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Cet ouvrage, rédigé à l’occasion du quarantième anniversaire de l’association Médecins sans frontières (MSF), s’avère particulièrement intéressant à trois niveaux : deux à découvrir au fil de sa lecture et un qui fera défaut aux lecteurs de la Recma.
Sur le premier niveau, l’ouvrage revisite, au travers de témoignages des responsables opérationnels de l’association, de nombreux terrains des années 2000 : Sri Lanka, Ethiopie, Yémen, Afghanistan, Pakistan, Somalie, Gaza, Birmanie, Nigéria, Inde, Afrique du Sud… et France. Ces témoignages révèlent, au-delà du « rétrécissement de l’espace humanitaire » dénoncé par de nombreux acteurs internationaux, l’étroitesse et les incertitudes des négociations, les rapports de force et d’intérêts entre acteurs de l’aide et les différents pouvoirs locaux. L’espace d’action de l’association est pensé comme « un processus de transactions permanent avec les forces politiques et militaires locales et internationales » (p. 9). On découvre ainsi, au fil des chapitres, les discussions sur la pertinence des interventions en Somalie (p. 108) ou à Gaza (p. 140) ; les choix divergents de différentes sections internationales (Hollande et France) face aux dilemmes birmans (p. 158) ; la transition au Nigeria depuis les interventions auprès des réfugiés à celles développées en milieu ouvert face à « l’épidémie d’épidémies », où la qualité du secours apporté dépend pour l’essentiel des relations établies avec les autorités politiques (p. 174) ; les divergences avec les sociétés civiles locales dans l’analyse des problèmes de malnutrition en Inde (p. 200) ou de droits des migrants en Afrique du Sud (p. 223).
Internationalisme libéral et guerre humanitaire
Le deuxième niveau est celui de l’histoire « longue » écrite par des proches de l’association (administrateurs ou universitaires), histoire qui écorne le mythe de l’indépendance prônée par MSF. La première période, au début des années 70, correspond à une démarche d’assistance sur des principes hérités de la Croix-Rouge (impartialité, neutralité, indépendance), excluant témoignage et prise de parole médiatique (p. 234). Ultérieurement, ce « droit à témoigner » en lien avec la pratique de terrain provoque le déchirement des fondateurs (départ de Bernard Kouchner en 1979). MSF se construit alors sur une base d’autonomie et d’indépendance d’action correspondant à une grille d’analyse qui associe les crises humanitaires aux conséquences de l’offensive communiste dans le tiers-monde (p. 236). Cette grille de lecture se renforce dans les années 80, avec le rapprochement des néoconservateurs reaganiens nord-américains, le concours d’une fondation associée – la National Endowment for Democracy (NED) – et la création de Liberté sans frontière, fustigeant le tiers-mondisme et l’anti-impérialisme assimilé à un alignement aveugle des ONG derrière Moscou ou Pékin (p. 239). Les orientations des années 90 s’inscrivent dans le « pari de l’internationalisme libéral » prôné par les Etats-Unis et l’ONU au travers de la multiplication des missions de maintien de la paix : plus de quatre-vingts dans les cinq années suivant la première guerre du Golfe, soit autant que pendant les quarante-cinq premières années d’existence de l’Organisation des Nations unies (p. 242). Dès lors, se pose la question de savoir si, face aux différents conflits où intervient l’organisation, l’action humanitaire ne sert pas à dissimuler « la passivité de la communauté internationale » (p. 245). Mais dans les années 2000, du Kosovo et jusqu’à la république démocratique du Congo, la notion de « guerre humanitaire » est critiquée, dès lors qu’elle « conduit à une régression du débat démocratique tout en exposant les organismes d’aide aux dangers de la “confusion militaro-humanitaire” » (p. 252). La tournure prise par l’interventionnisme libéral, peu soucieux des conditions de l’action humanitaire en Irak ou au Soudan, divise les sections de MSF entre l’assistance condamnée au silence sur le terrain et la dénonciation induisant un risque d’expulsion au nom des « lois de l’action humanitaire […] en coopérant avec la soi-disant Cour pénale internationale » (p. 260). De fait, les deux lignes qui s’affrontent renvoient à des questions débattues dès les premières années de MSF, entre interventions d’urgence et actions à plus long terme face à la sous-médicalisation du tiers-monde (p. 266). L’épilogue de Marc Le Pape reprend ces débats avec la grille d’analyse d’Albert Hirschman : « exit, voice, loyalty » (défection, prise de parole, loyauté) [p. 316]. Il souligne que le choix entre ces différentes logiques peut provoquer débats, conflits, voire crises au sein de l’organisation (p. 331) et insiste sur le côté relatif, « situé » des différentes positions, même si les valeurs de l’association rappelées récemment la positionnent plus du côté de « l’acte médical humanitaire individuel » que de la « dénonciation publique des crimes graves et ignorés ».
MSF, quelle gouvernance ?
Le troisième niveau correspond à la question de la gouvernance de l’organisation. Bien que la réflexivité sur son histoire et ses orientations démontrée par l’ouvrage puisse amener certains à considérer l’association comme un « panoptique critique » institutionnalisant la pratique de l’autocritique interne et croisée entre ses différents protagonistes, on aurait aimé disposer d’une analyse de la « fabrique » de ces orientations, des acteurs qui y participent et des rapports de pouvoirs qui structurent la dynamique de l’association. Or, ces aspects ne sont traités qu’en creux, par allusion sur les tensions internes : entre siège et terrain (cf. « Chroniques palestiniennes en 2002 », p. 140), au niveau des oppositions entre différentes sections nationales (MSF-France versus Hollande en Birmanie, p. 146, ou avec la Belgique au sujet de Liberté sans frontière) ou encore par mention des débats au sein de l’assemblée générale (p. 266). Mais dès lors que l’on sort de l’action d’urgence, en dehors du constat des divergences locales (Afrique du Sud, Inde), l’analyse ne fait qu’effleurer les contradictions au niveau de l’acceptabilité de l’association et son articulation avec les parties prenantes externes, qu’il s’agisse des sociétés civiles nationales ou de l’intégration à des processus de plus long terme visant à renforcer le débat démocratique et la construction de politiques publiques dans les pays concernés. Au-delà de la réflexion sur l’orientation et le pilotage de la « responsabilité sociétale » de ce type d’organisation dont le mode de prise de décision peut limiter la légitimité des choix, on s’interroge également sur la part des questions économiques et financières, pourtant essentielles à l’autonomie du mouvement, dans les décisions. Or ces dernières ne sont pas traitées, hormis la référence aux problèmes financiers de la fin des années 80 (p. 273) et la question de la concurrence croissante d’ONG plus récentes disputant le champ d’intervention – et des donateurs – de l’organisation (Médecins du monde, Action contre la faim ; p. 267). Ce troisième niveau d’analyse reste donc en projet et mériterait un regard sans doute plus externe, à l’instar des travaux entrepris par A. Brodiez-Dolino sur d’autres types d’association, comme Emmaüs ou le Secours populaire.