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Il y a en vérité non pas une, mais deux histoires dans ce livre très dense de Michel Dreyfus : celle du Crédit coopératif, pour une grande part vue sous deux angles, ses adaptations aux modifications successives des métiers du crédit et sa conquête progressive de nouveaux territoires dans l’espace de l’économie sociale, puis solidaire ; et, mêlée à cette histoire, celle de la coopération ouvrière de production.
Economie sociale et coopération de production
Ces deux histoires sont balisées par six dates ou périodes repères : en 1893, la création de la minuscule Banque coopérative des associations ouvrières de production (BCAOP), avec 1 000 francs de capital libéré et avec pour marché potentiel les quarante-quatre coopératives membres de la toute jeune et très fouriériste Chambre consultative des associations ouvrières de production ; en 1938, la création de la Caisse centrale de crédit coopératif (CCCC, ou 4C), avec pour mission la distribution des prêts de l’Etat aux coopératives des deux grandes utopies du xix e siècle – celles de la république des consommateurs (les Coop) et de la république des producteurs (les associations ouvrières de production [AOP], devenues les sociétés coopératives ouvrières de production [Scop]) – ; en 1969, avec l’absorption de la BCAOP, au bord du dépôt de bilan, par la Banque française de crédit coopératif (BFCC), filiale que la CCCC avait créée pour s’ouvrir le marché du court terme ; en 1975, avec l’élargissement du théâtre d’opérations passant de l’économie coopérative à l’économie sociale, d’abord exhumée par le Crédit coopératif qui la désigne comme la plage de ses futurs débarquements, puis récupérée, en 1977, comme support du lobbying des mutuelles, des associations et des coopératives, avant d’être, en 1981, proposée par Michel Rocard et adoptée par lui comme domaine de l’action gouvernementale et champ d’intervention d’une agence administrative dédiée. L’histoire ne se conclut pas, elle se transforme en un futurible, celui de l’extension à l’économie solidaire.
Les histoires entrelacées du Crédit coopératif et des Scop ont pour ressort l’inversion des états civils. Le Crédit coopératif, mère adoptive de la BCAOP, se présente comme sa fille génétique et entend être reconnu comme telle. L’auteur paraît prendre un peu de distance par rapport à cette opération : en lui appliquant l’analyse d’Hobsbawm sur l’invention d’une tradition, il la réduit à un artifice de marketing. On préférera évoquer à son sujet, en en inversant l’inversion, l’apostrophe de Miguel de Unamuno : « Espagne, ma mère ; non, Espagne, ma fille. » Elle rend mieux compte de la charge utopique qui continue d’être assumée par le Crédit coopératif, et elle autorise le paresseux auteur de ces lignes à préférer à une recension académique d’une histoire très complète non pas sur mais à propos du livre de Michel Dreyfus – auquel il serait souhaitable, en cas de réédition, que soient ajoutées quelques références manquantes aux emprunts [2] – quelques réflexions personnelles, partiales et désordonnées, et à se donner ainsi le plaisir d’ajouter une remémoration personnelle à cette commémoration officielle.
L’utopie de la république des consommateurs et l’idéologie consumériste
La première est sur la place très réduite faite à l’utopie de la république des consommateurs, i.e. à l’institution où elle s’est incarnée, celle des coopératives de consommation, les Coop. Celles-ci constituaient, avec les AOP, la deuxième clientèle statutaire de la CCCC avec un potentiel bien plus important que celui des Scop. Leur banque n’avait pas mieux accueilli que la BCAOP le monopole donné en 1938 à la CCCC sur l’étroit, mais nourrissant, marché de la gestion des prêts de l’Etat aux coopératives. Cependant, rien ou presque n’est dit sur les Coop et leur rapport avec le Crédit coopératif jusqu’à l’échec d’un rapprochement un peu avant le tsunami qui emporta en 1985-1986 le plus gros de la coopération de consommation. On peut, bien sûr, mettre sur le compte de féroces batailles d’ego l’inexistence de rapport entre cette dernière et le Crédit coopératif. Néanmoins, pour rester dans le champ ouvert par Michel Dreyfus, on est tenté d’évoquer ici le problème du rapport à l’utopie. En 1935, celle de la république des consommateurs avait été mise à mal par Le secteur coopératif de Georges Fauquet. Après la guerre, la Fédération nationale des coopératives de consommateurs (FNCC) a tenté de lui substituer celle du consumérisme. Mais ce concept, tout juste bon à servir de slogan pour le marketing, est bien plus une idéologie qu’une utopie (au sens de Mannheim) et, en tout cas, est bien incapable de se hisser à la fonction de mythe (au sens de Sorel).
Cette réflexion sur l’utopie comme nécessaire à la survie des institutions de progrès social amène à s’interroger sur le référentiel utopique implicitement contenu dans le choix d’une naissance en 1893 sous les espèces physiques de la BCAOP. La réponse est dans les conditions mêmes de la création et du démarrage de cette dernière. Ce sont des fouriéristes qui l’ont créé, et parmi eux son premier directeur et son premier trésorier, Henri Buisson et Emile Ladousse. Et si elle a pu « décoller », c’est grâce à un fouriériste, Faustin Moigneu, ami de Buisson, qui, de retour en France après avoir fait fortune aux Etats-Unis, lui fit, l’année même de sa très humble naissance, un don de 500 000 francs – cinq cents fois son capital libéré. Dominant la BCAOP, les fouriéristes ont aussi dominé la Chambre consultative des AOP : en 1915, la première loi sur les Scop, copiée sur les conditions d’admission à la Chambre, traduit en normes de droit positif les solutions de l’école phalanstérienne.
Au surplus, des deux modèles possibles de l’architecture fouriériste de l’entreprise, celui retenu par la Chambre consultative et la BCAOP a été le modèle coopératif, donnant naissance à la loi de 1915, premier statut légal des Scop, et non (malgré l’apostolat d’Henry Buisson) le modèle participationniste d’Edme-Jean Leclaire et de Jean-Baptiste Godin, où l’on peut voir comme une source d’inspiration pour les auteurs de la loi de 1917 sur les sociétés anonymes à participation ouvrière (Sapo). L’utopie à laquelle se réfère le livre de Dreyfus ne relève pas du seul imaginaire : elle est, selon l’expression de Paul Ricoeur, une exploration des possibilités latérales du réel.
D’une utopie à l’autre
L’année 1969 n’est pas seulement celle de l’absorption de la BCAOP par le Crédit coopératif, elle est aussi celle de la substitution au modèle fouriériste d’un modèle inspiré par une autre utopie : celle du journal d’ouvriers L’Atelier, qui de 1840 à 1850 a égrené trois statuts types d’association ouvrière de production, selon les principes définis en 1831 par le saint-simonien dissident Philippe Buchez. Ce modèle avait été délibérément écarté par la Chambre consultative des AOP à son congrès de 1900 et n’a été redécouvert que soixante ans plus tard, par Henri Desroche, inlassable spéléologue de la tradition associationniste, soutenu par Pierre Lacour, directeur général du Crédit coopératif, et son adjoint, André Chomel. Il inspira un décret préparé par Michel Debré pour appliquer aux Scop l’ordonnance de 1967 du général de Gaulle sur la participation des salariés aux bénéfices. Retardé jusqu’à 1969 par la conjoncture politique, puis complété par une loi en 1978, ce décret a entraîné un bouleversement de la pratique économique et coopérative des Scop : il a libéré les possibilités d’accumulation de réserves collectives, coeur du modèle buchézien ; il a fait sauter le mécanisme qui rendait les apports en capital paradoxalement plus coûteux pour les salaires les moins élevés et limitait le sociétariat, quelquefois jusqu’à la caricature ; il a ainsi déverrouillé les possibilités de développement des Scop et les a rendues à l’authenticité. Curieusement, le livre de Michel Dreyfus, sur beaucoup d’autres points si détaillé, ne mentionne ce bouleversement de la référence utopique et du modèle économique qu’au détour d’une incidente.
Le développement des Scop se fait désormais avec des moyens et une identité renouvelés, mais dans un contexte tout différent de celui qu’elle avait antérieurement connu ou cru connaître. Malgré les tentatives de la CGT pour faire redémarrer en Scop, dans les années 80, des entreprises mortes et déjà décomposées, la tentation très fugitive de l’autogestion de la CFDT, la caution donnée par Philippe Herzog au thème des nouveaux critères de gestion et de participation des travailleurs, deux hypothèques continuent de peser sur la coopération ouvrière. La condamnation de cette dernière par les guesdistes n’a jamais été vraiment amnistiée par leurs successeurs et le socialisme politique n’a pas repris à son compte le soutien que les républicains « de progrès », sous l’inspiration solidariste, apportaient aux Scop. Depuis 1906, la Charte d’Amiens, loi du syndicalisme révolutionnaire, mais aussi inspiratrice des autres familles – même si Michel Dreyfus en fait une autre lecture –, réserve au syndicat « la mission d’être dans l’avenir le groupe de production et de répartition, base [de] la réorganisation sociale, les organisations confédérées n’ayant pas à se préoccuper des partis ou des sectes qui, en dehors et à côté, peuvent poursuivre en toute liberté la transformation sociale ».
Aggiornamento coopératif
La coopération ouvrière pourrait donc se sentir seule. Mais c’est précisément le moment où l’utopie coopérative connaît un aggiornamento à l’origine duquel on retrouve sa fille-mère, le Crédit coopératif. Celui-ci est en quelque sorte un expert en mutation. Lu et discuté par Lacour et Chomel avec son auteur, Vers une analyse du secteur coopératif, le livre de Claude Vienney, ouvre au Crédit coopératif une piste de travail : la coopération de consommation n’est pas, malgré l’opinion que l’on prête un peu à la hâte à Charles Gide, la seule forme pouvant incarner les fondamentaux de la coopération. Celle-ci a pour fonction d’assurer la solidarisation en un couple association-entreprise des acteurs menacés par l’évolution du capitalisme. Elle peut être appliquée dans toutes les unités économiques, quel que soit leur métier ou leur recrutement. Jusque-là, l’intervention du Crédit coopératif dans des secteurs autres que ses deux clientèles statutaires initiales relevait de la cueillette. C’est de l’échange avec Vienney qu’elle est devenue une stratégie, au service de laquelle il fallait un instrument de court terme, d’où l’opération BCAOP.
Cette stratégie ne s’est pas arrêtée aux frontières du secteur. Jacques Moreau reprend la direction du Crédit coopératif en 1974, avec une urgence : redresser la situation de la BFCC, très compromise par des pertes importantes (dues en partie aux actifs pourris repris avec la BCAOP). Cette besogne effectuée, deux essais, l’un sur Le troisième secteur vécu et le troisième secteur voulu en 1982, l’autre sur L’économie sociale sans rivage en 1983, font comprendre que, pour lui, le Crédit coopératif peut légitimement agir, pas seulement dans et pour la seule économie coopérative, mais avec et pour les acteurs de l’économie sociale tout entière et, sans doute en perspective, dans et pour ceux de l’économie solidaire. Pas en retard, le Crédit coopératif a créé dès 1983, sous le nom de Faim et Développement, le premier produit bancaire d’épargne solidaire. Le résultat de cette stratégie est, entre autres choses, une croissance exponentielle de l’activité avec les clientèles nouvelles. Mais celles-ci portent avec elles des projets, des cultures, des systèmes de valeurs très hétérogènes et accusent deux différences avec la clientèle de l’économie coopérative. Dans cette dernière, la finalité consacrée par le statut des unités de base a pour fondement l’égoïsme (les Allemands disent le « Selbsthilfe », les Anglais « we for us »), et ces unités sont organisées en fédérations par familles, qui les représentent dans et auprès du Crédit coopératif. Dans l’économie sociale et l’économie solidaire, ces caractéristiques ne se retrouvent que chez les mutuelles et une partie seulement des associations. Pour les autres, dont la multiplication est aussi effervescente que les modèles sont différents, l’activité est altruiste (pas le service des membres, mais de tiers, c’est en allemand le « Fremdhilfe », en anglais le « we for them ») et les structures de deuxième degré n’existent pas toujours ou leur représentativité n’est pas forcément reconnue. C’est sur cette plage au sable mouvant et à la cartographie encore incertaine que le Crédit coopératif a débarqué. On devine ici sa fidélité à la vocation utopique, qui fut d’assurer le financement de l’utopie.
Parties annexes
Note
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[2]
Notamment Les coopérateurs : deux siècles de pratiques coopératives, Patricia Toucas-Truyen, sous la direction de Michel Dreyfus, coll. « Jean Maitron », éd. de L’Atelier, 2005, 432 p., 50 euros.