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Publiés récemment, en français, deux ouvrages sur la microfinance nous donnent l’occasion d’une mise à jour concernant l’évolution de ce secteur à l’échelle internationale.
Le livre d’Isabelle Guérin, illustré fort à propos par Marc Roesch, présente tout d’abord un panorama exhaustif de la microfinance et de ses évolutions récentes à l’échelle de la planète (chapitre 1). Sont ensuite discutées les justifications expliquant l’essor de la microfinance, telles que les créations d’emplois et les effets économiques (chapitre 2) ou encore la substitution aux usuriers (chapitre 3). Le chapitre 4 s’intéresse à la promotion de l’épargne et à l’éducation financière censées protéger les pauvres des risques du surendettement, alors que le chapitre 5 déconstruit la prétention de la microfinance à l’émancipation féminine. Dans une dernière partie (chapitre 6), l’économie morale de la microfinance accompagnant la démocratisation par la promotion de l’économie de marché est critiquée de par son ignorance des rapports sociaux constitutifs du lien d’endettement et souvent inégalitaires. Cela expliquerait révoltes et rebellions d’emprunteurs face aux dérives et aux promesses non tenues du microcrédit. Dans une conclusion d’une trentaine de pages, l’ouvrage esquisse différentes réflexions en matière d’avenir du secteur et s’efforce de poser, en trois pages, les termes d’une microfinance solidaire.
L’ouvrage de J.-M. Servet, qui prolonge une première contribution chez le même éditeur (Banquiers aux pieds nus, 2006), aborde l’évolution du microcrédit, ou tout du moins de sa frange dominante, sous l’angle double de la révolution et de la contre-révolution. L’essor du microcrédit promu comme une révolution dans la lutte contre la pauvreté s’est transformé, avec la complicité plus ou moins active de ses acteurs, en contre-révolution assujettissant de façon croissante les sociétés à la finance, ce qui est répété en introduction et en conclusion. La régulation marchande imposée au secteur confronte celui-ci à la « tragédie de la concurrence », et les effets réels lui étant attribués se révèlent bien différents du storytelling qui en a accompagné la promotion. Les promesses dont il est porteur ne peuvent se réaliser que dans un contexte spécifique, présenté par l’auteur sous forme de onze conditions à la fois micro, méso et macroéconomiques. L’ouverture à de nouveaux services comme l’épargne, l’assurance ou les services de transfert et de paiement ne peut compenser l’émergence des crises de surendettement et l’éviction des plus pauvres, associées à la pression pour la rémunération des investisseurs. Seule l’action publique appuyant les initiatives aux finalités solidaires est susceptible de préserver le devenir d’un secteur à repenser comme un commun à préserver.
Bien que de facture différente – l’ouvrage d’Isabelle Guérin, fortement documenté, restitue de nombreuses données de terrain et de références détaillées, alors que celui de Jean-Michel Servet est plus allusif et ne présente pas de bibliographie –, les deux livres permettent d’entrer dans les débats que la microfinance suscite à l’échelle internationale. Ils critiquent les limites des travaux d’économie expérimentale à échantillonnage aléatoire (randomized controlled trials, RCT) prônés par Esther Duflo [1] et de nombreux autres économistes) dans la mesure des résultats en termes d’impact sur les revenus, l’emploi ou le bien-être des emprunteurs et leur opposent les résultats d’analyses socio-économiques ou socio-anthropologiques sur le surendettement et ses conséquences parfois dramatiques pour les populations locales. Tous deux s’inquiètent de l’essor non encadré d’un secteur attirant, à l’échelle internationale, des capitaux spéculatifs et induisant des crises récurrentes qui ne pourront être surmontées que par le retour à une microfinance solidaire.
En tant qu’« acteur-chercheur » du secteur depuis plus d’une vingtaine d’années, je partage l’essentiel de leur analyse et de leurs interrogations. Même si le constat des deux ouvrages est « à charge », je reconnais l’effort louable de ne pas écrire « une diatribe contre la microfinance, mais contre ses dérives et ses excès » (Guérin, p. 7). La difficulté est justement de ne pas assimiler l’ensemble aux excès. A associer la microfinance aux discours que certains acteurs dominants tiennent à son sujet (par exemple, l’éradication de la pauvreté), on finit parfois par s’égarer entre interrogations critiques légitimes et déceptions amères face aux promesses non tenues. Faut-il pour autant associer l’ensemble des acteurs au « prosélytisme néolibéral » (Servet, p. 25) que la microfinance est censée véhiculer ? Il est avéré que certaines holdings internationales de microfinance commencent à dégager des profits et que la « nouvelle classe d’actifs » qui émerge est susceptible d’accroître les plus-values liées à la transformation des organisations et accélère la commercialisation du secteur. Néanmoins, cette source de financement demeure minoritaire (à la fois en volume et en nombre d’institutions concernées) et, comme le rappelle Isabelle Guérin, les sociétés de capitaux ne représentent qu’une réalité des organisations du secteur, dont une bonne partie reste des associations ou des coopératives.
A accentuer le versant négatif des résultats (par exemple en termes d’emplois ou de revenus), le risque est fort de négliger les effets positifs, comme ceux qui ont été obtenus par Basix, là où se sont produits les suicides pour dettes dans l’Etat indien de l’Andhra Pradesh (Guérin, p. 237). D’autres fonctions, permises par la bancarisation de proximité dans des territoires où le secteur bancaire est absent, ne sont pas explorées alors que, pour ne citer qu’un exemple, les acteurs locaux engagés sur le terrain de la prévention et de la lutte contre l’épidémie Ebola n’ont pu être soutenus financièrement que grâce à des institutions de microfinance comme le Crédit rural de Guinée.
L’ambiguïté de la dette (Guérin, p. 226) renvoie à la notion d’ambivalence de la monnaie développée par Michel Aglietta et André Orléan. Elle traduit la double nature entre dépendance et rivalité du contrat de crédit qui, sujet à l’appropriation privée, peut transformer les rapports économiques et peser sur les relations de pouvoirs qui en dépendent. Il demeure donc essentiel d’observer en permanence les résultats contrastés que produit la microfinance et de s’interroger sur les conditions d’amélioration de son efficacité. En ce sens, vouloir attribuer au seul instrument que représente le microcrédit les impacts positifs comme négatifs risque de mener à une impasse. Ainsi que se plaisent à dire des collègues latino-américains, la microfinance est un couteau à double tranchant : il coupe le pain, mais aussi le doigt s’il est mal utilisé. Les onze conditions esquissées par Jean-Michel Servet (chapitre 3) pour renforcer les résultats positifs du microcrédit ouvrent des pistes d’approfondissement intéressantes dans cette direction.
En conclusion, même s’il est légitime de s’intéresser aux utopies émergentes susceptibles de dépasser la microfinance (monnaies complémentaires, finances participatives), cette mise en contexte de la microfinance doit inciter chercheurs et praticiens à approfondir l’analyse des modèles économiques et de gouvernance des institutions de microfinance solidaires. Elle doit également accompagner la refondation des politiques publiques qui ont pour mission de réguler et d’orienter le développement du secteur, en concertation avec l’ensemble des acteurs, y compris ses usagers.
Parties annexes
Note
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[1]
Professeure d’économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Esther Duflo est spécialiste des questions liées à la réduction de la pauvreté, notamment la microfinance.