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Introduction : comment explorer les émotions en politique?

En politique, l’émotion peut paraître incongrue. Ce monde professionnel semble renvoyer a priori à une rationalité en finalité, au calcul, à la stratégie et au contrôle de soi, ce qui laisserait peu de place aux sentiments, aux ressentis, et encore moins à leurs manifestations dans l’exercice du travail (Jeantet, 2018). Toutefois, les émotions en politique sont bien présentes, les règles émotionnelles s’imposent auprès des professionnels de la politique, même si elles prennent des formes distinctes selon les périodes et les circonstances (Faure & Négrier, 2017). Elles sont tantôt masquées, mises en scène ou exploitées, elles sont sincères ou simulées, elles sont personnelles ou partagées, sous contrôle conscient ou sans réelle maîtrise.

L’échec en politique permet d’explorer les émotions au travail dans la mesure où les candidats sont confrontés à une réelle épreuve. En 1981, Valéry Giscard d’Estaing, lors de son allocution télévisée au lendemain de sa défaite aux élections présidentielles françaises (voir Appendice 1) exprime clairement cette idée d’émotion vécue, exprimée et partagée : « […] je sais que vous êtes nombreux à partager mon émotion ».

Nos recherches portent sur le travail politique en train de se faire : formes d’engagement, parcours de socialisation, compétences mobilisées lors des compétitions électorales, modalités de division du travail, etc. Une entrée thématique pour renseigner cette activité politique repose sur l’observation des sorties – volontaires ou forcées – de ce monde professionnel. Tourner la page en politique n’est pas évident tant l’investissement a été important et tant ce retrait se fait dans la douleur. Pour approcher cette question, nous avons consulté le site de l’Institut national de l’audiovisuel (INA) pour nous remémorer les discours de soirées électorales qui constituent un véritable tournant pour les candidats vaincus. Certains ne voient pas leur mandat reconduit, d’autres mettent entre parenthèses de l’activité politique, ou alors doivent endosser pour un temps le rôle de leader de l’opposition.

Comment s’y prendre? La manière de considérer les films peut dépendre des questions préalables que l’on se pose avant même d’avoir visionné les discours, comme elles peuvent également s’imposer à nous lors des premiers visionnages. C’est notre cas. Ces visionnages n’avaient initialement pas d’autre vocation que de nous replonger dans des ambiances, des mots et des époques. Petit à petit, à force de réitérer les écoutes, de cliquer sur la touche pause, les visionnages sont devenus de plus en plus familiers, laissant entrevoir non pas des retraits politiques, mais l’expression d’émotions. Dès lors, nous avons souhaité explorer la dimension émotionnelle qui s’exprime au moment d’une défaite électorale. Pour cela, nous avons constitué un corpus de discours de défaite au second tour des élections présidentielles de la Ve République considérés comme objets scientifiques, discours qui constituent autant une production qu’ils visent une certaine réception.

Être en politique ou entrer en politique c’est accepter d’être sans cesse exposé à la compétition et donc de s’exposer à l’échec (Abélès, 2005; Pourcher, 2007). Le calendrier électoral invite régulièrement les candidats à s’engager dans des campagnes pour se faire élire ou réélire. Le discours d’après second tour permet de dépasser la souffrance qu’inflige la défaite, de trouver du réconfort et des soutiens, de revenir dans la compétition politique. Cette prise de parole est pour ainsi dire une cérémonie publique d’expiation durant laquelle on cherche à atténuer le sentiment de culpabilité d’avoir perdu la compétition, de ne pas avoir été à la hauteur de l’événement, d’avoir déçu les militants et sympathisants.

Lors de ces discours, nous avons accès à des émotions manifestées, visibles au prisme de gestes, de postures, d’intonations, c’est-à-dire aux traces que les émotions laissent. Comme Le Bart (2018), nous sommes davantage en recherche d’une larme et non de tristesse, d’un rire plus que de joie, de colère plutôt que d’exaspération. Nous n’avons pas accès aux émotions ressenties, mais aux émotions exprimées – même feintes – ainsi qu’aux effets qu’elles génèrent à leur tour auprès des auditoires. En visionnant les captations vidéo des dix discours de défaite sur le site de l’INA et en retranscrivant les déclarations, nous avons accès aux émotions des personnalités politiques, mais également celles des militants, des sympathisants, des publics présents.

Dans un premier temps, nous explorons les émotions politiques selon une sociologie visuelle et qualitative afin d’en déduire des époques émotionnelles. Les captations des discours nous donnent à voir des mises en scène des émotions qui répondent aux exigences de leur époque. Dans un second temps, nous adoptons une approche quantitative en nous appuyant sur le poids des mots utilisés dans les discours. Une telle lexicométrie permet de mettre en discussion les émotions attendues dans le cadre d’un rite de passage tel que le discours de défaite ainsi que les émotions provoquées auprès des auditoires qu’il s’agit d’enrôler.

Les époques émotionnelles

De prime abord, le terrain s’appréhende à travers le regard, avec l’aide du médium visuel composé de vidéos et de captures d’écran qui deviennent des photographies. L’image « doit être pensée comme un texte, c’est-à-dire des tissus capables de former des ensembles de significations dont il est possible de décrire le fonctionnement et les effets induits » (La Rocca, 2007, p. 34). Les vidéos et les images rassemblent les principes de l’analyse que sont la description de ce qui est vu et entendu, la recherche des contextes et leurs interprétations.

Nous ne sommes pas les producteurs des films, et dans ce sens ils n’ont pas été conçus ni réalisés selon une conscience sociologique. Nous ne faisons donc pas une sociologie avec des images. Nous ne mobilisons pas non plus les images comme éléments de preuve ou d’illustration. Ce que nous faisons, c’est porter un regard sociologique sur les images en elles-mêmes : cadrage et mise au point, sujets et lieux, angles et distance, mise en scène, etc. qui sont autant d’objets d’une sociologie sur des images. En nous basant sur des données filmiques et photographiques déjà existantes, nous en proposons des interprétations et des significations selon l’approche développée dans le champ de la sociologie visuelle (Becker, 1974; Chauvin & Reix, 2015; Harper, 1988; Meyer, 2017) qui permet notamment de dépasser les oppositions traditionnelles entre image et écrit ou encore entre méthode quantitative et méthode qualitative.

Nous avons essayé de concevoir une grille d’observation pour coder la collection de discours selon des variables et des modalités. L’enjeu est bien de repérer les constituants de la scène filmée, de les hiérarchiser, de faire apparaître les éléments pertinents et les traits distinctifs afin d’en donner un sens (Piette, 2007). Mais ce qu’il est possible de faire pour fonder une validité de démonstration – inventaire, recensement, calcul de fréquences – sur un corpus d’une ampleur importante ne l’est pas nécessairement sur une collection de seulement dix discours filmés.

Les formes que prennent ces discours de défaite ainsi que les contextes dans lesquels ils prennent vie ne présentent pas réellement de constantes. Ces discours sont de durée variable : de deux minutes (Mitterrand, 1965) à plus de douze minutes (Sarkozy, 2012). Ils sont tantôt lus selon un rythme permettant la prise de notes par les journalistes présents (Mitterrand, 1965; Poher, 1969), tantôt en partie improvisés (Sarkozy, 2012). Ils répondent de façon minimaliste à l’exigence de prise de parole le soir des résultats (Chirac, 1988) ou bien constituent le point de départ d’une campagne à venir (Le Pen, 2002; Le Pen, 2017). Ils se déroulent dans des lieux publics sans matériel de campagne (Mitterrand, 1974), dans des espaces transformés en studios d’enregistrement (Giscard d’Estaing, 1981) ou bien dans des espaces prévus à cet effet et accueillant des publics (Jospin, 1995; Royal, 2007). Les discours s’adressent prioritairement au monde de la presse écrite, de la radio et de la télévision (Poher, 1969), aux militants et sympathisants (Royal, 2007) ou bien aux téléspectateurs (Giscard d’Estaing, 1981). Ces discours sont déclamés d’une seule tirade (Chirac, 1988) ou bien entrecoupés d’interjections de l’auditoire (Jospin, 1995; Sarkozy, 2012). À première vue, c’est l’hétérogénéité qui semble caractériser le corpus des discours de défaite tant ils se donnent à écouter et à voir de manières distinctes, à tel point que rien ne semble les relier : ces discours sont uniques.

S’il est malaisé d’établir une grille d’observation opérationnelle, les films laissent pour autant entrevoir des évolutions au fil des élections qui marquent la Ve République dans la manière de mettre en scène une défaite électorale et qui correspondent à des caractéristiques émotionnelles datées. La place des émotions dans les discours change, les normes de retenue des émotions laissent progressivement place à des normes d’expression (Bernard, 2017).

Les scènes filmées peuvent faire l’objet d’un séquençage temporel, à la manière de la technique de la time-lapse photography (Whyte, 1980), en vue de souligner des changements, d’identifier des étapes, même s’il n’est pas aisé de découper l’histoire en tranches (Le Goff, 2014). Pour nous aventurer dans cet exercice, nous retenons comme marqueurs des héméronymes (Calabrese, 2008), c’est-à-dire des événements qui font date dans le sens où un changement notoire s’opère entre un avant et un après ce discours, et qui ouvrent ainsi une nouvelle période. Ce qui importe ici ce n’est pas tellement de nommer de nouvelles phases, mais d’identifier des séquences politiques selon les modalités d’expression des émotions. En opérant un tel redécoupage de l’histoire, il devient possible de proposer un autre chrononyme basé sur les émotions plutôt que sur les canons habituels comme celui des pratiques avec l’alternance, celui des régimes avec les réformes institutionnelles, ou encore celui des enjeux et débats avec la progression de l’abstention et des extrêmes. Ces points de passage ne sont pas pour autant des ruptures nettes dans la mesure où il est envisageable de penser que ce qu’énonce un candidat battu ou la manière qu’il a de le faire s’appuient sur ce que d’autres ont fait avant lui, soit pour s’inscrire dans une forme de continuité (Royal ayant Mitterrand comme modèle) soit pour s’en démarquer (Giscard d’Estaing vis-à-vis de Mitterrand). Il s’agit alors de mettre à contribution les vidéos comme des données qui nous renseignent sur des aspects non verbaux du comportement comme des postures et les corps, des tenues vestimentaires et des équipements, des gestes, des regards, des ambiances et des configurations de l’espace, et toute autre trace que l’observation réitérée aura permis de repérer.

Déclarer sa défaite : un ascétisme émotionnel (1965-1974)

Lors des visionnages des archives des trois discours de défaite tenus entre 1965 et 1974 (ceux de Mitterrand et celui de Poher), ce qui surprend en premier lieu l’observateur en 2020 c’est la latence entre la prise d’antenne et le début de la prise de parole. À cette époque, le discours de défaite, qui s’apparente en réalité à un communiqué de presse, est destiné aux professionnels des médias. Il est par nature court, factuel, adressé à la presse qui sera chargée de le relayer. Ce qui est recherché par le candidat malheureux, c’est la présence d’un maximum de journalistes – on attend qu’ils s’installent si besoin – et leur attention. Ces derniers seront chargés de relayer l’information exprimée par le vaincu. La lecture du texte se fait selon une modalité plus proche de la dictée, sans détacher les yeux de la page, que du discours politique déclamé à destination d’un public de sympathisants.

Les deux candidats qui ont déjà réalisé une partie de leur carrière sous la IVe République s’adressent aux journalistes présents. Les microphones des radios sont sans cesse tendus vers eux, et de nombreux autres sont posés sur la table qui fait office de pupitre. Lors de l’allocution de Mitterrand en 1965, trois journalistes radio se tiennent debout à côté du vaincu tout le long de sa déclaration. Il en va de même pour Poher, de qui les journalistes se tiennent à moins d’un mètre également.

L’intervention de Poher en 1969 est typique de cette manière d’assimiler discours de défaite et déclaration à la presse. D’ailleurs, la conclusion de son discours est spécifiquement adressée aux journalistes : « Chers amis de la presse, de la radio et de la télévision, au moment où je vais vous quitter après quelques semaines de labeur, permettez-moi de vous remercier » (Poher, 1969). En 1974, on retrouve cette configuration mettant en relation directe le candidat et les médias, ces derniers étant le relais servant à diffuser les propos du vaincu : « Mesdames et messieurs. S’il vous plaît. Je voudrais vous donner connaissance d’une déclaration que j’adresse aux Français » (Mitterrand, 1974).

Cette période est également associée au cadre même dans lequel l’allocution est prononcée. En effet, les discours de Mitterrand et de Poher se font sans réel décorum dédié. Celui de Poher est énoncé dans un lieu qui s’apparente à une salle de réception d’un hôtel tandis que ceux de Mitterrand ont lieu à la mairie de Château-Chinon, là même où chacun des dépouillements vient d’être réalisé.

L’appropriation des lieux pour l’occasion y est très sommaire. Des chaises sont simplement disposées pour que les journalistes puissent prendre des notes. Poher personnalise toutefois cet espace en y disposant des éléments de propagande électorale. Derrière lui, quelques affiches de campagne sont accrochées, exposant le candidat battu dans diverses postures – portrait trois-quarts, répondant à des questions de journalistes, à la tribune – et rappelant le slogan de campagne : « Alain Poher : un Président pour tous les Français ».

Outre le discours en lui-même, les candidats battus échangent quelques mots avec les personnes présentes. En guise de propos liminaires, Poher s’adresse aux journalismes présents de la sorte : « Je vous remercie d’être encore aussi nombreux. C’est maintenant que j’apprécie encore plus votre présence. Merci à vous » (Poher, 1969). Quant à Mitterrand, c’est en toute décontraction qu’avant de prononcer son discours il s’avance vers les journalistes et leur demande de lui communiquer les derniers résultats connus. Ces échanges, mais également les regards et les gestes qui les accompagnent, durent davantage que le discours en lui-même :

François Mitterrand à un journaliste. — Vous pouvez me donner les chiffres? Pas les proportions, les chiffres.

Journaliste à un collègue. — Personne n’a le retour sur Paris? Tu peux demander les chiffres à Paris? (Plusieurs minutes s’écoulent)

François Mitterrand à un autre journaliste. — Vous avez les chiffres?

Journaliste. — Le dernier chiffre que nous ayons, même si ce n’est pas terminé, c’est 12 669 286 voix, ah non décidément je n’arrive pas à lire, c’est un 7 : 12 669 786 voix pour Monsieur Mitterrand

Mitterrand, 1974

Les échanges entre les candidats battus et les journalistes se font directement, sans intermédiaire. Ils ne portent pas sur le contenu du message à transmettre, mais simplement réaffirment les liens qui se sont tissés entre le candidat en campagne et les journalistes l’ayant suivi jusqu’à ce dernier rendez-vous.

Ces professionnels de la politique sont aguerris à cet exercice de communication qui consiste à lire une déclaration selon le langage autorisé, conforme aux attentes (Bourdieu, 1982a). Car c’est bien d’une déclaration dont il s’agit davantage que d’un discours. Au regard de la distance qui sépare le candidat battu des électeurs dans l’espace (seuls des journalistes sont présents pour relayer la dépêche) et dans le temps (les déclarations seront publiées dans la presse le lendemain), nul besoin de trémolos dans la voix ni de posture singulière pour produire un message affectif. Seuls les mots seront retenus dans le cadre de cette déclaration cérémonielle.

Qu’il s’agisse de Mitterrand ou de Poher, nous avons affaire à des candidats issus de la IVe République qui exercent un fort contrôle de leurs émotions. Aucune expression faciale – ni geste, ni regard, ni mimique – ne permet de deviner leur état émotionnel. C’est la figure du haut fonctionnaire qui apparaît et son caractère ascétique souligné. Les candidats battus, au même titre que la figure du bureaucrate (Weber, 1971), font face à la défaite sans haine, sans amour, sans enthousiasme. Ils accomplissent simplement leur fonction de manière dépersonnalisée, sans émotion apparente.

L’échec cathodique : l’exemplarité émotionnelle (1981-1988)

À la suite de cette période durant laquelle les candidats s’adressent en premier lieu aux médias en escomptant un effet d’amplification apparaît une autre cible : le téléspectateur. Les candidats Giscard d’Estaing, en 1981, et Jacques Chirac, en 1988, prononcent leur discours respectif seuls face à une caméra. Les médias sont bien présents, mais uniquement comme soutien technique. Les destinataires du message ne sont plus les journalistes, mais les téléspectateurs.

La mise en scène de Giscard d’Estaing est soignée (annonce de l’allocution avec le drapeau tricolore, décor et accessoires, lumière, scénographie), ce qui explique probablement que son discours n’a pas été diffusé le soir des élections, mais le lendemain. Celle de Chirac en 1988 est plus sobre (fond bleu, pupitre, drapeau tricolore), mais tout aussi officielle. L’enregistrement en plan fixe permet cette fois de s’adresser directement aux électeurs sans avoir besoin d’un intermédiaire. Il est possible de parler directement à tous : « Françaises, Français » (Giscard d’Estaing, 1981).

Ce type de procédé assurant un lien supposé direct entre le candidat et les électeurs a pour but de reconstituer un ensemble composé des Français et du candidat vaincu. C’est à ce moment-là que le pronom personnel nous fait son apparition : « Cette espérance, ensemble nous la ferons vivre, nous la ferons grandir dans l’union » (Chirac, 1988). Dans les discours précédents le pronom nous est non seulement très peu utilisé, mais lorsque cela est le cas, il est employé pour je dans son style officiel renvoyant à une forme d’autorité : « Nous représentons les espérances de tous les Français de toutes origines qui ne se sont pas résignés à la division sommaire et abusive de la patrie » (Poher, 1969).

Cette nouvelle manière qu’ont les candidats battus de s’adresser aux téléspectateurs les oblige à combiner deux registres a priori antagonistes : parler à tous et à chacun en même temps. D’une part, il s’agit de spécifier que le discours s’adresse à l’ensemble des concitoyens et, pour cela, une dénomination très large de leur interlocuteur est requise : « le peuple français » (Giscard d’Estaing, 1981); « les Français ont décidé », « j’ai proposé aux Français », « je souhaite bonne chance à la France et bonne chance aux Français » (Chirac, 1988). D’autre part, chaque téléspectateur doit pouvoir avoir l’impression que le message lui est adressé personnellement : « je vous souhaite bonne chance à chacune et à chacun d’entre vous » (Giscard d’Estaing, 1981); « je remercie toutes celles et tous ceux qui m’ont fait confiance » (Chirac, 1988), sans oublier le fameux « au revoir » en clôture du discours de Giscard d’Estaing, expression typique lors d’une conversation en face-à-face au moment de prendre congé.

Les échanges entre les vaincus et les téléspectateurs se font ici à distance, les interactions sont empêchées, mais il y a bien une relation qui s’établit. Elle est distante et froide, sous contrôle du candidat battu. Le cadrage en plan rapproché des candidats Giscard d’Estaing et Chirac renforce également ce sentiment de proximité. Ils apparaissent alors en détail, en posture de confidence, intime, pouvant s’exprimer sans avoir besoin de hausser la voix. Les émotions, réelles ou feintes, des candidats battus peuvent alors être décryptées par les téléspectateurs qui pourront éventuellement développer un sentiment d’empathie à leur égard : la défaite assumée avec gravité pour l’un ou sourire exagéré de bonne figure pour l’autre. Les échanges en jeu dans cette séquence ne sont pas verbaux, mais reposent sur des émotions rendues visibles de tous, rendues publiques.

Le cas de Chirac en 1988 est intéressant dans la mesure où il laisse entrevoir un quasi raté dans son interprétation émotive. L’exemplarité est dans ce cas jouée à tel point que tout y est exacerbé : la posture présidentielle avec le fond bleu et la cocarde tricolore, le large sourire omniprésent et pincé, une gravité de ton laissant transparaître une grande déception personnelle. Le talent requis durant cette période est un art du refoulement que Chirac maîtrise mal ce soir-là. Le masque exprimant une maîtrise de soi craque en deux minutes d’antenne.

Ce cas permet de discuter la tension entre d’un côté les émotions du vaincu (emotives), celles qui mobilisent un registre des émotions publiques, affichées et perçues, et de l’autre côté les émotions intimes (emotions) de la personne qui traverse une épreuve professionnelle (Reddy, 2001). La distinction demeure cette fois bien fragile. Rationalisation des affects et dévoilement des émotions se combinent, surtout lorsqu’il s’agit de remobiliser en période de défaite (Traïni & Siméant, 2009). Durant cette deuxième période, les émotions sont permises, mais elles s’expriment dans un cadre donné. Nous avons ainsi affaire à des émotions institutionnalisées, convenues, ritualisées (Abélès, 2007; Braud, 1996), en somme des émotions d’État (Le Bart, 2018) qui s’expriment a priori de sang-froid, selon un protocole établi, à des fins instrumentales, même si le cérémonial cathodique peut brouiller les frontières entre le personnage public jouant un rôle et l’individu face à une désillusion professionnelle et personnelle.

Le perdant au milieu des siens : l’événement émotionnel (1995-2017)

La troisième période regroupe les cinq autres allocutions du corpus, soit celles de Jospin en 1995, de Jean-Marie Le Pen en 2002, de Royal en 2007, de Sarkozy en 2012 et de Marine Le Pen en 2017. Elle est marquée par une orientation encore distincte du discours : cette fois les candidats s’adressent aux sympathisants présents, réunis au sein de grandes salles de conférences réservées pour l’occasion (Maison de la Chimie en 1995; Maison de l’Amérique latine en 2007; Mutualité en 2012) ou au quartier général de campagne aménagé pour l’occasion (Saint-Cloud en 2002 et 2017).

C’est Jospin (1995) qui inaugure ce style direct et de proximité avec les militants venus l’écouter ou communier. Il ne s’adresse plus aux seuls journalistes ni à l’ensemble des Français de façon générale, mais à des hommes et des femmes qui se sont déplacés pour l’occasion – désormais des intimes – à qui les candidats battus expriment leur affection. Royal (2007) précise quant à elle à qui elle adresse son discours ainsi : « Françaises, Français, mes chers compatriotes, et chers amis chaleureusement rassemblés ». Et Sarkozy (2012) conclut le sien de la sorte : « Vous êtes la France éternelle. Je vous aime. Merci. Merci à tous. Merci à tous. »

Cette nouvelle manière d’annoncer et de reconnaître la défaite prend des apparences d’événement politique à part entière. Comme lors d’un meeting, on devine les chauffeurs de salle, les apparats du candidat éligible sont affichés ostensiblement (drapeaux, slogans, site internet, etc.), et le public acclame son favori dès son apparition sur scène. La production télévisuelle de cet événement est soignée : plusieurs caméras et écrans diffusent en simultané, de multiples plans du candidat et de la foule compacte sont faits, le montage est dynamique et des spectateurs-militants présentant des expressions émotives marquées sont ciblés par les caméras : larmes, cris, sourires, applaudissements, etc.

Tous ces discours ne se donnent plus à entendre comme un monologue, mais plutôt comme un échange entre le locuteur et son public. Cette quasi-conversation se révèle par les coupures dans le récit : les applaudissements sont fréquents, on scande le prénom du candidat battu, de nombreuses interjections sont prononcées et répétées : « bravo », « merci », « ouais », « hou », « ah », etc.

Ces coupures sont nombreuses, pratiquement à chaque phrase dans certains discours, ce qui parfois semble agacer le candidat qui cherche à s’exprimer et dont le monopole de la parole lui échappe par moments : « Si vous me faites confiance, je vous demande d’écouter ce que j’ai à vous dire. […] Je vous demande de m’écouter » (Sarkozy, 2012). Cette recherche d’échange de la part du candidat battu est le prolongement de l’injonction à la proximité caractéristique de la période de campagne électorale. Elle se traduit le soir du second tour par des interjections nombreuses et variées, à une quasi-conversation composée de répliques et de réponses (Goffman, 1987) dont le but n’est autre que de libérer spontanément une émotion au sein de l’auditoire.

Nicolas Sarkozy. — Jamais, jamais, jamais je n’oublierai cet honneur et dans la vie d’un homme…

Quelqu’un dans le public. — Merci Nicolas!

Nicolas Sarkozy. — C’est à moi de dire merci, car dans la vie d’un homme, présider aux destinées de la France c’est quelque chose que je ne pourrai jamais oublier, c’est un honneur immense

Sarkozy, 2012

Les candidats battus s’appliquent à exprimer des émotions, telles que la colère, la peur et l’indignation, tout en sollicitant celles des publics qui les entourent, à tel point qu’une forme de dialogue s’instaure entre le candidat battu et ses soutiens (comme c’est le cas de Le Pen en 2002).

Dans cette troisième période, les échanges entre le candidat vaincu et le public évoluent considérablement. Nous sommes ainsi passés d’un simple communiqué de presse le plus neutre et factuel possible avant les années 1980 à la mise en scène télévisée d’un discours distant au cours des années 1980 et 1990, pour enfin voir apparaître un échange entre le candidat battu et ses soutiens à partir de 1995 : l’émotion du candidat provoque une réaction affective auprès des participants.

Au cours de la Ve République, il y a eu une sophistication de la mise en scène de la défaite à tel point qu’elle prend les apparats d’une réussite. L’émotion individuelle imperceptible en 1965 devient progressivement, et surtout à partir de 1995, un événement émotionnel. Du côté des candidats, au-delà de la prise de parole, leur corps engage un travail émotionnel par les regards, les sourires, le ton et le débit, les gestes de la main qui traduisent autant de complicité avec les militants présents, d’empathie dans cette épreuve désormais collective ou de combativité en vue des prochaines échéances électorales.

La norme professionnelle relative aux émotions est évolutive à travers les périodes, et il ne s’agit pas d’avoir des comportements émotionnels anachroniques. D’une valorisation de la neutralité affective, on passe à une reconnaissance des émotions permises, pour enfin mettre en avant l’« acteur » politique, c’est-à-dire le candidat devant répondre à des exigences du travail émotionnel en public (Hochschild, 2017), devant exprimer des émotions publiques avec des postures et des gestes qui sont composantes du langage (McNeill, 2005).

Les émotions en mots

Au-delà des contextes et des gestes, les candidats battus s’expriment avec des mots choisis; ils emploient tels verbes plutôt que tels autres, leur parole est chargée de sens, et cet ensemble contribue à élaborer un message affectif.

[La] persuasion émotionnelle prend corps dans des mots, des symboles, des paroles, des gestes, des images et, plus généralement, dans tous les procédés discursifs verbaux ou non verbaux visant à exprimer une émotion ou à solliciter chez les électeurs une réponse affective afin d’obtenir leur soutien

Ballet, 2016, p. 40

Les émotions que souhaitent exposer les candidats battus sont présentes dans les discours eux-mêmes, dans leurs phrases et dans leurs mots (Plantin, 2011). Afin d’identifier les énoncés de discours de défaite en lien avec des états émotifs, nous avons analysé tous les discours à l’aide du logiciel Iramuteq (Roy & Garon, 2013), un logiciel libre et gratuit qui peut traiter un corpus textuel en élaborant une classification hiérarchique descendante (Reinert, 2007). Cela permet de rendre compte du contenu de tous les discours sans piocher au hasard dans la masse ni faire intervenir nos propres préjugés, permettant de reconnaître et de trier automatiquement l’intégralité des mots utilisés pour obtenir des classes de discours. Il est alors possible de savoir « quels sont les textes les plus semblables en ce qui concerne le vocabulaire et la fréquence des formes utilisées [et de déterminer] les formes qui caractérisent chaque texte, par leur présence ou leur absence? » (Lebart & Salem, 1994, p. 135).

Les résultats de la classification sont présentés sous la forme d’un dendrogramme qui représente la partition du corpus en classes, et donne également une indication de la taille de chacune de chaque classe exprimée en pourcentage du corpus complet (voir Figure 1). Il s’agit ici d’une opération de classification automatique sans choix préalable du nombre de classes ni de tailles. La classification hiérarchique descendante propose ainsi une série de partitions du corpus. Pour chaque classe, le traitement permet également d’éditer son profil composé des mots corrélés au sens du Chi2 à la classe.

Prendre le mot comme unité de référence à l’avantage de se soustraire aux effets aveuglants des petites phrases ou des bonnes tournures. Quels sont les mots de la défaite? À l’issue de ce traitement, nous obtenons cinq classes regroupant chacune une série de mots dont la récurrence et les liens corrélatifs entre eux traduisent une logique qui sous-tend la production des discours et de divers registres émotionnels. Ces cinq classes se répartissent en deux sous-groupes renvoyant chacun à un monde lexical : celui des émotions attendues d’une part et celui des émotions provoquées de l’autre.

Figure 1

Les mots de la défaite répartis en cinq classes.

-> Voir la liste des figures

Les émotions attendues : respecter le rituel de passage politique

Lors d’une défaite électorale, certains rituels politiques s’imposent comme le fait de prononcer un discours, mais également de formuler des remerciements aux soutiens durant la campagne, de féliciter le vainqueur, de rappeler les règles du jeu démocratique, d’annoncer soi-même le résultat des urnes.

La classe 5, qui comporte 25 % des mots du corpus, renvoie explicitement à cet exercice imposé (Figure 1). Il s’agit d’abord d’adresser des remerciements aux électeurs pour la confiance accordée à travers les très nombreuses voix exprimées (suffrage, démocratique, remercier, confiance, million). Les remerciements se poursuivent et s’adressent plus spécifiquement à celles et ceux qui ont contribué à cette aventure sans qui cette deuxième place n’aurait jamais pu être atteinte (militant, campagne, porter, aider). Dans tous les cas, la défaite est partagée et le candidat battu entame une nouvelle phase, celle du recueillement et de l’évaluation (parler, réfléchir, dialogue, conscience). Par une abondance de paroles, les candidats battus essaient de se rapprocher de celles et ceux qui l’ont désigné comme apte à occuper le mandat présidentiel (près de, je, vous, compatriotes), ils sortent de l’euphorie de la campagne et engagent un retour auprès de leur groupe de référence.

Le discours de défaite s’apparente à un rite de sortie, un rite de retour au monde profane (Van Gennep, 1909), permettant de désacraliser la parenthèse de la campagne électorale, moment exceptionnel de mise à l’écart, de marginalisation, moment où le spectaculaire prend le dessus, où le candidat est arraché de son milieu et éloigné des siens. Ce discours de défaite aide à renaître symboliquement, à revenir plus fort, mieux armé, plus proche des siens, à se positionner au coeur du collectif dans une certaine quotidienneté.

C’est également le moment de changer de registre langagier. La bataille des mots, les habiletés rhétoriques, les arguments d’experts, les chiffres et les données, les petites phrases de la campagne cèdent leur place à des choses usuelles, à des relations réelles (sentir, moment), à un certain parler-vrai (je vais vous dire). Cet ensemble de mots évoque une sincérité retrouvée (déception, peine), une proximité sensible entre le candidat et ses proches (mes chers), un discours de vérité sans détour ni langue de bois, des émotions mises à nu, « du fond du coeur ».

Mesdames et Messieurs, Françaises, Français, mes chers compatriotes de métropole et d’outre-mer, à l’issue de ce deuxième tour de l’élection présidentielle, je remercie du fond du coeur les millions d’électeurs qui ont porté leur suffrage sur ma candidature, la seule d’opposition au système

Le Pen, 2002

Je remercie du fond du coeur les près de 17 millions d’électeurs, de citoyens, de citoyennes, qui m’ont accordé leur confiance et je mesure leur déception et leur peine

Royal, 2007

On voit ainsi que ces mots qui se veulent honnêtes, francs, sincères, ordinaires – différents de ceux utilisés en période de campagne qui renvoient à un langage spécial – accompagnent le retour du candidat battu parmi les siens, l’aident à franchir le seuil séparant le monde de la campagne électorale du monde profane : « je m’apprête à redevenir un Français parmi les Français » (Sarkozy, 2012).

Les expressions faciales qui accompagnent ces mots sont également variables : les traits graves de circonstance de Giscard d’Estaing, le sourire éclatant de Royal, ou celui forcé de Chirac, regard vengeur de Le Pen ou le contact visuel bienveillant avec les sympathisants de Jospin et de Sarkozy. Autant d’éléments qui semblent marquer un style singulier à chacun des candidats, mais tous accompagnent les mots de ces expressions émotives suscitant tantôt l’idée de joie ou d’empathie, tantôt celle de colère ou de dégoût.

En poursuivant la lecture des catégories lexicales selon une approche en termes de rite de passage, on remarque que la classe 1 (17,5 % du corpus) fait clairement référence à la phase précédant le second tour, celle durant laquelle le candidat était « ailleurs ». Il était non seulement en campagne électorale, mais aussi en charge des fonctions présidentielles. Cette classe est associée aux discours de Giscard d’Estaing en 1981 et de Sarkozy en 2012, tous deux prétendants à leur réélection. Les deux évoquent la mission de défenseur de la liberté des institutions qui leur a été confiée lors du précédent mandat (liberté, institution). En retour de ce travail accompli avec succès, ils demandent désormais à ce que leur liberté de citoyen leur soit restituée.

Vous m’aviez donné en garde les biens les plus précieux de la collectivité nationale : la paix, la liberté et nos institutions. J’en ai été le gardien, et à l’heure où je m’en vais, ils vous sont restitués intacts. […] Toutes les élections ont eu lieu à leurs dates normales. La France est restée le pays de toutes les libertés : le déroulement de l’élection présidentielle vient d’en apporter la preuve

Giscard d’Estaing, 1981

Je vais vraiment vous dire que vous ne pouviez pas me faire un plus beau cadeau. Vous ne pouviez pas donner une plus belle image de la France. […] Laissez-moi cette liberté très grande de vivre en accord avec ce que je pense. Et laissez-moi cette preuve d’amour pour la France, que jusqu’au bout, lui dire ma part de vérité

Sarkozy, 2012

Il y a un don à la nation qui est ainsi rappelé (donner, devoir, France) pour lequel une réparation est escomptée. L’un évoque les « efforts à ce qu[’il] jugeai[t] essentiel » –, « je me suis donné beaucoup de peine » –, « les blessures du combat politique » (Giscard d’Estaing, 1981); l’autre rappelle qu’il a « beaucoup souffert », qu’il a « consacré toute [s]on énergie, de la première à la dernière seconde », qu’il n’a « pas ménagé [s]a peine, [qu’il s’est] engagé totalement, pleinement » (Sarkozy, 2012). Les candidats évoquent les sacrifices personnels, les épreuves aussi physiques que morales, les douleurs consenties qui font d’eux des gens hors du commun. Le candidat déchu, celui qui n’a pas pu accéder au mandat présidentiel, est ainsi contraint de revenir à la politique et dès son discours de défaite il s’efforce de mettre en avant le don de soi pour le collectif, les sacrifices consentis, la défense des intérêts de la nation.

La classe 2 (25 % du corpus) renforce cette idée, même si elle apparaît statistiquement liée au groupe des émotions provoquées que nous abordons plus bas. Elle se centre toujours sur les discours des présidents sortants (Giscard d’Estaing et Sarkozy), mais cette fois pour faire la preuve de l’intensité de leur travail (engagement, vie, force) et pour mettre en lumière les honneurs de la fonction (honneur, immense, profond), chacun selon un registre singulier : celui de l’expert qui recourt à des chiffres, à un langage de la raison et de la logique pour Giscard d’Estaing; celui du défenseur de valeurs qui met en avant des convictions morales et de considérations éthiques pour Sarkozy. Il s’agit pour ces candidats battus de restituer leur précédent mandat comme une étape de leur vie d’homme – la marge – et de s’assurer qu’une trace demeurera (oublier, rester).

Il y a sept ans le peuple français me confiait la destinée de notre pays. Cela était un grand honneur pour moi de le diriger dans un monde difficile, dangereux, aux prises avec une crise économique, sociale et morale sans précédent depuis cinquante ans. […] Pendant ces sept ans, j’avais un rêve. Que la France devienne une nation forte et paisible, fraternelle pour tous les siens et traitant d’égal à égal avec les grands dirigeants du monde

Giscard d’Estaing, 1981

Je veux remercier tous les Français pour l’honneur qu’ils m’ont fait de m’avoir choisi pour présider notre pays pendant cinq ans. Jamais, jamais, jamais je n’oublierai cet honneur et dans la vie d’un homme. C’est à moi de dire merci, car dans la vie d’un homme, présider aux destinées de la France c’est quelque chose que je ne pourrai jamais oublier, c’est un honneur immense. […] Il y a quelque chose de beaucoup plus grand que nous, c’est notre pays, c’est notre patrie, c’est la France

Sarkozy, 2012

Ce qui importe ici c’est de voir comment l’accès à une position éminente (le meilleur parmi les vaincus, éventuellement le futur leader de l’opposition) se fait sur le mode de la perte (la défaite électorale). Le changement de catégorie qu’implique le « passage » est accompagné d’autres changements : la frénésie de la tournée électorale laisse désormais place à un travail plus sédentaire, les discours se font rares et un travail plus réflexif s’engage, les foules d’anonymes sont évitées et la compagnie des fidèles est appréciée. Le discours de défaite marque cette transition, un pivotement dramatique au sens théâtral (Van Gennep, 1909), un moment décisif dans la carrière du candidat comme passage à une nouvelle séquence professionnelle (Hughes, 1958).

L’enjeu est d’occuper une place sur la scène politique au même titre que le vainqueur. C’est le rôle et la fonction des vaincus qui sont soulignés. La défaite, parce qu’elle est mise en mots et qu’elle convoque des ressentis, permet aux vaincus de s’attribuer un rôle sur-mesure autre que celui de simple victime ou de perdant, de rappeler ses qualités et ses engagements, de s’inscrire dans un cadre d’actions fait de valeurs, de traditions, de connivences.

La défaite électorale n’est pas une simple conclusion d’une compétition politique. Ce n’est pas une fin tragique pleine de déceptions et de pleurs qui précipite la disparition du candidat battu. La mort politique n’est jamais évoquée, bien au contraire. D’un côté, le vainqueur est rapidement reconnu et incarne le nouveau pouvoir politique. De l’autre, le vaincu exprime des émotions avec des mots, des intonations, des gestes ou encore des regards, et plonge dans une logique du dévoilement de soi (Abélès, 2005) en vue de s’élever lui aussi.

Les émotions provoquées : enrôler l’auditoire sentimental

Les mondes professionnels, loin d’être impersonnels et dépourvus de sentiments, sont traversés par des émotions qui tantôt s’imposent aux acteurs et les font agir ou réagir, tantôt sont générées par les acteurs eux-mêmes en situation et les partagent, les diffusent, au sein de leurs environnements de travail. Dans tous les cas, les émotions sont avant tout un rapport entre le sujet et son milieu.

Dans quel but le candidat battu devrait-il provoquer des émotions? Bourdieu (1982b) suggère une piste lorsqu’il interprète le rite comme un acte de légitimation ou de consécration. Il s’agit de souligner la fonction institutionnelle des rites de passage, celle de séparer ceux qui l’ont subi vis-à-vis des autres. Selon cette approche, c’est moins le passage qui importe que la ligne qui sépare un avant et un après, ligne qui marque l’impétrant d’un nouveau statut. Le candidat battu doit désormais être conforme à son nouveau rôle, être à la hauteur de sa nouvelle fonction :

l’investiture transforme la représentation que s’en font les autres agents et surtout les comportements qu’ils adoptent à son égard; […] elle transforme du même coup la représentation que la personne investie se fait d’elle-même et les comportements qu’elle se croit tenue d’adopter pour se conformer à cette représentation

Bourdieu, 1982b, p. 59

La manière d’exprimer des émotions serait ici un moyen de gagner du crédit auprès des auditoires qui en retour légitiment le nouveau statut du candidat battu. Pour qu’une telle consécration puisse être effective, encore faut-il que l’instance responsable de légitimer ce nouvel état reconnaisse une telle investiture. Le second aux élections va provoquer des émotions auprès des auditoires faisant office d’instances de légitimation. Rappelons au passage que ces auditoires tendent à s’élargir considérablement au fil de la période observée : d’abord les seuls journalistes; ensuite les téléspectateurs et les médias; plus récemment les sympathisants, sans oublier les téléspectateurs qui assistent également à cet événement faussement intime et les journalistes qui le couvrent.

C’est cette dimension collective qui apparaît dans le prolongement de l’analyse lexicale des discours de défaite électorale. Nous distinguons deux configurations qui renvoient à des états de conscience morale différents et à des registres émotionnels contrastés : l’activation de l’espoir et de l’enthousiasme chez les candidats de gauche d’une part; l’activation de la peur et de la colère chez les candidats de droite et d’extrême droite de l’autre. On retrouve ainsi des discours répondant à des logiques de position qui perdurent.

La première transparaît dans la classe lexicale 4 (17,5 % du corpus) qui renvoie aux candidats de gauche. Ce sont des discours tournés vers l’avenir et porteurs d’espoirs (espérance, idéal), qui marquent une volonté de constituer un collectif aussi large que possible, au-delà du cercle partisan (ensemble, rassembler, nous). Les mots de cette classe expriment le maintien d’une dynamique (continuer, commencer, garder) engagée lors de cette compétition en vue de victoires prochaines (demain, victoire, succès).

Je remercie les douze millions et six cent à sept cent mille Françaises et Français qui en se comptant sur mon nom ont réalisé le plus grand rassemblement de notre histoire contemporaine sur les idéaux de la gauche. […] Notre combat continue parce que vous représentez le monde de la jeunesse et celui du travail, votre victoire est inéluctable

Mitterrand, 1974

J’ai senti se créer autour de ma candidature et de mes propositions un profond mouvement de renouveau. Il n’a pas permis aujourd’hui la victoire, mais il ne s’arrêtera pas parce qu’il est porteur d’espérance. J’invite toutes celles et tous ceux qui croient aux valeurs de justice et de progrès à se rassembler pour prolonger cette espérance et préparer les succès de demain

Jospin, 1995

C’est l’espérance qui est ici convoquée auprès des auditoires. Ces discours s’adressent à des publics dont on a préalablement sondé l’état émotionnel : « je mesure leur tristesse à la dimension de leurs espoirs » (Mitterrand, 1974); « je mesure leur déception et leur peine » (Royal, 2007). Témoin de cet état dépressif, le candidat se doit d’offrir des perspectives meilleures. La figure du candidat battu devient celle du porteur de quelque chose qui « vient de commencer qui ne s’arrêtera pas de sitôt » (Mitterrand, 1974). Cette confiance dans l’avenir repose sur un diagnostic d’après campagne qui replace instantanément le candidat au coeur du changement créatif : « j’ai senti se créer autour de ma personne et de mes propositions un profond mouvement de renouveau » (Jospin, 1995); « j’ai engagé un renouvellement profond de la vie politique, de ses méthodes et de la gauche » (Royal, 2007). Le ressort de l’émotion positive prend forme auprès des publics et se manifeste par de nombreux applaudissements, par des larmes de joie et des cris d’encouragement, on scande régulièrement le nom ou le prénom du tribun désormais reconnu comme le nouveau chef de file, au moins le temps de la soirée électorale avant que s’entament les déchirements en coulisses.

La seconde configuration prend forme au sein de la classe 3 (15, % du corpus), qui associe des mots soulignant un tournant lors du second tour (soir, premier, résultat, second tour). Cette classe est corrélée aux discours de Poher, de Jean-Marie Le Pen et de Marine Le Pen. Ces propos tendent à éclipser la défaite pour au contraire afficher une prétendue victoire : celle des patriotes, celle d’une nouvelle manière de lire le paysage politique, celle du déclin de forces politiques adverses.

Au deuxième tour de scrutin, quoi qu’on en ait dit, se sont affrontées non seulement deux politiques, mais deux conceptions de la politique. D’un côté un parti ayant mis à son service l’appareil de l’État et ne présentant comme alternative que lui-même ou la dictature communiste

Poher, 1969

Le premier tour a entériné une décomposition de la vie politique française par l’élimination des partis anciens. Ce second tour organise une recomposition politique de grande ampleur autour du clivage entre les patriotes et les mondialistes

Le Pen, 2017

C’est un sentiment de peur qui est ici provoqué par ces discours dans lesquels il est question d’affrontement, de dictature communiste, de division sommaire et abusive (Poher, 1969); d’opposition au système, de pays totalitaire, de diabolisation, d’intimidation, de présentations mensongères et caricaturales, de violation cynique et constante de la règle (Le Pen, 2002); de décomposition de la vie politique, d’inquiétudes (Le Pen, 2017). C’est la logique de l’affrontement qui se donne clairement à voir entre le mouvement personnifié par le candidat vaincu et les aux autres forces politiques : « la seule opposition au système » (Le Pen, 2002); « les Français ont désigné l’alliance patriote et républicaine comme la première force d’opposition » (Le Pen, 2017). Dans ce contexte, l’auditoire écoute leur candidat comme on prend note d’instructions : avec attention, sérieux et solennité. Seuls des drapeaux tricolores sont agités en fin de discours. Tous se rangent désormais derrière leur leader, le « seul à incarner le changement dans le pays » (Le Pen, 2002) et chantent à l’unisson La Marseillaise dès la ponctuation marquant la fin du discours : « Vive la République, vive la France ».

Dans les deux cas de figure examinés (gauche exaltée et extrême droite revancharde), les émotions servent de récompense, de rétribution symbolique aux sympathisants pour leur participation, leur maintien et le travail de consécration auxquels ils contribuent. L’appel aux émotions (Ballet, 2012) est instrumentalisé pour relancer la campagne électorale et repositionner le perdant en position d’éligible. L’instant du discours préserve le candidat en situation d’échec, le rend invulnérable aux attaques de ses détracteurs et de ses concurrents. C’est l’instant présent qui compte par-dessus tout pour ceux qui ont connu les affres d’une campagne présidentielle et qui connaissent, malgré la défaite, un sentiment de puissance. C’est l’après-échec qui est douloureux, lorsqu’il s’agit d’entamer un processus de reclassement.

Conclusion

Les émotions en politique comme objet de recherche nous sont apparues à la suite d’explorations méthodologiques en même temps qu’elles ont provoqué des questionnements au regard de diverses méthodologies. Pour ainsi dire, nous avons mis en place une méthodologie au service des émotions, nous avons développé des méthodes mixtes d’investigation (Anadón, 2019) à la fois dans une visée pragmatique – produire des résultats sur la base de données empiriques – et dans le but d’engager un dialogue entre approche qualitative (sociologie visuelle), approche historique (time-lapse) et approche quantitative (lexicométrie).

Durant les discours de défaite compris comme de véritables rituels politiques, nous avons pu distinguer une part de symboles contenus dans des lieux, des gestes, des regards, un ton et un rythme de locution, et une part de messages qui constitue une annonce, un bilan, une projection, c’est-à-dire un contenu. Ces deux éléments sont générés autant qu’ils sont traversés par des états émotionnels riches. Ces émotions sont à la fois des causes et des effets, elles sont produites et créatrices (Bessin, 2009), exemplaires et singulières (Le Bart, 2017). Elles sont tantôt autorisées ou non, tantôt légitimes ou moins selon les périodes. Il y a des émotions qu’il convient d’éprouver et d’autres qui doivent être repoussées.

La déclaration du discours de défaite, en mobilisant et en provoquant un large spectre d’émotions, est une activité politique permettant de préparer la suite de la carrière politique et ainsi éviter une traversée du désert politique (Passard, 2019), voire une mort politique (Abélès, 2017). Il s’agit de se faire une place dans le paysage politique, d’incarner le renouveau, de gagner en épaisseur et d’entamer des mutations en vue des prochaines échéances électorales. Cette activité fait en sorte de compenser le mandat non obtenu par l’inscription au sein d’un collectif qui s’agrège autour de sa personne. Pour cela, des formes de parler-vrai sont requises, des remerciements répétés, des manifestations de complicité et de proximité exprimées, des valeurs affirmées.

Le monde du travail politique, comme probablement d’autres mondes professionnels, se caractérise par le souci de ses membres à se maintenir, à préserver leur place, leurs mandats, à durer dans le métier. Cette préoccupation de survie en milieu professionnel politique passe par le développement de sa propre puissance, même si cela se fait au détriment des autres qu’il ne s’agit pas d’éliminer, mais plutôt d’écarter.

Dans tous les cas observés et sous diverses formes, l’échec électoral apparaît comme un moment hautement positif et participe d’une dynamique de conquête du pouvoir (Abélès, 2005). Les candidats déchus ont les « mains libres » et, dès le discours de défaite, s’empressent de rebâtir un mouvement autour de leur personne, de consolider leur statut d’éligible. Cela passe notamment par le renforcement des réseaux, des alliances, des signes de reconnaissance, de l’inscription dans la durée de ce tissu relationnel que le répertoire émotif permet de raviver.

Certains refont le match pour souligner leurs atouts, d’autres prononcent des mots qui rassurent et donnent de l’espoir, mais tous essaient d’incarner celui ou celle qui est désormais légitime pour obtenir la future licence et être autorisé – par la communauté émotionnelle – à exercer des responsabilités politiques. Le discours de défaite n’est donc pas qu’un simple examen de conscience, c’est aussi un objet de lutte entre les différentes entités politiques (j’ai perdu, mais mon camp est le plus fort), mais également au sein des organisations partisanes qui se réorganisent à l’issue des élections (j’ai perdu, mais j’incarne l’opposition). Ce qui s’apparente à un accident de carrière susceptible de fragiliser le candidat battu menacé de déclassement constitue en définitive une opportunité de carrière pour ce professionnel de la politique qui renforce son statut d’éligible.

De toute évidence, saisir les émotions en politique relève d’une performance que seul un traitement du matériel empirique minutieux permet de réaliser tout comme la mobilisation de certains instruments permettant l’exploration rigoureuse des données. Ces émotions ne deviennent objectivables que par l’observation des images, par l’analyse des mots, par le séquençage des discours sur un temps long. La confrontation de méthodes permet en partie de surmonter cette difficulté d’accès, en même temps qu’elle souligne les limites de chaque méthode prise distinctement. C’est bien la combinatoire de méthodes d’analyse qui permet de relever le défi méthodologique.

A tort, de telles questions méthodologiques ne sont bien souvent pas explicitées par les chercheurs qui les considèrent comme relevant d’une cuisine interne, parfois interprétés comme des éléments indicibles, ou comme secondaires vis-à-vis de contenus davantage conceptuels. Il nous semble au contraire indispensable de rendre compte dans cette phase de restitution de ce qui a été engagé, des chemins empruntés, mais également des corrections et des ajustements apportés.