique de l’ESS en France [1], les organisations qui la composent et leur travail de représentation. Si les recherches centrées sur les liens entre ESS et action publique (Carvalho da França et al., 2005 ; Demoustier, Richez-Battesti, 2010 ; Enjolras, 2010) mettent en avant le rôle des acteurs dans les modes de gouvernance, elles n’abordent pas leur organisation collective. Et les démarches consacrées aux coopérations inter-entreprises et à la participation de l’ESS au développement des territoires (Demoustier, 2010 ; Pecqueur, Itçaina, 2012) favorisent des approches organisationnelles et économistes qui délaissent également la notion de travail politique.

C’est au niveau européen que l’on trouve des travaux proches de la démarche que nous proposons. Ainsi, les recherches sur la structuration du mouvement coopératif européen (Pezzini, 2015) nous semblent un exemple intéressant de l’analyse de la représentation, à travers une approche du contexte institutionnel et des spécificités nationales. Dans le même ordre d’idées, les travaux sur la place de l’économie sociale dans les politiques publiques économiques européennes (Pezzini, 2013) décrivent le parcours historique de la prise en compte de l’ESS dans les programmes publics européens et ouvrent là encore des pistes sur l’analyse des groupes d’intérêt d’ESS et leur capacité à influer sur l’action publique.

Méthode et contexte de la recherche

La représentation comme objet d’analyse

Pour observer et comprendre la représentation dans le domaine de l’ESS, nous avons privilégié une approche en science politique et choisi de nous inscrire dans la continuité des analyses concernant les groupes d’intérêt (Grossman, Saurugger, 2012). Celles-ci considèrent que le phénomène de la représentation est un élément caractéristique des relations entre Etat et société et appuient en outre l’idée qu’il n’est pas réductible aux hommes politiques, aux partis et aux questions d’Etat, mais concerne l’ensemble des champs du monde social. La représentation et la délégation de pouvoir ne sont-elles pas d’ailleurs des éléments essentiels des organisations de l’ESS ?

Un groupe d’intérêt se définit comme « une entité qui a pour objectif de représenter les intérêts d’une section spécifique de la société dans l’espace public » (Courty, 2006). Son travail de représentation s’observe à travers la formation du groupe et la construction d’une parole collective, mais aussi par la mise en forme de cette parole et la pratique de la représentation dans le débat public.

Dans la continuité des recherches concernant les groupes d’intérêt, nous avons souhaité porter une attention particulière aux ressources qu’ils  mobilisent et à leurs répertoires d’actions. Nous avons également donné une réelle importance à la dimension historique et au contexte institutionnel dans lequel s’inscrivent les dynamiques de représentation. Nous avons donc enrichi notre approche d’apports issus de la sociologie des institutions (Lagroye, Offerlé, 2010) afin de rendre compte de l’impact des règles et des configurations d’acteurs en présence.

Notre recherche nous a permis d’observer que la représentation de l’ESS repose sur des référentiels distincts, que sont le juge prud’homal, l’employeur, l’entreprise, le mouvement socioéconomique et, enfin, le territoire. Ils composent un mode de représentation (Offerlé, 1998) spécifique dont l’objectif est la défense des intérêts des employeurs de l’ESS.

Une approche de la représentation de l’ESS à un niveau territorial

Nous avons analysé l’activité de représentation au sein d’une organisation départementale : l’Union départementale de l’économie sociale et solidaire des Hautes-Alpes (Udess 05).

Association créée en 2008, son objet est précisément la représentation de l’ESS à un niveau départemental. Son activité, sa capacité à fédérer un nombre important d’adhérents, sa reconnaissance par les pouvoirs publics et par l’ensemble des acteurs du territoire en font un échantillon pertinent pour l’observation du travail politique effectué.

La structuration politique de l’ESS à un niveau départemental (ou infrarégional) est effective dans quelques régions (encadré 1), mais fait l’objet d’un véritable intérêt de la part des chambres régionales d’ESS, qui cherchent à soutenir des initiatives en ce sens. L’analyse de l’Udess 05 apparaît donc comme un moyen d’appuyer ces démarches en proposant une réflexion sur les conditions d’émergence et de réussite.

Nous avons réalisé cette recherche en tant que salarié de la structure depuis octobre 2012, favorisant un rapport ethnographique avec le sujet. Cela nous a permis d’avoir un accès privilégié à la vie de l’Udess 05, qu’il s’agisse des interactions quotidiennes, des moments collectifs ou encore des documents produits. En contrepartie, nous étions conscients des problèmes de neutralité et de recul qu’induisait cette position. Pour assurer une véritable pertinence à notre démarche, nous avons donc tenu à assumer pleinement notre posture et nos différentes « casquettes », qui constituent les caractéristiques de notre engagement ethnographique (Cefaï, 2010), tout en adoptant une grande rigueur dans l’activité de recherche (par la systématisation de la prise de notes, notamment), afin de pouvoir constamment réinterroger et mettre à distance le sujet de notre étude.

Nous avons effectué dix-sept entretiens semi-directifs avec les principaux responsables de cette structure, ainsi qu’avec des personnes en lien avec elle et issues d’administrations ou d’entreprises diverses. Nous avons également participé aux réunions et aux événements organisés par l’Udess 05 au cours de l’année 2013. Nous avons, enfin, réalisé un travail d’analyse des documents produits par les responsables de l’association entre 2006 et 2013 : rapport des assemblées générales, procès-verbaux des conseils d’administration, comptes rendus des bureaux et des réunions thématiques, flyers et autres documents de communication.

Nous proposons, tout d’abord, d’examiner la création et le développement d’une organisation de représentation de l’ESS sous un angle historique. Nous exposons, dans une deuxième partie, les différentes manières de représenter l’ESS que déploie cette organisation patronale, avant de spécifier en quoi elle nous semble être originale.

Les origines de l’Udess 05

Dans un contexte territorial favorable à l’ESS, l’Udess 05 est issue d’une démarche de mobilisation autour des élections prud’homales. Positionnée dans un premier temps sur une logique syndicale, elle se réoriente rapidement de manière plus large en tant que réseau d’acteurs économiques.

Un département fortement marqué par l’ESS

Les Hautes-Alpes sont caractérisées par plusieurs vallées de montagnes très enclavées, un niveau démographique parmi les plus bas en France, avec 140 000 habitants (Insee, 2012), et une métropolisation quasi inexistante, avec seulement deux communes de plus de 10 000 habitants. L’économie du département est majoritairement tournée vers le tourisme (avec 44,1 % des emplois dans le secteur du commerce, des transports et services divers [Insee, 2012]), mais doit aussi beaucoup aux services publics (avec 37,5 % des emplois dans l’administration publique, l’enseignement, la santé, l’action sociale).

L’ESS y tient une place très importante, bien supérieure aux moyennes nationales : avec 12,1 % des établissements employeurs privés, elle regroupe 13,2 % de l’ensemble des salariés et 18,9 % des seuls salariés issus du privé (Observatoire régional de l’ESS-Cress Paca, d’après Insee Clap 2013). Les structures de l’ESS sont les plus grosses en termes de nombre d’employés et sont très présentes dans les secteurs de l’action sociale, des services et de la santé. Ces données renvoient à l’implantation dans la seconde moitié du xxe siècle de multiples établissements du médicosocial spécialisés dans le handicap ou encore de structures issues du tourisme social. Elles donnent une idée du poids de l’ESS dans le département et de son rôle probablement non négligeable en matière de régulation territoriale. Nous n’avons pas approfondi cette analyse quantitative outre mesure, mais nous avons néanmoins pu observer comment cette forte présence de l’ESS pouvait être utilisée dans le discours et devenir un argument politique décisif, mobilisé dès 2002.

Les élections prud’homales comme déclic fondateur

Les élections prud’homales de 2002 sont les premières au cours desquelles on observe une mobilisation des employeurs de l’ESS [2] au niveau national. Pour le département des Hautes-Alpes, il s’agit d’un moment électif important qui va inciter à une première forme de regroupement de personnes autour de l’ESS comme enjeu politique. La liste ESS y obtient en effet 51,2 % des suffrages au tribunal de Gap, un résultat supérieur à la moyenne nationale [3]. Cette expérience a un caractère fondateur. Elle permet la constitution d’un premier groupe porteur composé de personnes engagées dans une lutte commune et développant des liens d’interconnaissance personnels et conviviaux. Elle met également en évidence un besoin de reconnaissance collectif. Enfin, elle donne aux personnes présentes les prémisses d’une certaine idée de ce que peuvent être un travail et un mandat politiques.

La fenêtre d’opportunité syndicale

A la suite de cette première mobilisation, la trajectoire individuelle de l’un des juges prud’homaux nouvellement élus va impacter la mobilisation politique des acteurs de l’ESS. Il est en effet sollicité par les services départementaux de la direction du travail dans le courant de l’année 2005 pour intégrer une organisation territoriale de dialogue interprofessionnel : la commission paritaire interprofessionnelle départementale (CPID). Directement liée à la loi du 4 mai 2004 [4] sur le dialogue social, cette instance se fixe comme objectif d’aborder les problématiques de l’emploi du département et d’être force de proposition et d’action concernant ces questions. C’est la première et la seule de ce type organisée à un niveau départemental. L’entrée en son sein d’un représentant des employeurs de l’ESS marque le début d’une véritable reconnaissance par les institutions publiques et les acteurs du dialogue social, syndicats et patronaux.

Paradoxalement, cette opportunité syndicale est dès le départ marquée d’une véritable ambiguïté. Si le fait d’être élus juges prud’homaux permet aux employeurs de l’ESS d’intégrer cette instance et d’y participer pleinement, elle ne leur garantit en aucun cas d’avoir la légitimité nécessaire pour signer des accords ; cela revient nécessairement aux organisations interprofessionnelles.

Or, les représentations syndicales interprofessionnelles d’ESS établies au niveau national [5] sont fortement méconnues des employeurs dont les interlocuteurs sont principalement les syndicats des branches d’activité auxquelles ils appartiennent. Par ailleurs, ces représentations n’ont pas d’ancrage dans les départements, et encore moins dans les Hautes-Alpes.

Le juge prud’homal sollicité rejoint donc dès 2005 la CPID en tant que représentant des employeurs de l’ESS et plus précisément de l’Usgeres. Il va développer des liens avec cette dernière, qui reste jusqu’à aujourd’hui la seule structure habilitée à signer les accords produits au sein de cette instance.

La représentation des employeurs et des entreprises de l’ESS

La création de l’Udess 05 au cours de l’année 2008 s’inscrit dans la continuité de ces démarches, mais marque une étape supplémentaire dans la mobilisation des acteurs de l’ESS. Elle profite dès 2006 d’un contexte régional favorable au développement de l’ESS et notamment de ses réseaux dans les territoires (Richez-Battesti, Petrella, Enjolras, 2013). Dans ce cadre, les initiateurs de l’association vont faire face à une controverse interne qui cristallise deux perceptions de ce que peut être une structure de représentation de l’ESS : l’une conçue avant tout sur un mode syndical, donc pour représenter les employeurs de l’ESS et développer une organisation syndicale départementale, à l’image de l’Union pour l’entreprise (UPE 05) ou de l’Union professionnelle artisanale (UPA 05) ; l’autre comme étant une représentation d’entreprises, conçue quasiment par défaut, parce que la perspective syndicale semble impossible à mettre en oeuvre. Ainsi, l’un des protagonistes présents explique au cours d’une réunion que « la représentation à venir ne doit exclure personne » et qu’elle doit plutôt s’appuyer sur les représentations syndicales existantes.

En gardant la seconde option, les personnes vont fonder l’association sur un compromis qui élargit son champ de la représentation.

A partir de 2008, l’Udess 05 va bénéficier d’un fort développement. Elle est reconnue progressivement par les collectivités et les pouvoirs publics, mais également par les acteurs économiques du département. Elle bénéficie alors de financements publics de la part de l’Etat, du conseil régional de Paca et du conseil général des Hautes-Alpes, qui lui permettent dès 2012 de se doter d’un salarié et de locaux. Par ailleurs, elle intègre différentes instances territoriales comme la conférence économique départementale organisée par le conseil général, les comités territoriaux éducation formation emploi (COTEFE) ou encore l’Agence de développement économique et touristique des Hautes-Alpes.

Elle devient membre de la Cress Paca en 2010, en acquiert le statut d’administrateur, puis de représentant au niveau départemental. La prise en compte de l’Udess 05 se renforce progressivement, puisque dès 2014 la Cress oriente une partie de son action sur la reproduction de l’expérience de celle-ci dans d’autres territoires de la région. Les unions territoriales d’économie sociale et solidaire (Utess) naissent ainsi de la volonté de formaliser des organisations de représentation de l’ESS à des niveaux infrarégionaux.

Différentes manières de représenter l’ESS

A partir de nos observations des pratiques des responsables de l’Udess 05 et en nous référant aux différents répertoires de l’action collective, nous avons fait un constat assez simple : il y a plusieurs manières de représenter l’ESS qui se déploient dans différents lieux et mobilisent différentes ressources en présence de différentes personnes. Ainsi, à l’Udess 05, on représente l’ESS en tant que juge prud’homal, en tant qu’employeur, en tant qu’entreprise, en tant que mouvement socioéconomique ou encore en tant que territoire. L’ensemble de ces référentiels compose ce que nous pouvons définir comme le mode de représentation de l’ESS (Offerlé, 1998). Ils renvoient, concernant les représentants eux-mêmes, à la notion de rôle social défini comme « modèle d’action préétabli que l’on développe durant une représentation et que l’on peut présenter ou utiliser en d’autres occasions » (Goffman, 1983).

Le juge prud’homal

Il s’agit là de la première manière recensée de représenter l’ESS. Elle est particulièrement importante, car elle s’inscrit dans l’histoire de l’Udess 05 : les élections prud’homales de 2002 sont le déclic mobilisateur, et à travers elles les personnes qui construiront l’Udess 05 s’essaient pour la première fois à l’exercice de l’élection et au test de la représentativité ; les résultats qui en découlent comme ceux des élections de 2008 sont des victoires symboliques qui permettent aux responsables de l’Udess 05 de revendiquer la légitimité de leur démarche.

Outre les élections, les conseils de prud’hommes eux-mêmes apparaissent tout autant comme le lieu où salariés et employeurs élus par leurs pairs rendent la justice du travail que celui au sein duquel s’exerce la représentation de leurs organisations respectives (Wilemez, Michel, 2010). Le modèle du juge prud’homal est cantonné à une arène spécifique et fermée : le tribunal. Il est porté par trois juges prud’homaux qui occupent des fonctions clés à l’Udess 05 [6]. L’organisation de ces mandats est d’ailleurs portée au sein des instances de l’association, comme en témoigne la démission de l’un des conseillers en 2012.

Ce modèle se fonde sur un mode d’action inédit et ambigu : « agir (ou ester) en justice ». Inédit, car il n’est pas recensé spécifiquement dans les modes d’action traditionnels du répertoire de l’action collective contemporaine. Ambigu, car il n’est pas directement exercé avec la volonté de représenter l’ESS et est fortement individualisé.

L’employeur

Suite logique de la démarche prud’homale, la représentation de l’ESS apparaît fortement liée à un mouvement d’employeur. Issue de la volonté de créer un syndicat employeur ESS dès 2006, elle repose sur une figure patronale, liée aux fonctions de direction et de responsabilité d’une structure.

Elle se situe sur un terrain spécifique, celui du dialogue social, un ensemble de règles communes à tout le secteur privé et consignées en partie dans le Code du travail, qui précise « le droit des salariés à la négociation collective de l’ensemble de leurs conditions d’emploi et de travail et de leurs garanties sociales » (art. L131-1). Ce terrain réunit deux parties, que sont les employeurs et les salariés. En France, il se fonde majoritairement sur le Code du travail.

La représentation employeur de l’ESS s’exprime majoritairement au travers d’actions de négociations, au sein de quelques arènes, dont la plus caractéristique est la CPID, une instance qui n’est pas publique et dont les conditions d’accès sont liées à l’appartenance à une organisation patronale ou syndicale. Afin d’assumer et d’affirmer cette figure de l’employeur, l’Udess 05 est nécessairement reliée à l’Union des employeurs de l’ESS, qui mandate une personne pour la représenter en son sein.

L’entreprise

Les responsables de l’association n’hésitent pas à revendiquer l’idée que l’employeur désigne également l’organisation d’ESS. Cette proposition incite à considérer aussi la représentation de l’ESS sous le prisme de l’entreprise.

Il faut donc distinguer la figure de l’employeur, entendu comme acteur patronal et personne morale sur le terrain du dialogue social, et celle de l’entreprise, vue comme organisation collective sur le terrain du développement économique. A l’Udess 05, elle fait écho aux conceptions défendues par la Cress Paca en tant qu’organisation « consulaire » [7]. Il s’agit de représenter l’ESS comme un mouvement d’entreprises, celles-ci étant caractérisées par leurs statuts associatifs, coopératifs et mutualistes. Représenter l’ESS, c’est défendre un modèle d’entreprise spécifique et qui fait la synthèse de l’ensemble des structures présentes, en matière de statuts, de secteurs d’activité, etc.

Enfin, cette manière de représenter l’ESS se joue dans des arènes communes à celle de l’employeur, mais aussi sur des terrains spécifiques, comme les réunions dédiées aux « représentants du monde économique ». Elle passe par des actions de négociations avec les autres acteurs économiques et politiques du département. Elle s’exprime également par le recours à l’expertise, au travers notamment de la valorisation des chiffres issus des analyses de l’Observatoire de l’ESS en Paca qui démontrent le poids de l’ESS dans le département en matière d’emploi et de nombre d’établissements.

Le mouvement socioéconomique

Plus qu’un modèle d’entreprise, l’ESS peut également se présenter comme un mouvement socioéconomique. Il s’agit là de la concevoir plus globalement comme un ensemble d’organisations et d’initiatives caractérisées par des valeurs, des principes et des règles spécifiques et témoignant d’une « finalité commune, celle de servir l’émancipation de tous par la mise en oeuvre d’une économie démocratique » (Draperi, 2011). Cette forme renvoie à la qualification de « nouveaux mouvements sociaux économiques » par Corinne Gendron, l’ESS désignant ici des initiatives dont l’ambition est d’intervenir tout autant dans le champ politique que dans le champ économique.

La représentation de l’ESS comme mouvement socioéconomique se développe particulièrement au travers de la mise en oeuvre d’actions symboliques. C’est ce dont témoignent les forums de l’ESS, organisés chaque année et qui visent une forte médiatisation. Avec des thématiques telles que « La coopération territoriale » ou « La démocratie dans l’entreprise », ces événements abordent des questions sociales, écologiques et culturelles. Ils deviennent des lieux de militantisme ouverts pour les bénévoles et les professionnels présents, permettant de reconsidérer l’acte économique en l’investissant d’un contenu sociopolitique (Gendron, 2001).

Le territoire

On peut constater en dernier lieu que la représentation de l’ESS peut également se faire au travers de la valorisation d’un territoire spécifique. Elle repose alors sur la capacité de l’Udess 05 à parler pour le département au sein duquel elle a circonscrit son action : les Hautes-Alpes.

Cette figure territoriale de la représentation nous est apparue comme étant liée à l’importance de l’ESS dans le département, que ce soit en volume d’emplois ou en termes d’activités prises en charge. Le discours de l’Udess 05 relaie cette importance et en fait un élément de légitimité dans le département, mais aussi en dehors, au niveau régional, en défendant l’idée que les Hautes-Alpes sont un territoire de prédilection de l’ESS.

Cette représentation de l’ESS s’effectue dans les arènes précitées et dans des instances hors département, comme la Cress Paca. L’Udess 05 y apparaît alors comme la représentante des Hautes-Alpes.

Une organisation patronale originale

Les différents éléments présentés font l’objet d’une articulation permanente de la part des représentants. De manière générale, il est apparu que le mode de représentation qu’ils composent est au service de la défense d’intérêts exclusifs (Hassenteufel, 2008, p. 174) : ceux des employeurs de l’ESS [8]. Dès lors, l’échelle d’action territoriale de l’Udess 05 et la figure patronale qu’elle promeut lui donnent un caractère original.

Le dialogue social interprofessionnel à l’échelle départementale

L’Udess 05 est parvenue à réunir un nombre important de dirigeants de structures de l’ESS issus des trois familles statutaires et de l’ensemble des secteurs d’activité présents sur le département. Elle est investie dans diverses instances réunissant les partenaires sociaux et bénéficie d’une reconnaissance auprès de ces acteurs et des pouvoirs publics. Dans ce cadre, elle se présente bien comme une organisation patronale interprofessionnelle.

Ce qui est une gageure en soi. Rappelons que le terrain du dialogue social, celui des relations entre salariés et employeurs, est structuré à deux niveaux : au niveau des branches professionnelles, tout d’abord, « périmètre retenu par le droit du travail pour organiser la négociation collective et fixer les conditions d’application des conventions qui en découlent » (Abhervé, 2010), mais surtout au niveau interprofessionnel, qui est l’espace de négociation concernant l’ensemble des branches professionnelles. Il est actuellement réservé exclusivement à certaines organisations représentatives, qu’il s’agisse des syndicats de salariés (CFDT, CFE-CGC, CGT, FO et CFTC) ou patronaux (Medef, CGPME et UPA).

L’ESS, représentée notamment par l’Union des employeurs de l’ESS à l’échelle nationale, est absente de ce niveau qu’elle cherche à intégrer, au même titre que les professions libérales (UNAPL) et agricoles (FNSEA). L’Udess 05 parvient donc à réaliser au niveau local ce qui apparaît comme quasiment impossible à l’échelle nationale.

Elle subit cependant en contrepartie la faiblesse d’organisation globale de l’ESS au niveau interprofessionnel. L’Union des employeurs de l’ESS n’est pas structurée territorialement et dispose de faibles ressources. Son appui vis-à-vis de l’Udess 05 se limite principalement à la signature des accords conclus au niveau départemental ; un niveau qu’elle ne considère pas comme stratégique.

Par ailleurs, l’Udess 05 n’a pas la forme juridique classique d’une organisation patronale – c’est une association –, ni les moyens, que ce soit en matière de financement ou d’actions mises en place. L’absence d’un statut syndical comparable à celui des organisations représentatives traditionnelles crée donc des malentendus avec certains des adhérents qui peuvent avoir des attentes vis-à-vis de l’association en matière de service ou d’action politique que celle-ci est incapable de satisfaire.

La figure patronale d’ESS

L’Udess 05 apparaît comme une organisation patronale, car le ferment de la mobilisation est profondément lié à un socle commun identitaire comparable à ce que Luc Boltanski avait pu observer pour les cadres (Boltanski, 1982). Dans le but de communiquer sur son action, l’Udess 05 a en effet construit un discours qui explique son activité à partir de trois niveaux de représentation :

  • « entre pairs », c’est-à-dire dans l’entre soi et dans une logique d’interconnaissance. Ce niveau est régulièrement associé au statut d’employeur, qualifié de « dirigeant », « dirigeant bénévole », « manager » ou encore « cadre-dirigeant » dans le discours de l’association ;

  • vis-à-vis du monde extérieur, dans une logique de publicisation ;

  • dans un cadre plus politique, dans une logique de reconnaissance. Etre reconnu suppose d’accéder à une forme de légitimité auprès des autres acteurs du monde social et sous-entend de revendiquer des compétences spécifiques.

Le travail de représentation se décline dans un triple mouvement, fondé initialement sur l’aptitude d’un groupe à se doter d’un nom et de représentations mentales associées à celui-ci (Boltanski, 1982, p. 52), puis sur sa capacité à donner des représentations de lui-même et à s’inscrire sur la scène politique. Les responsables de l’Udess 05 font de l’interconnaissance « entre pairs » le socle commun de la mobilisation.

L’émergence d’une figure patronale commune fait cependant face à une divergence de point de vue. A travers nos entretiens, nous avons en effet pu constater deux tendances très claires : la première conçoit l’employeur au travers du « salarié-directeur », « responsable technique » et dont l’exercice de la fonction est garanti par un savoir et des compétences professionnelles ; la seconde le voit sous les traits du bénévole élu, le « responsable politique » dans les organisations et qui doit assumer son rôle patronal. L’Udess 05 est d’ailleurs composée tout autant de responsables bénévoles que de dirigeants professionnels. Si leurs visions de ce qu’est l’employeur d’ESS diffèrent, ils se retrouvent sur un élément : la professionnalisation.

Certains travaux ont souligné que l’enjeu pour les employeurs de l’ESS était de se différencier des patrons traditionnels (Hély, Moulévrier, 2013). L’observation de l’Udess 05 montre que la figure patronale d’ESS est plutôt liée à une dynamique conformiste : comment avoir l’air de vrais employeurs ? Un enjeu de taille, d’autant qu’ils se sentent exclus par les autres patrons, qui ont tendance à leur refuser ce statut sous prétexte qu’ils « ne dirigeraient pas de véritables entreprises au sens du secteur marchand et […] qu’ils n’y posséderaient pas d’intérêts » (Willemez, Michel, 2010, p. 39). De surcroît, l’expérience des juges prud’homaux présents au sein de l’association les amène à constater les difficultés pour les responsables de l’ESS, surtout dans le monde associatif, à assumer la fonction d’employeur.

Tout le travail de l’Udess 05 va donc consister à développer un discours sur la bonne gestion et à mettre en place des outils pour développer les compétences des employeurs de l’ESS et les encourager à assumer leur responsabilité.

Michel Offerlé explique que les patrons classiques se sont unifiés dans l’histoire autour d’une forme d’idéologie patronale axée sur « la défense de la liberté d’entreprendre (dont l’anti collectivisme) et la limitation du rôle de l’Etat (souvent ambiguë) » (Offerlé, 2009, p. 86). Les employeurs d’ESS semblent ici se réunir autour de la volonté d’être de bons employeurs, avec la nécessité d’acquérir ou de renforcer de nouvelles compétences.

Conclusion

Notre recherche permet d’apporter des réponses à la question traditionnelle : comment définir l’ESS ? Ici, elle s’apparente, via une structure de représentation, à un mouvement d’employeurs. Ce constat est-il généralisable à l’ensemble des initiatives et des organisations, que ce soit au niveau national, régional ou territorial ? Pour le dire autrement, la représentation de l’ESS est-elle nécessairement effectuée par ses dirigeants ?

L’Udess 05 s’inscrit résolument dans la logique des organisations patronales, mais elle en renouvelle la forme. Son analyse montre, d’une part, la pertinence d’une réflexion autour de la représentation des intérêts en France et leur évolution. Les analyses actuelles privilégient souvent le niveau national, voire européen (Grossman, Saurugger, 2012), sans chercher à étudier les transformations de la représentation des intérêts à des niveaux territoriaux. Il nous semble pourtant que les dynamiques de décentralisation et de régionalisation interrogent le redéploiement des groupes et leurs activités.

D’autre part, nos conclusions incitent à s’intéresser aux formes d’engagement et de professionnalisation qui caractérisent les représentants de l’ESS. La réussite de l’association semble grandement liée à la mobilisation de plusieurs responsables qui ont réinvesti une part de leur parcours professionnel, développé des compétences spécifiques liées au métier politique (en matière de communication, de compétences juridiques et de relations publiques) et, enfin, acquis une connaissance fine des environnements institutionnels. Dès lors, il semble essentiel de s’interroger tout autant sur le profil des représentants et leurs pratiques que sur les formes organisationnelles dans lesquelles ils s’insèrent afin d’engager une réflexion de fond sur la représentation des intérêts de l’ESS et, plus globalement, de sa structuration politique.