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Les études sur la représentation coloniale des Autochtones au cinéma sont maintenant relativement nombreuses. Bruno Cornellier, qui a dressé une revue des plus importants écrits, en a bien saisi le sens en intitulant son livre La « chose indienne ». Il ne laisse aucun doute sur les volontés coloniales : « Pour la nation née du colonialisme, la “chose indienne” permet en somme de penser un Indien sans garantie ou référence possible » (Cornellier 2015 : 47). Son livre démontre que l’identité de l’Autochtone a presque toujours été considérée comme problématique par les politiciens et les créateurs canadiens et québécois. Leur approche oscillait entre le mépris assumé et la bienveillance maladroite, qui sont les bornes du même discours colonial. L’émergence récente, mais marquante, d’un cinéma autochtone permet aux Premières Nations de s’exprimer enfin par elles-mêmes sur les écrans, comme en témoigne l’important dossier qu’y consacrait récemment la Revue canadienne d’études cinématographiques (Dudemaine et al. 2020). Mais si l’histoire de la représentation est dorénavant assez bien établie, celle de la réception reste encore entièrement à faire. Plusieurs études décrivent l’évolution de la projection du cinéma dans les communautés dominantes, mais celles qui s’intéressent aux minorités sont plutôt rares, et celles concernant les Autochtones sont fragmentaires, sinon introuvables (Bordwell 1989 ; Hansen, 1991 ; Staiger, 1992).

L’histoire de la mystification coloniale par la projection d’images débute cependant deux siècles plus tôt. Avant le cinéma, il y avait la lanterne magique, un appareil de projection qui semble être apparu en Nouvelle-France vers 1690 et utilisé, dès ses débuts, à la fois pour consolider les liens avec les Français et intensifier la traite des fourrures au profit de l’oligarchie coloniale. Une recherche en cours sur l’histoire de la lanterne a permis de documenter ces faits, mais aussi de constater que le processus a été relativement semblable à celui du cinéma, malgré quelques différences. Les Autochtones ont été filmés dès les débuts du cinéma, comme en témoigne par exemple le film Danse indienne tourné par le cinéaste français Gabriel Veyre en 1898 à Kahnawake. Néanmoins, si ce film semble avoir été diffusé un peu partout dans le monde, il ne l’a probablement jamais été sur son lieu de tournage[1]. En effet, bien que la lanterne magique parvienne chez les Premières Nations peu après son invention en 1659, il faut attendre plusieurs décennies pour que ces populations soient représentées, les projections ne leur étant presque jamais destinées. Les rares plaques à projection les mettant en scène datent de 1900 environ. Elles se trouvent surtout dans les collections des sociétés missionnaires et montrent soit des enfants devant des écoles ou des chapelles, soit des adultes « iroquois » torturant les « saints martyrs canadiens ».

Pourtant, certains spectacles par la lanterne semblent avoir été réalisés pour des auditoires autochtones, en Amérique et en Europe au tournant du xviiie siècle, pour des motifs politiques et/ou mercantiles. Ces faits sont peu connus, et même s’ils ont déjà été mentionnés, le peu de réflexion qu’ils ont suscité au Canada et au Québec reste étonnant. Cette négligence est probablement liée au fait que les auteurs les ayant décrits étaient davantage intéressés par l’histoire de la colonie de peuplement elle-même, plutôt que par l’histoire des premiers occupants. Ces faits et leur contexte, événements fondateurs de la relation médiatique entre les Européens et les Premières Nations, valent tout de même qu’on leur consacre une description et une interprétation attentive. Cette rencontre s’inscrit aussi dans le processus économique extractif qui aboutit aujourd’hui à ce que les spécialistes nomment « anthropocène », caractérisé par le déclin rapide et prononcé de l’environnement (Dalby 2020 : 169-187 ; Angus 2018 : 45-78). De nombreux écrivains des xviie et xviiie siècles, cités par l’historien Denys Delâge, montrent que des Français et des Autochtones étaient déjà conscients de la chasse trop intense, dont le motif principal était selon Charlevoix « l’insatiable avidité des particuliers » (Delâge 2014 : 18-24). Le contact initial avec les Européens entraîna les Autochtones dans un nouveau type d’échange dont ils tirèrent parfois avantage, mais dont ils n’eurent que rarement les commandes. Leurs premières rencontres avec les images projetées contribuèrent à ce rapport attractif, mais néanmoins abusif.

Premières (??) projections

La première mention connue, écrite en français, de l’existence d’une lanterne magique sur le territoire de l’Amérique du Nord semble être celle apparaissant dans les Mémoires de l’Amérique septentrionale, ou la suite des voyages de Mr. le baron de Lahontan. Publiés en Europe en 1702, ces mémoires résument ses périples en Nouvelle-France quinze ans auparavant. Lom de Lahontan (1666-1716) était en effet au Canada entre 1683 et 1693. Parlant des moeurs des Autochtones, il écrit ceci :

Je me souviens qu’étant à Missillimakinac un Coureur de bois y porta un Miroir concave assez grand, lequel par conséquent faisoit paroitre les visages difformes. Tous les Sauvages qui virent cet pièce de Catoptrique, la trouvèrent aussi miraculeuse que les montres à réveil, les lanternes magiques, & les pagodes à ressort. Ce qui est de plus plaisant, c’est qu’il se trouva dans la foule des Spectateurs une jeune Hurone qui dit en souriant à ce Coureur de bois, que si son Miroir avoit assez de vertu pour rendre les objets réellement aussi gros qu’il les répresentoit, toutes ses camarades lui donneroient en échange plus de peaux de Castors qu’il n’en faudroit pour faire sa fortune.

Lahontan 1702 [1990] : 648-649

Lahontan ne mentionne peut-être l’objet que par comparaison, mais le fait rapporté est plausible. La première lanterne magique avait en effet été fabriquée aux Pays-Bas en 1659 par le physicien Christiaan Huygens et fut vite copiée par d’autres savants et fabricants d’instruments d’optique (microscopes, télescopes, etc.). Il est possible qu’elle ait circulé en Nouvelle-France vers 1690 chez quelques notables puissants, comme Frontenac qui en connaissait l’inventeur. La soeur de Frontenac, Henriette Marie de Buade, était mariée avec le riche mécène Henri Louis Habert de Montmor (1600-1679), animateur d’une société savante dont était membre Christian Huygens (Huygens 1891 : 212). Les Jésuites de Québec possédaient alors eux aussi des instruments scientifiques nouveaux : le Premier de l’an 1646, ils avaient offert à l’arpenteur-ingénieur de Québec, Jean Bourdon, une « lunette de Galilée » (un télescope) peu de temps après son invention (Gosselin 1892 : 9).

Il faut rappeler qu’à cette époque, la philosophie et la science en Europe connaissaient des bouleversements intenses. Le rationalisme scientifique bousculait les idées anciennes, comme l’a montré le procès de Galilée et son invention. Ces idées circulaient jusqu’en Nouvelle-France − Lahontan en était un des diffuseurs −, et la lanterne magique pouvait fort bien y être parvenue dans ce contexte. Ses opinions sur les Autochtones et leur intérêt pour les images miroitantes annoncent bien le rôle que joueront ces « nouvelles technologies » dans le Nouveau Monde et chez les peuples qui l’habitaient. Si le but des Français était de les épater pour les rouler, on ne peut pas dire que l’affaire ait été un succès, car les Relations des Jésuites et d’autres écrits ont bien montré comment les Autochtones savaient défendre leurs opinions et leurs valeurs égalitaires face aux arrivants. Certains écrivent d’ailleurs aujourd’hui que leur pensée, résumée par Lahontan et d’autres, a fortement contribué à initier en Europe la réflexion et le débat sur la question de l’égalité sociale. Ce débat a mené plus tard aux révolutions contre les monarchies, et inspire encore aujourd’hui la critique et la revendication écologistes (Graeber et Wengrow 2020 : 71-79).

On trouve une autre mention de la lanterne magique dix ans plus tard chez la Nation kanien’kehá:ka, ou mohawk, dont le territoire chevauchait les frontières de la Nouvelle-France et de la Nouvelle-Angleterre. En 1710, un groupe de notables de l’État de New York − composé de Peter Schuyler, commerçant de fourrure, maire d’Albany et dirigeant des Commissions pour les affaires indiennes ; Samuel Vetch, négociant et militaire ; et Francis Nicholson, militaire et administrateur colonial − faisaient campagne pour pousser l’Angleterre à chasser les Français hors de l’Amérique du Nord (Bond 1952 : 17-29 ; Hinderaker 1996 : 488-489). Leur but était surtout d’éliminer leurs rivaux dans le contrôle du territoire et le commerce de la fourrure. Pour persuader la reine d’Angleterre d’autoriser une expédition militaire à cet effet, ils recrutèrent et amenèrent à Londres quatre guerriers autochtones kanien’kehá:ka et les présentèrent comme des chefs éminents : les « Four American Kings ».

Reçus par la reine Anne de Grande Bretagne le 20 avril 1710, les quatre guerriers déclarèrent qu’ils seraient prêts à participer à une campagne contre les Français, à condition que l’Angleterre prépare aussi une expédition spéciale et envoie des troupes en Amérique. Ils demandèrent aussi que la Couronne fournisse des missionnaires anglicans, pour contrer le travail des Jésuites français qui gagnaient beaucoup d’adhérents dans leurs communautés. La reine se montra réceptive, promit de réfléchir à la proposition militaire, et accorda sur-le-champ les requêtes concernant les missionnaires. Elle fit faire le portrait des quatre Autochtones par son peintre officiel, John Verelst, dont les quatre tableaux sont maintenant dans la collection de Bibliothèque et Archives Canada.

La reine fit aussi remettre à chacun d’eux des cadeaux princiers : fusils, étoffes, miroirs, ustensiles, bijoux, et une lanterne magique mentionnée dans la facture conservée des objets achetés pour eux (Pugh Bond 1952 : 13 ; Hinderaker 1996 : 526 ; Moore 2013 : 211). Le don de cet appareil est très significatif : la lanterne magique était à ce moment un objet de luxe nouveau et fascinant, possédé surtout par de riches aristocrates ou des marchands intéressés par les nouveautés scientifiques. Les offrir à des invités était la marque publique d’une grande estime, mais aussi un moyen de faire valoir la puissance scientifique de l’Angleterre. Ce cadeau princier suscite bien des questions : qu’allaient-ils faire de cette lanterne s’ils ne savaient pas l’utiliser ? En avaient-ils vu à Londres ? Leur aurait-on montré comment l’employer ? Quelles images furent données pour accompagner cette lanterne ? Pourrait-elle avoir été utilisée aussi en Nouvelle-France, là où se trouvaient des communautés kanien’kehá:ka parentes ? Les réponses demeurent introuvables, aucune mention des appareils n’étant connue après leur arrivée en Nouvelle-Angleterre.

Figure 1

« Tee Yee Neen Ho Ga Row (Hendrick) », représentant Kanien’kehá:ka, surnommé par les Anglais « Emperor of the Six Nations », peint à Londres en 1710 par John Verelst, peintre officiel de la couronne britannique

« Tee Yee Neen Ho Ga Row (Hendrick) », représentant Kanien’kehá:ka, surnommé par les Anglais « Emperor of the Six Nations », peint à Londres en 1710 par John Verelst, peintre officiel de la couronne britannique
Collection Bibliothèque et Archives Canada

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Les Anglais répétèrent cette expérience de façon presque identique en 1734. Voulant établir une nouvelle colonie en Georgie, le général Oglethorpe négocia et signa un traité d’alliance avec Tomachichi, le chef des Yamacraw qui occupaient une partie de ce territoire. Pour intéresser des investisseurs anglais à la création de cette colonie, il invita en Angleterre le chef, sa femme Senauki, son neveu Toonahowi, et trois autres membres de cette communauté (Sweet 2002). Ils arrivèrent en Angleterre en juin et y séjournèrent jusqu’en novembre. Ils rencontrèrent le roi et de nombreux dirigeants influents, visitèrent plusieurs villes et édifices d’importance, furent divertis comme des hôtes de marque, et peints eux aussi par un peintre de la famille Verelst. Un jour, ils furent invités chez un homme de science membre de la Société Royale, le révérend docteur Desaguliers, qui leur présenta quelques expériences scientifiques. Il leur proposa une représentation de lanterne magique, au cours de laquelle il projeta ce qui était alors fréquent et populaire à l’époque : des monstres et des spectres. Un journal anglais, le Newcastle Weekly Courant, rapporta peu après que le chef avait été effrayé au point de souhaiter ne plus jamais en voir (Anonyme 1734)[2].

Il semble donc que les premiers Américains ayant vu des spectacles de lanterne magique furent des Autochtones, mais qu’ils ont fait cette expérience en Angleterre. Les premiers spectacles recensés en Nouvelle-Angleterre n’apparaissent qu’en 1742, présentés à Philadelphie par un performeur anglais nommé Brickell, qui fait la tournée des tavernes et diverses salles des autres villes importantes (Benes 2016 : 158-159). On ne sait pas si ces endroits étaient accessibles aux Autochtones et s’ils purent assister à certaines de ces représentations. On sait cependant que le plus important agent d’affaires autochtones en Nouvelle-Angleterre, William Johnson (1715-1775), possédait vers 1750 une lanterne magique qu’il montrait à ses nombreux visiteurs, parmi lesquels se trouvaient fréquemment des Autochtones (Burch 2008 : 108 ; Moore 2013 : 223-225). Mais ces derniers semblent avoir été toujours absents de l’écran, aucune collection connue de cette époque ne les représentant.

Comme la lanterne magique était déjà bien répandue en France à la même époque, les Français auraient pu la montrer aux Autochtones qu’ils amenaient parfois, eux aussi, en Europe. Aucune trace de cela n’est connue, mais il est assez certain qu’ils en aient fait par ailleurs l’expérience en Nouvelle-France. On a récemment pu étudier la présence et l’utilisation d’une lanterne magique à Montréal pendant l’été 1754. Elle appartenait à un riche marchand de fourrures, Joseph Fleury Deschambault (1709-1784), receveur général de la Compagnie des Indes. Il l’avait probablement acquise pour distraire sa famille, ainsi que les nombreux amis et clients qu’il invitait souvent chez lui. Sa possession de l’appareil est validée par l’inventaire des biens réalisé lors de son décès en 1786, qui confirme l’étendue de sa fortune et la présence durable de l’objet. Même si aucune trace de lanterne magique dans les archives de la Nouvelle-France n’a encore été trouvée, on peut supposer que Deschambault n’était pas le seul propriétaire. La projection d’images aurait certainement été une distraction appréciée par les nombreux hauts gradés de la colonie, pour diversifier leurs loisirs où les banquets, le jeu, la danse, la promenade occupaient beaucoup de temps (Turcot 2010 : 31-70). La lanterne était déjà répandue en France chez les notables, mais aussi chez de nombreux forains, même si la faible puissance de l’éclairage à l’huile limitait le nombre de spectateurs à quelques dizaines. Les archives de la Nouvelle-France ont conservé peu de traces relatant ces faits[3].

C’est peut-être aussi pour impressionner les coureurs de bois et les Autochtones qui venaient de l’Ouest que Deschambault avait acheté cet appareil. Il avait probablement acquis cette lanterne lors de son voyage en France en 1751, car sa première mention connue est faite par Joseph Marin de la Malgue (1692-1753). Beau-frère de Deschambault, il commandait les garnisons des postes de traite du « Pays d’en haut » (la région des Grands Lacs) tout en supervisant le commerce des fourrures pour le compte de son parent. La mention fait partie d’une lettre de Marin adressée à Deschambault au début de l’été 1754, le priant de bien vouloir faire une projection pour un groupe de représentants autochtones qu’il envoie à Montréal.

Ce spectacle fut présenté à un groupe de Lakotas de la région du Michigan, vers le milieu de l’été 1754. Il s’agissait d’une récompense annoncée comme exceptionnelle pour les remercier de leur apport aux traiteurs français, qui achetaient leurs « pelleteries » dans la région sud-ouest des Grands Lacs. Ils étaient arrivés à Montréal sous la direction de deux militaires, Villebon et Houle, porteurs d’un rapport de leur commandant Joseph Marin qui rendait compte de sa mission à son supérieur, le gouverneur général Michel-Ange Duquesne (1702-1778). Ils apportaient aussi quelques lettres pour d’autres notables, dont une destinée à Deschambault. Marin lui expliquait que sa récolte de fourrures n’avait pas été aussi bonne que prévue, mais que le support fidèle des Lakotas dans le commerce valait qu’on les récompense de façon marquée[4]. Il priait le gouverneur Duquesne de leur offrir des médailles et des « hausse-cols », distinctions qu’ils appréciaient beaucoup. De la même façon, il demandait à Deschambault la faveur décrite comme suit :

J’ai parlé de vous à mes sauvages. Je compte qu’ils iront vous voir. […] Si au cas vous jugez à propos de montrer la lanterne magique à mes sauvages, je vous en aurai bien de l’obligation, car je leur ai comme promis que vous auriez cette bonté-là pour eux.

Marin 1754 : 304

En échange de marchandises recherchées, on leur promettait une projection d’images en couleurs. Si celle-ci les a probablement ébahis de façon mémorable, elle visait surtout à les convaincre que l’homme blanc était aussi généreux que puissant, consentant à leur montrer cette nouvelle merveille de la science et de l’art. Cette représentation mettait la table pour une relation de mystification par l’image qui dura pendant presque trois siècles.

On ne sait pas précisément ce que leur montra Deschambault, mais les nombreux ouvrages décrivant l’émergence des appareils de projection en Europe nous permettent de l’évoquer de façon assez pertinente. Les images étaient généralement peintes en couleurs sur des plaques de verre, qui en contenaient environ quatre ou cinq qu’on glissait de façon successive devant l’objectif pour illustrer les étapes d’une narration. Les sujets les plus courants étaient les visages comiques (nez énormes, joues rouges, grimaces, etc.) et les figures monstrueuses (diables, fantômes, spectres, etc.). Celles-ci étaient tellement hideuses qu’on appelait ce spectacle  « lanterne de peur ». Pour ces Autochtones dont c’était peut-être la première visite en ville et le premier contact avec cet appareil, l’impression dut être considérable. L’apparition d’images de grande taille projetées sur un mur aurait suffi à les épater, mais plusieurs d’entre elles, en particulier les spectres, pouvaient avoir un rapport troublant avec leur propre univers symbolique, où les esprits et les rêves occupent généralement une place centrale. Nul ne sait vraiment ce qu’ils ont pu penser ou dire ni ce que Deschambault a bien pu leur raconter, cet homme étant connu pour son ambition et son caractère farceur. Toutefois, ce qu’ils avaient vu leur a probablement fait une assez forte impression pour qu’ils en parlent à leurs proches dès leur retour au Michigan. Cette impression a dû même créer des attentes dans leurs communautés, où d’autres auraient souhaité pouvoir admirer cette manifestation des esprits lumineux. On ne sait pas s’il y a eu d’autres projections similaires, mais il y a encore beaucoup à dire sur celle-là, son contexte, ses participants, son effet, ses suites.

Le contexte

En 1754 la situation en Nouvelle-France devenait de plus en plus instable, même si les notables gouvernants semblaient en être assez peu inquiets. La colonie ne comptait que 60 000 habitants environ répartis sur un territoire gigantesque, allant de Terre-Neuve au Manitoba et de la Baie d’Hudson à la Louisiane. La Nouvelle-Angleterre voisine était dix fois plus petite, mais déjà peuplée par deux millions de colons. La France et l’Angleterre s’affrontaient ponctuellement depuis des décennies pour la possession de ces territoires et de leurs richesses, mais le conflit devenait de plus en plus intense. La colonie française vivait surtout de la pêche et du commerce des « pelleteries », qui enrichissait abondamment les commerçants de Montréal et les hauts fonctionnaires royaux de Québec et de France. Mais ce négoce ne laissait que peu de bénéfices dans l’escarcelle des coureurs de bois et des trappeurs autochtones. Les territoires de fourrure du Pays d’en haut étaient encore sous contrôle français grâce à la relative amitié avec les nations des Grands Lacs, mais là aussi les Anglais menaçaient sérieusement. L’historien Denis Delâge résume fort bien la situation :

La reprise du conflit anglo-français avec la guerre de Succession d’Autriche de 1744 à 1748 vint exacerber les tensions existantes. […] Louisbourg étant tombé en 1745 aux mains des Britanniques, leur flotte pratiqua dès lors un blocus du golfe pour couper les approvisionnements du port de Québec. Le prix des marchandises de traite grimpa en flèche et l’État ne disposait plus de présents à distribuer à ses alliés autochtones. […] Les Français décidèrent de réagir. Leurs mobiles étaient moins économiques que stratégiques : pourvoyeuse médiocre de fourrure, l’Ohio était une voie de passage vers la Louisiane ; mais surtout y laisser les Britanniques franchir les Appalaches et s’y établir, signifiait ne plus pouvoir arrêter les commerçants de Pennsylvanie et de Virginie et les spéculateurs regroupés dans l’Ohio Company anxieux d’acquérir les terres de la vallée de cette belle rivière.

Delâge 2009 : 3-4

Les Français intensifièrent alors leurs efforts diplomatiques auprès des nations autochtones des Grands Lacs, tout en construisant plusieurs forts pour consolider leur défense contre les incursions anglaises. Ces opérations furent dirigées par l’officier Paul Marin de la Malgue, homme de fer devenu riche en contrôlant à la fois la traite de la fourrure, les relations avec les Autochtones, mais surtout ses liens avec la clique du très opportuniste et plutôt véreux intendant Bigot. Marin est secondé par son fils Joseph, élevé dans cette région et devenu expert des mêmes tâches que son père. Après la mort de Paul en 1753, Joseph est chargé de consolider l’amitié avec les nombreuses nations autochtones, afin d’assurer la suite de l’approvisionnement en fourrures. Il doit aussi consolider l’appui des « natifs » dans la lutte contre les rivaux anglais, qui harcelaient de plus en plus les garnisons de ces territoires éloignés.

Joseph Marin a donc été occupé pendant tout l’hiver 1754 à de nombreuses rencontres et palabres avec les différents groupes, tout en gérant l’activité d’échange avec les trappeurs lakotas qui venaient livrer leur provision de peaux. Il aurait normalement dû retourner à Montréal avec des « engagés », des Autochtones et des peaux en été 1754, mais le gouverneur Duquesne lui demanda de rester sur place. Marin dépêcha alors à Montréal ses assistants, Villebon et Houle, accompagnés du groupe mentionné plus haut. Il avait promis à ces fournisseurs que son beau-frère, le marchand Deschambault, leur montrerait la lanterne magique. Sa promesse visait sans doute à intensifier l’alliance avec ces communautés, comme l’explique Dalie Giroux :

[…] la question de la “loyauté” des travailleurs indigènes, c’est-à-dire le fait pour une compagnie de s’assurer que les chasseurs reviennent chaque année au poste avec une cargaison de fourrures à échanger, était au coeur des préoccupations et des pratiques des marchands européens pendant toute l’ère de la traite.

Giroux 2018 : 136

Giroux corrobore ainsi ce qu’ont relevé les premiers historiens ayant souligné cette mention de la lanterne magique dans la lettre de Marin : Grace L. Nute et William J. Eccles (Nute 1951 : 237 ; Eccles 1969 : 148). Ils ne s’y sont pas attardés, mais ont tous deux compris qu’il s’agissait d’une importante manoeuvre de séduction culturelle. On ne sait pas exactement en quels termes Marin avait décrit la lanterne à ses amis lakotas, mais étant donné que l’appareil excitait encore beaucoup les Français à cette époque, il devait être persuadé qu’elle susciterait autant d’engouement chez les Autochtones. Deschambault, que la fourrure faisait vivre richement, ne pouvait refuser cette faveur promise. La projection n’est pas attestée formellement, mais il est presque certain qu’elle a eu lieu, car l’enjeu était plutôt important. La situation de rivalité commerciale et militaire intense entre Français et Anglais était évidemment liée à cette idée audacieuse de promettre ce spectacle aux trappeurs de castor. À cela s’ajoutait une rivalité entre commerçants de fourrure, le gouverneur Duquesne ayant semble-t-il voulu restreindre les privilèges du groupe que formaient Marin, Deschambault, leurs amis et l’intendant Bigot.

Les participants

Joseph Fleury Deschambault était un très riche marchand de fourrures, l’un des plus prospères de la colonie française (Rodger 2003). Il était, par sa mère, le petit-fils de l’explorateur Louis Jolliet. Son oncle était le marquis Rigaud de Vaudreuil et son père avait été, avant lui, receveur général de la Compagnie des Indes − compagnie qui détenait alors le monopole du commerce français de la fourrure (Rodger 2003). Il avait appris le métier avec son père auquel il venait de succéder. Il possédait déjà une maison en pierre de 14 pièces sur la rue Saint Paul, très richement meublée, dans laquelle il recevait souvent les autres notables de Montréal qui venaient manger et boire dans sa vaisselle en argent. Selon Élizabeth Bégon qui le nomme souvent dans ses souvenirs épistolaires, c’était aussi un joueur de tours audacieux (Bégon 1935 : 44-45). Son commerce et son statut semblent avoir été pour lui plus importants que son patriotisme, car après la Conquête il demeura à Montréal, maria ses trois filles à des citoyens anglais, et fut accusé d’être devenu plus britannique que français. Il avait surement déjà utilisé la lanterne pour divertir ses invités français, et le fit sans doute encore souvent pour épater les Anglais après la défaite et jusqu’à son décès en 1784 (Rodger 2003).

On connaît, par une autre lettre de Marin envoyé à « M. le Général » (le gouverneur général Duquesne), les noms de plusieurs Autochtones qui vinrent à Montréal et qui ont probablement assisté à la projection. Marin les décrit et requiert aussi pour eux des récompenses :

Le Dardeur, grand chef des Sakis, qui est envoyé de la part de son village et de celui de la rivière à la Roche, qui ne contribua pas peu à ma réussite lorsque j’ai arrêté ce gros parti l’automne dernier, qui allait en guerre sur les Illinois. Le Dardeur a perdu, d’un naufrage qu’il a fait, sa médaille et sa commission. […] Laporte est le fils d’un grand chef qui est mort l’année dernière de mort subite […]. Je crois M. que si vous vouliez donner la médaille au nommé Laporte avec une commission, que cela lui augmenterait son zèle à travailler aux bonnes affaires ; et un hausse-col à Ouachaipai, escabia de Peminan, très redouté de sa nation, […] que j’ai arrêté lorsqu’il a voulu aller en guerre […] et il m’a aidé aussi à faire exécuter vos ordres dans plusieurs occasions. […] Peminan, chef de la moitié des Renards, qui est un homme qui ne travaille qu’aux bonnes affaires et qui est craint par sa nation […] et il a arrêté quantité de partis de guerre. […] Les Sioux qui sont aussi envoyés de la part de tous leurs villages […] l’Iroquois, qui est un des chefs de sa bande de Minéouakatons, qui est un bon sujet, se flatte d’avoir la médaille et il la mérite aussi. […] Ouapaté est le second chef d’une bande de Matatons, qui est aussi un bon sujet, qui vous porte la médaille de son oncle Ouakatapé pour en avoir une plus grande. […] La Marchandise, autrement dit Makassant est le chef de la bande du Boeuf […] Ouamanossa est celui qui remplace le Sac, qui est mort l’automne dernier. […] Les Quatre-Nuages est celui qui m’a remis un des Cristinaux qui étaient captifs dans leur village, qui est chef de guerre de sa bande, aussi très bon sujet. […] aussi un hausse-col pour le nommé Canbaska, chef de guerre des Matatons, qui le mérite aussi pour ses services. Les Folles-Avoines se sont déterminés, malgré la peur qu’ils ont de passer à Missilimakinac, de vous assurer aussi de leurs devoirs. C’est Ouoinichotte qui est envoyé de la part de son village, qui est un très bon sujet ; Outchiouahane, le second chef de la bande des Sioux, à qui j’ai fait espérer […] une petite médaille, pour avoir pensé à ses bons services. Carron a été connu (reconnu) chef de guerre dans leurs villages […] J’ai l’honneur de vous prier de lui donner un hausse-col, et de lui dire que vous êtes content de lui, aussi bien comme à Chegabemai. […]J’oubliais, Monsieur, à vous prier de m’envoyer aussi une médaille pour Chanchaman, Folle-Avoine, très considéré par sa bande et très redouté […] et une commission de second chef pour Layouois, Sakis, qui a perdu la sienne dans un incendie.

Marin 1754 : 293

Figure 2

Lanterne magique Louis XV (circa 1750)

Lanterne magique Louis XV (circa 1750)
Collection de François Binétruy. Photo Ji-Elle, Wikimedia Commons

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Une quinzaine de chefs autochtones auraient donc assisté à cette projection, sans doute en compagnie d’interprètes. Par ce spectacle, offert en complément des médailles et autres récompenses remises pas le gouverneur, les Français espéraient gonfler l’orgueil et la confiance de leurs invités.

La projection

On trouvait alors sur le marché en Europe deux types de lanternes magiques : celles de qualité moindre fabriquées par les colporteurs, qui la montraient dans les maisons et sur les places publiques, et celles plus raffinées conçues par des fabricants expérimentés d’instruments d’optique (télescopes, microscopes, etc.). Celle de Deschambault était probablement de ce type, fabriquée en Europe, peut-être en France chez Letellier ou chez Thomin à Paris, où on trouve dès 1746 « lanternes magiques, avec toutes sortes d’objets grotesques peints sur verre » (Mannoni 1994 : 132). On en trouvait aussi à Londres chez James Wilson ou Henry Shuttleworth vers 1740 (Mannoni 1994 : 133) ou chez les fabricants allemands Griendel ou Sturm qui en vendaient déjà 40 ans avant que Lahontan en parle dans ses récits de voyage chez les Autochtones (Mannoni 1994 : 64-70).

Une lanterne raffinée était faite de bois dur ou de métal, cubique ou cylindrique, comportait plus d’une source lumineuse, un miroir réfléchissant bien astiqué et des lentilles aussi transparentes que bien polies. Leur surface de projection était limitée par la faible puissance des sources lumineuses (bougies ou lampes à l’huile). Cela empêchait de projeter à de grandes distances, ce qui réduisait la taille de l’image et, de fait, la quantité de spectateurs. La proximité obligée pouvait cependant être un facteur d’immersion appréciable, si les images étaient peintes avec soin, si elles comportaient des lignes nettes et des couleurs éclatantes bien assorties que savaient obtenir les bons peintres de miniatures. Une lanterne de qualité et des plaques raffinées permettaient un spectacle captivant pour tout auditoire, encore plus pour des spectateurs sans expérience préalable.

Comment savoir ce qui fut projeté ? La minceur des traces retrouvées diminue le nombre de suppositions : les plaques à projection de cette époque sont plutôt rares dans les collections. Ce sont les très fragiles incunables d’un tout nouveau média. Quelques historiens ont cependant pu en admirer et les décrire. Laurent Mannoni a démontré que la lanterne était déjà assez connue et utilisée au tournant du xviiie siècle. Il décrit des images que l’on projetait : vers 1720, le régent Philippe d’Orléans se fait projeter des vues érotiques et en 1738, Voltaire projette des caricatures des proches du cardinal Richelieu qu’il commente avec « un ton savoyard » (Mannoni 1994 : 108). Mannoni parle de figures avec des nez énormes, mais mentionne aussi des sujets champêtres, la chasse à courre, des nobles, de même que des gens du peuple : paysans, bergers, marchands de rue, mendiants, etc. Il y avait aussi de nombreuses plaques religieuses relatant la vie de Jésus ou des épisodes bibliques (Adam et Ève, l’arche de Noé, etc.). Projeter des images d’animaux en y ajoutant une narration ou une description adéquate aurait été une stratégie appropriée, compte tenu de l’importance de la faune dans la vie des chasseurs autochtones. Mais une autre sorte de présentation fascinait tout autant : les plaques à images animées comportant des parties mobiles. Celles-ci montraient par exemple la rotation d’un moulin, la chute d’eau d’une rivière, le saut d’un animal, ou autres mouvements produits par des engrenages ou des courroies faisant bouger les éléments.

Figure 3

Chasse à courre, plaque à projection du xviiie siècle

Chasse à courre, plaque à projection du xviiie siècle
Collection en ligne de la Cinémathèque française, Cote PLM-00644-001, <http://www.laternamagica.fr/notice.php?id=3447>

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Il y avait donc à cette époque assez de sujets pour ébahir un public. Dans le cas étudié, le problème n’était pas d’avoir des images à montrer, mais plutôt de décider lesquelles pouvaient être montrées, étant donné l’inexpérience présumée des spectateurs autochtones. Les images de démons et de spectres les auraient-ils impressionnés, compte tenu de l’importance qu’ils accordaient aux rêves et aux esprits ? Les figures amusantes, les paysages et les plaques animées étaient sans doute un meilleur choix pour éblouir sans risquer d’effrayer. La surprise pouvait ainsi être prudemment amortie étant donné que le spectacle avait été décrit auparavant par Joseph Marin, et peut-être introduit par un commentaire de Deschambault. Comme tout bon spectacle, celui-là devait comporter un déroulement prévu, destiné à susciter diverses émotions spécifiques dans un ordre jugé pertinent : comédie, drame, frayeur, etc. Il n’y eut probablement aucune image représentant un Autochtone, comme il en sera pendant les deux siècles qui suivront. En effet, les plaques de cette époque, conservées ou décrites, n’en comportent jamais. On n’y voit pas non plus de coureurs de bois, bien que l’on montre probablement des figures françaises d’autorité, le roi ou des gouverneurs, le pape ou Jésus, en bref des monarques suprêmes nécessaires dans ce spectacle de légitimation coloniale. Le but était d’éblouir les invités pour qu’ils apprécient la projection en tant que spectateurs privilégiés et transmettent cette fierté dans leur communauté.

L’effet de la projection

Les Autochtones furent probablement impressionnés par la projection, même si Lahontan écrivait plus tôt qu’un miroir déformant les intéressait davantage. L’appareil lui-même était intrigant, et le spectacle pouvait l’être plus encore s’il comportait un commentaire. Il y eut certainement aussi une réaction physique et orale de la part des Lakotas : manifestations d’étonnement, d’amusement, dialogues entre eux, questions aux interprètes, pendant ou après la projection. Comme souvent dans leur rencontre avec les Blancs, leur réaction pouvait être moins naïve que prévu, car il est bien documenté que les Autochtones pouvaient interpréter d’une façon singulière. Tout en ressentant beaucoup d’excitation, ils pourraient avoir volontairement contraint leurs émotions pour ne pas exprimer autant d’admiration que les Français l’auraient désiré.

Muriel Clair, qui a étudié de façon approfondie l’usage d’images et d’objets religieux par les Jésuites pour l’évangélisation, souligne que les mises en scène lumineuses impressionnaient beaucoup. Elle cite ce passage des Relations des Jésuites :

La première occasion qui se présenta après leur baptesme, de faire paroistre leur dévotion, fut la nuict de Noel [...]. On disposa les choses avec le plus d’ornement, & d’esclat qui fut possible, pour leur faire appréhender le mérite de ce jour. Et la chose réussit de la sorte, que ces pauvres gens ont demandé, quand est-ce que cette nuict reviendroit, ou plutôt cette sorte de beau jour : car ces peuples n’ayans aucun usage de chandelles, voyant quantité de lumières qui brilloient & esclatoient dans cette Chapelle, avoient quelque sujet de doute s’il faisoit jour ou nuict.

Clair 2006 : 84

Figure 4

« Le soleil, le Père éternel, la lune », plaque française du xviiie siècle

« Le soleil, le Père éternel, la lune », plaque française du xviiie siècle
Collection en ligne de la Cinémathèque française, Cote PLM-00678-051 <http://www.laternamagica.fr/notice.php?id=3418>

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Figure 5

« Défilé de monstres », plaque du xviiie siècle

« Défilé de monstres », plaque du xviiie siècle
Collection en ligne de la Cinémathèque française, Cote PLM-00624-001 <http://www.laternamagica.fr/notice.php?id=3426>

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Si cette expérience les fascinait, il pouvait en être autant pour une projection de lanterne magique, faisant apparaître des images de grande dimension dans un faisceau lumineux au milieu d’un espace obscur. Mais leur prudence pouvait aussi les inciter à ne pas manifester outre mesure l’excitation ressentie.

Pour comprendre l’horizon d’attente et les paramètres d’interprétation des spectateurs de cette projection, c’est aux croyances des Autochtones qu’il faut s’intéresser. Denis Delâge, historien des rencontres entre Blancs et Autochtones au Canada, a effectué des comparaisons approfondies entre les religions des Autochtones et celles des Européens, en particulier les catholiques. La principale différence constatée était que les Français étaient prosélytes tandis que les Autochtones ne l’étaient pas du tout (Delâge 1991 : 58). Les catholiques étaient persuadés que leur religion était supérieure à ce qu’ils considéraient comme des croyances irrationnelles et barbares. Pourtant les deux groupes avaient des croyances et des rituels à certains égards comparables : ils croyaient aux esprits, à la possibilité de communiquer avec eux par des rituels et des incantations, ils avaient des prêtres ou des chamanes, etc. Mais chez les Blancs catholiques, cette dernière fonction était exclusive et d’autorité indiscutable, tandis que chez les Autochtones elle était une occupation parmi d’autres et n’était pas coercitive. Delâge explique longuement qu’au début du régime français, la rencontre des deux cultures a été marquée par un syncrétisme évident : les Premières Nations intégrèrent sans restriction certaines croyances et certains rituels des colonisateurs, tandis que les missionnaires catholiques excluaient presque tout emprunt. Au dogme exclusif s’opposait le syncrétisme autochtone, ajoutant simplement un esprit à ceux avec lesquels ils communiquaient déjà. Les rapports changèrent progressivement avec les terribles épidémies du xviie siècle qui firent disparaître presque 90 % des Autochtones (Delâge 1991 : 64). Pensant que les Blancs et leur Dieu avaient apporté la mort, certains Autochtones intensifièrent leur pratique religieuse traditionnelle, tandis que d’autres se convertirent pour se placer sous le bouclier protecteur d’un Dieu qui combattrait plus efficacement les forces du mal. Qui plus est, ces épidémies furent la source d’une intensification de la guerre entre nations autochtones pour capturer des prisonniers et remplacer les morts. La projection chez Deschambault visait à consolider l’alliance, et plus spécifiquement le lien commercial avec les chefs autochtones, mais peut-être aussi à rétrécir le large fossé culturel en exhibant les icônes de l’imaginaire européen.

Dalie Giroux fournit une excellente description des procédés d’intensification de la loyauté des Premières Nations par les marchands de fourrure :

Du point de vue indigène, le système de crédit constituait une source de prestige social et un système d’obligation mutuelle de coopération et d’assistance entre les travailleurs indigènes et les compagnies européennes. Les offrandes ont permis aux compagnies européennes, selon leur perspective, de créer des alliances commerciales avec des groupes de chasseurs, de s’attacher des chefs et des personnages indigènes influents, de créer un système hiérarchique au sein des groupes de chasseurs de manière à régulariser les relations entre les postes et ces groupes, et de pratiquer une diplomatie avantageuse à la pacification des aires de traites privilégiées.

Giroux 2018 : 152

Cela explique l’importance du voyage de la délégation autochtone à Montréal en 1754 et le poids des présents réclamés à Duquesne par Marin : médailles et spectacles faisaient partie du processus de renouvellement annuel de la loyauté du fournisseur autochtone, heureux d’échanger des « pelleteries » contre des parures métalliques et des visions oniriques. Les Français allumaient la lanterne et les « Sioux » participaient à la magie des esprits, pendant que la fourrure s’entassait dans les entrepôts.

Les suites de la projection

Qu’ont fait les Autochtones après la projection ? Ils ont sans doute exprimé beaucoup de surprise, posés beaucoup de questions, et la lanterne a dû être un fréquent sujet de conversation pendant le long voyage de retour vers le Pays d’en haut. Comment ont-ils raconté et expliqué ce qu’ils avaient vu ? Quelles furent les questions posées par ceux qui écoutaient leur récit ? Malheureusement aucune trace n’en est connue, ni dans les écrits ni dans les propos. Si la chose avait pu se répéter, il y en aurait peut-être des marques, une tradition née de la répétition de cette rencontre, mais le contexte ne put s’y prêter très longtemps. Deux ans plus tard, la guerre de Sept Ans débutait entre Français et Anglais. Joseph Marin était rappelé à Québec pour diriger des opérations contre les troupes anglaises en Acadie, puis dans la Vallée du Saint-Laurent. Sa maison fut détruite pendant le siège de Québec et il rentra en France après la défaite finale en 1763. Des chefs autochtones qui avaient participé à la projection chez Deschambault étaient peut-être parmi les quelques centaines de guerriers venus des Grands Lacs pour défendre Québec. Ils retournèrent ensuite dans leurs communautés, où la traite des fourrures fut reprise sous le contrôle des Anglais.

Ce commerce fut chancelant pendant quelques années, mais les Britanniques en acquirent assez rapidement la maîtrise et poursuivirent ce que les Français avaient commencé sur les territoires qu’ils occupaient. La lanterne magique redevint un attrait occasionnel dans la relation entre trappeurs et marchands, mais aussi et ailleurs dans les postes de traite des nouvelles entreprises anglo-canadiennes. On en a trouvé notamment, plus tard, dans les postes de la Compagnie de la Baie d’Hudson, où elles servaient à divertir les Autochtones, comme le rappelle le lieu historique national de Lower Fort Garry. De la même façon, on en a retrouvé une au célèbre Fort Union construit vers 1830 par Kenneth McKenzie pour l’American Fur Trade Company, qui fit ensuite la fortune de Jacob Astor par le commerce des peaux de castor et de bison (Sunder 1993 : 134).

Joseph Fleury Deschambault vit son commerce péricliter pendant quelques années, mais il se remit assez vite en selle. Plutôt que de repartir en France comme ses trois fils et bien d’autres notables, il demeura à Montréal et relança ses opérations dans le cadre nouveau de la gouvernance londonienne. Ses relations avec les Anglais furent excellentes, au point de marier ses trois filles avec des Britanniques, et de devenir lui-même capitaine de la milice en 1775. Il abandonna le commerce de la fourrure, mais refit sa fortune en exploitant la seigneurie de Longueuil qu’il gérait au nom de sa petite fille, en plus de transactions immobilières lucratives et de placements financiers avantageux en France. Mort en 1784, il est possible qu’il ait pu faire partie des aspirants membres du club social fondé à Montréal en 1785, le Beaver Club, qui regroupait la nouvelle relève des capitalistes de la faune. Un siècle plus tard, le castor était devenu une espèce en voie d’extinction, dont la protection fut paradoxalement promue pendant les années 1930 par les écrits du Britannique baptisé Grey Owl, alors que les vrais Autochtones étaient contraints à vivre dans des réserves, d’où on retirait leurs enfants pour les « rééduquer » dans les pensionnats catholiques ou protestants.

Conclusion

L’étude de cette projection de 1754 évoque bien autre chose qu’un fait éphémère distrayant ou nostalgique. Les circonstances de l’événement montrent avec assez de force que ce spectacle dressait la table pour quelques siècles d’autres présentations d’images fixes, puis animées, où le colonisateur utilisait le projecteur à la fois pour séduire l’Autochtone et l’impressionner par sa puissance d’évocation onirique. La lanterne magique fut, dès son invention, rapidement utilisée pour des fins de consolidation du prestige et du pouvoir des colonisateurs avec cette « machine à rêves », la première d’une longue lignée.

Les quelques événements relatés dans le texte qui précède pourraient être mieux étayés : y avait-il des lanternes magiques en Nouvelle-France quand Lahontan y voyageait vers 1690 ? Où sont les lanternes magiques des quatre chefs kanien’kehá:ka de la Nouvelle-Angleterre, et les images qui y étaient jointes ? Où sont les plaques à projection et la lanterne magique de Joseph Deschambault ? Ces appareils étaient-ils les seuls présents sur le territoire à cette époque ? À qui et à quoi servaient les autres s’il y en avait[5] ?

La suite de la recherche pourrait faire apparaître d’autres traces de projections pour des spectateurs autochtones, mais pour l’instant elles semblent avoir été rarissimes. Il faudra attendre environ 150 ans, du côté des projections pour les citadins blancs, pour trouver une filiation indirecte de ces projections initiales. Vers 1880, les missionnaires catholiques et protestants voulurent profiter de l’attrait pour les nouvelles plaques photographiques. Elles leur permettaient de montrer aux bienfaiteurs qu’ils sollicitaient, des images des Autochtones qu’ils voulaient éduquer, dans des pensionnats dont on connaît maintenant l’histoire morbide.

Les Jésuites du Canada, qui avaient été les premiers à tenter la « conversion » des Autochtones au xviie siècle, lancèrent vers 1920 une campagne médiatique destinée à obtenir le soutien de la population canadienne, en faveur de la béatification et la canonisation des « saints martyrs canadiens ». Le principal propagateur de cette cause, le père Jacques Dugas (1866-1929) commanda une considérable série de plaques à projection constituant un récit épique de leur activité passée. Ces images furent utilisées dans des conférences illustrées qui ne manquaient pas de montrer quelques images des tortures les plus saisissantes[6].

Pendant les années 1930, les Jésuites lancèrent une autre campagne pour la béatification de Kateri Tekakwitha, « la vierge iroquoise ». Ils organisèrent une nouvelle série de conférences, illustrées par des plaques reproduisant entre autres les dessins candides du père Chauchetière faits vers 1680. (Anonyme 1935 : 5). Les journaux attestent que ces conférences furent offertes un peu partout au Québec. Cependant, on ne trouve aucune mention de leur présentation chez des communautés autochtones. Il y en eut peut-être une à Kahnawake où habita Kateri, mais elle aurait plutôt servi à conforter ses habitants dans le catholicisme qu’ils avaient adopté depuis longtemps. Il ne restait ni personne à convertir ni « pelleterie » à traficoter. La magie de la lanterne n’opérait sans doute plus, mais le cinéma en prit bientôt la relève, lui aussi entre les mains des conquérants.