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En 1986, Jonathan Beecher a livré un ouvrage sur Fourier (traduit en 1993), qui est devenu la biographie de référence du grand utopiste. Pourquoi diable, après plus de vingt ans de travail sur celui-ci, a-t-il ensuite passé dix ans encore en compagnie d’un Victor Considerant ignoré de tous ou presque ? Justement, nous dit l’auteur dans la préface de l’édition française, pour préserver Victor Considerant d’une « immense condescendance ». Précisément, à travers ce dernier, c’est le socialisme utopique que l’auteur restitue à la postérité. Il est impossible d’exprimer la richesse de ce monumental travail. Aussi soulignerons-nous ici le propos essentiel de l’ouvrage et quelques apports intéressant plus particulièrement le mouvement coopératif. Le livre décrit en cinq parties la jeunesse de Victor Considerant dans la France postrévolutionnaire jusqu’à son accès à la tête du mouvement fouriériste français (1808-1840), son oeuvre en tant que penseur socialiste (1840-1848), la façon dont il a vécu la révolution de 1848 et ses conséquences (1848-1852), l’expédition fouriériste en Amérique et la guerre de Sécession (1852-1869) et, enfin, la dernière partie de sa vie en France, pendant et après la guerre de 1870 et la Commune de Paris (1869-1893).
Victor Considerant, une vie
D’origine franc-comtoise, Victor Considerant a d’abord été disciple de Charles Fourier, chef de l’école sociétaire et responsable du premier journal socialiste français. Principal propagateur de la pensée de Fourier, qui lui doit largement sa renommée, c’est un orateur et un débatteur reconnu, auteur entre autres d’un traité théorique, Destinée sociale (1834-1844), et d’un Manifeste politique et social de la démocratie pacifiste (1843), qui l’ont rendu célèbre. Polytechnicien, il définit un fouriérisme original, expurgé des fantaisies de Charles Fourier et enrichi, en particulier d’une pensée sur le progrès. Il discute les théories sociales de ses contemporains, interprétant la thèse fouriériste face à celles de Saint-Simon, de Robert Owen et d’Etienne Cabet. Il a pour contradicteurs Proudhon, Pierre Leroux et Philippe Buchez, entretenant avec ces derniers une relation suivie. Député en 1848, il se réfugie en Belgique en 1849, fonde à Réunion au Texas une colonie fouriériste, s’installe durant dix ans en famille à San Antonio, vivant pauvrement et presque totalement coupé de tout débat intellectuel. Il regagne l’Europe en 1869 et joue encore un rôle, modeste mais original, au cours de la guerre de 1870 et de la Commune de Paris. Une personnalité attachante que Jules Prudhommeaux (1869-1946), auteur de la thèse sur Etienne Cabet et bon connaisseur du Familistère de Guise, alors élève au lycée Henri-IV, aura même eu la possibilité de rencontrer dans les brasseries fréquentées par les étudiants autour de la Sorbonne.
A travers le parcours de Victor Considerant, ce livre restitue l’importance du socialisme utopique, que l’auteur choisit de nommer « socialisme romantique ». Le terme a déjà été utilisé avant lui, mais le sens et l’importance que lui donne Beecher en renouvelle la signification et la portée. Celui-ci souligne l’intérêt que représentèrent pour lui les travaux fondateurs de Paul Bénichou sur le romantisme français (p. 29, note 3).
Du socialisme utopique au socialisme romantique
On se souvient que le terme de socialisme utopique avait été attribué en 1878 par F. Engels aux divers courants du socialisme pré-marxiste, qui ne prenaient ainsi sens que par rapport au marxisme, nommé socialisme scientifique. « Durant plus d’un siècle, les débats entre spécialistes à propos du premier socialisme français ne s’écartèrent pas du cadre conceptuel défini par Marx et Engels » (p. 26). Or, affirme Jonathan Beecher, cette manière d’aborder le premier socialisme est à la fois réductrice et téléologique. Le socialisme romantique ne peut être considéré « comme une sorte de “lever de rideau” ayant précédé le socialisme marxien ». Par ailleurs, « il a été analysé essentiellement en termes économiques, comme une réaction à l’essor de l’industrie capitaliste ». Cependant, cette analyse était partielle, marquée par l’importance que Marx accorde à l’économie. Les socialistes romantiques ont certes une pensée économique, mais elle porte bien au-delà, fondant une critique de la société post-révolutionnaire : « Leurs écrits traduisaient le profond impact qu’avait eu sur eux la décomposition sociale et morale de la société : ils étaient convaincus que la Révolution française et les débuts de l’industrialisation avaient entraîné la désagrégation des associations et des groupes traditionnels, que les individus se détachaient de plus en plus de tous les types de structures corporatives et que la société devenait globalement de plus en plus individualiste et fragmentée » (p. 22). Beecher souligne que ces socialistes partagent l’idée selon laquelle les changements institutionnels doivent reposer sur la coopération plus que sur la concurrence – thèse au coeur de la pensée de Robert Owen – et qu’ils devaient s’opérer pacifiquement, le bien commun primant sur le conflit de classe.
Le socialisme romantique naît très précisément pendant la monarchie de Juillet, entre 1831 et 1848. Elève à Polytechnique en 1831, Considerant rencontre aux cours de dîners et de soirées le monde des arts et des lettres : Sainte-Beuve, Vigny, Montalembert, Gérard de Nerval, Leconte de Lisle – qui adhéra à l’école sociétaire –, Honoré de Balzac, Geoffroy Saint-Hilaire, Alphonse Esquiros, Victor Hugo, Musset. Il se lie d’amitié avec Lamartine, Alexandre Dumas et Eugène Sue. Ces années constituent le berceau commun du socialisme et du romantisme.
Considerant et Proudhon
Le fouriérisme apparaît ainsi en tant que mouvement social, au moment même où le saint-simonisme connaît son premier schisme, entre Prosper Enfantin et Saint-Amand Bazard. Très vite, Considerant trouve dans Proudhon sans doute le meilleur contradicteur de la pensée fouriériste. Député et membre de la Commission de la Constitution créée le 19 mai 1848 et dont la mission est de préparer le projet de constitution qui sera proposé à l’Assemblée un mois plus tard, Considerant est très modéré, mais son engagement est total sur deux sujets : le droit au travail et le droit de vote des femmes. Au cours des terribles journées de juin, sa position tranche, y compris avec celles des fouriéristes, qui sont, comme tous les républicains, ambivalents et se prononcent finalement en faveur de la répression de l’insurrection. Il milite pour l’apaisement et la réconciliation, en vain. L’année 1848 scelle la divergence entre Proudhon et Considerant : alors que ce dernier en appelle à l’union et à l’amour, Proudhon dénonce les vainqueurs de juin et prône la révolution des prolétaires contre la propriété de la bourgeoisie. Le désaccord théorique s’exprime ainsi très concrètement sur le plan politique au moment de la révolution de 1848. Celle-ci fait éclater l’union entre les classes moyennes et le prolétariat qui se maintenait, bon an mal an, pendant la monarchie de Juillet. Pensée de la décennie 1840, le fouriérisme prône l’harmonie et la paix que la révolution disloque. C’est en ce sens que l’on peut dire que les socialistes romantiques n’ont pas tenu compte des leçons de l’histoire, même si Considerant a changé de position à son retour des Etats-Unis, en 1869.
Considerant et Buchez
Considerant établit des liens durables avec deux saint-simoniens dissidents, Pierre Leroux et Philippe Buchez. Le désaccord majeur l’opposant avec Fourier à Buchez provient de l’incompatibilité de l’ascétisme du socialisme chrétien de Buchez avec l’hédonisme de la pensée fouriériste, qui appuie tout changement sur la réalisation des passions humaines. Celle-ci se manifeste essentiellement à travers la conception de l’association : celle à laquelle Buchez donne ses lettres de noblesse et qui sert de base à la coopération de production française concerne les seuls travailleurs en tant que producteurs. Elle constitue aux yeux de Considerant « l’application du principe monastique à une industrie monotone », c’est « un petit monastère industriel, une abbaye, où l’on fabrique des souliers, des chaudrons ou des serrures » (p. 207). Pour Considerant, « l’association se devait d’être intégrale et de s’appliquer à tous les domaines de la vie » et, loin d’être réservée aux seuls travailleurs, « elle devait englober toutes les classes sociales, rallier le capital, le travail et le talent ».
Considerant et Godin
Cette conception réunit Considerant et Godin autour de Fourier. On sait que Godin a perdu un tiers de sa fortune en finançant l’expédition phalanstérienne de Considerant au Texas, mais on apprend à quel point il a été associé à l’aventure texane, ce qui permet de comprendre les raisons qui l’ont incité à fonder ensuite le familistère. En janvier 1854, Considerant écrit à Godin pour lui demander conseil. Beecher souligne qu’il est peu tenu compte de la réponse très circonstanciée de ce dernier (qui soulignait particulièrement l’intérêt qu’il y aurait à placer « le siège de l’administration au sein de la colonie » et à offrir « aux colons les moyens de devenir actionnaires de la Société de colonisation »). « S’il en avait été autrement, précise l’auteur, le résultat final aurait peut-être été tout autre ». Ironie, c’est Godin qui, avec Bureau et Guillon, est désigné comme gérant de la Société de colonisation européo- américaine, créée à Bruxelles le 26 septembre 1854, se retrouvant simultanément à la tête de l’école sociétaire.
L’histoire de la colonie de Réunion au Texas est pathétique. Après avoir vu se déchirer plus de cent colons, sans s’être rendu capable de diriger la colonie, Considerant tente d’en fonder une nouvelle dans le canon d’Uvalde, près de San Antonio. Dans Du Texas, écrit en 1857, il fait le récit de ces années terribles…, qui n’entament pas l’optimisme retrouvé à San Antonio et l’enthousiasme qu’il met à racheter des terres. Godin est le premier lecteur et, bien qu’étant, précise Beecher, « le mieux disposé de ses associés », il écrit ses doutes. « Pour Godin, Considerant gardait une confiance naïve et exagérée dans l’efficacité de la planification, de la science et de la pensée rationnelle. Il n’arrivait pas à se persuader de l’importance des connaissances pratiques que l’on ne pouvait acquérir que lentement, à travers l’expérience, et en se familiarisant avec des situations spécifiques » (p. 475). Godin : « Je vois toujours avec un certain sentiment de crainte la facilité avec laquelle dans votre pensée se résolvent au dessert les créations de toutes sortes que les siècles entassés n’ont pu rendre faciles au milieu même des civilisation les plus avancées. »
Finalement, le projet du canon d’Ulvalde n’a jamais vu le jour. Victor Considerant et sa femme s’installent en 1859 à San Antonio, où ils vivent dans une grande pauvreté, coupés de toute vie intellectuelle durant dix ans. Il entretient cependant quelques échanges amicaux, lit Darwin, Renan et Tocqueville. Au risque du raccourci, on ne peut s’empêcher de penser à la destinée de nombre d’urbains ayant fondé une communauté rurale au cours des années 70-75 qui ont connu, toutes choses égales par ailleurs, un destin quelque peu comparable (cf. Hervieu-Léger D., Hervieu B., Le retour à la nature, L’Aube, 2005).
Le genre biographique
Jonathan Beecher accompagne Victor Considerant non seulement dans sa pensée, mais également dans sa vie, parcourant les lieux où s’est rendu ce dernier et faisant parler des sources oubliées ou ignorées – l’impressionnante oeuvre écrite de Considerant très largement méconnue et la non moins étonnante quantité d’archives dispersées, dont de nombreuses lettres – : les Archives nationales, à Paris ; le fonds de l’Ecole normale supérieure ; les Archives générales du Royaume de Belgique, à Bruxelles ; celles de la Bibliothèque royale Albert Ier, également à Bruxelles, celles de la préfecture de police de Paris ; les archives de l’armée de terre, à Vincennes ; la bibliothèque de l’Arsenal ; diverses bibliothèques à Saint-Etienne, à Besançon, à Auxerre, à Nevers, à Reims, à Périgueux, à Rouen, à Salins, à Condé-sur-Vesgre – là même où Victor Considerant vient en 1832 en compagnie de Charles Fourier et de Just Muiron pour fonder le premier phalanstère – ; la bibliothèque universitaire de Genève ; la Houghton Library de l’université d’Harvard ; La Massachusetts Historical Society Library de Boston ; la Library of Congress, à Washington ; l’institut international d’histoire sociale d’Amsterdam ; les archives russes d’Etat pour l’histoire sociale et politique, à Moscou. Beecher découvre l’homme à travers ses lettres, ses voyages, ses réussites, ses échecs, les témoignages de ses correspondants, de ses amis et de sa famille. Cette intimité lui permet d’étudier Victor Considerant comme personne vivante et, en même temps, comme témoin actif d’une époque et d’un mouvement. Ce dernier, depuis longtemps nommé par Engels socialisme utopique, l’auteur le définit comme socialisme romantique. C’est sans doute là l’un des apports les plus considérables de son oeuvre. Il fallait sans doute cette immersion totale et cette familiarité avec l’un de ses membres pour libérer les socialistes français du « prémarxisme » dans lequel les avait enfermés Engels.
Seul un travail minutieux, que permet le genre biographique, donne la possibilité de comprendre le caractère romantique de ce socialisme. Inspiré par l’histoire telle que la concevait Michelet, Beecher nous fait vivre la pensée intime d’une époque à partir de la vie de Victor Considerant : la biographie rend possible non seulement d’analyser des écrits, mais encore de s’approcher au plus près du sens qu’un acteur social donna à sa vie, de la façon dont il interpréta le monde.
Questions posées par le socialisme romantique
Même au sujet des ouvrages les plus aboutis, il ne saurait y avoir de note de lecture sans questionnement. Il nous a parfois manqué, dans la lecture de l’ouvrage, les éléments nécessaires à bien saisir les raisons du choix du qualificatif « romantique ». Dans « Le romantisme français : esthétique platonicienne et modernité littéraire » (Peeters, 2000), Michel Brix rapporte que Victor Hugo déclame dans William Shakespeare : « Romantisme et socialisme, c’est, on l’a dit avec hostilité, mais avec justesse, le même fait. » On sait le rôle que jouèrent les romanciers et les poètes dans la révolution de 1848. Et même si le terme « romantique » est parfois utilisé à propos du socialisme, c’est bien entendu en premier lieu à la littérature qu’il s’attache. Selon les courants et les interprétations, le romantisme renvoie aux idées d’un renouveau spirituel, de mal du siècle, voire de renouvellement du christianisme, mais aussi un style libéré, et même échevelé, donnant sa place au rêve et aux passions plus souvent qu’à la raison. On comprend bien que ces qualités s’appliquent à des socialistes qui étaient plutôt des écrivains que des politiciens et qui, comme le disait déjà Godin à Considerant, croyaient en la force du discours et des mots.
On voit bien également que le terme convient mieux pour désigner Fourier et Considerant que Cabet et Buchez et qu’il ne convient plus du tout pour Godin. En qualifiant de « romantiques » et de « français » les socialistes utopiques, Beecher nous semble à la fois qualifier plus précisément ces socialistes que le faisait le terme « utopique » et restreindre le périmètre : il exclut entre autres l’utopiste Robert Owen, le docteur King, Jean-Baptiste André Godin, tout en plaçant le fouriérisme au coeur du mouvement. Sans doute le socialisme romantique désigne-t-il précisément le socialisme français né pendant la monarchie de Juillet. On peut cependant opposer à l’auteur que le terme de « socialisme utopique », comme ceux de « Frühsocialismus » (socialisme premier), de « socialisme vrai » ou « authentique » qu’avait aussi utilisés Marx, a également le mérite de souligner non la dimension romantique, mais la dimension radicale de Saint-Simon, de Fourier et de Cabet (cf. Karl Marx, L’historiographie du socialisme vrai [contre Karl Grün], appendice à L’idéologie allemande, 1847, NRF, La Pléiade, t. III, 1982). Par ailleurs, le terme de « socialisme utopique » n’a-t-il pas désormais sa propre histoire, qui a changé la signification que lui avait donnée Engels, c’est-à-dire précisément celle d’un socialisme non scientifique ne faisant que précéder le marxisme, seul socialisme scientifique ? Le caractère utopique a été réinterprété par de nombreux auteurs, comme Georges Duveau, Ernst Bloch ou Henri Desroche qui définissait les utopies comme « des projets imaginaires de sociétés alternatives », produits de la sécularisation des mouvements millénaristes (Henri Desroche, Sociologie de l’espérance, Calmann-Lévy, 1973).
Le mouvement coopératif a su s’inspirer de certains caractères de ce socialisme d’avant 1870 : le changement non violent, l’action collective, le principe même de coopération plutôt que la lutte des classes ou la concurrence, l’idée que le socialisme est organisateur plutôt que révolutionnaire. Ils abandonnèrent toutefois l’essentiel du « romantisme » de ce socialisme : la croyance en l’harmonie du monde et en la bonté de l’homme et l’idée que les mots suffisent à déterminer l’action. De fait, le terme « socialisme romantique » évoque un mouvement irrémédiablement dépassé alors que désignant tantôt ce qui est irréalisable, tantôt une réalité à venir, le mot utopie garde une ambivalence irréductible.
Très bien écrite, cette biographie de Victor Considerant par Jonathan Beecher nous permet d’approcher la vie quotidienne d’une personnalité attachante, de comprendre sa pensée et d’accéder de façon vivante à la vie politique et au mouvement des idées du xix e siècle français. Il renouvelle simultanément le questionnement sur les pensées sociales qui fondent l’économie sociale.