Résumés
Résumé
La littérature scientifique met en lumière un nombre croissant de recherches sur la gestion paradoxale. Toutefois, peu de recherches empiriques ont porté sur les actions concrètes des gestionnaires confrontés à une réalité paradoxale. À l’aide de la méthodologie de la théorisation enracinée (grounded theory), notre étude propose une théorie à moyenne portée qui aborde la question suivante : comment les gestionnaires composent-ils avec les tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir? En enracinant notre analyse sur l’expérience de gestionnaires d’organisations qui valorisent la responsabilisation, cette étude a permis de documenter quatre tensions paradoxales soulevées par le développement de la capacité d’agir (DCA) : prévision/réaction, contrôle/autonomie, collectif/individuel et stabilité/changement. En tentant de comprendre comment les gestionnaires composent avec ces tensions, nous avons été en mesure de répertorier 16 actions managériales susceptibles de faciliter la conciliation des tensions liées au DCA. Ces actions sont regroupées sous quatre axes : l’alignement, la responsabilisation, le ralliement et l’évolution qui sont présentés dans notre modèle de conciliation des tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir. L’objectif du présent article est d’offrir une vue d’ensemble du chemin parcouru en exposant de manière détaillée et personnalisée les stratégies et le processus qui ont menée des données brutes à l’émergence de propositions théoriques. Par le récit explicite de l’exercice de théorisation qui nous a conduite vers la modélisation de pistes d’actions pour aider les gestionnaires à composer avec leur réalité paradoxale, nous proposons un exemple concret de l’application de la méthodologie de la théorisation enracinée en science de la gestion.
Mots-clés :
- Méthodologie de la théorisation enracinée,
- gestion paradoxale,
- développement de la capacité d’agir
Abstract
The scientific literature highlights an increasing amount of research into paradox management. However, there is little empirical research into concrete actions by managers confronted with a paradoxical reality. Using grounded theory methodology, our study proposes a middle-range theory that addresses the following question: how do managers deal contend with paradoxical tensions related to developing the capacity to act? We grounded our analysis in the experience of managers in organizations that value responsability, so this study documented four paradoxical tensions raised by Developing the Capacity to Act (DCA): anticipation/reaction, control/autonomy, collective/individual and stability/change. In trying to understand how managers deal with these tensions, we identified 16 managerial actions likely to make it easier to reconcile tensions related to DCA. These actions are grouped under four axes: alignment, responsibility, rallying and evolution, presented in our model for reconciling the paradoxical tensions related to developing the capacity to act. The objective of this article is to provide an overview of the route taken by explaining in a personalized and detailed manner the strategies and process that led from the raw data to emerging theoretical proposals. By explicitly relating the steps in the theorization exercise that led us to the modelling of actions that will help managers to deal with their paradoxical reality, we are proposing a concrete example of the application of grounded theory methodology to the science of management.
Keywords:
- Grounded theory methodology,
- paradoxical management,
- developing the capacity to act
Corps de l’article
Introduction : une vue d’ensemble de l’étude des tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir
Par une combinaison de mécanismes rigoureux et de perspicacité intuitive, la méthodologie de la théorisation enracinée (MTE) cherche à conceptualiser les savoirs du terrain en une théorie orientée sur la pratique. L’objectif de la MTE est de faire émerger la théorie à partir de données empiriques (Puolakka et al., 2013). Cet article offre une illustration de l’élaboration d’une théorie à partir du vécu de gestionnaires aux prises avec des exigences en apparente contradiction.
Notre étude nous a d’abord permis de constater que les gestionnaires qui favorisent le développement de la capacité d’agir (DCA)[1] de leurs employés sont confrontés à des contradictions pour lesquelles leurs repères de gestion traditionnels semblent mal adaptés. Se tournant alors vers de nouvelles tendances en gestion, ces gestionnaires sont orientés vers un discours polarisant qui valorise une plus grande liberté d’action des employés tout en condamnant la hiérarchie, l’autorité et le contrôle. En polarisant l’autorité et la liberté ou le contrôle et l’autonomie, ces tendances entretiennent une approche dichotomique basée sur une logique de choix. Or, la réalité des gestionnaires exige de composer simultanément avec des paires de forces opposées (stratégique/opérationnelle, imputabilité/initiative, individu/collectif). En plaçant ces forces en opposition et en ne reconnaissant pas leur interdépendance, ces nouvelles tendances ne répondent pas aux besoins des gestionnaires qui jonglent quotidiennement avec ces paires de forces qu’ils doivent concilier.
En mettant de l’avant une logique et/et (both/and) qui permet d’exploiter simultanément des éléments perçus comme opposés (Lewis & Smith, 2014), la pensée paradoxale considère les paires de forces opposées comme étant complémentaires et interdépendantes plutôt que contradictoires (Perret, 2003). Cette logique semble ainsi mieux adaptée aux besoins contemporains des gestionnaires. La gestion de contradictions coexistantes préconisée par une approche paradoxale semble toutefois difficile dans la pratique. Une étude de Graetz et Smith (2009) révèle le malaise des individus par rapport à l’ambiguïté provoquée par des forces opposées ainsi que le savoir-faire limité des organisations quant au « comment » composer avec les tensions en apparente contradiction. C’est dans cette perspective qu’a émergé notre question recherche : comment les gestionnaires composent-ils avec les tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir?
La recension des écrits a mis en exergue le nombre croissant de recherches sur la gestion paradoxale. Toutefois, peu de recherches empiriques ont porté sur les actions concrètes des gestionnaires confrontés au quotidien à une réalité paradoxale. L’objectif de notre étude visait ainsi à générer une théorie à moyenne portée[2] qui illustre comment les gestionnaires composent avec les tensions paradoxales liées à la responsabilisation de leurs employés.
En cohérence avec les principes préconisés par la méthodologie de la théorisation enracinée (grounded theory), notre exercice de théorisation s’est actualisé à travers un processus d’échantillonnage théorique et de comparaison constante. L’entretien semi-dirigé avec 21 participants constitue la principale source de données. L’observation de comités de gestion (76 heures) et l’animation de rencontres de validation (40 participants) ont aussi permis d’enraciner les résultats sur le vécu des gestionnaires qui oeuvrent auprès d’organisations qui valorisent la responsabilisation. En enracinant l’analyse sur l’expérience de gestionnaires, il a d’abord été possible d’identifier quatre tensions paradoxales spécifiques à ce contexte : prévision/réaction, contrôle/autonomie, collectif/individuel et stabilité/changement (Figure 1).
Nos résultats suggèrent que les gestionnaires peuvent concilier les tensions paradoxales liées au DCA par des actions managériales qui favorisent l’alignement, la responsabilisation, le ralliement et l’évolution. Ces regroupements d’actions sont représentés sous la forme d’axes qui illustrent la dualité entre les tensions paradoxales liées au DCA. Notre démarche a ainsi mené à proposer un modèle de conciliation des tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir. Cette modélisation montre les tensions au sein des pôles d’un même axe ainsi que les interactions entre les axes eux-mêmes. Les résultats de la présente étude illustrent qu’une approche paradoxale, basée sur une logique de conciliation plutôt que de polarisation, offre la possibilité de trouver un équilibre entre des forces en apparente contraction.
Le coeur de cet article raconte l’exercice de théorisation enracinée qui nous a permis de convertir des expériences réelles en un modèle et des propositions théoriques. Pour favoriser à la fois une grande ouverture au dialogue du terrain et une démarche scientifique, la théorisation enracinée est aussi associée à une « alchimie particulière » qui propose des procédures détaillées jumelées à « quelque chose d’artistique dans la manière globale de procéder » (Paillé, 2010, p. 61). Dans le contexte de notre étude, nous avons répertorié très peu d’écrits décrivant cette « alchimie ». Tout comme Suddaby (2006), nous avons remarqué un écart entre les écrits théoriques sur la MTE et les récits empiriques davantage collés au vécu du chercheur. Ainsi, nous estimons qu’il serait utile de partager notre vécu par rapport à l’exercice de théorisation sous forme de récit méthodologique détaillé qui rend explicite la contribution de la méthode de recherche et de ses constituants à l’atteinte des résultats.
Récit méthodologique
La description conventionnelle du cadre opératoire (stratégies de collecte de données et détails sur la composition de l’échantillon) dans les thèses et les articles laisse généralement peu de place au récit méthodologique qui permet au lecteur de comprendre comment l’analyse s’est développée. Dans le contexte du présent article, il est donc proposé de détailler et de personnaliser[3] le récit méthodologique. Pour partager l’expérience de l’exercice de théorisation, ce récit est divisé en deux parties : les stratégies qui ont soutenu le processus d’analyse et les boucles d’itération qui ont mené au développement de l’analyse (des données brutes au modèle et aux propositions théoriques).
Processus d’analyse
Le processus d’analyse qui a mené à la théorisation s’est articulé à travers trois principales stratégies : l’écriture, la schématisation et la verbalisation. Ces stratégies mettent en lumière l’importance de l’analyse dès les étapes initiales de collecte de données (Charmaz, 2014). J’ai choisi de décrire ces stratégies et leur application dans le contexte spécifique de ma recherche doctorale, afin d’expliciter le raisonnement qui a tracé le chemin des données vers la théorisation. Ces stratégies ont soutenu la conciliation de la rigueur méthodologique et de la créativité nécessaires à la réalisation d’une étude fondée sur les principes de la MTE (Garreau, 2015). En ce sens, le fait d’exposer ces réflexions appuie la crédibilité d’une étude et rend compte de son originalité.
L’écriture
L’écriture a eu un rôle important à jouer comme vecteur de l’analyse tout au long de ma démarche doctorale. Chacune des étapes de ce processus a contribué à me convaincre que « l’une des grandes vertus de l’écriture est qu’elle est un moyen, non seulement de consigner la pensée, mais de la développer » (Paillé & Mucchielli, 2016, p. 194). Les prochains paragraphes décrivent comment la rédaction de mémos, la correspondance avec ma directrice de thèse et la tenue d’un journal de bord ont soutenu mon processus d’analyse.
La rédaction de mémos
La rédaction de mémos permet aux chercheurs de s’immerger dans les données et de favoriser une profondeur d’analyse (Birks et al., 2008). Il s’agit d’un espace interactif où le chercheur peut converser avec ses données et jongler avec ses idées et ses intuitions (Charmaz, 2014). Plusieurs images expriment bien ce que représente le mémo en recherche qualitative : une chronique du périple du chercheur (Birks et al., 2008), un capital intellectuel en banque (Clarke, 2005) ou encore un entrepôt d’idées (Chun Tie et al., 2019). Pour ma part, il m’est arrivé de faire référence à la rédaction de mémos comme à l’élaboration d’épisodes de mon roman méthodologique. L’extrait suivant issu de la correspondance avec ma directrice de thèse expose cette image en y ajoutant un côté ludique préconisé par Charmaz (2014) pour nourrir le processus créatif.
Je t’enverrai le prochain épisode (mémo) de mon roman méthodologique la semaine prochaine. Est-ce que le personnage principal réussira à organiser ses idées? Est-ce que l’énergivore verbatim affectera son temps de codage? C’est que nous saurons dans le prochain épisode…
extrait d’un courriel envoyé le 4 octobre 2019
Les mémos répondent à plusieurs finalités; ils documentent autant des pistes provenant des données que de potentiels liens théoriques (Murphy et al., 2017). Certains auteurs catégorisent les mémos selon leurs cibles. Les mémos de codage précisent les dimensions et les propriétés de différents types de codes et rendent explicites les liens entre eux (Charmaz et al., 2018; Dionne, 2009), alors que les mémos théoriques permettent de comparer le matériel empirique avec la littérature scientifique (Lejeune, 2014). Les mémos opérationnels assurent la conservation des traces écrites du cheminement de la démarche d’analyse et attestent de la rigueur de celle-ci (Bansal & Corley, 2011; Guillemette & Lapointe, 2012). Ils peuvent aussi servir d’aide-mémoire pour orienter les étapes futures (Lejeune, 2014; Murphy et al., 2017). Il est à noter qu’un même mémo peut inclure plusieurs idées et répondre à plus d’une cible (Charmaz, 2014). Dans le cadre de mon étude, pour les premiers mémos, j’ai tenté d’identifier le type, mais cela devenait laborieux et la séparation par type aurait engendré la multiplication des mémos et compliqué leur utilisation pratique pour avancer l’analyse. J’ai donc choisi de rédiger mes mémos de manière chronologique en incluant des réflexions méthodologiques et théoriques, tout en prenant soin de séparer les idées par des titres. De plus, pour chaque mémo, le sujet principal est indiqué dans un encadré (voir Tableau 1).
Les réflexions de Birks et al. (2008) sur la rédaction de mémos sont celles qui reflètent le mieux l’expérience que j’ai vécue dans le cadre de ma recherche doctorale. Ces chercheuses expliquent l’utilité des mémos selon quatre fonctions : 1) conserver une trace des activités de recherche; 2) extraire le sens des données; 3) maintenir le rythme (momentum); 4) ouvrir la communication[4]. Les prochains paragraphes décrivent comment ces quatre fonctions du mémo ont guidé ma démarche méthodologique tout au long de l’exercice de théorisation.
En conservant une trace du parcours, la rédaction de mémos m’a aidée à garder le cap, à prévoir les prochaines étapes et à réduire la redondance en me rappelant les pistes déjà investiguées. Le contenu des mémos peut ainsi avoir une portée concrète qui guide le chercheur. De plus, la description détaillée du raisonnement derrière les décisions prises en regard de la conduite de la recherche vient appuyer la robustesse de l’analyse (Birks et al., 2008). L’extrait suivant expose une des réflexions qui a mené à l’identification d’un des axes du modèle et illustre cette fonction du mémo :
J’ai ensuite cherché à mieux cerner la tension individu/collectif et j’ai pensé en faire un axe en soi que j’ai nommé (pour le moment du moins) l’axe ralliement, dans le sens de « rassembler, adhérer ». Cet axe permet notamment de faire ressortir le défi, souvent soulevé par les gestionnaires interviewés, de connecter les processus transversaux. Il rejoint aussi les différents besoins de reconnaissance énoncés et les effets positifs de la cocréation
mémo no 2
L’ensemble des mémos rédigés comportait un volet opérationnel qui permet à la fois de faire le pont avec le passé, d’expliquer mon raisonnement actuel et d’identifier les prochaines étapes de ma démarche. À ce titre, tous les mémos comportaient une introduction qui servait à situer les éléments clés qui ont influencé ma réflexion à ce moment-là et se concluaient systématiquement par une liste des prochaines étapes anticipées et d’éléments à compléter (aide-mémoire). L’introduction du mémo no 6 offre un exemple d’introduction des mémos :
Ce mémo méthodologie s’inscrit dans la poursuite de la réflexion chronologique du processus d’analyse en ayant comme piste de départ le plan identifié à la fin du précédent mémo méthodologique (19 janvier 2020), la discussion avec ma directrice de thèse (rencontre mensuelle du 23 janvier 2020), la rencontre de validation avec un groupe de gestionnaires (30 janvier 2020), la rédaction d’une proposition de conférence pour l’ACFAS ainsi qu’une discussion avec un professeur en management pour la traduction (14 février 2020)
Mémo no 6
Dans le contexte de la MTE, les mémos se veulent analytiques plutôt que descriptifs; ils ne servent pas d’archives de données brutes, mais bien à amener la réflexion à un niveau conceptuel (Strauss & Corbin, 2004). En ce sens, la rédaction de mémos représente une stratégie d’analyse qui aide le chercheur par rapport à son intention d’extraire le sens donné par les personnes touchées par un phénomène (Birks et al., 2008). La rédaction de mémos alimente l’analyse dès le début de la recherche et maintient le chercheur en position d’analyse tout au long de la démarche (Charmaz, 2014). Cet exercice fait ainsi partie d’un « processus de distillation qui transforme les données en théorie »[5] [traduction libre] (Lempert, 2010, p. 245). Les mémos sont des « véhicules qui conduisent le chercheur du concret vers le conceptuel »[6] [traduction libre] (Birks et al., 2008, p. 71); la rédaction de mémos facilite le passage de données brutes vers l’abstraction qui mène à la conceptualisation. À titre d’exemple, une des actions du modèle était initialement plus difficile à décrire; elle semblait revêtir un aspect intangible. Le travail de codage jumelé à l’analyse réflexive de l’écriture d’un mémo a mis en relief que le non-verbal des personnes interviewées était différent lorsque nous abordions cette action. Il a ainsi été possible de faire ressortir un ressenti de plaisir qui s’exprimait au-delà des propos (débit, niveau d’énergie augmenté, rires).
La démarche inductive qui caractérise ma recherche a fait en sorte que les orientations prises pour la collecte et l’analyse de données ont évolué en réponse aux découvertes qui émergeaient graduellement des données. La rédaction de mémos m’a permis de documenter cette variation tout en maintenant un fil conducteur. Les mémos maintiennent ainsi le rythme en évitant la redondance, en incitant la clarification des idées et en favorisant des amendements (Birks et al., 2008). En ce sens, la rédaction de mémos offre un cadre à l’intérieur duquel il est possible de laisser libre cours à l’exploration et à la découverte. Ce cadre souple m’a ainsi aidée à maintenir le rythme tout en demeurant en diapason avec les données.
Comme le mentionnent Birks et al. (2008), bien que les mémos soient généralement écrits pour les yeux du chercheur seulement, leur rédaction peut aussi être une stratégie de communication au sein d’une équipe de recherche. Personnellement, j’ai utilisé le mémo comme un moyen pour communiquer l’évolution de mes travaux et de mes réflexions à ma directrice de thèse. Le mémo constitue ainsi un premier partage qui permet de lancer une discussion plus profonde et de rendre nos échanges plus efficaces. En relisant la correspondance avec ma directrice de thèse, j’ai constaté que je nommais l’objectif souhaité par l’exercice de rédaction de mémos dans chacun des courriels qui accompagnaient l’envoi d’un mémo. Le contenu de ces courriels révèle les intentions sous-jacentes à la rédaction des mémos, telles que de décrire le cheminement de mon analyse et de ma collecte de données; de laisser une trace de l’évolution de mon raisonnement ou de guider la discussion des rencontres de suivi.
Pour tout dire, c’est à la toute fin du processus d’analyse, en prenant du recul, que j’ai saisi davantage la valeur de la rédaction de mémos. Dès le début de ma collecte de données, j’ai aimé faire l’exercice de rédaction de mémos qui me permettait, comme le dit Charmaz (2014), de converser avec mes données. En toute honnêteté, mon assiduité tient aussi au fait que le mémo agit à la fois comme bilan et comme plan d’action et me ramenait en ce sens dans une zone connue et confortable associée à mes expériences de gestionnaire. Outre la traçabilité de l’évolution de la démarche méthodologique, le mémo représente un moyen important de structurer l’itération, de rallier la rigueur et la créativité. Il est aussi un témoin précieux de la construction de la modélisation et de la théorisation. C’est notamment pour cette raison que je l’ai utilisé comme moyen de communication avec ma directrice de thèse.
Le journal de bord
Dans la perspective interprétativiste, les mémos servent aussi d’outils d’introspection permettant aux chercheurs de réfléchir à l’influence de leurs expériences professionnelles et personnelles sur leurs perceptions des situations étudiées (Charmaz et al., 2018). Pour ma part, j’ai utilisé davantage mon journal de bord comme un espace protégé pour documenter mon processus réflexif, pour identifier des a priori et conserver un recul tout en accueillant ma subjectivité. L’extrait suivant, qui relève mes impressions au lendemain de l’observation d’une rencontre de gestion, illustre cet usage du journal de bord : « Je suis revenue déçue. Je me suis rendu compte que j’étais émotivement affectée par le changement de cap proposé lors de la rencontre » (extrait du journal, 29 janvier 2019).
Le journal de bord dénote un côté plus intime, plus introspectif qui se distingue par l’absence de censure. Il présente aussi un côté plus brouillon qui laisse libre cours à une prise de notes désorganisée (Mintzberg, 2005). Certains auteurs affirment qu’en offrant un recul ainsi qu’en favorisant la réflexion spontanée et la créativité, les propos consignés dans un journal peuvent inspirer les mémos (Charmaz, 2014; Lejeune, 2014). Le contenu de mon journal de bord a effectivement alimenté la rédaction de mémos.
Au début de la démarche de collecte de données, les mémos opérationnels et le journal de bord peuvent avoir une fonction similaire : guider les étapes du processus et décrire les décisions prises (Charmaz, 2014). Personnellement, j’ai utilisé mon journal de bord (5 carnets bien remplis entre 2016-2020) à trois principales fins : noter des étapes à ne pas oublier (opérationnel), noter mes impressions personnelles pour les faire monter à ma conscience (recul) et esquisser la mise en relation d’idées (schématisation). Mon journal de bord a donc servi de guide logistique, d’espace de réflexivité et de promoteur de créativité.
En définitive, l’écriture contribue au processus d’interprétation en tissant des liens entre les idées. Mintzberg (2005) explique qu’à l’instar de la fabrication d’une courtepointe, l’écriture favorise l’intégration par le tissage de bonds créatifs et d’abstractions conceptuelles en un tout cohérent. Dans le même ordre d’idées, il est d’avis que la conception de diagrammes soutient aussi la pensée et la découverte de patterns. La prochaine sous-section poursuit la discussion en ce sens en abordant la schématisation comme stratégie essentielle à notre processus d’analyse.
La schématisation
La terminologie n’est pas homogène, mais la schématisation fait ici référence à ce que Lejeune appelle des « comptes-rendus graphiques » (2014, p. 107) et inclut différentes formes dont les diagrammes, les différentes cartographies (cartes mentales, cartes thématiques, mindmaps) et les graphes à bulles (Lejeune, 2014; Noël, 2011). La schématisation poursuit des finalités similaires à celles des mémos en facilitant notamment l’organisation des idées et en tentant d’articuler différentes options. Tout comme la rédaction de mémos, la schématisation documente l’évolution de la réflexion et laisse une trace de « la maturation du raisonnement » (Lejeune, 2014, p. 107). Charmaz (2014) explique que plusieurs chercheurs considèrent que la création d’images visuelles constitue une pièce maîtresse de l’exercice de théorisation.
Ce sont d’ailleurs mes premières esquisses qui ont fait ressortir la dualité entre les groupes d’actions managériales répertoriés. Le dessin de flèches entre les concepts sur plusieurs de mes brouillons m’a permis de mieux cerner les interrelations. La schématisation a ainsi facilité la mise en relation des données; elle a été le catalyseur du processus d’abstraction entre les données brutes et la conceptualisation (Langley, 1999). Pour Noël (2011), la schématisation contribue au développement de la chaîne argumentaire qui permet de répondre aux questions de recherche.
L’exercice de schématisation comporte un côté ludique qui incite à « jouer » avec son matériel et à le redécouvrir (Charmaz, 2014). L’association de couleurs aux concepts a nourri mon côté créatif tout en m’aidant à façonner mon analyse. Les efforts consentis à représenter visuellement les concepts émergents m’ont permis de faire cheminer ma pensée à travers des idées en apparence chaotiques et d’amener à l’avant-plan des éléments implicites.
La verbalisation
Les professeurs le répètent maintes fois : pour comprendre son sujet et enrichir son analyse, il faut prendre le temps d’écrire et de partager ses réflexions par la discussion. Au cours de ma démarche de recherche, j’ai tenté de saisir différentes opportunités de verbaliser ma thèse à différents publics, de ma cousine néophyte au professeur émérite. À titre d’exemples, des échanges avec un professeur en management et gestion des ressources humaines concernant la rédaction d’une proposition pour la participation à un colloque m’ont aidée à mieux cerner vers quelle conversation scientifique mon étude se dirigeait.
Parallèlement, une rencontre avec un professeur en management d’une autre université, qui ne connaissait aucunement mon projet, m’a permis de vivre une déstabilisation constructive qui a donné un élan supplémentaire à ma réflexion comme je lui explique dans mon courriel de remerciements :
Je dois vous dire que notre rencontre m’a beaucoup aidée, elle a eu pour moi ce que j’appelle « l’effet Oxford ». Lors d’une visite guidée du campus d’Oxford l’été dernier, notre guide nous expliquait que la pédagogie à Oxford visait à prendre le cerveau d’un étudiant, l’étirer et le remettre dans son crâne. Ce qui a pour effet de déstabiliser momentanément l’étudiant et d’entraîner une réflexion plus profonde qu’un exposé standard.
extrait d’un courriel envoyé le 8 novembre 2019
Un dernier exemple de rencontre avec un professeur en management illustre comment le travail de la traduction des axes et des actions compris dans mon modèle a alimenté ma réflexion quant aux choix des termes utilisés en français. L’Encadré 1 présente un exemple de l’effet de cet échange sur la précision de la terminologie utilisée et la consolidation de mon argumentaire.
J’ai aussi eu la possibilité de dialoguer avec d’autres étudiants en recherches qualitatives, notamment par l’entremise d’un groupe de codéveloppement. La formule ouverte des rencontres nous offrait un espace pour échanger quant à nos préoccupations liées à nos études respectives. Des préoccupations par rapport à un besoin de recul face aux données, à la liberté et à la créativité du chercheur sont des exemples de sujets qui ont été abordés.
Finalement, des échanges avec des personnes qui ne sont pas dans le domaine de la gestion se sont aussi avérés utiles. À titre d’exemple, la discussion au sujet du processus artistique d’un ami illustrateur a enrichi ma propre compréhension du processus créatif nécessaire à l’exercice de théorisation.
Tout compte fait, ces exemples m’amènent à croire que la verbalisation de mes réflexions et de mes constats avec un public élargi m’a aidée à approfondir ma propre compréhension et à mieux faire ressortir l’essentiel de mon étude. Il est à noter que certaines conversations peuvent aussi nous éloigner de notre sujet. La vigilance est donc de mise afin de trouver l’équilibre entre l’ouverture d’esprit et une malléabilité qui pourrait nous rendre vulnérables à l’éparpillement.
Ce récit personnalisé des stratégies d’écriture, de schématisation et de verbalisation qui ont nourri le processus d’analyse a été raconté dans l’esprit de bâtir la crédibilité du parcours méthodologique emprunté. De plus, il me semble important de souligner un élément qui a caractérisé les trois grandes stratégies précédemment décrites : le plaisir. Mon vécu de chercheuse rejoint ainsi ce que Charmaz (2014) a nommé theorical playfulness et que Caty et Hébert ont traduit comme la « théorisation ludique » (2019, p. 71). Cette posture rappelle l’aspect créatif qui implique de jouer avec les données et les codes avec un esprit ouvert (Caty & Hébert, 2019). La pensée créative habilite le chercheur à dépasser la description d’un catalogue de codes et à générer de nouvelles idées et de nouvelles associations entre celles-ci (Thornberg, 2012). En somme, l’écriture, la schématisation et la verbalisation m’ont permis de structurer l’itération en conservant un esprit créatif.
Développement de l’analyse
La prochaine partie relate les différentes boucles d’itération qui expliquent le chemin parcouru pour clarifier la problématique, organiser les données et établir des relations entre les concepts en ayant systématiquement en tête les intentions omniprésentes de variation, de validation, de saturation et d’intégration (Guillemette & Lapointe, 2012). En présentant ces différentes boucles sous la forme d’un récit qui relate le vécu de la chercheuse, je souhaite illustrer le raisonnement logique qui soutient ma théorisation.
Clarification de la problématique
En cohérence avec la tradition de la MTE, le contenu des entrevues réalisées a fait l’objet de divers processus de codification (codification ouverte, axiale et sélective)[8] (Lejeune, 2014; Strauss & Corbin, 2004). La codification constitue effectivement un élément clé de la MTE; elle cherche à dégager l’essentiel des propos recueillis auprès des participants (Paillé, 1994). En raison de la simultanéité de la collecte et de l’analyse de données, la réalisation d’un grand nombre d’entrevues à un rythme qui ne permet pas l’analyse est à proscrire; le rythme doit plutôt favoriser l’ajustement quant au choix des participants et aux questions d’entrevue (Murphy et al., 2017). Dans le respect de cet argument, j’ai réalisé un premier bloc de cinq entrevues auprès de gestionnaires d’une même organisation. Le codage de ce premier bloc d’entrevues a été complété dans un esprit inductif, sans questions spécifiques et en tentant de faire ressortir les éléments essentiels des propos recueillis. Ce codage initial ou l’étiquetage (Lejeune, 2014) fait généralement référence au codage ouvert : « le processus analytique par lequel les concepts sont identifiés et par lequel leurs propriétés et leurs dimensions sont découvertes dans les données » (Strauss & Corbin, 2004, p. 133). L’objectif de compréhension du phénomène étudié oriente ainsi la quête de variation (Guillemette & Lapointe, 2012). L’intention de variation est cohérente avec l’esprit de découverte du codage ouvert. Lejeune (2014) rappelle que ces découvertes assurent à la fois l’enracinement aux données et génèrent de premières conceptualisations.
Un deuxième bloc d’entrevues a été complété auprès de trois gestionnaires. À ce moment, l’échantillonnage poursuivait l’intention de variation et la génération d’un éventail de situations qui permet de dégager et de définir partiellement un certain nombre de catégories.
À la suite d’un troisième bloc d’entrevues, il devenait de plus en plus saillant que les gestionnaires vivent des tensions et se sentent mal outillés ou parfois frustrés par ce qu’ils perçoivent comme des incohérences entre des demandes contradictoires. En discutant de cet aspect avec ma directrice de thèse, nous avons convenu qu’il était pertinent d’examiner davantage cette piste en posant de nouvelles questions aux données afin de tenter de faire émerger la réalité plus micro vécue par les gestionnaires. Je suis donc retournée aux données avec de nouvelles questions. Un nouvel exercice de codage a été réalisé en analysant les propos des gestionnaires à l’aide des deux questions suivantes :
Quelles sont les situations d’apparentes contradictions vécues par ce gestionnaire?
Comment ce gestionnaire compose-t-il avec ces contradictions (stratégies et réactions)?
Avec en tête une intention de variation (Guillemette & Lapointe, 2012), la poursuite du processus d’analyse s’est concentrée sur l’identification de situations de contradictions (question 1). Ces situations ont d’abord été regroupées sous sept catégories. Celles-ci ont été nommées en utilisant la ficelle des verbes qui « consiste à préférer, chaque fois que c’est possible, les verbes aux noms » (Lejeune, 2014, p. 71). Pour définir ces catégories, j’ai ciblé quelques aspects à documenter, dont les actions principales, les objectifs, les effets recherchés, les effets non souhaités et les enjeux. La logique de comparaison constante basée sur la recherche de contrastes et de similitudes a soutenu l’identification des propriétés des catégories.
Ensuite, les sept catégories ont été rassemblées dans un même tableau dans lequel j’ai pu tracer de potentiels pairages entre des actions en apparente contradiction. Au fur et à mesure que le codage s’est poursuivi, j’ai été en mesure d’établir des liens entre les catégories. Le codage est alors qualifié d’axial parce qu’il s’articule autour de catégories, leurs propriétés et les relations entre elles (Lejeune, 2014; Strauss & Corbin, 2004). Le travail de mise en relation permet de passer de la description à l’explication; de passer d’un plan statique à un plan dynamique (Paillé, 1994). Il vise à dégager et à expliciter les liens verticaux et transversaux entre les catégories de manière à faire ressortir des traits saillants communs (Paillé & Muccchelli, 2016).
Par l’entremise de la deuxième question, il a été possible de répertorier 16 actions managériales qui aident les gestionnaires à composer avec les forces contradictoires identifiées à la première question. Ces actions managériales ont été regroupées sous quatre axes : l’alignement, la responsabilisation, le ralliement et l’évolution (Tableau 2). Ces boucles d’analyse m’ont amenée à émettre les deux propositions suivantes :
Proposition 1 : Le développement de la capacité d’agir entraîne des tensions paradoxales (qui ne se limitent pas aux pôles autonomie/contrôle).
Proposition 2 : Il existe des ensembles (patrons) d’actions managériales qui permettent de composer avec les tensions paradoxales liées au DCA.
Itération entre les données et la littérature :l’organisation et la modélisation des données
Les allers-retours vers la littérature ont soutenu le passage des données brutes vers la conceptualisation. Le competing values framework proposé initialement par Quinn et Rohrbaugh (1983)[9] a été inspirant notamment pour l’organisation des données. En effet, ces auteurs suggèrent différentes façons de visualiser graphiquement les « paires de descripteurs organisationnels [10]» [traduction libre] (Quinn et al., 1991, p. 216) qu’ils ont identifiées. La présentation d’axes en trois dimensions (axes x, y et z) et la possibilité d’identifier des pôles pour chacun des axes ont particulièrement influencé ma modélisation des tensions vécues par les gestionnaires.
Le travail d’organisation des données a ainsi été alimenté par la comparaison constante et l’itération entre les données et la littérature. Ce travail requiert ce que Mintzberg (2005) appelle le « connect-disconnect », ce que j’interprète comme une dualité entre l’enracinement et le recul. J’ai utilisé la schématisation comme stratégie pour concilier cette dualité. Pour me donner une vue d’ensemble, j’ai rassemblé les catégories répertoriées en un tableau-synthèse. J’ai aussi élaboré plusieurs cartographies pour mettre en relations les catégories entre elles. Cela a mené à un pairage de certaines catégories.
Le travail de mise en relations a ainsi abouti à une schématisation qui expose le pairage de certaines catégories en les représentant comme les pôles d’un même axe (flèche linéaire bidirectionnelle) (Figure 2).
À partir de cette schématisation, la collecte de données s’est poursuivie avec une intention de validation et d’intégration. J’avais alors l’impression qu’à travers les axes et leurs pôles, j’avais identifié ce que Langley (1999) nomme les « core categories », celles qui contribuent au resserrement de notre compréhension et à l’intégration de concepts en un tout cohérent et enraciné dans les données.
Maintien du souci d’enracinement
La circularité qu’exige la construction d’une théorisation enracinée est marquée d’allers-retours constants entre les données et la littérature. Les travaux de Quinn et ses collègues (Quinn & Rohrbaugh, 1983; Quinn et al., 1991, 2015) ont illustré l’apport de la littérature au processus d’abstraction et d’organisation des idées. Les exemples qui suivent témoignent du constant souci de demeurer enracinée dans les données tout au cours de l’exercice de théorisation. Je réfère ici à des extraits des mémos, car les traces de la démarche inscrite dans ces derniers rendent explicite le passage des données brutes vers une conceptualisation pratique (Birks et al., 2008).
Un premier exemple du souci d’enracinement aux données concerne la précision de la terminologie utilisée. Les extraits suivants rapportent l’influence des mots utilisés sur le terrain pour nommer les actions et les axes.
Quant à l’action de canaliser, j’ai un doute qui persiste quant au choix du mot. Un gestionnaire a utilisé le mot focaliser qui me semble encore plus juste. Après vérification, le terme focaliser est français, le terme focusser est un anglicisme. L’action de focaliser est synonyme de concentrer, axer, canaliser
mémo no 4
J’ai aussi noté que trois gestionnaires interviewés parlent d’évolution plutôt que de changement ou de renouveau. Le verbe évoluer semble être une bonne « ficelle » pour regrouper les extraits de la catégorie renouveler
mémo no 1
Un deuxième exemple témoigne de la difficulté de rester fidèle aux données lorsque celles-ci ne présentent pas une réalité uniformisée.
Le travail de description des catégories rend compte du fait que certaines catégories sont beaucoup plus documentées que d’autres. Je dois alors me rappeler de rester enracinée aux données. Il est parfois tentant de sortir de l’essentiel en plaçant l’accent sur certains détails dans l’objectif inconscient d’ajouter des paragraphes. L’exercice de la théorisation enracinée implique que tous les thèmes ne sont pas couverts de la même façon. Plutôt que de tenter de compenser, je dois me questionner si la description reflète le vécu des gestionnaires et m’interroger sur ce qui fait qu’une catégorie est plus ou moins étoffée. Est-ce pour des raisons méthodologiques ou en lien avec le vécu des gestionnaires?
mémo no 4
La préoccupation de rester collée aux données caractérise toutes les boucles d’itération et répond autant aux finalités de variation, de validation, de saturation que d’intégration. La suite de la description de la mise en oeuvre de la démarche méthodologique rend compte plus spécifiquement de la valeur ajoutée des rencontres de validation ainsi que de l’ubiquité de l’intention de saturation et d’intégration.
Rencontres de validation
La validation est fondée sur un processus constant et rigoureux de comparaisons et d’allers-retours vers les données. Les analyses confirment et infirment constamment les interprétations (Strauss & Corbin, 2004). Ce retour constant vers le terrain vise à recueillir de nouvelles données pour enrichir l’analyse et aussi pour la valider. L’exercice de validation comprend aussi la présentation de résultats préliminaires aux acteurs concernés afin d’avoir leur avis quant à la correspondance de ceux-ci avec l’interprétation de leur propre vécu (Guillemette, 2006). Ce genre de précautions favorise la pertinence et la cohérence des résultats (Drucker-Godard et al., 2003).
J’ai animé quatre rencontres de validation avec des groupes de gestionnaires qui se sont déroulées entre le mois de décembre 2019 et le mois de mars 2020. Ces groupes étaient composés de gestionnaires que j’avais interviewés ainsi que de certains de leurs collègues de leurs organisations respectives. Au total, 30 personnes ont participé à cet exercice de validation[11]. Les rencontres débutaient par une présentation visuelle des résultats et visaient à stimuler l’échange et la rétroaction des participants. Ces rencontres ont contribué à préciser certaines actions, notamment par des illustrations supplémentaires et des analogies. L’échange avec les gestionnaires m’a aussi conduite vers l’enrichissement de la compréhension du construit central de mon étude : le développement de la capacité d’agir (DCA). Les propos des participants m’ont amenée à mieux cerner les finalités de la capacité d’agir et à les distinguer de celles du pouvoir d’agir.
J’ai aussi observé que les rencontres de validation ont entraîné une prise de conscience pour plusieurs gestionnaires. Par exemple, lors de la troisième rencontre de validation, les participantes ont mieux compris certaines réactions des équipes avec lesquelles elles travaillent par rapport à la responsabilisation. Finalement, ces rencontres ont permis de confirmer que le modèle et les actions résonnent avec le vécu des gestionnaires dans l’ensemble. En faisant référence aux actions managériales, un dirigeant a dit : « J’aime les mots; ils sont bien choisis. » (P10) Les gestionnaires apprécient l’application concrète du modèle proposé : « Ça donne des actions concrètes » (P15), « Il s’agit d’un outil clé en main » (P1). Lors de la deuxième rencontre de validation, un dirigeant (P11), a verbalisé que les actions présentées dans le modèle exprimaient ce qu’il vivait et ce qu’il souhaitait faire vivre, mais qu’il n’aurait pas pu l’organiser de cette façon. Cette affirmation a confirmé que l’interprétation des données semblait atteindre mon objectif de transposer le vécu des gestionnaires en une pensée organisée qui pourra être partagée.
Indices de saturation
La saturation implique une compréhension profonde et étendue des propriétés des catégories (Murphy et al., 2017). Il ne s’agit pas d’une phase d’analyse, mais d’une intention omniprésente qui se caractérise par un retour aux codes, aux catégories et aux données pour soulever les compréhensions incomplètes, pour combler les interrogations ou les incohérences persistantes (Guillemette & Lapointe, 2012). Pour Guillemette (2006) et pour Suddaby (2006), la saturation étant fondée sur le jugement de l’analyste, elle demeure relative. Suddaby perçoit néanmoins la répétition d’informations et la confirmation de catégories existantes comme des signes de saturation. Quant à Guillemette, il propose que la saturation soit atteinte lorsque « l’analyste considère que la collecte de données n’apporterait rien de nouveau à la conceptualisation et à la théorisation du phénomène à l’étude » (2006, p. 78).
Comme mentionné précédemment, la rédaction de mémos s’avère un outil précieux pour appuyer le jugement du chercheur. Cette activité guide la prise de décisions et alimente les questionnements conceptuels qui mènent ultimement à la saturation (Murphy et al., 2017). Les extraits suivants de mémos rédigés en cours d’analyse relatent mes réflexions quant aux signes de saturation relevés au cours de la démarche de collecte et d’analyse de données.
Lorsque j’intègre l’analyse des dernières entrevues, dans la majorité des cas, je dois choisir entre un extrait déjà dans le texte ou un nouveau qui va dans le même sens (redondance)
mémo no 5
Le tableau des actions n’a pas été modifié à la suite de l’intégration de ces entrevues
mémo no 6
À la suite du dépôt d’une version préfinale de mon chapitre de présentation des résultats, je suis venue à la conclusion que la collecte de données était complétée. Les dernières entrevues n’apportent pas de modification ou de bonification à mes catégories (saturation). De plus, en tentant de préparer des questions pour des entrevues supplémentaires, je me suis rendu compte que celles-ci concernaient les conséquences (manifestations) souhaitées et non souhaitées du développement de la capacité d’agir. Ces questionnements m’éloignent de ma question de recherche qui vise à comprendre comment les gestionnaires composent avec les tensions paradoxales associées au DCA
mémo no 7
Boucles d’intégration
À l’image d’une réduction culinaire qui vise la concentration des saveurs, l’intégration se caractérise par une opération de réduction des données vers une densité théorique. L’analyse intégrative serait ainsi teintée par la tension omniprésente créée entre la variation des données et la quête d’identifier une trame commune (Mintzberg, 2005). Elle aboutirait à une « présentation unifiée » (Guillemette & Lapointe, 2012, p. 27), à une théorie.
Pour la présente étude, le travail d’intégration s’est d’abord actualisé à travers le codage d’entrevues supplémentaires et la rédaction de la synthèse des résultats. Ces activités ont permis de préciser les définitions des catégories et de regrouper certaines actions. Par exemple, cet exercice « d’épuration » a fait passer le nombre d’actions de neuf à quatre pour un des axes du modèle. De même, la rédaction de la présentation des résultats a entraîné un resserrement qui a mené à fusionner les tensions paradoxales en quatre dualités.
En continuité avec les différentes stratégies regroupées sous l’intention d’intégration (Guillemette & Lapointe, 2012), je suis d’avis que la rédaction du chapitre de discussion de ma thèse a aussi permis de consolider l’intégration. La mise en relation de la modélisation des tensions paradoxales liées au DCA avec d’autres modèles recensés dans la littérature conceptuelle et empirique m’a incitée à synthétiser ma compréhension et à expliciter les contributions de mon étude.
Avancées théoriques
Pour Langley (1999), l’objectif principal de la théorisation est de donner un sens (sensemaking). Selon les propos des gestionnaires qui ont participé aux rencontres de validation, la présente étude contribue à théoriser la compréhension du phénomène des tensions liées au DCA en proposant une définition du concept de DCA et une modélisation des tensions.
Premièrement, l’articulation conceptuelle du DCA tend à réduire la confusion entretenue par les tendances managériales actuelles, notamment quant à sa finalité. En effet, la MTE a permis de mettre en lumière que le DCA se concentre sur la promotion de comportements proactifs en unissant des compétences individuelles. Deuxièmement, le modèle de conciliation des tensions paradoxales liées au DCA (Figure 3) propose une organisation visuelle en regroupant les tensions vécues par les gestionnaires sous quatre axes qui interagissent entre eux (flèches pointillées entre les axes). Un des axes est représenté sous la forme d’un cercle qui entoure les autres axes afin de le situer comme partie intégrante de l’écosystème du gestionnaire. La modélisation a ainsi aidé à exprimer et à rassembler mes idées et à créer un ensemble qui se tient (Mintzberg, 2005).
En misant sur la contribution des acteurs de tous les niveaux de l’organisation, le DCA génère des tensions paradoxales qui interagissent les unes par rapport aux autres. La promotion d’une plus grande autonomie ou liberté d’action atteint l’objectif de générer plus d’initiatives, d’alimenter le renouveau (évolution). Cela a pour conséquence, d’une part, d’élargir le spectre des stratégies et des solutions opérationnelles potentielles. D’autre part, cette multiplication d’initiatives, créée par un plus grand sentiment de responsabilisation, requiert des actions managériales pour réunir les idées (alignement) et les personnes (ralliement) vers un but commun. Ainsi, les tensions paradoxales liées au DCA interagissent entre elles dans un mouvement d’action-réaction. Ces tensions forment ainsi un ensemble unifié que Schad et al. (2016) qualifient de principe d’unité des opposés. L’oscillation continue qui caractérise l’ensemble des tensions paradoxales associées au DCA m’amène donc à émettre une troisième proposition :
Proposition 3 : Les tensions paradoxales liées au DCA sont interdépendantes les unes des autres.
Somme toute, le chemin de la théorisation s’est construit à travers différents niveaux de compréhension en passant par la catégorisation, la mise en relation, la modélisation jusqu’aux propositions théoriques. Le récit méthodologique et les contributions théoriques découlant de la démarche appuient ainsi la capacité de la MTE à conceptualiser les savoirs du terrain.
Perspectives futures et conclusion
La rigueur de la MTE est fondée sur le respect des données, ce qui fait en sorte que la théorie qui en émerge est adaptée à la réalité étudiée (Dionne, 2009). Considérant que la MTE se concentre sur les perceptions des acteurs touchés par le phénomène étudié, l’expérience vécue est liée à un environnement spécifique, ce qui limite les possibilités d’extrapolation à d’autres contextes (Puolakka et al., 2013). Il semble donc important de rappeler que la présente étude cible des personnes qui travaillent au sein d’organisations qui présentent une volonté de développer la responsabilisation de leurs employés. Les situations répertoriées dans mon étude sont issues d’un contexte qui pourrait être qualifié de favorable au DCA. En ce sens, le potentiel de transférabilité est inhérent au qualificatif substantif de la théorie proposée. Il peut ainsi être difficile de convertir une théorie substantive située dans un contexte à une théorie générale (Langley, 1999).
De même, ma question de recherche a une visée compréhensive, c’est-à-dire que je cherchais à comprendre comment les gestionnaires composent avec le phénomène du DCA et avec les tensions inhérentes à celui-ci. Cette étude ne s’inscrivait donc pas dans un point de vue critique. Dans une perspective de transférabilité du modèle, il serait pertinent de vérifier son applicabilité au sein d’organisations qui ne positionnent pas la responsabilisation comme une orientation stratégique. Cela permettrait d’évaluer si des gestionnaires peuvent encourager le développement de la capacité d’agir de leurs employés dans des milieux où cette intention n’est pas explicite.
Au terme de ma démarche doctorale, différentes pistes de recherches seraient à explorer tant sur le plan managérial que sur les plans théorique et méthodologique. Ces pistes s’articulent autour de trois principaux axes : 1) l’opérationnalisation de l’approche paradoxale en gestion; 2) l’application du construit du DCA autant dans une perspective conceptuelle que pratique; 3) la documentation des stratégies qui soutiennent l’exercice de théorisation.
En conclusion, le modèle de conciliation des tensions paradoxales liées au développement de la capacité d’agir fournit une perspective concrète pour les gestionnaires qui sont confrontés à des attentes en apparente contradiction. En apportant une compréhension quant aux façons avec lesquelles les gestionnaires composent avec les tensions paradoxales liées au DCA, les résultats contribuent à répondre à la grande question : comment gérer des tensions paradoxales? Le modèle proposé apporte une réponse en décrivant des ensembles d’actions (axes) qui favorisent l’équilibre entre des tensions paradoxales et en intégrant des actions managériales adaptées au vécu quotidien des gestionnaires dans le contexte du DCA.
Le récit méthodologique décrit dans le présent article illustre la portée pratique de la MTE qui a d’abord été pensée pour aider les chercheurs à comprendre des phénomènes sociaux complexes (Suddaby, 2006). En explicitant de manière détaillée et personnalisée les processus et les stratégies qui m’ont menée des données brutes à une théorie à moyenne portée, j’espère donner le goût à d’autres étudiants et chercheurs de se lancer dans l’aventure de la théorisation dans un contexte réel. Cet exercice qui exige un effort conscient pour maintenir la connexion avec le terrain et l’articulation d’un ensemble de stratégies rigoureuses d’analyse constitue un processus relationnel, intellectuel et créatif des plus enthousiasmant!
Parties annexes
Note biographique
Nadia Girard est titulaire d’un Doctorat en administration (DBA) de l’École de gestion de l’Université de Sherbrooke et chargée de cours à la maîtrise et au micro-programme de 3e cycle à l’Université de Sherbrooke. Elle fait partie de l’équipe de coach en gestion du programme national de coaching destiné au personnel d’encadrement du réseau de la santé et des services sociaux depuis 2016. Ses intérêts de recherche incluent l’opérationnalisation de l’approche paradoxale en gestion; le développement de la capacité d’agir (innovation par l’interne), le changement émergent, les tensions entre la créativité et la rigueur en recherches qualitatives.
Notes
-
[1]
Dans le cadre de notre thèse, nous avons proposé la définition suivante du développement de la capacité d’agir (DCA) : « un processus qui valorise la prise d’initiatives en misant sur l’actualisation de compétences qui contribuent à l’atteinte d’un but collectif (dans une perspective évolutive) » (Girard, 2021, p. 194).
-
[2]
Une interprétation théorique d’un problème situé dans un contexte spécifique (Charmaz, 2014)
-
[3]
Pour mieux raconter et personnaliser la démarche méthodologique empruntée, l’utilisation de la forme personnelle et du pronom je est préconisée pour la partie concernant le récit méthodologique.
-
[4]
Dans la version originale anglaise, les autrices décrivent les quatre fonctions en utilisant le procédé mnémonique, c’est-à-dire que les premières lettres des quatre fonctions forment le mot MEMO : Mapping research activities; Extracting meaning from the data; Maintaining momentum; Opening communication (Birks et al., 2008, p. 70).
-
[5]
« … the distillation process, through which the researcher transforms data into theory » (Lempert, 2010, p. 245).
-
[6]
« … the vehicules that transport the researcher from the concrete to the conceptual » (Birks et al., 2008, p. 71).
-
[7]
« It is at the intersection of stability and change [… ] where opportunities for organizational development and renewal abound » (Sutherland & Smith, 2011, p. 536).
-
[8]
Le logiciel d’analyse de données QDA Miner a été utilisé pour faciliter la codification et l’organisation des données recueillies.
-
[9]
Ce modèle a ensuite été bonifié par les écrits de Quinn et al. (1991) ainsi que par ceux de Quinn et al. (2015).
-
[10]
« Pairs of organizational descriptors » (Quinn et al., 1991, p. 216).
-
[11]
Les rencontres de validation ont respectivement inclus 9, 7, 2 et 12 personnes.
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