Résumés
Résumé
Cet article vise à clarifier le concept de littératie communautaire et en produire une définition afin de mieux comprendre ses champs d’étude et d’action. La méthodologie repose sur une recherche documentaire comprenant une analyse bibliométrique et une revue systématique de la littérature réalisée sur un corpus de textes anglo-américains, incluant quelques textes en français, et hispanophones. Les résultats de cette recherche révèlent que le concept de littératie communautaire s’appuie sur une série de dimensions constitutives : la différence et la diversité, la situation locale, un dispositif critique et éthique, la délimitation et le continuum des littératies. Cette analyse documentaire particulièrement complète et ces résultats permettront d’enrichir les approches théoriques et pratiques tout en favorisant l’engagement des différents actrices et acteurs en matière de littératie communautaire.
Mots-clés :
- littératie communautaire,
- littératies locales,
- littératie médiatique multimodale,
- production documentaire,
- revue de la littérature
Abstract
This article aims to clarify the concept of community literacy and produce a definition in order to better understand its fields of study and action. The methodology is based on a literature search including a bibliometric analysis and a systematic review of the literature conducted on a corpus of Anglo-American and Spanish-language texts. The results of this research reveal that the concept of community literacy is based on a series of constitutive dimensions: difference and diversity, locality, critical and ethical agency, delineation and continuum of literacies. This comprehensive review of the literature and these findings will enrich theoretical and practical approaches while fostering the engagement of different actors in community literacy.
Keywords:
- community literacy,
- local literacies,
- multimodal media literacy,
- documentary production,
- literature review
Corps de l’article
Introduction
Le rôle de la communauté dans les pratiques et les interventions en littératie est un sujet traité dans un nombre assez important de publications scientifiques et professionnelles pour assurer l’intérêt d’une revue de la littérature. En l’espace de quelques décennies, la littératie communautaire s’est révélée être à la fois un objet de recherche et un enjeu politique prioritaire. À titre d’exemple, en 2011, le ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport du Québec a commandé auprès de chercheuses de l’Université TELUQ une recension des écrits scientifiques sur la littératie familiale et communautaire dans le but de mieux soutenir les familles dans le développement des habitudes de lecture chez les jeunes. Les recherches recensées (Beauregard et al., 2011) ont alimenté une réflexion qui a contribué à la seconde phase du Plan d’action sur la lecture à l’école (Ministère de l’Éducation et de l’Enseignement supérieur [MEES], 2005) et qui a fait évoluer la vision de la Politique sur la réussite éducative, de même que la stratégie qui lui est rattachée (MEES, 2017, 2018). Cette politique publique interpelle les acteurs communautaires dans l’accompagnement des parents et des milieux éducatifs à la mise en oeuvre d’une véritable communauté éducative (MEES, 2017, p. 23, p. 68, 2018).
Dans la foulée, des chercheuses et des chercheurs ont récemment lancé un appel à l’ensemble des villes du Québec pour qu’elles s’engagent plus activement dans le renforcement de la « vitalité de la littératie chez les différents groupes de population » en ciblant une série d’actions à promouvoir du côté des bibliothèques publiques, des organismes, des associations, des groupes communautaires, des agents publics, afin d’accroître leur impact (Dezutter et al., 2021). Ces préoccupations nous amènent à nous questionner sur les conditions favorables à la réalisation d’un projet de littératie communautaire, abordé comme un ensemble de pratiques et de programmes reliés à la littératie familiale, à la littératie des adultes et des jeunes qui sont supportés par une variété d’instances telles que les groupes communautaires, les bibliothèques, les musées, les milieux de travail, les agences gouvernementales, etc., en dehors du cadre scolaire (Henry et Stahl, 2021).
Nous avons retracé dans les écrits officiels l’une des premières références à la littératie communautaire en 1976 par le biais d’un manuel intitulé Right to Read Manual for Community Literacy Program Development. D’emblée, la littératie communautaire y est reliée à sa dimension éthique, le droit de lire, mais aussi à la conviction que les capacités pour affronter les défis de l’illettrisme résident dans les communautés elles-mêmes : « the philosophy reflected in this manual is the assumption that the impetus for eliminating illiteracy in each community should come from within rather than be mandated from without » (Steinhour, 1976, p. 89). Si, depuis cette date, les programmes de littératie communautaire se sont multipliés, un nombre croissant de recherches ont aussi été consacrées, à partir des années 1990, à ce domaine, ce qui démontre un intérêt accru de la part de la communauté scientifique pour ces questions. Et pour preuve, en 2006, la revue Community Literacy Journal est fondée; celle-ci se présente comme un creuset interdisciplinaire destiné à diffuser la recherche universitaire et les travaux réalisés par les acteurs et actrices de terrain.
Notre équipe[1] s’est donc intéressée à l’étude du phénomène de la littératie communautaire en produisant une recherche documentaire comprenant une analyse bibliométrique et une revue systématique de la littérature afin de le clarifier et d’accroître notre compréhension du concept et de son champ d’études. Nous cherchons également à mieux prendre la mesure de l’importance de la littératie communautaire au sein de la production scientifique en sondant le registre et la diversité des pratiques exposés dans les travaux s’y rapportant.
Pour atteindre ces objectifs, une analyse quantitative de publications liées à la littératie communautaire a été d’abord réalisée. Des approches bibliométriques et de fouilles de texte ont été appliquées à deux ensembles de notices bibliographiques afin d’identifier des indicateurs de l’évolution de la recherche sur la littératie communautaire. Dans un premier temps, les notices bibliographiques contenant les expressions « littératie communautaire » ou « community literacy » ont été analysées pour décrire des caractéristiques des publications dans différents domaines, notamment en sciences de l’éducation et en sciences de l’information. Dans un deuxième temps, les données bibliographiques des articles de la revue Community Literacy Journal ont été examinées dans le but de dresser un portrait plus précis des thématiques abordées.
Cette première exploration des résultats a été suivie d’une revue systématique des écrits scientifiques qui a permis de dégager une cartographie des significations revêtues par le concept à l’étude à partir des approches contribuant à le définir dans les contextes anglo-américain et espagnol.
Les méthodes envisagées dans notre recherche sont pensées en réponse au défi conceptuel identifié dans la première revue de la littérature de 2015, qui s’était heurtée à la rareté des définitions existantes et à la difficulté de réconcilier celles qui apparaissent disponibles, mais qui ne se prêtent pas à « une définition commune faisant consensus » (Beauregard et al., 2011, p. 10). Notre analyse des écrits permet ainsi, dans cette perspective, de jeter ainsi un nouvel éclairage sur les complexités du concept et les différents niveaux d’organisation sous-jacents qui font émerger, en se croisant, les possibles de la littératie communautaire et de son pouvoir d’action. Nous verrons aussi comment le concept de littératie communautaire s’appuie sur une série de figures constitutives : la différence et la diversité, la situation locale, un dispositif critique et éthique, la délimitation et le continuum des littératies.
Ainsi, nous serons en mesure d’actualiser, avec de nouveaux paramètres, l’état des connaissances en littératie communautaire et de sa mise en oeuvre de façon à paver la voie pour des recherches ultérieures sur ces questions au sein des communautés éducatives au Québec et ailleurs.
1. Analyse quantitative et caractérisation des publications sur la littératie communautaire
L’analyse d’ensembles de notices bibliographiques liées à la littératie communautaire permet de révéler la dynamique de la production savante dans ce domaine sous plusieurs angles : chronologie de la production, dynamique de collaboration des autrices et des auteurs, domaines de recherche, sujets traités. Dans un premier temps, un portrait plus global (à un niveau « macro ») a été réalisé à l’aide d’une analyse des notices bibliographiques des publications où se retrouve l’expression « littératie communautaire » ou son équivalent en anglais « community literacy ». Dans un deuxième temps, un portrait plus précis (à un niveau « micro ») a été approfondi grâce à l’examen de la production d’un périodique d’importance pour ce domaine de recherche, le Community Literacy Journal. Afin de présenter ces deux portraits, nous détaillons d’abord la méthodologie utilisée pour construire et analyser les ensembles de notices bibliographiques.
1.1. Méthodologie
1.1.1. Ensembles de notices bibliographiques
Les notices bibliographiques exploitées pour réaliser le macro-portrait proviennent de cinq bases de données : Education Resources Information Center (ERIC), Library & Information Science Abstracts (LISA), Library Literature & Information Science Index (H. W. Wilson) (LLIS), Library, Information Science & Technology Abstracts (LISTA), et Web of science (WOS). Ces bases de données ont été retenues afin de croiser différents regards disciplinaires. ERIC est une base de données reconnues dans le domaine de l’éducation, domaine où l’on retrouve une part importante de la recherche sur la littératie communautaire. LISA, LLIS et LISTA sont trois bases de données importantes dans le domaine des sciences de l’information, perspective disciplinaire privilégiée pour cette recension, en sus de celle de l’éducation. La recherche sur la littératie communautaire y étant peu présente, trois autres bases de données ont été retenues pour assurer une meilleure couverture des champs disciplinaires traitant de la littératie communautaire. Finalement, WOS a été retenu pour apporter un regard pluridisciplinaire.
Une stratégie de recherche similaire a été appliquée à toutes les bases de données mentionnées ci-haut, qui consistait à chercher l’expression « littératie communautaire » ou « community literacy » dans le titre, le résumé et les sujets. Les recherches effectuées le 30 juillet 2021 ont permis d’obtenir un total de 297 notices (avec doublons), ou de 269 notices, une fois les doublons éliminés (voir Tableau 1). L’identification des doublons a été possible en important les notices dans Zotero.
Les notices bibliographiques utilisées pour le microportrait proviennent de deux sources. D’une part, les notices bibliographiques de la revue Community Literacy Journal indexées dans la base de données ERIC ont été téléchargées (147 notices). D’autre part, l’indexation dans ERIC n’étant pas complète (les derniers numéros n’étaient pas indexés dans ERIC au moment de la constitution du corpus et certaines omissions y ont été identifiées), ces données ont été complétées manuellement par notre équipe de recherche pour ajouter les articles qui n’y étaient pas indexés (53 notices). Nous avons ainsi obtenu 200 notices pour l’analyse du deuxième corpus.
1.1.2. Analyse des données
Des analyses bibliométriques ont été effectuées sur les notices bibliographiques des deux corpus afin d’obtenir certains dénombrements : par exemple, le nombre de publications par année, le nombre de publications par autrice et auteur[2]. Les tableaux de fréquence ainsi que les graphiques ont été produits à partir de tableaux ou de graphiques croisés dynamiques dans Excel. Pour certains champs des notices bibliographiques comportant plusieurs occurrences (p. ex., le champ Auteur où peuvent se retrouver plusieurs autrices et auteurs séparés par un point-virgule), un traitement préalable a été effectué à l’aide du logiciel OpenRefine afin de découper ces occurrences; le résultat de ce traitement a été par la suite importé dans Excel pour effectuer les tableaux ou les graphiques croisés.
En sus des champs où se trouve la liste des sujets traités, les titres et les résumés sont des champs qui permettent de qualifier les thématiques abordées, tout particulièrement en utilisant les mots des autrices et des auteurs. Comme ces champs sont en texte libre, des techniques de fouille de texte peuvent être exploitées pour en extraire de l’information utile[3]. À cette fin, les titres et les résumés ont été exportés d’Excel dans un format compatible avec la suite de Provalis Research, plus particulièrement son logiciel WordStat, spécialisé dans la fouille. Ce dernier a été utilisé pour extraire les segments répétés les plus fréquemment utilisés et les mettre en relation. Les relations entre les segments répétés ont été évaluées en fonction de leur présence dans une même publication. De plus, les formes au pluriel et au singulier d’un même mot ont été regroupées ensemble, que ce soit manuellement ou automatiquement, en exploitant les lexiques intégrés au logiciel.
1.2. Résultats de l’analyse quantitative de publications
1.2.1. Publications associées à « littératie communautaire »/« community literacy »
L’objectif de ce premier niveau d’analyse est de dégager un portrait de la dynamique des publications associées à l’expression « littératie communautaire » ou « community literacy », plus particulièrement l’évolution de la production dans le temps, la dynamique d’autorat, les disciplines impliquées, les sujets traités plus spécifiquement en éducation ainsi qu’en sciences de l’information.
L’analyse du corpus global de 269 notices (sans doublons), toutes disciplines confondues, permet d’identifier quelques tendances générales. D’une part, depuis la première publication identifiée en 1976 (Steinhour, 1976), on observe une relative croissance de la production au fil des ans, donc de l’utilisation de cette expression (voir Figure 1). Le nombre de publications par année demeure tout de même assez limité, le maximum observé étant de 15 en 2021.
D’autre part, selon le type de notices dans Zotero, les articles de périodiques (catégorie qui inclut aussi des publications dans des actes de congrès) prédominent avec 222 articles (82,53 % des publications). À elle seule, la revue Community Literacy Journal représente 45 articles. Ce corpus de publications traitant de littératie communautaire s’avère être l’oeuvre d’un grand nombre d’autrices et d’auteurs. Pour les 243 publications où des autrices et des auteurs sont mentionnés, 436 entrées distinctes (sans compter la mention « And Others » [et al] mise à la place d’un nom d’autrice ou d’auteur dans certains cas) sont dénombrées entre 1976 et 2021. Toutefois, seuls 23 autrices et auteurs sont associés à plus d’une publication où l’on retrouve l’expression « littératie communautaire » ou « community literacy » et sont donc plus étroitement liés à ce concept. Les deux auteurs les plus productifs, B. O. Ahinkorah et Paul Feigenbaum, sont associés chacun à 4 publications uniquement. Un peu plus de la moitié des publications ne possèdent qu’une seule signature (55,56 %), la pratique des publications individuelles demeurant assez répandue globalement; la moyenne d’autrices et d’auteurs par article pour toute la période (1976-2021) est de 1,98. On remarque toutefois, depuis 2018, une augmentation du nombre moyen d’autrices et d’auteurs par article par année, de 2,3 en 2018 à 4,6 par article en 2021. La tendance observée dans d’autres disciplines à la cosignature d’articles par plusieurs autrices et auteurs semble vouloir aussi s’installer.
L’examen des 80 notices repêchées dans WOS permet de dresser un portrait des disciplines recourant à l’expression « littératie communautaire » ou « community literacy », notamment à l’aide du champ Research area (domaine de recherche). Entre 1993, année de la première publication identifiée dans WOS, et 2021, 31 domaines de recherche différents ont été associés aux notices révélant ainsi la multiplicité des perspectives disciplinaires. Cependant, la majorité des domaines ne sont associés qu’à une publication unique (58 %), seuls 13 domaines sont liés à plus d’une publication, ce qui dénote, pour ces 13 domaines, un intérêt plus grand pour cette thématique (voir Tableau 2). Ces 13 domaines couvrent presque la totalité des 80 notices repérées (73 des 80 notices, soit 91,25 %). Un domaine de recherche est visiblement plus représenté dans le corpus, soit Education & Educational Research. Il est à noter que le domaine correspondant aux sciences de l’information (Information Science & Library Science) n’est attribué qu’à une seule publication.
Une diversité des perspectives est aussi visible dans les segments les plus fréquemment utilisés par les autrices et les auteurs dans les titres et les résumés des publications (voir Tableau 3). On y retrouve en particulier la présence des pratiques et des programmes en littératie communautaire, inclus dans la définition de littératie communautaire.
L’analyse des notices bibliographiques repérées dans la base de données ERIC permet de porter un regard sur la production documentaire dans le domaine de l’éducation, recourant au concept de littératie communautaire. Lorsque l’on observe les mots-clés attribués aux publications (champ Manual Tags), on retrouve 1060 mots-clés distincts, témoignant ici aussi d’une multiplicité de perspectives, perspectives se rattachant toutefois à des thématiques liées à un domaine de recherche principal, l’éducation. La distribution des mots-clés au sein des publications révèle une distribution de type Pareto : un petit nombre de mots-clés sont plus populaires, et un grand nombre ne sont utilisés qu’un petit nombre de fois, voire qu’une seule fois (605 des 1060 mots-clés ne sont associés qu’à une seule publication, soit 57,08 %). Dix-huit mots-clés ont été associés à au moins 10 % des publications, ces dix-huit mots-clés offrant une bonne couverture des 184 notices (179 notices, soit 97,28 %) (voir Tableau 4). On y retrouve notamment des concepts au coeur même de la définition de la littératie communautaire (littératie familiale, littératie des adultes, programmes) ainsi qu’en résonnance avec sa dimension communautaire. La perspective disciplinaire y est aussi fortement représentée.
Les segments répétés retrouvés dans les titres et les résumés des publications font aussi bien ressortir les liens forts entre la littératie communautaire et d’autres types de littératie (voir Figure 2). De plus, on y retrouve les concepts fondamentaux de la définition de la littératie communautaire (Henry et Stahl, 2021), soit la littératie familiale, la littératie des adultes ainsi que les programmes de littératie.
L’examen des 30 notices provenant de bases de données en sciences de l’information révèle aussi une certaine diversité des perspectives, avec, au total, 153 mots-clés distincts utilisés, mais avec seulement un nombre restreint de mots-clés attribués à plus de 10 % des publications (11 mots-clés) (voir Tableau 5). Ces 11 mots-clés représentent 20 des 30 notices (66,66 %). Tout comme en éducation, le concept de littératie est présent parmi les mots-clés les plus utilisés. Il est toutefois accompagné, dans ce cas-ci, de mots-clés en lien avec la perspective disciplinaire, notamment Libraries, Library Materials et Information Work. Cette perspective disciplinaire est aussi visible dans les segments répétés fréquemment utilisés dans les titres et résumés des publications (voir Figure 3).
1.2.2. Le cas du périodique Community Literacy Journal
Le périodique interdisciplinaire Community Literacy Journal (CLJ) a pour mission de publier des travaux, tant de chercheuses et de chercheurs universitaires que de praticiennes et de praticiens, qui contribuent à l’avancement des connaissances sur la littératie communautaire (https://digitalcommons.fiu.edu/communityliteracy/). Leur définition de la littératie communautaire rejoint celle présentée précédemment :
We understand “community literacy” as including multiple domains for literacy work extending beyond mainstream educational and work institutions. It can be found in programs devoted to adult education, early childhood education, reading initiatives, or work with marginalized populations, but it can also be found in more informal, ad hoc projects, including creative writing, graffiti art, protest songwriting, and social media campaigns.
https://digitalcommons.fiu.edu/communityliteracy/
Le premier numéro a été publié en 2006, puis a poursuivi un rythme de publication de deux numéros par année. À ce jour, 30 numéros ont été publiés. Chaque numéro présente en moyenne 6,67 articles de fond (sans compter les comptes rendus de lecture et les éditoriaux). Au total, 200 articles de fond ont été répertoriés. Sur les 147 articles indexés dans ERIC, 145 sont décrits comme des rapports (rapports de recherche [35], rapports descriptifs [65] et rapports évaluatifs [45]). La longueur des articles est variable, allant de quelques pages jusqu’à une trentaine de pages pour une moyenne de 16,07 pages.
Les mêmes tendances que précédemment pour les publications associées à l’expression « littératie communautaire » ou « community literacy » peuvent être observées sur le plan de l’autorat : seuls quelques autrices ou auteurs ont publié plus d’un article dans la revue (25 sur les 306 autrices et auteurs, soit 8,17 %), la plus prolifique étant Shannon Carter, qui en a publié 6. La majorité des articles sont écrits par une seule personne (136 articles sur les 199 articles où des autrices et auteurs ont été identifiés, soit 68,34 %), ce qui dénote des pratiques d’écriture majoritairement individuelles.
Quatre-vingt-dix sujets ont été attribués à 192 articles, dont uniquement 37 à plus d’un article. Trois sujets ressortent tout particulièrement comme assignés à plus de 10 articles : Higher Education (54 articles), Postsecondary Education (32 articles), Adult Education (28 articles).
L’extraction des segments répétés présents dans les titres et les résumés qui sont rattachés au concept de community literacy révèle des préoccupations variées (voir Figure 4). On y retrouve toutefois des dimensions absentes des analyses présentées précédemment, notamment des dimensions éthiques, politiques et rhétoriques.
L’analyse des notices bibliographiques a permis d’obtenir un portrait de l’évolution de la production documentaire liée à la littératie communautaire ainsi que de découvrir les domaines de recherche et les thématiques associées. Ce portrait sera enrichi dans la section suivante par une revue de la littérature anglo-américaine et hispanique traitant de la littératie communautaire.
2. Revue systématique des écrits scientifiques
Le but de cette revue de littérature est de décrire la manière dont la littératie communautaire est abordée et comprise dans un ensemble de publications en éducation, en sciences sociales et en sciences de l’information, et comment le concept a évolué depuis les premières occurrences[4]. La première question de recherche vise à identifier les publics associés à des pratiques de littératie communautaire. La seconde question porte sur la description des configurations (collaborations, partenariats, relations avec l’école et entre les actrices et les acteurs) et les dynamiques communautaires. La troisième question s’attache à documenter et explorer les définitions qui sont proposées dans le cadre de la recherche et des travaux en littératie communautaire.
La revue de la littérature a principalement couvert les écrits anglo-américains avec quelques textes en français. Elle s’est étendue aux écrits hispaniques pour embrasser plus largement la production internationale sur le sujet.
2.1 Méthodologie
La méthodologie de la revue de la littérature anglo-américaine sur la littératie communautaire comprend plusieurs étapes qui sont résumées et illustrées dans le schéma suivant (voir Figure 5). La démarche impliquant l’identification des descripteurs, la recherche dans les bases de données et le tri des notices a permis de sélectionner une moisson de quatre-vingt-cinq textes pour l’analyse, dont les résultats sont exposés dans la section suivante.
Pour ce qui est de la littérature hispanique, du point de vue méthodologique, la recension des écrits a d’abord été réalisée à partir de traductions en espagnol du concept de « littératie communautaire » en combinant les termes « literacia », « letramento », « alfabetizacion » ou « literatura » avec « communidad » ou « colectividad », mais n’a abouti qu’à très peu de résultats (n = 0 ou 1) dans les différentes bases de données consultées (ERIC, LISS, Érudit, MLA International Bibliography, OECD Library). L’introduction des concepts « biblioteca », « aprendizaje » ou « digital » ont toutefois permis d’avoir accès à une vingtaine d’écrits dont les thèmes ou les objectifs se rattachaient à la conceptualisation de la littératie communautaire, sans nécessairement la lier au concept lui-même (p. ex., Gallo-Léon, 2018; González-Fernández-Villavicencio, 2012; Sánchez-García et Yubero, 2016). Le terme sera néanmoins utilisé pour parler des textes où cette conceptualisation était présente.
2.2 Résultats de la revue systématique des écrits scientifiques
La section suivante présente les résultats reliés aux trois questions posées dans le cadre de cette revue de la littérature.
2.2.1. Q1 : Quels sont les publics impliqués en littératie communautaire? [Qui?]
Jusqu’à la fin du 20e siècle, les programmes de littératie communautaire, dans le contexte anglo-américain, visent principalement les personnes peu ou pas alphabétisées évoluant en dehors des institutions éducatives. Les praticiennes et les praticiens sont confrontés au problème de servir des personnes qui, observe-t-on, se distribuent dans une diversité de communautés; un défi qui implique une remise en question importante des approches traditionnelles pour rejoindre ces publics (Jones, 1991). D’une façon générale, l’attention se porte sur les populations socialement exclues par rapport au groupe majoritaire et à ses normes en matière de littératie : les personnes issues de l’immigration ou appartenant à des minorités ethniques, celles dont la situation socio-économique est précaire (en recherche d’emploi ou pauvres), en prison ou ayant des besoins spéciaux; les personnes autochtones, les femmes (Comings et Cuban, 2000; Hess, 1994; Humes et Cameron, 1990; Johnson, 1989; Jones, 1991; Miller, 1993; Monsour, 1991; Nielsen, 1982; Porter et al., 2005; Smyth et al., 1994; Strong et Gorman, 1998; Turner et Kober, 1997; Voithofer et Winterwood, 2010). Dans les écrits hispaniques, les publics de la littératie communautaire appartiennent également aux groupes plus vulnérables qui peuvent utiliser les bibliothèques publiques afin d’avoir accès à des ressources (Cervantes-Martínez et al., 2015; Gómez-Hernández et al., 2017; Halfon et al., 2018; Sánchez-García et Yubero, 2016). Les efforts se concentrent sur la littératie fonctionnelle de base : la lecture, l’écriture, le calcul, l’utilisation des ordinateurs, etc. La langue est une dimension cruciale de la caractérisation de ces communautés dans leur rapport à la culture et à la littératie. Celles-ci ont souvent en commun une faible maîtrise de la langue de la majorité, soit l’anglais. Plusieurs initiatives vont mettre l’accent sur l’apprentissage de la langue pour ces publics en cherchant à offrir les moyens d’acquérir un certain contrôle sur leur environnement dans une visée de pédagogie libératrice (Comings et Cuban, 2000; Miller, 1993; Monsour, 1991; Nielsen, 1982; Strong et Gorman, 1998; Turner et Kober, 1997; Ward et Wason-Ellam, 2005).
Les programmes de littératie communautaire, sous la forme d’initiatives en littératie familiale, concernent les enfants et aussi les adultes en tant que parents, en soulignant l’importance des interactions entre ceux-ci. Les parents sont les premiers modèles et offrent l’environnement initial d’accès à la littératie pour les enfants (Turner et Kober, 1997). On conçoit que les lacunes en matière de littératie chez les parents sont susceptibles d’entraîner des formes d’analphabétisme intergénérationnel et cyclique (Delaney et Finger, 1991; Humes et Cameron, 1990; Johnson, 1989; Miller, 1993; Moneyhun, 1997; Monsour, 1991; Strong et Gorman, 1998). Dans le cadre des programmes en littératie familiale, les parents sont sollicités pour développer leurs propres compétences en littératie afin de soutenir la réussite éducative de leurs enfants. Ces initiatives sont destinées aux familles monoparentales, immigrantes ou plus généralement issues d’une minorité ethnique ou linguistique, les familles qui font l’école à la maison ou dont les enfants ont des handicaps (Bloome et al., 2000; Cairney, 2002; Jiménez et al., 2009; Trenholm et Mirenda, 2006). Ces activités se déroulent en dehors de l’école, mais en cherchant à créer des ponts entre la littératie scolaire et celle des familles ⎼ dans certains cas aux dépens des pratiques de littératie des familles, par exemple lorsque la langue parlée à la maison ne correspond pas à la langue d’enseignement (Anderson et al., 2010; Beauregard et al., 2011; Dionne-Coster, 2006). Dans le contexte canadien notamment, quelques études proposent un contrepoint critique et démontrent l’importance de comprendre, de reconnaître et de promouvoir le bagage culturel des parents, leurs trajectoires migratoires, leurs perceptions du système scolaire pour créer un contexte favorable à la littératie (Armand et al., 2005; Dionne-Coster, 2006; Maltais, 2007; Masny et Waterhouse, 2009; Pluri-elles, 2008; Saracho, 2002).
Tant du côté anglo-américain qu’hispanique, on constate que les écoles et les bibliothèques publiques travaillent de concert pour offrir des programmes de littératie aux enfants, qu’ils soient d’âge préscolaire, primaire ou secondaire, afin de leur donner accès à une diversité d’ouvrages de littérature de jeunesse et de les amener à développer leurs compétences en lecture (p. ex., les fondements et la compréhension en lecture) (Farmer, 2001, 2020; Ferguson, 2012; Lasarte Leonet et Hernández Navarro, 2017; Martínez et Fernández de Gamboa Vázquez, 2014; McCook, 2001; McCook et Brand, 2001, McCook et Meyer, 2001; Moreno Mulas et al., 2017; Sánchez-García et Yubero, 2016).
Dans la première décennie du 21e siècle, les adolescents occupent, sur le plan de la pratique et de la recherche, une position singulière pour comprendre la littératie communautaire conçue comme le produit de pratiques sociales et culturelles contextualisées ⎼ et où le quartier sert de site de référence. Les programmes de littératie communautaire visent les jeunes décrocheurs, mais aussi, plus largement, les jeunes dans leurs temps libres et dans le monde des réseaux. En dehors de l’école, les adolescents apprennent et construisent des pratiques de littératie, qui ont une fonction identitaire en participant à des activités sociales, entre des espaces physiques et numériques, entre les médias traditionnels et les littératies multimodales, formelles et informelles. Par le biais de ces interactions situées et connectées, les jeunes forment des communautés de pratiques (Henry et Stahl, 2021; Hull et Schultz, 2002; Ito et al., 2013; Jenkins et al., 2016; Jiménez et al., 2009; Pahl et Burnett, 2013; Ward et Wason-Ellam, 2005).
Les publics de la littératie communautaire sont aussi les publics locaux : « local publics constitute the community of literacy community » (Long, 2008, p. 5). Ce sont les « gens ordinaires » (Long, 2008) qui, comme actrices et acteurs de changements sociaux, font entendre leur voix, développent un répertoire d’habiletés rhétoriques et de capacités pour discuter de problèmes sociaux et politiques qui les réunissent de manière circonstanciée et les engagent dans la vie publique (Flower, 2008; Grabill, 2001; Larson et Moses, 2018; Long, 2008).
En littératie communautaire, la relation avec les systèmes institutionnels est un enjeu fondateur et persistant qui interroge le pouvoir des institutions. Ces dernières définissent ce qu’est la littératie et entretiennent des barrières structurelles dans la production des savoirs. De manière plus accentuée désormais, les relations de pouvoir, les privilèges, les identités de classe, de genre, de race, les identités intersectionnelles, la différence et la diversité sont nommés et permettent de reconnaître les membres des communautés. Ces publics sont posés comme des partenaires ⎼ plutôt que comme des bénéficiaires ⎼, comme des participants actifs et interdépendants dans des processus de littératie communautaire qui sont critiques, expérientiels, interculturels, transformateurs, orientés sur la justice sociale (Flower, 2008; Henry et Stahl, 2021; Larson et Moses, 2018; Long, 2008).
2.2.2. Q2 : Quelles sont les configurations (collaborations, partenariats, relations avec l’école et entre les actrices et les acteurs) et les dynamiques communautaires? [Où? Quand? Comment?]
La littératie communautaire apparaît d’abord comme un nouveau modèle d’action sociale associé à une diversité de lieux en dehors du milieu scolaire et de contextes reliés à la littératie familiale, à la littératie des jeunes et à l’éducation des adultes (Moneyhun, 1997). Les instances impliquées, les groupes communautaires, les bibliothèques, les musées, les milieux de travail, les agences gouvernementales et non gouvernementales, les maisons d’édition entretiennent des rapports variés en regard de la littératie, de la communauté (et la manière dont celles-ci sont définies) et des institutions formelles. La présence ou non de ces différents groupes dans la collaboration se justifie par l’objectif poursuivi par le programme de littératie (Brey-Casiano, 2006; De-Vicente-García et Fernández-Miedes, 2018; Gerding, 2011; Lasarte Leonet et Hernández Navarro, 2017; Romero López, 2020; Sanchez-García et Yubero, 2016).
À partir de 1980, les autorités fédérales aux États-Unis accordent une importance certaine à la littératie communautaire (Mathews et al., 1986). Une politique fédérale définit un cadre de subvention pour des programmes de littératie reliés à la recherche et au développement des bibliothèques (Hess, 1994; Humes et Cameron, 1990; Mathews et al., 1986; Quezada, 1991; Smyth et al., 1994; Szudy, 1990). Les groupes communautaires et les bibliothèques, notamment, reconnaissent la complexité des enjeux posés par la diversité des communautés; ils cherchent à « comprendre comment nous pouvons aider à soutenir les relations de collaboration entre les écoles, les familles et les communautés pour favoriser le développement de la littératie des enfants » (Neuman, 1999, cité dans Watson, 2004, p. 25, notre traduction). Ces collaborations externes assument la spécificité des contributions de chacun des actrices et des acteurs et leur complémentarité; elles se déroulent à l’extérieur des écoles, mais dans un cadre où la littératie formelle demeure le référent en ce qui concerne l’acquisition des compétences en littératie (Brandt, 2001). Les partenariats facilitent, entre autres, le développement des collections et l’amélioration des services offerts (p. ex., le développement des compétences en littératie des jeunes, la création d’une bibliothèque numérique, etc.) (Lasarte Leonet et Hernández Navarro, 2017; Romero López, 2020; Sánchez-García et Yubero, 2016).
Les collaborations internes sont également encouragées à travers une « approche holistique » de la littératie (Johnson, 1989). Par exemple, les bibliothécaires, en bibliothèque publique, qui travaillent dans des projets de littératie familiale sont invités à échanger avec ceux qui développent des projets en littératie des adultes de manière à partager leurs expertises. Les bibliothécaires scolaires et les enseignants préconisent des relations de collaboration plus étroites (Breivik et Senn, 1993; Farmer, 2001, 2020). Les acteurs en littératie travaillent avec les institutions, mais pour la communauté, cultivant une approche hiérarchique vis-à-vis des membres qui sont dans une relation posée de dépendance.
Le modèle de collaboration est approfondi avec les outils du développement communautaire qui concourent au renforcement de la communauté (community-building), de la littératie communautaire, du capital social (Farmer, 2001, 2020; Ferguson, 2012; McCook et Brand, 2001). Ces approches contribuent à l’avènement d’un modèle de bibliothéconomie basée sur la communauté (community-based librarianship), qui vise à favoriser un authentique dialogue et des connexions au sein de la communauté et des actrices et des acteurs de la communauté, pour mieux répondre aux besoins, servir de relais avec les autorités, encourager l’action publique et faire en sorte que les littératies, familiales et pour les adultes, passent des marges au discours dominant. (McCook et Brand, 2001). La bibliothèque se redéfinit ici comme tiers lieux, comme centre communautaire d’apprentissage développant de manière proactive des réseaux sociaux et des partenariats (Ferguson, 2012; Putnam et al., 2004).
En littératie pour les adultes, et pour de nombreux groupes communautaires, l’enjeu dépasse l’habileté à lire et à écrire : la littératie est abordée comme un outil social et culturel pour comprendre le monde et les inégalités qu’il génère, et pour se libérer. Si le travail se fait alors avec et par les communautés, la relation avec l’école et les institutions formelles en est essentiellement une d’opposition, voire de rejet (Cintron, 2005; Heath, 1983; Heath et Smyth, 1999; Long, 2008).
Au tournant du 20e siècle, après deux décennies à documenter les succès des jeunes et des adultes en dehors du cadre scolaire, et à la suite d’un discours qui tendait à opposer les systèmes d’éducation formels et informels, de nouvelles propositions voient le jour. Dans cette perspective, la vie ordinaire, les pratiques de littératie situées de la communauté de même que l’expérience en dehors de l’école sont toutes appelées à inspirer et à enrichir les littératies formelles (Barton et Hamilton, 1998; Barton et al., 2000; Hull et Schultz, 2002; Kinloch, 2009, 2010; Pahl et Burnett, 2013). Cela se fait sans réciprocité toutefois, puisque l’on s’inquiète d’introduire une perspective scolaire au sein des communautés de pratiques dans les sites de littératies informelles, comme en bibliothèque par exemple (Ward et Wason-Ellam, 2005).
Les frontières entre les littératies formelles et informelles, entre les médias imprimés traditionnels et les littératies multimodales numériques tendent à devenir mouvantes et à s’estomper (Ward et Wason-Ellam, 2005). Le continuum des pratiques et leur nature dynamique suggèrent la possibilité d’un cadre apte à supporter, à partir de la participation plus engagée des communautés, tant les sites des littératies formelles qu’informelles, tout en reconnaissant un rôle aux institutions (Flower, 2004, 2008; Goldblatt, 2005; Grabill, 2001; Pahl et Allan, 2011; Ward et Wason-Ellam, 2005). Des bibliothèques publiques et scolaires deviennent, entre autres, partenaires en littératie à travers la technologie, notamment par le biais des programmes de science, de technologie, d’ingénierie et de mathématiques (STIM) (Cuban et Cuban, 2007; Poulin et al., 2021; Styslinger, 2021). Plus généralement, les communautés, les acteurs communautaires et les institutions explorent des expériences participatives et partenariales qui supportent les pratiques de littératie (Farmer, 2020; Henry et Stahl, 2021; Long, 2008; Wickens et al., 2021). Les partenaires qui sont parties prenantes, souvent les jeunes, participent dans la planification et le design des programmes d’apprentissage (Wickens et al., 2021).
Il ne s’agit plus de déplacer tour à tour le centre de gravité et de légitimité entre l’école, l’université et les espaces communautaires, mais plutôt de renoncer à un centre et de repenser les relations sous la forme d’un « réseau poreux de relations sociales » (Larson et Moses, 2018). Ce cadre éthique et politique a recours aux concepts de dialogues (Bakhtin, 1981; Larson et Marsch, 2015; Larson et Moses, 2018), de structures en rhizome interdépendantes et génératrices (Deleuze et Guattari, 1987; Leander et Boldt, 2013; Leander et Rowe, 2006; Larson et Moses, 2018), de reconnaissance de la différence et de la justice sociale comme pédagogie, processus et théorie (Larson et Moses, 2018; Styslinger, 2021). Dans ce modèle de la littératie communautaire comme réseau, les savoirs sont partagés par le biais d’authentiques dialogues, créant de nouvelles significations entre les participants engagés dans cette quête commune et critique, qui consiste à se comprendre (Larson et Moses, 2018).
2.2.3. Q3 : Quelles sont les définitions de la littératie communautaire et quels sont les types de littératie qu’elle embrasse? [Quoi?]
Les quatre définitions ou quasi-définitions de la littératie communautaire, identifiées dans le cadre de cette revue de la littérature, forment un cadre conceptuel permettant de produire une définition intégrée. La proposition qui en découle constitue une alternative et une réponse aux obstacles constatés lors de la production de la précédente revue de la littérature sur le sujet (Beauregard et al., 2011)[5].
Une définition socioculturelle de la littératie communautaire. La littératie communautaire décrit un processus et une pédagogie orientés sur l’action sociale reliant des contextes et des lieux diversifiés : « a wide variety of off-campus, non-university, and even non-school educational settings, from adult education to family literacy to after-school children’s reading circles in places like community centres and public libraries » (Moneyhun, 1997, p. 25). Ce modèle d’action sociale auprès de communautés vise à soutenir le développement des compétences en littératie de base, incluant l’apprentissage de la langue seconde, et les compétences en littératie informatique et numérique. Les initiatives qui en découlent sont menées par des groupes communautaires ou par la collaboration de ceux-ci avec d’autres acteurs tels que les institutions scolaires et culturelles, les bibliothèques, les musées, etc. Les programmes de littératie communautaire servent de levier pour soutenir les efforts en littératie familiale et en littératie des adultes en permettant la mutualisation des engagements en matière de recrutement, de sensibilisation, de soutien pédagogique, de partage d’informations et de création de coalitions. L’objectif est fonctionnel lorsque cette action vise à permettre aux bénéficiaires d’acquérir les compétences nécessaires pour fonctionner dans la société; sa finalité peut aussi être l’émancipation, la lutte contre la déshumanisation, l’équité raciale et la justice sociale lorsque l’approche s’appuie sur les outils du développement communautaire (community building) ou de la pédagogie de la libération (Freire, 1992; Riggs, 2020).
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Une définition ethnoculturelle des littératies communautaires. Cette seconde définition s’appuie sur une perspective interdisciplinaire (Pahl et Burnett, 2013; Ward et Wason-Ellam, 2005) issue de travaux tels que :
Les New Literacies Studies (Barton et al., 2000; Gee, 2007; Heath, 2002; Serafini et Gee, 2017; Street, 1995, 2000) qui assument que l’apprentissage des littératies émerge d’un contexte et que les pratiques de littératie sont situées;
Le New London Group et des successeurs qui substituent au concept normatif de littératie, celui d’une nouvelle pédagogie des « multilittératies » et de la multimodalité, qui prend en compte tant la communication orale, visuelle, écrite que numérique en intégrant les différences culturelles et sociales (Coiro, 2020; Coiro et al., 2008; Lacelle et al., 2017; Lebrun et al., 2012; Leu et al., 2004; New London Group, 1996; Serafini et Gee, 2017);
Les méthodes ethnologiques en éducation (Kinloch, 2010; Lave et Wenger, 1991; Moll, 2000; Pahl et Allan, 2011; Pahl et Burnett, 2013; Wenger, 1998).
La littératie communautaire réfère à des apprentissages réalisés en participant à des activités sociales et en interagissant avec d’autres, en dehors de l’école, et situés dans des communautés de pratique. « Les gens apprennent les littératies situées comme des apprentis dans des communautés de pratiques » (Lave et Wenger, 1991, cité dans Ward et Wason-Ellam, 2005, p. 93). Ces littératies situées, signalées au pluriel, apprises dans une communauté de pratique, réunissent des membres de manière informelle en développant « des moyens partagés de poursuivre leurs intérêts communs » (Wenger, 1998, p. 7, cité dans Ward et Wason-Ellam, 2005, p. 94). Les communautés de pratiques peuvent être localisées dans des espaces physiques, comme la bibliothèque (club de lecture, heure du conte, espace maker), la maison (production de cartes de fête, organisation des menus), le lieu de travail (ébénisterie), la prison, divers contextes de loisirs (tricot, jardinage), ou numériques (jeux vidéo en ligne, communauté des adeptes des films de Tolkien); leurs activités peuvent être événementielles, occasionnelles, spontanées ou inscrites dans la durée. L’aspect informel des pratiques de littératie dans les communautés de pratique constitue une caractéristique déterminante des littératies communautaires qui les distinguent des littératies formelles reliées à l’école et à des professions qui ont recours à « de[s] formes linguistiques standard et d’une organisation de texte spécifique à une discipline » (Gee, 2000, cité dans Ward et Wason-Ellam, 2005, p. 94; Jones, 1991).
En somme, les littératies communautaires, dans une perspective ethnoculturelle, désignent des pratiques sociales d’apprentissage situées, où la dimension communautaire renvoie aux communautés de pratique. Par extension, la notion de communauté représente une localisation, comme le quartier par exemple, qui circonscrit un espace communautaire susceptible d’accueillir une variété de communautés de pratiques, et où peuvent cohabiter et circuler de manière fluide des pratiques de littératie formelles, informelles ou multimodales, selon le contexte.
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Des définitions rhétorique et politique de la littératie communautaire. Du côté anglo-américain, la définition suivante provient du domaine de recherche des « Community-Literacy Studies », qui est principalement organisé autour de la théorie rhétorique et qui explore les questions liées au discours, à l’écriture et à la lecture dans la vie quotidienne (“real world” writing and reading), à la communication éthique, aux dynamiques culturelles et interculturelles et aux enjeux liés à l’engagement public (Epstein et al., 2018; Farmer, 2020; Flower, 2008; Grabill, 2001; Little, 2001; Long, 2008; Peck et al., 1995; Shah, 2021). Dans cette perspective, la littératie communautaire correspond à des pratiques sociales de littératie associées à des sites discursifs ou, en d’autres termes, à des pratiques sociales rhétoriques.
Ces recherches s’inscrivent dans le prolongement des travaux sur les littératies situées (Barton, 1994; Barton et Hamilton, 2000; Street, 1993); moins descriptives, du point de vue méthodologique, que les cas étudiés par ceux-ci, elles sont plus étroitement ancrées dans l’expérience vécue que d’autres approches théoriques sur le discours public issues des humanités. Plus précisément, le concept de « littératies locales » (ou « vernaculaires ») proposé par Barton et Hamilton (1998, 2012) réfère aux pratiques d’écriture et de lecture de la classe ouvrière – souvent déconsidérées par rapport aux littératies des élites – et qui recoupe la description des discours de la vie quotidienne des littératies communautaires. Cependant, les chercheuses et les chercheurs à cette enseigne abordent les pratiques sociales rhétoriques en tant que littératies critiques qui intègrent une visée de recherche (inquiry), mais aussi de changement social dans la ligne de Dewey et Freire (Flower, 2008), en concevant les projets de littératie comme une « opportunity for education as a ‘practice of freedom’, or a reflection on one’s place in the world and an examination of ways to change it » (Freire, 1992, p. 69, cité dans Grabill, 2001, p. 110). Outre la finalité du changement social, deux notions clés structurent le concept de littératie communautaire dans cette perspective : le public local et les institutions.
La communauté est conçue comme « public local », non pas en matière de localisation (un quartier), mais comme un espace discursif émergeant, construit par les « gens ordinaires » qui prennent le parti de s’engager activement dans l’espace public (go public). Cet engagement public peut varier selon les contextes et les « agendas rhétoriques » (Long, 2008). Il peut s’agir de la socialisation des enfants dans une langue donnée ou de problèmes civiques, d’enjeux de luttes identifiées par les parties prenantes elles-mêmes, mais la portée de cette action est essentiellement politique : l’enjeu est de chercher à bâtir ensemble un espace de « dialogue public à travers les différences de culture, de classe, de discours, de race, de genre et de pouvoir » (Flower, 2008, p. 19) favorisant le changement et une nouvelle rhétorique publique locale. Cet espace discursif communautaire constitue un « domaine hybride à l’intersection des vies privées et des institutions publiques » (Crow et Allen, 1994, p. 18, cités dans Long, 2008, p. 5).
La relation avec les institutions publiques contribue à façonner le public local et à définir la littératie communautaire, tantôt dans un rapport de collaboration, de promotion ⎼ l’institution est le promoteur (sponsor) ⎼, tantôt de résistance ou même d’opposition (Flower, 2008; Grabill, 2001; Long, 2008; Peck et al., 1995; Shah, 2021). Les pratiques de littératie situées et publiques proviennent de cette dynamique entre les communautés et les institutions qui sont interdépendantes et se construisent mutuellement; cette dynamique est la source de sens et de valeur pour les littératies communautaires.
Les situations de littératies communautaires étudiées se déroulent généralement dans le cadre de projets en contexte universitaire, impliquant le corps professoral, des étudiants, des étudiantes et des communautés (au sens socioculturel, par exemple, des groupes ethnoculturels, des populations marginalisées, etc.). La formation étudiante, une préoccupation pédagogique centrale ancrée dans la rhétorique, l’éducation interculturelle et le développement communautaire; ces théories et leurs méthodologies sont destinées à les préparer à accompagner les publics locaux par le biais de services d’apprentissage (service learning). Cette collaboration université/communauté accorde un rôle spécifique à la littératie communautaire au sein de ces services d’apprentissage (Flower, 2008). En effet, les activités de littératie adoptent des approches participatives; elles sont produites avec les communautés, en tant que littératies participatives, et non pas pour elles ou à propos d’elles (Abas, 2021; Deans, 2000, cité dans Flower, 2008, p. 18; Grabill, 2005). Dans cette veine, Shah (2021) a proposé une épistémologie basée sur la communauté (community-based epistemology) qui vise à améliorer le design des collaborations en vue de créer davantage d’espace pour les savoirs et les voix des personnes marginalisées dans les programmes de littératie communautaire.
Du côté hispanique, les écrits recensés décrivent une perspective politique de la littératie communautaire comme infrastructure de la démocratie et de la justice sociale. Ils décrivent l’accès à la littératie comme un besoin et un droit dans le contexte de la transition numérique (Carneiro, 2021; Sanchez-García et Yubero, 2016). L’émergence d’une littératie communautaire et démocratique est reliée à différents facteurs : grâce aux technologies de l’information et des communications (TIC), la société vit une démocratisation de l’accès à l’information et de la production de celle-ci, alors que ce savoir était autrefois exclusif aux institutions comme les bibliothèques publiques, les universités et les établissements scolaires (Carneiro, 2021; Pacios Lozano, 2011; Sánchez-García et Yubero, 2016). Leur développement rapide a amené les citoyens à consommer davantage de contenus, mais aussi à changer leurs habitudes puisqu’un grand pourcentage effectue un passage presque total vers la modalité numérique (Gallo-Léon, 2018; González-Fernández-Villavicencio, 2012; Sánchez-García et Yubero, 2016). González-Fernández-Villavivencio (2012) soulève que « savoir lire et écrire n’est plus suffisant » pour participer pleinement à la société; il est maintenant nécessaire de développer des compétences dans l’exploitation et l’utilisation des TIC, ce qui peut être un défi pour les citoyens selon leur situation socio-économique et politique (Cervantes-Martínez et al., 2015; Gómez-Hernández et al., 2017). Selon le milieu dans lequel ils ont grandi, les lecteurs développent un lien différent avec les livres et une façon différente de voir la lecture (Halfon et al., 2018). Par ailleurs, l’avènement du numérique crée une « brèche digitale » augmentant les inégalités sociales déjà existantes pour les communautés plus vulnérables (González-Fernández-Villavicencio, 2012, 2017; Halfon et al., 2018; Sánchez-García et Yubero, 2016). La littératie communautaire devient ainsi un enjeu de justice sociale et numérique.
Toujours dans les écrits hispanophones, les bibliothèques sont vues comme des institutions démocratiques offrant des services et des technologies permettant de réduire ces inégalités, mais elles-mêmes vivent une forme de crise sociale et économique qui les force à se transformer pour s’adapter à la nouvelle réalité (Juárez-Urquijo, 2017; Lopera Lopera, 2002; Meneses Tello, 2008; Pacios Lozano, 2011; Sánchez-García et Yubero, 2016; Vialette, 2014). Le changement de paradigme social amène les institutions à revoir leurs critères de recrutement et la formation initiale des acteurs en littératie (Pacios Lozano, 2011). Comme la littératie communautaire s’adapte à son environnement, les critères redéfinis par les autrices et les auteurs dépendent du type d’institution et de leur environnement immédiat. Les bibliothèques publiques doivent engager des bibliothécaires et des bénévoles ayant, entre autres, de bonnes capacités d’adaptation aux différentes réalités, des connaissances socio-éducatives, des connaissances liées à la littératie informationnelle et numérique, des compétences liées à l’exploitation et à l’utilisation des TIC, ainsi que des aptitudes à collaborer avec d’autres milieux (p. ex., les écoles) pour la formation des usagers (González-Fernandez-Villavicencio, 2012; Sánchez-García et Yubero, 2016). Sur le plan de la formation initiale, Sánchez-García et Yubero (2016) soulignent les bienfaits de l’intégration d’activités et de cours provenant d’autres domaines (p. ex., psychologie, éducation, animation socioculturelle) afin d’enrichir les compétences des professionnels en bibliothèque. Du côté des universités espagnoles, l’orientation vers les communautés d’apprentissage et les communautés d’apprentissage virtuelles exigent que les personnes intervenantes adoptent une posture de pédagogue où elles sont non pas les détentrices uniques de l’information à partager, mais des membres à part entière d’une communauté de partage (González Martínez et Jasso Peña, 2019). Parallèlement, des connaissances sont requises en ce qui concerne les technologies afin de garder la bibliothèque à jour et de pouvoir accompagner les nouveaux usagers (González Martínez et Jasso Peña, 2019). Enfin, le principe de communauté exige que le personnel professionnel montre des aptitudes à travailler en équipe et en collaboration (González Martínez et Jasso Peña, 2019).
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Une définition spatiale de la littératie communautaire (4). Dans un ouvrage récent (Larson et Moses, 2018), les chercheuses et les chercheurs renouvellent les approches antérieures sur les littératies communautaires (Cammarota, 2011; Flower, 2008; Kinloch, 2005, 2009; Pahl et Burnett, 2013) et, dans la foulée, les définitions qui leur étaient associées. La méthodologie adoptée est celle de la recherche-action participative et partenariale pour la justice (participatory action research partnerships for justice) : « We have come to call each other co-researchers, co-implementers, and co-authors as we seek to share what we learn every day with a broader audience » (Larson, Moses et al., 2018, p. 1-2).
Dans ce cadre, la littératie est définie comme une pratique sociale insérée dans un contexte d’usage et de relations de pouvoir. Cette définition de littératie communautaire s’appuie sur le concept de littératie située et de multimodalité à travers les contextes. Elle reprend de manière essentielle la définition de Flower (2008, p. 7) qui conçoit la littératie communautaire comme une action rhétorique, fondée sur l’enquête interculturelle, qui fait appel à un public local pour générer un contre-public. Cette perspective critique est aussi aménagée de manière à mettre l’accent sur :
le pouvoir des relations et, en particulier, les relations de pouvoir;
une conception de la communauté en tant que réseau de places et d’espaces;
la connexion entre les pratiques de littératie comme expériences incarnées (embodied experiences) et le concept de place;
la conviction que les processus collaboratifs d’enquête (inquiry) et de dialogue ont, au sein des communautés, une visée transformatrice ayant pour finalité la justice sociale.
Pour analyser et comprendre les dimensions émergentes, interconnectées, incarnées des littératies communautaires sur le terrain ainsi que les transformations possibles qu’elles supportent, un modèle d’interdépendance est proposé (inspiré de Massey, 1994, et de la métaphore du rhizome de Deleuze et Guattari, 1987). Ce modèle décrit un réseau dynamique de places, d’espaces, de personnes et d’interactions fonctionnant de manière interdépendante (voir Figure 6 et Figure 7).
Dans ce modèle, une place correspond à un noeud qui porte un réseau de relations sociales façonnées par un lieu géographique et les espaces sont construits entre les places et entre les gens. « Savoir comment lire » implique un ensemble de pratiques permettant de reconnaître et de circuler entre ces multiples noeuds spatiaux opérant de manière interdépendante (Larson, Hanny et al., 2018, p. 22). Les initiatives mises en oeuvre ont permis d’identifier une série de processus rattachés à ces noeuds ou places : faire communauté (community building), communiquer, appartenir (appartenance sociale) et devenir (Larson, Hanny et al., 2018, p. 22). Des trajectoires transformationnelles issues des sphères sociales, culturelles, éducatives, économiques, politiques et de la recherche relient également ces noeuds (Larson, Hanny et al., 2018, p. 23).
Ainsi, nous pouvons constater, au tournant de la seconde décennie du 21e siècle, que les recherches semblent assumer le pluralisme en matière de littératie communautaire et reconnaissent la diversité des approches visant à combler les écarts dans le développement des littératies des personnes et des groupes (Farmer, 2020; Henry et Stahl, 2021). Une définition générique et opérationnelle de la littératie communautaire se dégage de notre recension, qui décrit un ensemble de théories, de processus et de pédagogies croisant la littératie familiale, la littératie des adultes, la littératie médiatique multimodale, souvent reliés à des programmes portés par une diversité d’actrices et d’acteurs, comme que les groupes communautaires, les bibliothèques, les musées, les milieux de travail, les organismes gouvernementaux et non gouvernementaux, de même que par des technologies, en vue de créer des connexions entre les familles, la communauté et les institutions d’enseignement (Farmer, 2020; Henry et Stahl, 2021).
3. Discussion
Pour rappel, notre équipe s’est intéressée à étudier le concept de la littératie communautaire dans une perspective documentaire, afin de mieux saisir ses champs d’étude et d’action. L’analyse d’ensembles de notices bibliographiques liées à la littératie communautaire permet d’illustrer le dynamisme de la communauté d’autrices et d’auteurs s’intéressant à cette dernière. Depuis la première utilisation de l’expression « community literacy » en 1976, le nombre de publications augmente graduellement au fil des ans. La revue Community Literacy Journal contribue significativement à cette augmentation depuis sa création en 2006. Bien que les publications demeurent en grande partie l’oeuvre d’une seule autrice ou d’un seul auteur, on voit s’installer progressivement, dans les dernières années, des pratiques de coautorat plus marquées.
L’analyse révèle aussi la multidisciplinarité des publications faisant usage de l’expression « community literacy », ces dernières étant associées à des domaines de recherche variés (p. ex., éducation, santé publique, environnementale et occupationnelle, psychologie, communication). Les perspectives adoptées, sur certains aspects, sont disciplinaires. Des publications provenant des sciences de l’éducation s’intéressent, par exemple, aux méthodes d’enseignement et aux systèmes d’éducation tandis que d’autres, des sciences de l’information, portent un regard sur les bibliothèques et les comportements informationnels. Ces perspectives se rejoignent toutefois autour de concepts fondateurs de la littératie communautaire (littératie familiale, littératie des adultes, programmes de littératie notamment). L’analyse des articles de la revue Community Literacy Journal offre une compréhension plus fine des thématiques abordées en révélant d’autres dimensions de la littératie communautaire traitées par les autrices et les auteurs, notamment des aspects éthiques, politiques et rhétoriques.
La revue de la littérature permet de présenter une série de perspectives sur la littératie communautaire, qui explorent la présence de pratiques de littératie impliquant une diversité d’actrices, d’acteurs, de technologies, et qui sont mises en relation selon différentes configurations. Dans tous les cas, le contexte communautaire, en matière de sites spécifiques et de localisations, apparaît comme une condition nécessaire de la littératie communautaire. Pourtant, cette indication ne suffit pas à expliquer la littératie communautaire. L’examen des définitions met en lumière la complexité sous-jacente des agencements et des niveaux d’organisations qui sont également sollicités pour rendre compte de cette forme de littératie.
La quatrième définition (Larson et Moses, 2018), en particulier, ancre la signification de la littératie communautaire dans un modèle, le modèle d’interdépendance, qui en schématise la portée systémique et nous permet d’expliciter ses constituants et son caractère dynamique. La littératie communautaire, comme système, apparaît dès lors composée d’entités que sont les actrices, les acteurs, les technologies, et qui sont unies par des relations créant une dynamique d’apprentissage en fonction des attributs des participants et de la situation. Un premier niveau d’organisation en termes de littératie décrit des noeuds, qui sont des « places » selon le modèle de Larson, Hanny et al. (2018), et où les actrices, les acteurs et les technologies sont unis par des relations internes, par des interactions, générant des pratiques de littératie situées.
C’est le second niveau d’organisation qui permet d’identifier, avec plus de précision, le système de la littératie communautaire alors que des relations externes tissent des liens entre les places et forment à leur tour un réseau plus dense à partir duquel de nouvelles pratiques de littératie, qui sont tributaires de ces noeuds qui les composent, émergent[6]. La littératie communautaire se définit alors comme un état associé à un ensemble de pratiques de littéraite émergeant d’un réseau de second niveau, en ce qui concerne l’organisation, dans un contexte communautaire. Cette définition doit être encore qualifiée pour mieux représenter les approches des autrices et des auteurs de la revue systématique qui ont, d’une façon générale, revendiqué une raison éthique portant sur les projets de littératie communautaire. De ce point de vue, le système de la littératie communautaire est téléologique, c’est-à-dire qu’il comporte également une finalité éthique qui est de l’ordre de la participation sociale, de la libération des oppressions ou de la justice sociale. À ce titre, ce ne sont pas n’importe quelles relations externes entre les noeuds qui supportent l’émergence des littératies communautaires, mais bien celles qui, au sein de ces réseaux, présentent cette capacité éthique visant à transformer le système et son environnement.
Au-delà de cette clarification de la littératie communautaire comme entité dynamique, notre recherche a permis d’identifier quatre dimensions qui sont transversales :
La différence et la diversité. La littératie communautaire est habitée par la question de la relation à l’autre – comment se relier à l’autre en contexte de diversité culturelle et de marginalisation. Elle cherche à créer un espace interculturel de rencontre et de conversation à travers les différences en vue de faire une différence, comme le dit Flower (2008, p. 9-10), qui consiste notamment à favoriser l’expression des voix marginalisées et la capacité d’agir des personnes marginalisées.
La situation locale. La littératie communautaire décrit un ensemble de pratiques sociales de littératie situées dans un contexte local et ancrées dans la vie quotidienne. Ces pratiques doivent servir de repère et de levier à l’éducation formelle (et non l’inverse). Les communautés de pratiques sont façonnées par les interactions et les relations de pouvoir entre les membres communautaires et les institutions au sein d’une sphère publique locale. Cette dynamique exige une explicitation et une négociation critiques. L’importance du lieu et des référents spatiaux suggère également qu’une politique de la localisation sous-tend les différentes approches et qu’une forme d’équivalence conceptuelle entre les littératies communautaires et les littératies locales est possible.
Le dispositif critique et éthique. La littératie communautaire est associée à un projet éthique orienté sur l’émancipation et la justice sociale. Elle rassemble des pratiques transformatrices qui, le plus souvent, s’inscrivent dans la tradition de la pédagogie critique et des pratiques éducatives émancipatrices issues de Paolo Freire. Elle se situe dans le domaine de l’action, en faisant appel au dialogue, aux savoirs d’usages, à la critique des obstacles structurels et culturels pour supporter la participation des communautés.
La délimitation et le continuum des littératies (dash-literacies et slash-literacies). Enfin, puisque la littératie communautaire émerge d’un contexte local, celui-ci spécifie et délimite la signification des pratiques de littératie. Pour nommer les littératies situées, des autrices et des auteurs comme King (2021) ont recours au trait d’union pour marquer la spécificité des instanciations locales qui sont générées (maker-literacy; design-learning-literacies; project-based-literacy, etc.). Par ailleurs, les littératies communautaires, comme objet de recherche, convoquent également différents champs disciplinaires qui les catégorisent et qui s’intersectent. Pour mieux analyser et rendre compte de l’assemblage et des frontières mouvantes entre les types de littératies, on réfère à la notion d’un « continuum des pratiques de littératie » (voir Ward et Wason-Ellam, 2005 ou Voithofer et Winterwood, 2010, par exemple). Pour désigner ces dimensions des littératies communautaires et marquer leur caractère contigu, le recours à la barre oblique est proposé : littératies formelles/informelles/multimodales/numériques, etc.
Sur la base d’un examen de ces résultats, nous proposons une définition théorique structurale de la littératie communautaire qui va comme suit :
La littératie communautaire est un système social d’apprentissage dynamique structuré en un réseau local interdépendant qui émerge à partir de réseaux « hyperlocaux ». Plus précisément, le réseau local est constitué par les relations régulières et dynamiques entre des réseaux « hyperlocaux », comprenant des communautés de pratiques et d’autres organisations sociales, partageant et créant des assemblages de pratiques de littératie situées, interculturelles, expérientielles, médiatiques multimodales. Le système de littératie communautaire est téléologique et comporte une finalité éthique, à la fois critique et transformatrice.
Cette définition intègre les différentes dimensions identifiées dans l’analyse de manière cohérente dans un cadre systémique en précisant des niveaux d’organisation. Elle reconnaît les capacités génératrices des communautés pour créer des savoirs et affronter les défis des littératies et ceux de la société.
De manière opérationnelle, nous pouvons définir la littératie communautaire comme un système d’apprentissage impliquant des communautés de pratique se reliant à d’autres ou à des organisations sociales ⎼ qu’elles soient institutionnelles sinon issues de la société civile ⎼ et constituant un réseau local interdépendant partageant des pratiques de littératie et en créant de nouvelles dans un objectif de justice sociale.
Conclusion
Après cet exercice de conceptualisation, quelles sont, selon nous, les pistes de recherche disponibles dans le domaine de la littératie communautaire? Elles pourraient consister à interroger les capacités interculturelles et la participation des membres de communautés au Québec. Une exploration des littératies locales dans différents contextes (urbains, régionaux, ruraux) permettrait de développer une compréhension plus fine des pratiques de littératie des actrices et des acteurs en présence et des collaborations avec les institutions. Du point de vue méthodologique, des cartographies critiques de systèmes de littératies communautaires permettraient de rendre compte des dynamiques locales, des relations de pouvoir et des projets de transformation.
Le positionnement hybride des bibliothèques entre les littératies formelles et informelles, à la fois place publique et tiers lieux, offrirait un terrain d’intérêt. En outre, les laboratoires de créativité qui sont aménagés dans les bibliothèques ou ailleurs (Fab Lab, médialab, makerspace) explorent un projet social et politique utopique basé sur l’usage des outils de création et le développement de compétences techniques pour remettre en question les relations de pouvoir créées par la consommation et l’utilisation des technologies (Lehmans et Aït Belkacem, 2018, p. 22). Cet appel à une réappropriation émancipatrice des technologies par le développement de la littératie médiatique multimodale au sein de la population répond à des besoins grandissants de justice sociale, environnementale et économique, et illustre le rôle que peuvent jouer ces espaces dans les systèmes de littératie communautaire.
Parties annexes
Notes
-
[1]
L’équipe de recherche sur la littératie communautaire est composée de Marie D. Martel, Christine Dufour, Nathalie Lacelle, Samar Kiamé, Laurie-Ann Garneau-Gaudreault et Thomas Poulin. La recherche est financée par le biais d’une subvention CRSH (Développement Savoirs).
-
[2]
Pour plus d’information sur la bibliométrie, voir, par exemple, De Bellis (2009).
-
[3]
Pour plus d’information sur la fouille de texte, voir, par exemple, Forest (2009).
-
[4]
Ces publications comprennent celles dont il a été question, mais le corpus a été largement étendu par le biais des recherches menées dans les bases de données pour cette revue systématique des écrits.
-
[5]
Pour mémoire, Beauregard et al. (2011, p. 10) déploraient la rareté des définitions existantes et la difficulté de réconcilier celles qui apparaissent disponibles, mais qui ne se prêtent pas à « une définition commune faisant consensus ».
-
[6]
Pour des définitions des concepts de système et d’émergence, voir Bunge (2020).
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