Corps de l’article

1. Introduction

La rencontre des deux auteur·e·s s’est d’abord faite autour d’une même réalité professionnelle et institutionnelle, celle de la formation des enseignant·e·s. La confrontation des parcours respectifs a ensuite fait émerger un objet d’enseignement commun, la sémiologie, dans deux contextes différents : la didactique du français, d’une part ; la psychologie de l’apprentissage, d’autre part. Dès lors, les ancrages différents ont donné lieu à un enrichissement conceptuel et théorique réciproque avant de servir de levier à la construction d’une interdisciplinarité académique visant le développement d’une formation des enseignant·e·s à la sémiologie.

Nous distinguons sémiologie et sémiotique, pour des raisons que nous n’exposons que brièvement ici. D’un point de vue étymologique, sémiologie renvoie aux discours portés sur les signes et leurs usages, ce qui implique toutes les sciences humaines et justifie des approches interdisciplinaires, alors que sémiotique renvoie à la théorisation du signe. Cette distinction permet une approche sémiologique avec un ancrage dans une autre discipline (par exemple la psychologie, l’anthropologie, etc.), tout en faisant usage des instruments de la sémiotique. Si les deux termes sont souvent utilisés de manière indistincte dans la littérature, c’est notamment dû à l’anglais, où il n’y a pratiquement que semiotics, et dont la traduction en français par sémiotique est rarement problématisée. Sans développer davantage cette question ici, puisque ce n’est pas l’objet de l’article, nous suivons Fontanille et Tsala-Effa (2017) qui décrivent une démarche scientifique sur les signes et leurs usages, à laquelle la sémiotique fournit les outils (les moyens analytiques, une théorie du signe, etc.), démarche que nous qualifions de sémiologique.

La problématique du sens est inhérente à toute situation d’enseignement-apprentissage. Néanmoins, elle est encore rarement reliée à une démarche sémiologique. Dans une approche pragmatique et transversale de la compréhension et de l’interprétation des signes dans le champ de l’éducation et la formation, nous problématisons la place de la sémiologie dans la formation des enseignant·e·s au regard de leurs besoins dans l’enseignement-apprentissage. Nous présentons ensuite, l’un après l’autre, deux dispositifs. Pour chacun, l’enseignement effectué est présenté tel qu’il a émergé au fil des ans. Des traces empiriques illustrent les questionnements, les enjeux et la nécessité de la sémiologie en milieu scolaire. Dans la dernière partie, nous dégageons les convergences entre nos pratiques pour tenter de répondre à la question suivante : quelle sémiologie travailler en formation des enseignant·e·s et dans quels buts ?

Dans la conclusion, nous tentons de fournir des pistes pour une formation des enseignant·e·s à la perspective sémiologique, notamment en regard des exigences d’une école publique centrée sur l’acquisition de compétences plutôt que l’accumulation de connaissances, même si les premières ne se construisent pas sans les secondes. Considérant que l’enseignement doit viser « la capacité des apprenants à transformer les informations et les savoirs mis à leur disposition en connaissances viables et transférables » (Tardif, 1998), il s’agit de partir de l’apprenant·e pour lui permettre de comprendre et agir sur le monde (Collectif Debout l’école, 2022) de manière expérientielle (Ingold, 2012). Nous tenterons ainsi de montrer que la sémiologie constitue un chaînon manquant indispensable à cette vision des missions de l’école.

2. Problématique

2.1. Sémiologie et enseignement

La première vocation d’une didactique étant de s’intéresser aux relations qu’un individu et un groupe d’individus entretiennent avec des savoirs savants, la question du sens est au coeur de la démarche des didactiques disciplinaires qui doivent s’approprier à la fois l’origine et l’évolution du sens à l’échelle individuelle et collective, mais aussi développer une analyse critique des connaissances construites au sein des disciplines (voir par exemple Engeström, 1987 ; Perrenoud, 2001 ; Sensevy, 2011). Même pour une discipline passant pour objective et univoque comme les mathématiques (Schubauer-Leoni & Perret-Clermont, 1980), le sens donné aux signes et symboles par les élèves ne rejoint les significations conventionnelles visées par l’enseignement qu’au cours d’un long processus d’apprentissage, où les écueils ne manquent pas. Certains ont trait aux origines familiales et leurs milieux socio-économiques (Bourdieu, Passeron & de Saint-Martin, 1965 ; Perret-Clermont, 1976), notamment via le langage ; d’autres sont liés au contrat didactique (Rayou & Sensevy, 2014) ou encore à des obstacles spécifiques aux traditions disciplinaires, que ce soit dans la transposition des savoirs (Schneuwly, 2005), ou dans la mise en signes des ressources pédagogiques (Bonnéry, 2015). La formulation et l’interprétation des consignes en milieu scolaire (voir p.ex. Zakhartchouk, & Castincaud, 1990) sont connues pour donner lieu à des erreurs spécifiques (Astolfi, 1997), quelles que soient les disciplines d’enseignement, expliquant certaines difficultés que les élèves rencontrent au cours de leur apprentissage.

Les travaux post-piagétiens d’analyses microgénétiques des processus d’apprentissage se sont intéressés depuis longtemps à ces phénomènes de glissement de sens entre concepteurs·rices et utilisateurs·rices d’une tâche, et ont mis en évidence l’importance de recherches prenant en compte la spécificité des tâches et des situations (Inhelder, 1962 ; Inhelder et al., 1992), et la manière dont chacun·e les interprète selon son point de vue. Lorsque la psychologie socio-cognitive démontre la nature sociale des processus de développement cognitif (Perret-Clermont, 1979), c’est précisément en identifiant la manière dont les interactions sociales (et d’autres éléments culturels) orientent les processus fondamentaux de construction des connaissances. Les premiers travaux sur le conflit socio-cognitif (idem) recommandent d’orienter l’étude de l’apprentissage vers des observations de la manière dont il s’effectue en situation, dans son milieu naturel, notamment à l’école. Ce courant de recherche permet de mettre en évidence la dimension interactive et logico-discursive des processus d’apprentissage (Gilly, Roux & Trognon, 1999), et questionne très tôt déjà le rôle des représentations symboliques dans l’apprentissage (Schubauer-Leoni & Perret-Clermont, 1980), et en particulier le problème que pose leur interprétation en milieu scolaire (Schubauer-Leoni & Perret-Clermont, 1984).

Ces recherches microgénétiques sur les processus d’apprentissage ont montré qu’il ne s’agit pas là d’un effet anecdotique, mais d’une dynamique sociale et communicationnelle qui va bien au-delà de la question d’une consigne claire et bien rédigée : la construction du sens est au coeur même de l’apprentissage, entendu ici comme processus d’acquisition de connaissances, de construction de compétences et de développement des personnes. De nombreux enjeux dépendent directement d’une communication réussie entre enseignant·e·s et élèves : la compréhension des normes et attentes sociales de l’enseignant·e et de l’institution (Perret-Clermont, 1976), l’intersubjectivité permettant le partage du sens et des significations (Grossen, 1988, 1999), l’appropriation du métier d’élève (Perrenoud, 1994) – et notamment le fait de s’autoriser à interpréter les savoirs scolaires – jusqu’à la qualité et la nature des relations que l’enseignant·e entretient avec chaque élève (Watzlawick, Beavin & Jackson, 1967/1972). Les réflexions sur le rôle et la posture de l’enseignant·e, pensé comme facilitateur de la construction de connaissance (Gilly, Roux & Trognon, 1999) ou comme médiateur entre les élèves et les savoirs (Bruner, 1996), plutôt que dépositaire de savoirs qu’il met en scène dans sa classe sous la forme des réponses correctes aux questions adressées aux élèves, permettent de dépasser le modèle pédagogique asymétrique et simpliste du « déficit », où les difficultés et errements des élèves s’apparentent à des manques : manques de connaissances, de compétences, voire manque d’intelligence.

Centrée sur la médiation (Vinatier et Laurent, 2008) et l’expérience (Dewey, 1993), cette vision paradigmatique de la forme scolaire (Vincent, 1994) est fondée sur l’élève, et les objets d’enseignement y sont orientés vers les compétences et l’interdisciplinarité. Par conséquent, la situation d’enseignement-apprentissage suppose de tenir compte de nombreux champs de tensions : l’individuel et le collectif, le normatif et le prescriptif, la réciprocité des actes de langage et l’intersubjectivité, etc. L’intérêt porté aux interactions sociales entre enseignant·e·s et apprenant·e·s fait émerger la problématique de la communication, ses écueils et ses logiques spécifiques, dans une prise en compte moins asymétrique de l’enseignant·e face à l’apprenant·e : ils et elles sont désormais locuteurs·rices et interlocuteurs·rices au même titre l’un·e que l’autre, avant toute considération du statut, de la fonction ou du rôle au sein de l’institution scolaire. Cette approche soulève des enjeux importants quant au fonctionnement du système éducatif (Perret-Clermont, 1980) : elle relativise les attributions aux élèves des causes de leurs échecs, sous la forme de facteurs cognitifs et individuels, pour attirer l’attention, à une échelle micro, sur des processus d’interprétation de ressources sémiotiques spécifiques au milieu scolaire, susceptibles de rendre compte des processus de reproduction des inégalités sociales par l’institution scolaire constatés à l’échelle de la sociologie (Bourdieu, Passeron & de Saint-Martin, 1965). Les hypothèses d’explication les plus intéressantes s’orientent désormais précisément sur les processus de communication, et plus particulièrement sur certains éléments sémiotiques comme la mise en page (Bonnery, Crinonand & Simons, 2015).

Dans cette contribution, les concepts de compréhension et d’interprétation sont centraux. Alors que de nombreux auteurs·es entretiennent un flou conceptuel entre les deux termes, voire les utilisent comme synonymes (Falardeau, 2003), l’anthropologie définit la compréhension comme saisie immédiate du sens situé dans un milieu (Michel, 2017, p. 9), ce que l’étymologie du terme « com-prendre » nous rappelle dans l’action de « saisir ». L’interprétation est quant à elle une compréhension médiate, lorsque le sens ne se donne pas spontanément. Ainsi, elle constitue une pratique ordinaire puisque l’expérience quotidienne est structurée symboliquement (Habermas, 1986), et une activité savante du point de vue épistémologique (Michel, 2017, p. 11).

En psychologie, les travaux du courant socio-cognitif montrent que la part de ce que l’anthro-pologie appelle « compréhension » est largement surestimée sur le terrain, car même ce qui passe souvent pour des « contenus » allant de soi donne en fait lieu à des interprétations multiples et variées de la part des apprenant·e·s. Partant du fait désormais établi que l’apprentissage n’est pas constitué de processus strictement individuels, mais bien de processus « sociaux », « socio-cognitifs » ou « socio-culturels », Kohler (2020) documente de manière détaillée ce phénomène en classe de physique, en l’abordant à l’aide du concept de situations de malentendu. En intégrant la communication dans l’analyse des processus d’apprentissage, cette recherche permet d’étayer, par des analyses empiriques détaillées, le rôle que jouent les processus de communication, et plus particulièrement la qualité sémiotique des ressources et pratiques scolaires, dans les difficultés des élèves dont nous connaissons bien les effets, à défaut de leurs origines. Elle aboutit à un résultat inattendu pour son auteur : elle met en évidence l’intérêt, pour la recherche comme pour la pratique professionnelle, d’une sémiologie en milieu scolaire. Les exemples de travaux effectués par des enseignant·e·s-stagiaires, tels que ceux présentés ci-dessous, illustrent l’importance de la sémiologie dans les processus d’enseignement-apprentissage.

2.2. Sémiologie et formation

Cette préoccupation pour les situations de communication en milieu scolaire ne trouve cependant pas facilement une place dans la formation des enseignant·e·s. Les unités de formation présentées ci-dessous s’inscrivent dans un cursus encore très (trop) centré sur des objets disciplinaires, et permettent de poser la question suivante : quelle sémiologie permettrait d’aborder les enjeux reliés au champ de la formation et de l’éducation, à la fois dans la pratique et dans la formation des enseignant·e·s ?

La sémiotique de Peirce (1997) relie la connaissance à l’action, et en particulier à l’acte de communication, grâce à son ancrage dans la pragmatique. Elle constitue également une théorie générale, au sens où elle « envisage à la fois la vie émotionnelle, pratique et intellectuelle », et elle « généralise le concept de signe » (Everaert-Desmedt, 2011). Grâce à ces qualités, nous pouvons en faire une sémiologie particulièrement utile à l’analyse des situations d’enseignement-apprentissage, comme le fait remarquer Grize, car elle permet de tenir compte des divergences d’interprétation selon les points de vue :

Selon ce que je comprends, l’objet dynamique est le réel à propos duquel il y a signe et le ground est le point de vue sous lequel l’objet dynamique est considéré, c’est-à-dire l’objet tel que le signe le représente, soit l’objet immédiat, immédiat parce qu’il est immédiatement lié au signe. Ainsi, pour le photographe, le paysage est l’objet dynamique et sa photographie en est l’objet immédiat, l’objet appréhendé à travers son objectif aux deux sens du terme. Pour le peintre en chambre, la photographie peut à son tour devenir un objet dynamique et son tableau l’objet immédiat. Notons en passant que cette façon de voir n’est pas sans avoir un impact sur la vie scolaire. Lorsque le professeur présente par exemple à ses élèves un modèle d’un phénomène physique, pour lui le phénomène est l’objet dynamique et le modèle le phénomène immédiat. Mais pour l’élève, c’est le modèle qui est objet dynamique et ce qu’il en saisit l’objet immédiat. (Grize, 1996, p. 38)

Cette sémiologie, basée sur la sémiotique de Peirce, permettrait également de placer l’expérience de l’apprentissage dans l’interaction, en situation comme le souhaitait Dewey (1930), et de répondre aux besoins théoriques et méthodologiques des approches situées de l’apprentissage, que de nombreux·ses chercheurs·ses ont appelées de leurs voeux ces dernières décennies (voir Lave & Wenger, 1991 ; Clot & Yvon, 2004 ; Saury et al., 2006 ; Mottier Lopez, 2006 ; Sensevy, 2008). L’apprentissage relève ainsi de « processus d’action de connaissance » (Morandi, 2004, §13). Dans le contexte plus spécifique de la formation des enseignant·e·s, le modèle du ou de la praticien·ne réflexif·ve (Schön, 1987) fait de l’« agir professionnel » une interprétation de l’action visant sa transformation grâce à la mobilisation d’« actions connaissantes », de modèles, de représentations nouvelles (Morandi, 2004). Dans la perspective située de tout apprentissage (Lave & Wenger, 1991), cette considération de la didactique professionnelle repose sur la mise en dialogue de savoirs théoriques et de situations professionnelles (Schön, 1987) pour viser l’acquisition de plusieurs types de connaissances (Vergnaud, 1996).

La prise en charge d’une perspective sémiologique dans la formation des enseignant·e·s permet de s’intéresser à ce qui apparaît comme un impensé de la communication dans le champ de l’éducation : l’image, à la fois en tant qu’objet sémiotique et comme modalité de communication. Alors que Lebreton & Gautschi (2021) se focalisent sur la prise de conscience, par les enseignant·e·s-stagiaires, de la subjectivité de la réception, compréhension et interprétation de l’image utilisée en situation d’enseignement-apprentissage, et vise à leur faire utiliser des images comme outils d’enseignement dans une approche multimodale de la communication, nous présentons dans cet article deux nouveaux dispositifs de formation qui introduisent une perspective sémiologique centrée sur d’autres objectifs. Nous poursuivons ainsi le travail commencé par ces auteures (idem), qui ont plus particulièrement mis en évidence le processus métaphorique comme ressort et mode opératoire de l’outillage par l’image. Parmi les dispositifs présentés ci-dessous, le premier explore plus largement les rôles que peuvent prendre les images dans le processus d’enseignement-apprentissage, dans le contexte particulier de l’activité de narration à l’école primaire, alors que l’autre tente de sensibiliser les enseignant·e·s en formation à un haut niveau de détail dans l’outillage par l’image, de manière à prévenir les risques d’interférence des images et des schéma scientifiques avec l’acquisition des connaissances visées par les élèves.

3. Dispositifs de formation

3.1 Images et narration multimodale

L’immense majorité des supports comme des pratiques de communication, disciplinaires ou socio-culturelles, mêlent aujourd’hui à l’envi, image fixe, image mobile, son, manipulation, entre autres. Ainsi, dans une situation d’enseignement-apprentissage, que fait-on d’une image lorsqu’elle co-construit le sens du message dans un support documentaire ou un album ? Comment aborde-t-on le rôle du texte vu dans la compréhension ? Que fait-on d’une vidéo lorsqu’elle accompagne un article de blog ou un exercice de booktubing ? Comment accompagne-t-on les pré-requis à la lecture d’une bande-dessinée ou d’un manga ? Que fait-on des différentes premières de couverture d’un livre « classique » maintes fois édité ?

Ces questions trouvent difficilement réponse dans le cloisonnement disciplinaire de la formation, laissant le champ libre à une véritable sédimentation des pratiques et des représentations (Pesce, 2008). Changement paradigmatique, voire rupture épistémique, il faut s’intéresser à la sémiose pour distinguer et mettre en relation ce que le sujet fait entre la combinaison des objets, de leurs référents, de leurs représentants (Vermersch, 2012). Cette approche permet de développer un enseignement centré sur la réception individuelle du sens.

La prise en charge de l’interprétation située des pratiques communicationnelles en fonction des différentes communautés de sens (Gumperz & Cook-Gumperz, 2008) répond de surcroît aux besoins générés par l’hétérogénéité et la multiculturalité des classes d’aujourd’hui. C’est ici qu’une sémiologie de la forme scolaire peut faire une place à la sémiose en intégrant l’agentivité des sujets-apprenants (Sen, 1985, 2010). Agentivité qui suppose que l’agent·e, le sujet-apprenant, dispose de la capacité d’agir, dans son contexte individuel et groupal (Morin et al., 2019). En didactique, cette capacité relève à la fois de la posture enseignante, qui doit offrir un contexte facilitant le développement de l’agentivité, autant que du type de tâches proposées aux sujets-apprenants. Ce « pouvoir d’agir », reconnu et accordé au sujet-apprenant, est indissociable d’un autre : la réflexivité ou pratique réflexive (Schön, 1987), qui suppose que le sujet puisse être mis en dialogue avec toute la complexité d’une situation.

C’est dans ce cadre que nous développons l’interprétation plurisémiotique en formation des enseignant·e·s. L’unité de formation dans laquelle ces enseignements trouvent leur place s’inscrit dans le cursus de bachelor des futur·e·s enseignant·e·s généralistes suisses pour les niveaux primaires en didactique du français. Elle intervient au deuxième semestre de leur formation, qui en compte six, et se focalise sur deux axes disciplinaires prescrits par les textes officiels (PER, 2010) : la compréhension de l’écrit et l’accès à la littérature pour les cycles 1 (élèves âgés de 5 à 8 ans) et 2 (élèves âgés de 9 à 12 ans).

L’unité de formation comprend neuf cours d’une heure et demie donnés par deux formatrices et aborde les thématiques suivantes :

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L’introduction du cours se déroule en deux temps. Sous la forme d’un parcours dans les rayons de la médiathèque, les enseignant·e·s-stagiaires répondent à des questions leur permettant de dessiner un diagramme de Kiviat de leur culture littéraire et leur propre rapport à la lecture en se situant face aux variables suivantes :

  • « Je lis dans une visée esthétique (romans, poésie, théâtre). »

  • « Je possède des livres de nombreux genres esthétiques et utilitaires. »

  • « Je connais les textes patrimoniaux. »

  • « Je me rends dans des lieux comme les bibliothèques, les médiathèques, les foires aux livres, etc. »

  • « Je parle ou j’échange au sujet de mes lectures personnelles. »

  • « Je connais des critères pour identifier un ouvrage pertinent dans une intention didactique. »

  • « Je lis de la littérature jeunesse. »

  • « Je m’intéresse aux nouveautés qui paraissent en littérature jeunesse. »

Ensuite, le cours se centre sur l’objet-littérature, ses supports et leurs manipulations dans un espace-temps partagé en contexte d’enseignement-apprentissage.

Nous nous centrons pour la présente réflexion sur les cours 2 et 3 dédiés à l’approche sémiologique. L’objet littéraire qui sert ici de support pour travailler avec les enseignant·e·s-stagiaires est omniprésent en didactique du français et d’une grande complexité. Il s’agit des albums, c’est-à-dire des récits dont la matérialité est co-construite par plusieurs modalités sémiotiques indissociables (Mitchell, 1995 ; Tauveron, 2001 ; Klikenberg, 2020). Co-portée par le texte et l’image, voire l’objet et sa manipulation, la littérarité de la narration est plurisémiotique et le sens se renégocie en permanence dans les espaces entre les modalités sémiotiques (voir Figure 1).

Si l’objet littéraire, par essence linguistique, a longtemps convoqué la sémiotique saussurienne, il a été considéré dans la perspective immanentiste de sa signification (Rastier, 2006). Même si cette perspective saussurienne a permis de s’intéresser à l’aptitude symbolique du sujet-lecteur, elle a figé l’activité sémiotique en donnant la primauté au système de signes arbitraires que représente la langue par rapport à la subjectivité de la réception individuelle, faisant de la compréhension une explication des faits et du sujet-lecteur un donneur de nuances au sens pré-existant (Kharbouch, 2014). L’approche de l’objet littéraire grâce à la sémiotique peircienne s’inscrit dans le paradigme de l’apprentissage, et permet de s’intéresser au signe dans l’action du sujet-lecteur qu’il engendre, faisant de la littérature une expérience individuelle dans laquelle l’interprétation englobe l’explication et la compréhension (Francoeur, 1989 ; Fontanille, 1999 ; Kharbouch, 2014).

Pour respecter un objet littéraire plurisémiotique, il est indispensable de s’intéresser à l’ensemble des modalités sémiotiques en présence et aux relations qu’elles entretiennent pour produire le récit. Dans un support comme l’album, les deux principales modalités qui co-construisent le sens et partagent la littérarité sont le texte et l’image, comme le montre l’exemple de la figure 1.

Figure 1

Extrait de Le meilleur livre pour apprendre à dessiner une vache, de Hélène Rice et Ronan Badel, éditions Thierry Magnier (2014).

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Pour « éprouver » la complexité sémiotique et en faire l’expérience, les enseignant·e·s-stagiaires exercent leur regard critique sur des supports mis à disposition puis doivent se faire auteur·e pour illustrer une phrase imposée. La consigne, donnée entre les cours 2 et 3, demande de mettre en image une phrase, Le fils du tsar bondit de joie, en raisonnant le rapport entre le texte et l’image par la rédaction d’un paragraphe argumentatif développant leur choix sans le partager, en réalisant l’image puis en notant les réflexions que leur inspire la combinaison iconotextuelle finale. En plénum, les productions sont partagées et les pair·e·s doivent identifier le rapport choisi par l’auteur·e. Ce dernier prend ensuite la parole pour partager la conception de l’illustration dans les choix faits selon les outils travaillés ensemble et adaptés de la sémiotique sociale (Kress & Van Leeuwen, 2006) :

  • la topographie des espaces-pages considérés comme des unités narratives, les relations entre les différents éléments, le protocole de lecture a priori ;

  • l’interaction avec l’espace-page grâce aux vecteurs, à l’ /aux énonciation·s, la distance et la position attribuées au sujet regardant ;

  • les mises en scène visuelle et textuelle du récit du point de vue de sa contextualisation, des personnages, des actions et des réactions ;

  • la saillance du message avec les notions d’intertextualité, d’interartialité, d’intermédialité (Hébert, 2011) et d’horizon d’attente (Jauss, 1990).

Figure 2

Rapport de non-redondance avec rupture

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Figure 3

Rapport de non-redondance avec rupture

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Figure 4

Rapport de redondance

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Figure 5

Rapport de non-redondance avec complémentarité

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Les rapports expérimentés par les étudiant·e·s qui ont répondu à la consigne ont majoritairement été des rapports de non-redondance avec rupture sémantique. Même si tous les outils proposés dans le cours n’ont pas été systématiquement mobilisés, ils ont été institutionnalisés lors de la justification devant les pair·e·s. Au vu du format et de l’intention de la présente contribution, nous partageons trois de nos observations les plus significatives.

De cette expérience de l’auctorialité et de la justification partagée sont en effet nées de nouvelles représentations puisqu’aucun des éléments suivants n’avait pu être éprouvé dans les cours précédents :

  • Le rapport texte-image ne peut pas être réduit à l’ensemble des composantes textuelles écrites et iconiques. En concernant un nombre restreint d’éléments présents, il invite au choix sémiotique et sémantique et oblige à identifier, voire choisir, quels éléments du texte et de l’image portent le sens selon la chronologie de leur prise en considération. Par exemple, dans la figure 6, l’étudiant·e pointe que « le personnage-fils du tsar bondit mais pas de joie, c’est donc sur ce dernier mot que la rupture a été placée pour exprimer un sentiment contraire ».

Figure 6

Rapport de non-redondance avec complémentarité

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  • Dans la figure 7, l’étudiant indique que « le personnage bondit de joie mais il s’agit du père, c’est ainsi le personnage fils qui porte la rupture dans sa réaction, l’action ayant été déplacée sur un personnage secondaire ».

Figure 7

Rapport de non-redondance avec rupture

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  • Dans la figure 8, l’étudiant mentionne que « toutes les informations sont travaillées en rupture (fils, tsar, joie), seule l’action bondir demeure ».

Figure 8

Rapport de non-redondance avec rupture

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  • Dans la figure 9, l’auteur explique que « le personnage-fils bondit bien de joie qui est le nom d’une tortue et non une émotion ».

Figure 9

Rapport de redondance

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Ainsi, le moment d’institutionnalisation qui a suivi a permis de reprendre les composantes textuelles et iconiques du message, d’identifier leurs caractéristiques intrinsèques puis leur rôle contextuel pour l’avancement du récit. Ont également été listés les objets de savoirs pluridisciplinaires et les compétences qu’ils permettent de travailler dans une situation d’enseignement-apprentissage : structuration de la langue (énonciation, syntaxe, registres, dialogues, figures de style, etc.), composition de l’image (technique, spatialité/temporalité, volumes, iconotypes, vecteurs, couleurs, lumière, profondeur, etc.), message final (explicite/implicite, simple/double destinataire, etc.).

 

La pluralité des lectures au vu de la pluralité des propositions des pair·e·s a permis d’illustrer l’expérience individuelle que représente la lecture et le rôle significatif des contextes personnels, culturels, sociaux sur l’interprétation, qualifiés parfois de filtres interprétatifs (Saemmer, Tréhondart et Coquelin, 2022). L’exercice ayant eu lieu en mars 2022, plusieurs enseignant·e·s-stagiaires ont par exemple rapproché la phrase de la guerre alors toute récente entre la Russie et l’Ukraine. Mobilisant les outils d’analyse issus de la sémiotique sociale, nous avons confronté les interprétations dans leurs justifications pour consigner les compétences mobilisées lors de la négociation partagée et les savoirs requis : références culturelles (visuelles, littéraires, axiologiques, etc.), outils d’analyse verbale et iconographique, argumentation, question, écoute, etc.

  • Parmi la quantité de possibles pour signifier, nous avons fait émerger la notion de choix dans l’auctorialité et les variables mobilisées pour prendre en compte le lecteur ou la lectrice dans son rôle attendu de co-auteur·e de la narration. Par exemple, sur la figure 8, l’auteur·e explique « avoir mis en page la phrase pour que le mot « joie » jouxte l’expression effrayée du personnage tsar, créant ainsi une résistance sémantique malgré le rapport général de redondance ».

  • Didactiquement, les outils requis pour la compréhension puis l’interprétation et le potentiel de la posture d’auteur·e comme tâche essentielle du processus d’interprétation ont été mis en dialogue pour évaluer le dispositif.

Les enseignant·e·s-stagiaires ont d’abord et avant tout pris conscience de la complexité de la fabrication de sens. L’exercice reposant sur une unique phrase, il n’a pas été possible de travailler à l’échelle d’un récit mais nous présentons deux outils génériques que ce dispositif nous permet de stabiliser pour passer du travail de la compréhension à celui de l’interprétation porteuse d’une intention didactique.

D’abord, la ritualisation des questionnements permet de conscientiser les inférences en contexte plurisémiotique. Ici, l’avantage de disposer de deux médiums que tout oppose, puisque l’image n’a pas d’équivalence verbale, a permis de cartographier la re-négociation permanente du sens en dessinant à l’aide d’un trait sur un papier calque posé sur la double page la chronologie des éléments saisis pour la lecture, dans le texte et l’image, au moment de construire l’interprétation du message. Ensuite, la modification : pour accompagner la compréhension, l’analyse et l’interprétation d’un message plurisémiotique, surtout en présence de l’image, la modification des composantes et la structuration de l’argumentation permettant de montrer les conséquences sur le message ont été largement saluées pour leur efficacité et leur facilité de mise en oeuvre.

Ainsi, les enseignant·e·s-stagiaires ont fait l’expérience de l’interprétation grâce à la conception d’un message multimodal fondé sur l’augmentation sémiotique d’un message écrit par son iconisation pour prendre conscience de la transformation sémantique que génère la combinaison de plusieurs modalités. Cette prise de conscience a été instrumentalisée avec des outils d’analyse issus de la sémiotique sociale pour consigner les savoirs et les compétences en jeu dans l’exercice interprétatif. La mise en expérience des savoirs et des compétences a pu être comprise comme une situation d’enseignement-apprentissage paradigmatiquement centrée sur l’élève et porteuse de sens.

Transposé à une situation d’enseignement-apprentissage scolaire, le dispositif a permis aux enseignant·e·s-stagiaires de comprendre que l’image pilote le message lorsqu’elle est présente, ce qui pose problème à l’enseignement du français, notamment avant la maîtrise de l’écrit. Néanmoins, la richesse de la combinaison sémiotique a été vue comme un véritable outil pour mettre en scène un théâtre intérieur (Gové-Mévellec dans Alary & Chabrol, 2013) grâce à la multiplicité des images mentales contraintes par la compréhension métaphorique que demande la co-conception de sens (Kress, 2010). L’interdépendance du texte et de l’image donne un caractère immersif à la narration (Gaiotti dans Alary & Chabrol, 2013) permettant à l’élève de sentir son pouvoir de comprendre l’histoire indépendamment de celui de l’adulte, qui lui s’en remet au seul texte (Hétier, 2013 ; Leclaire-Halté, 2008). En contexte scolaire généraliste, l’élargissement des pratiques littéraciques et la valorisation de la matérialité comme ressource didactique accompagnent de manière critique l’utilisation des objets dans une intention didactique, lesquels constituent des ressources sémiotiques et de relations humaines permettant l’échange de différentes interprétations du monde (Kell, 2009).

3.2. Enquête coopérative pour une différenciation pédagogique

Le second exemple d’une pratique de la sémiologie en formation des enseignant·e·s se situe au coeur d’une unité de formation transversale en co-enseignement. Cette unité de formation constitue l’un des quatre semestres du cours Sciences de l’éducation en filière secondaire, dispensé aux futur·e·s enseignant·e·s du secondaire 1 et 2 (collège et lycée). Elle s’adresse essen-tiellement à des étudiant·e·s de deuxième année, disposant déjà de compétences-métier (1 an de stage) et de connaissances relatives à au moins une didactique disciplinaire, à la gestion de classe, la pédagogie, l’évaluation et au sujet de la motivation des élèves et à leur processus d’apprentissage.

Cette unité de formation s’étend sur 12 demi-journées (de 3 périodes de 45 minutes). Elle invite les étudiant·e·s-stagiaires (60 à 80 étudiant·e·s selon les années) à mener une enquête, tantôt dans un dispositif coopératif, tantôt individuellement. Celle-ci porte sur une problématique de leur choix en lien avec l’hétérogénéité ou la différenciation (écarts de performances des élèves, différences de vitesse de travail, manque de motivation, élèves allophones, etc.). Après une mise en activité où les étudiant·e·s-stagiaires décrivent la situation indéterminée en groupe de pair·e·s (séances 1 et 2), ils et elles établissent une liste de questions, auxquelles chacun·e tentera de répondre individuellement au cours des semaines suivantes, à l’aide d’une perspective choisie pour analyser cette situation, et que la formation met à disposition sous forme de cours vidéo asynchrones (séances 3 à 6). Cette démarche suit la méthodologie de l’enquête de Dewey (1930/1993), en ce qu’elle permet de partir d’une situation indéterminée (collective, ici) pour analyser ses tenants et aboutissants selon une perspective spécifique (individuellement, ici), jusqu’à définir la situation déterminée (collectivement, ici). Pour cette dernière étape, le résultat de chaque analyse est partagé au sein du groupe initial (séance 7), de manière à multiplier les perspectives sur les questions initiales et fournir une description de la situation déterminée. Ces résultats de l’enquête perspectiviste coopérative fournissent l’état des lieux sur lequel se fonde ensuite le travail évalué en fin de semestre : une pratique innovante de différenciation, que chaque étudiant·e-stagiaire élabore individuellement pour répondre (au moins partiellement) au problème identifié avant l’enquête. Des cours fournissent des idées et apports complémentaires à ce travail de conception (séance 8 à 11), et les étudiant·e·s-stagiaires présentent le résultat de leur travail à leurs pair·e·s dans un symposium final (séance 12).

Organisation séquentielle des cours

Organisation séquentielle des cours

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Ainsi, dans cette unité de formation, la sémiologie n’est pas présentée comme un « contenu » de cours, ou comme une thématique, mais comme une perspective permettant d’analyser des situations-problèmes rencontrées par les étudiant·e·s-stagiaires dans leurs pratiques. Ce déplacement du rôle de la sémiologie dans le processus de formation a permis de surmonter les écueils rencontrés lors d’un cours centré exclusivement sur les risques de malentendu (manque de sens et de pertinence pour les étudiant·e·s, difficulté à trouver des exemples pertinents, etc.).

Nous abordons ici uniquement quelques travaux parmi ceux où les étudiant·e·s-stagiaires ont choisi la perspective sémiologique pour mener leur enquête, de manière à illustrer la façon dont fonctionne la transposition didactique de savoirs ou de sémiologie dans cette unité de formation des enseignant·e·s du secondaire. Ces illustrations permettent également de relever des enjeux liés à la sémiologie en milieu scolaire, soulignant sa pertinence dans la formation des enseignant·e·s.

Le premier exemple présenté concerne un exercice de science utilisé dans une évaluation par un·e étudiant·e-stagiaire, qui a choisi d’en faire sa situation d’enquête au vu des résultats décevants de certains élèves. Si plusieurs exercices ont été remaniés à la suite de l’enquête, un seul est reproduit ici. La figure 10 ci-dessous présente la consigne originale.

Figure 10

Consigne d’un exercice de science destiné à des élèves de 3e cycle en Suisse.

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Du point de vue de l’étudiant·e-stagiaire, cet exercice répond aux objectifs de 3e cycle en science de la nature, relatifs à la matière et à son analyse. Pour les deux cadres, les réponses attendues devaient présenter les points suivants (reproduction du texte de l’étudiant·e-stagiaire) :

  • « Le premier cadre devait être rempli de molécule d’eau sans espace entre les molécules [½ pt] ».

  • « Le deuxième devait contenir une proportion [½ pt] de 4 molécules d’Azote pour 1 molécule d’Oxygène [½ pt] et des molécules d’H2O en surnombre [½ pt]. Elles devaient être bien espacées [½ pt] et différenciées les unes des autres, avec des couleurs par exemple [½ pt] ».

Dans le but de présenter les problèmes qu’a posé cet exercice aux élèves, nous reproduisons aux figures 13 et 14 deux productions d’élèves choisies par l’étudiant·e-stagiaire parce qu’elles lui paraissent inadéquates. Les commentaires manuscrits de l’étudiant·e-stagiaire sont surlignés en vert.

Figure 11

Une réponse d’élève jugée inadéquate et accompagnée des commentaires suivants : « c’est comme ça qu’on représente un liquide » et « c’est quoi comme molécule ? ».

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Figure 12

Une réponse d’élève jugée insuffisante et accompagnée des commentaires suivants : « c’est quoi cet espace ? » et « c’est quoi comme molécule ? ».

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Toujours du point de vue de l’étudiant·e-stagiaire, dans la première partie (cadre de gauche) ces élèves n’ont pas compris comment représenter de l’eau liquide, malgré la présentation en cours de trois états de la matière avec des modalités sémiotiques spécifiques. Cette partie n’a pas posé de problème aux autres élèves de la classe. Dans la seconde partie (cadre de droite), tous·tes les élèves ont manqué de préciser le type de molécule, à l’exception d’un·e seul·e qui a mentionné qu’il s’agissait de molécules « d’eau ». L’étudiant·e-stagiaire s’est alors remis en question, et a souhaité améliorer la consigne.

Après le cours présentant la perspective sémiologique et la lecture d’un chapitre sur l’écriture des consignes (Gérard & Roegiers, 2009), l’étudiant·e-stagiaire a modifié la consigne de cet exercice. Le résultat est présenté à la figure 13. L’étudiant·e-stagiaire a notamment ajouté un schéma illustratif pour situer les deux cadres d’agrandissement à l’échelle moléculaire par rapport à l’eau qui bout dans une casserole, et retravaillé l’énonciation.

Figure 13

Consigne retravaillée par l’étudiant·e-stagiaire (mise en page par l’auteur).

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La réflexion de l’étudiant·e-stagiaire a porté sur la précision de sa consigne, sur la taille des rectangles – en partant de l’hypothèse que certain·e·s élèves (voir p.ex. figure 12, plus haut) se seraient fatigué·e·s de dessiner les nombreuses molécules – et sur les règles de formulation discursive présentées par les auteurs du chapitre (idem) : 

  • « Préciser les instruments et supports dont l’élève peut se servir pour résoudre l’exercice. »

  • « Utiliser un verbe d’action exprimant un comportement vérifiable. »

  • « Préciser la forme sous laquelle on souhaite la réponse (l’organisation de la réponse, l’unité de mesure...). »

  • « S’adresser directement à l’élève. »

  • « Rédiger des consignes courtes, en privilégiant le style direct, tout en contenant toute l’information nécessaire. »

Il est bien entendu toujours possible d’améliorer encore la consigne ainsi produite. Dans ce sens, après avoir relevé la qualité du travail accompli, le formateur propose dans son commentaire d’ajouter la convention de dessin de la molécule comme une « légende » à disposition (comme le symbole de la molécule d’azote), ou comme « légende » à compléter si les élèves sont censés connaître ces conventions de mémoire. L’enjeu, ici, est de communiquer aux élèves si et dans quelle mesure ces conventions sémiotiques font partie des objectifs d’apprentissage. Sur ce point, le témoignage d’un·e autre enseignant·e, ayant travaillé sur la représentation des molécules pour un autre exercice, est très éclairant quant à ce qu’a apporté la perspective sémiologique à son enquête :

Après avoir étudié cette perspective, j’ai réalisé que certaines productions d’élèves que je considérais comme fausses à l’époque ne l’étaient pas forcément, il aurait fallu discuter avec l’élève lui-même pour le savoir. Notamment pour l’exercice 1d), plusieurs élèves ont représenté les molécules d’oxygène comme étant plus petites que celles d’azote sans respecter la proportion de 4 molécules d’azote pour une d’oxygène que j’attendais. Avec le recul, je réalise que ces différences de taille montraient peut-être cette proportion. Nous n’étions simplement pas dans le même système sémiotique.

Le second exemple, discuté ci-dessous, est également un exercice de sciences de la nature qui comprend une illustration. Cependant, dans cet exemple, le schéma illustratif est partie intégrante des questions posées. Deux questions y font directement référence : la question 2 (« comment s’appelle la structure ci-contre ? ») et la question 4 : 

« Complète les légendes avec 

  • Le sang riche en nutriments.

  • Le sang pauvre en nutriments. »

La difficulté que rencontrent plusieurs élèves est illustrée ci-dessous par deux réponses, reproduites à la figure 14 et mises en regard avec l’image originale qui leur a été fournie.

Figure 14

Comparaison au schéma original de deux réponses aux légendes erronées.

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Ces exemples font partie d’un problème plus général de désignation dans des tâches en biologie qui exigent des élèves de compléter des légendes. La figure 4 fournit une autre illustration, où l’erreur entourée en rouge sur la figure consiste à désigner une partie de la représentation du corps humain par « langue » alors que le terme « cavité buccale » était attendu. Dans ce cas, l’étudiant·e-stagiaire s’interroge également sur la pertinence de compter cette réponse comme une erreur. En effet, non seulement « langue » n’est pas faux en soi, mais il ou·elle relève également que « la flèche semble indiquer un élément à l’intérieur de la bouche plutôt que l’ensemble ».

Figure 15

Illustration d’un exercice de biologie où les élèves complètent la légende.

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Se sentant démunie face à ces difficultés, l’étudiant·e-stagiaire entreprend une enquête à partir de quelques éléments théoriques de sémiologie pour tenter de découvrir ce qui empêche ces élèves de réussir ce type d’exercices. L’enquête conduit à faire l’hypothèse que les élèves analysent le schéma donné dans la consigne pour en extraire une réponse (sur le moment) à partir des indices disponibles, plutôt que de restituer une information ou une théorie apprise par ailleurs et tenter de reconnaître le référent désigné par la consigne. Dans une recherche récente (Kohler, 2023), l’un d’entre nous arrive à des résultats qui corroborent cette hypothèse : en présence d’une consigne doublée d’une illustration, une partie des élèves semblent négliger la consigne discursive pour se concentrer exclusivement sur l’image et son interprétation, ce qui ne manque pas de créer plusieurs situations de malentendu différentes.

Les enseignant·e·s de sciences de la nature ne sont pas les seul·e·s aux prises avec ce type de difficultés, qui les interpellent lors de l’évaluation des travaux écrits, et lors de la conception et l’explication des ressources pédagogiques comprenant des schémas ou des images. La figure 16 ci-dessous reproduit une question lors d’un test d’histoire, où les élèves devaient comparer deux tableaux pour y repérer des similitudes et des différences.

Figure 16

Formulation des questions en regard des savoirs transmis dans une évaluation écrite en histoire.

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L’exercice est conçu de manière à ce que l’un des tableaux, extrait d’une collection datant du Moyen-Âge, corresponde aux caractéristiques des oeuvres de cette époque étudiées en classe, alors que l’autre date de la Renaissance et permet d’y relever, par exemple, l’apparition de la perspective et d’autres spécificités de l’époque. Pour faciliter la comparaison, les deux tableaux ont pour motif la même scène religieuse. Un·e élève déclare voir, sur les deux tableaux, « l’ange prendre en photo la femme en face de lui ». Si cette réponse semble clairement erronée dans le contexte d’un cours d’histoire, puisqu’elle constitue un anachronisme flagrant, elle soulève néanmoins la redoutable difficulté d’une lecture de la posture corporelle des protagonistes représentés sur les tableaux, dont la position de la main n’évoque plus le salut ou la bénédiction aux nouvelles générations, mais le port du téléphone portable au moment de l’utiliser comme un appareil photo. Cet exemple est également révélateur des enjeux d’un enseignement de et avec des éléments de sémiologie, au sens où la position de la main n’a pas été identifiée par l’étudiant·e-stagiaire, avant son enquête, comme une part intégrante et importante des savoirs historiques à transmettre.

D’autres enjeux sémiotiques relevés par les enquêtes sont plus triviaux, mais néanmoins importants, comme le souligne une étudiante-stagiaire qui a utilisé une suite de tâches que les élèves sont censé·e·s effectuer en suivant une feuille de route. Mais celle-ci renvoie tantôt à des exercices du « fichier élève », tantôt au livre de l’élève (voir figure 17) : nombre d’entre eux ne revenaient pas à la feuille de route pour poursuivre le parcours mais continuaient l’exercice 16 du fichier de l’élève, une fois les points a, b et c de l’exercice 16 complétés.

Figure 17

Une feuille de route avec de multiples renvois à d’autres documents.

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Parmi les enjeux triviaux mais néanmoins importants, on peut citer l’usage et la conversion des unités de mesure – d’autant plus importants ici que ces éléments font partie intégrante des objectifs de l’enseignement des mathématiques – qu’illustre l’exemple reproduit à la figure 18, où l’élève assimile bien la correspondance de « kilo » (représentée par la lettre « k ») avec la quantité « mille » (ou exprimé « 1’000 »), mais échoue à sa notation ou à sa conversion.

Figure 18

Production d’un·e élève lors d’un exercice de conversion d’unités en mathématiques.

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Faisant l’hypothèse que l’élève manque de pratique de la lecture pour réussir la notation active demandée dans cet exercice, puisqu’en général ni les manuels ni les exercices distribués ne mentionnent systématiquement les unités de mesure dans les formulations intermédiaires, l’étudiant·e-stagiaire invente une nouvelle pratique (voir figure 19), plus explicite, qui permet aux élèves d’avoir constamment sous les yeux les problèmes que pose, parfois, la conversion d’unités de mesure, comme c’est le cas ici pour le passage des secondes en dixième de minute.

Figure 19

Une nouvelle pratique faisant un usage systématiquement explicite des unités de mesure.

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Les pratiques de remédiation aux difficultés des élèves ne se limitent pas à l’amélioration de la mise en page, des illustrations et de la formulation des consignes dans les fiches distribuées aux élèves, mais comprennent aussi la mise en place de petits rituels, comme la reformulation des consignes par un·e élève pour la classe, ou encore des pratiques pédagogiques donnant plus d’espace aux commentaires explicites des images et schémas, voire exigeant des élèves qu’ils produisent eux-mêmes des schémas.

La prise de conscience des enjeux sémiotiques va plus loin, pour la plupart des étudiant·e·s-stagiaires engagé·e·s dans ces enquêtes : elle leur permet de prendre conscience, très concrè-tement, de la validité du principe de l’approche systémique – un problème rencontré à l’école trouve sa solution à l’école – en observant que ces multiples « erreurs » trouvent une origine ou une explication dans les pratiques scolaires elles-mêmes, en particulier sous la forme de malentendus, plutôt que dans le (manque de) savoir des élèves. Cette citation d’un·e étudiant·e revenant sur une expérience de formation en pédagogie spécialisée illustre bien cette prise de conscience et son importance pour la formation professionnelle :

Les enseignants se trouvent quotidiennement confrontés à des situations problématiques avec les élèves. Selon Curonici et al. (2014), c’est dans les interactions que les élèves expérimentent à l’école qu’il faut chercher la solution aux problèmes d’inadaptation scolaire.

Mes observations m’ont conduite à deux constats : le premier est que les enseignant·e·s essaient toujours de comprendre la ou les raison(s) de cette situation et évoquent des éléments extérieurs à l’école, ce qui leur enlève leur pouvoir d’agir. En effet, ces derniers ont le pouvoir d’action uniquement sur ce qui se passe à l’école et non pas sur ce qui se passe dans le cercle privé. Ils se retrouvent donc démunis face à ces situations problématiques auxquelles ils sont confrontés.

Le deuxième constat est que les enseignant·e·s essaient de résoudre les situations problématiques souvent toujours de la même manière. Ils changent rarement leurs « lunettes » pour avoir un autre regard de la situation. Toute la difficulté réside dans le fait de changer son regard et pour ce faire, il faut parler de ses difficultés et surtout être accompagné dans sa pratique, ce qui manque parfois aux enseignants. Ils font alors « toujours plus de la même chose.

Ces quelques exemples illustrent l’intérêt et l’importance pour les enseignant·e·s d’adopter, parfois, un regard de sémiologue sur leurs pratiques et celles des élèves.

3.3. Regards croisés et premières observations

Le rôle de la communication et les multiples dimensions des situations discursives de l’enseignement-apprentissage pointent l’importance d’une considération sémiologique des situations d’enseignement-apprentissage et son intégration dans la formation des enseignant·e·s.

Des enjeux concrets se dégagent :

  • au niveau de la communication entre enseignant·e·s et élèves, que ce soit dans la transmission directe des savoirs, dans la formulation des consignes et lors de leur matérialisation, en signes, écrits et/ou iconiques ;

  • au niveau de la vision du rôle de l’enseignant·e et de la posture d’accompagnement des élèves dans leurs apprentissages de la subtile combinaison de connaissances et de compétences ;

  • au niveau des objectifs mêmes d’acquisition de langages, que ce soit le langage mathéma-tique et ses spécificités, la langue de scolarisation et la culture qu’elle véhicule ou d’autres langages, au sujet desquels les enseignant·e·s opèrent des choix déterminants pour les acquisitions des élèves ;

  • au niveau des objets de savoirs eux-mêmes et des enjeux didactiques de leur approche située ;

  • au niveau de l’évaluation, puisque souvent ce qui apparaît comme une « erreur » dans un travail écrit peut trouver sa source dans une adaptation de l’élève au milieu sémiotique de sa classe, avec plus ou moins de bonheur ;

  • au niveau des compétences à l’interprétation des discours mais aussi de la multimodalité des supports et des pratiques discursives : le schéma scientifique, l’image, le contenu médiatique, etc.

Pour ne pas donner l’impression que la sémiotique peut être étudiée isolément d’autres pers-pectives et disciplines de sciences humaines, nous rappelons que l’interprétation et la production d’un discours, de signes et symboles, sont toujours intrinsèquement liées à un milieu – ne serait-ce que le milieu historico-culturel – et plus globalement à une culture dont l’ensemble ne se prête guère à la description exhaustive ni à la transmission directe.

Ramenée aux dispositifs décrits ci-dessus, les enseignant·e·s stagiaires construisent, re-construisent et re-négocient le sens attribué en l’institutionnalisant dans les traces accumulées au long de leur expérience interprétative. Du point de vue des tâches, la formation des enseignant·e·s privilégie la mise en discours, orale et écrite, pour acquérir des savoirs et des compétences professionnelles (Vanhulle et al., 2015). Pour les contextualiser, la mise en posture d’auteur (Meizoz, 2004) peut permettre à l’apprenant·e d’objectiver ses représentations en sémiotisant ses actions, c’est-à-dire en les rendant « manifestes au moyen de signes » (Micheli, 2014), afin qu’elles relèvent de l’expérience (Dewey, 1993 ; Vygotski, 2003) et permettent d’incarner les savoirs (Lebreton Reinhard & Grilli, 2022).

4. Discussion : quelle sémiologie pour l’enseignement et la formation des enseignant·e·s

Les enjeux identifiés ci-dessus dépassent l’échelle des dispositifs présentés, pour interroger la pertinence de l’introduction d’une sémiologie dans la formation des enseignant·e·s. Nous pouvons déjà relever trois champs d’investigation pour former les enseignant·e·s à la sémiologie :

  • celui des dispositifs didactiques et pédagogiques, dans lequel la sémiotique constitue un outil pour questionner les liens que l’apprenant·e doit faire entre ce qui lui est enseigné et ce qu’il connaît pour accepter la nouveauté (Cope & Kalantzis, 2016), entre ce qui est offert à ses connaissances et ses expériences pour développer les nouveaux apprentissages visés par l’enseignant ;

  • celui de l’adoption par l’enseignant·e d’une perspective sémiologique pour s’engager dans une démarche réflexive a priori et a posteriori. Pendant l’enseignement, c’est une posture médiatrice de savoirs au service du développement des compétences des élèves. Si le même socle commun de connaissances reste un objectif de transmission, il se fait dans la prise en considération de l’accompagnement d’individus engagés dans une construction de sens qui leur est propre, de sorte que les processus de communication sont vécus dans un aller-retour permanent entre l’individuel et le collectif ;

  • celui de l’apprentissage, dans lequel elle permet de donner à la sémiose des élèves, en qualité de processus, une place centrale servant ainsi une approche différenciée de l’acquisition des compétences et des savoirs. L’intention didactique doit ainsi viser l’outillage de cette sémiose pour servir l’interprétation négociée, générant des représentations nouvelles au service d’une agentivité citoyenne chez les élèves.

Quelle sémiologie permet de jouer ce rôle pour les pratiques professionnelles ? La sémiologie de Peirce ou sa version simplifiée selon Grize (1996) ou Vermersch (2012) – nous semble une bonne option, car elle dispose de l’ancrage pragmatique qui permet de considérer toute situation d’enseignement-apprentissage comme une interaction située (Dewey, 1930). En effet, elle prend comme point de départ les actions des apprenant·e·s pour accéder aux croyances qui les régissent (Peirce, 1997). L’ancrage culturel indispensable à toute production et interprétation de signes, discours, etc., est pris en charge selon Grize (1996) en qualité de préconstruits culturels utilisés à la fois dans la construction d’une schématisation, mais aussi lors de la nécessaire reconstruction par l’auditoire qui tente de lui donner le sens intentionné. Les préconstruits culturels sont définis par Grize comme l’ensemble des connaissances que l’on mobilise forcément dès que l’on prend la parole, et qui pourtant vont bien au-delà du sens (conventionnel) des mots, car ils sont autant sociaux que cognitifs. Ils comprennent les lieux communs, par exemple, et tout ce qui permet, malgré la coloration personnelle que l’on donne aux termes, de néanmoins permettre aux interlocuteurs·rices de se comprendre, au moins dans une certaine mesure.

Nous retrouvons un autre point commun aux deux dispositifs présentés  : la réflexivité imposée par la complexité de la combinaison sémiotique iconotextuelle a constitué dans chacun des dispositifs une opportunité pour outiller la sémiose des élèves et faire émerger un espace ou processus d’intelligibilité, comme celui que Peirce décrit entre la perception et son objet (1997). Tout apprentissage dépend d’une aptitude à l’interprétation des « processus d’action de la connaissance » indissociable d’une pratique réflexive (Morandi, 2004, § 13). Le concept de représentation permet de relier la sémiologie à l’anthropologie et à la psychologie (Vergnaud, 2007), à l’articulation de l’individuel et du social permettant à l’individu d’y placer des connaissances, des valeurs et des actions (Laplantine, 2003). Prise dans son acception anthropologique, la fabrication de représentations nouvelles chez les apprenant·e·s devient synonyme d’apprentissages porteurs d’une dimension axiologique permettant de développer l’agentivité du sujet (Sen, 1985, 2010).

En formation des enseignant·e·s, l’enseignement de la sémiologie orientée vers la pratique a pour finalité principale la prise de conscience de la complexité de la fabrication de sens. Néanmoins, l’expérience de l’interprétation sémiotique de traces réalisées ou réalisables par des élèves ouvre la voie au développement d’une véritable prise en compte de l’interprétation dans les didactiques disciplinaires, grâce à la prise en considération :

  • de la diversité des interprétations, ou pluralité sémiotique. À partir de sémioses effectuées par les élèves, la négociation d’un sens partagé va permettre la construction de compétences d’écoute, de découverte de l’altérité, de structuration, d’argumentation, de critique, d’engagement ;

  • des enjeux de posture dans l’articulation des représentations individuelles et collectives, en fonction des choix de communication des savoirs enseignés que l’enseignant·e transpose dans le milieu didactique;

  • de l’aubaine didactique que représentent les multiples modalités sémiotiques utilisées en pratique et dans les supports de communication : le jeu entre ces modalités constitue une formidable opportunité pour construire des connaissances, ou pour en observer la construction, notamment à travers la question de la redondance ou de la coordination entre ces modalités.

S’il paraît assez évident, dans les exemples présentés dans l’article, que ceux-ci sont spécifiques à la communication de savoirs très pointus, le rôle de l’image, dans sa fonction indexicale, ne manque pas de poser des problèmes aussi flagrants que redoutables pour ce qui est de ses usages dans l’enseignement. En fait, à la rédaction de cet article, nous avons pris conscience que, pour nos deux exemples de pratiques relatés ici, c’est à chaque fois la présence de l’image qui a provoqué la réflexion sur les enjeux sémiotiques de l’enseignement, jusqu’à nous conduire à chercher des outils dans ce domaine et constituer une perspective utile à la formation des enseignant·e·s. Plus particulièrement, la signification par l’image soulève le problème du contexte historico-culturel de son usage, et de manière potentiellement diverse pour chacun des usages particuliers qui en est fait. En outre, la manière dont l’image fonctionne dans le milieu didactique pour potentiellement faciliter les apprentissages des élèves est, elle aussi, multiple et variée, mais ne fait pratiquement jamais l’objet d’une réflexion consciente et raisonnée lors de la conception d’un dispositif ou d’une ressource pédagogique.

Dès lors, la sémiologie relève que le rôle que peut jouer l’enseignant·e dans ce rapport à la culture est, au mieux, celui d’un·e médiateur·rice (Bruner, 1996). Que ce soit dans un choix pointu d’utiliser telle ou telle règle pour l’écriture des équations en classe – par exemple, en mentionnant systématiquement les unités de mesure en cours de mathématiques – ou dans les commentaires et interprétation d’images issues des médias, ou encore dans la conception et présentation d’illustrations conçues par les élèves eux-mêmes, la dimension sémiotique et ses enjeux fondamentaux pour l’apprentissage (définir et donner une forme aux savoirs enseignés, valider les connaissances acquises, etc.) interpellent non seulement les processus de communication, mais aussi l’ensemble du milieu culturel dans lequel l’enseignement prend place. Introduire une perspective sémiologique dans l’enseignement nous parait ainsi indissociable d’une approche interdisciplinaire de l’éducation.

Une prise en compte plus réfléchie de la sémiotique à l’école permettrait ainsi aux enseignant·e·s comme aux élèves de prendre conscience de la complexité de la construction du sens, offrant de part et d’autre l’opportunité de développer de meilleures compétences en communication, coopération, mais pas sans franchir les frontières disciplinaires, au sens académique comme scolaire du terme, pour inclure l’ensemble de la culture et de la société au moment d’aborder la pluralité sémiotique. Par contre, à ces conditions, le travail conscient sur la dimension sémiotique, faisant plus systématiquement usage d’une pluralité de mise en signes des savoirs, a non seulement le potentiel de diminuer les difficultés de communication effectives, à travers leur prise de conscience et leur explicitation, mais également de stimuler des apprentissages plus approfondis de la matière enseignée, que ce soit par les opportunités de sémiotisation offertes aux élèves, ou par le soin apporté par les enseignant·e·s à leurs supports et ressources.

5. Conclusion

À partir des exemples présentés dans cet article, de l’analyse des deux expériences et des deux approches, il nous semble que la considération sémiologique des situations d’enseignement-apprentissage permet d’envisager plusieurs rôles à attribuer à la sémiologie dans la formation des enseignant·e·s.

Chacun des points suivants ouvrent des perspectives de recherches empiriques spécifiques. Ainsi, dans le contexte de la formation des enseignant·e·s, une sémiologie « de terrain » permettrait de :

  • développer les compétences d’analyse a priori et a posteriori de la pratique enseignante ;

  • favoriser le paradigme de l’apprentissage (Saint Onge, 1996) qui centre l’action de l’enseignant·e sur l’élève et son développement et le ou la conduit à adopter une posture médiatrice, qui nous semble indispensable à l’époque de la disponibilité du savoir (Internet, IA, etc.) ;

  • instrumentaliser le milieu didactique face à la multimodalité des supports et des pratiques ;

  • mettre fin au cloisonnement des savoirs en faisant de la perspective sémiologique un vecteur de trans- ou interdisciplinarité ;

  • faire des apprenant·e·s des lecteurs·rices outillé·e·s du monde extra-scolaire ;

  • maintenir ou construire une posture critique face à la culture et participer ainsi au socle commun de connaissances nécessaires au vivre ensemble et au fonctionnement d’une société.

Dans les deux dispositifs présentés, pour objectiver leurs représentations et les transformer en représentations nouvelles, les apprenant·e·s ont été placé·e·s dans une situation d’enseignement-apprentissage qui pouvait être sémiotisée. Pour la rendre manifeste au moyen de signes (Micheli, 2014) et donc expérientielle (Dewey, 1993 ; Vygotski, 2003), la mise en posture d’auteur·e (de consignes comme d’images) pour travailler l’écart sémantique a permis de mobiliser des compétences réflexives au service des différents types de connaissances (Vergnaud, 1996). Ces expériences ont questionné la posture enseignante, l’environnement didactique et pédagogique relevant de leur responsabilité d’enseignant·e pour accompagner la compréhension et l’interprétation.

Introduire la sémiologie en formation des enseignant·e·s revient à considérer la notion de « ressource sémiotique » particulièrement développée par la sémiotique sociale anglosaxonne (Jewitt, 2017) pour considérer les actions et les objets que les enseignant·e·s mobilisent pour communiquer, qu’ils soient produits par le corps ou la technologie. En s’appuyant sur le concept de multimodalité, la communication et l’interaction en classe relèvent de la culture plus que du seul langage, qui n’est plus un simple code mais une ressource pour fabriquer du sens (Van Leeuwen, 2005). Les signes produits en classe constituent des substituts d’objets, extérieurs ou intérieurs, qui sont des intermédiaires entre le sujet et l’objet, entre la conscience de l’émetteur·rice et celle du ou de la récepteur·rice. Au-delà de l’espace de rencontre physique que représente la classe d’école, la forme scolaire relève de l’habitat d’un espace social composé d’interlocuteurs·rices (Erali, 2011) qui règlent leurs échanges implicites et explicites dans une perspective d’apprentissage.